À travers les nombreux bilans qui cherchent constamment à expliquer la faible croissance dans les pays riches et l’absence de reprise, on voit poindre souvent une sorte de nostalgie pour l’époque des baby-boomers. C’était une époque où la croissance démographique alimentait la croissance économique que tous suivaient, et qui semblait, tout au long des Trente glorieuses, créer une richesse impressionnante. Les économistes suivaient le PIB comme indicateur de cette croissance, et regardaient dans le rétroviseur les rapports de plus en plus fréquents sur quelques problèmes écologiques qui semblaient en résulter.
Il me paraît pertinent de ressusciter un texte que j’ai écrit en lisant l’éditorial de Jean-Robert Sansfaçon dans Le Devoir du 10 février dernier. Il n’y a pas de raison de croire que le Québec, voire l’ensemble des pays riches, vont retourner à l’époque des baby-boomers et reprendre une croissance démographique contre presque toutes les tendances actuelles. Par contre, on voit partout une sorte de réflexe bien ancré qui voit dans l’immigration le salut.
L’éditorial de Sansfaçon fonce dans ce réflexe en commentant les informations qui venaient d’être fournies par le recensemement canadien. Sansfaçon l’économiste ne manifeste aucun recul face à ces données et les insère dans une analyse qui se veut sociétale mais où dominent les paramètres de l’analyse économique : la stabilisation et le vieillissement de la population du Québec, en fait, du bassin des travailleurs, avec la prise de retraite par les babyboomers; une baisse du rythme de la croissance économique nominale qui ne sera qu’environ 3,6 % dans la décennie qui vient (selon le Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques dans son rapport de 2010); une croissance démographique qui n’a été que 4,7 % pendant les 5 dernières années et qui continue à la baisse.
La préoccupation est constante : on n’assure pas le « remplacement des générations », et cela cause des problèmes pour la croissance économique. Il y a lieu de se questionner quant à la pensée qui arrive à ce constat, alors qu’il n’y avait aucune préoccupation face au dépassement de ce taux de remplacement pendant les décennies où la population du Québec s’accroissait. Le Québec a plus que doublé sa population pendant les vies de M. Sansfaçon et moi-même, et avec le « minime » taux de croissance démographique de seulement 5 % pour chaque période quinquennale à venir, cela nous prendra moins de temps pour la doubler encore.
Personne ne semble se poser la question quant à la taille et la composition de la population de la société québécoise qui seraient optimales. Personne ne semble se poser la question quant à la taille et la composition de l’économie québécoise qui seraient optimales. Pourtant, la vie de la société québécoise, aujourd’hui, exigerait le support de trois planètes si toute la population humaine vivait comme elle. C’est le constat plutôt simple et direct devant le calcul de l’empreinte écologique que j’ai fait quand j’étais Commissaire au développement durable en 2007. Rien ne permet de croire que nous pouvons éviter les conséquences (le mot de Sansfaçon, dans le contexte de l’analyse économique allant dans un tout autre sens) de notre niveau de vie sans un changement radical de celui-ci. Et le calcul de l’empreinte écologique de l’ensemble des humains, fait par d’autres, nous informe que déjà la population humaine nécessiterait une planète et demi juste pour la soutenir dans son état actuel.
Plus sérieux, cela est sans prendre en compte le fait que trois ou quatre milliards de personnes vivent actuellement dans la pauvreté et cherchent à en sortir. Le printemps arabe et toute la série d’interventions similaires en 2011 allaient de paire avec la recherche d’une vie pour elles meilleure que ce qu’elles connaissent actuellement – et une augmentation par conséquent de l’empreinte écologique de l’humanité qui ferait grimper davantage la réduction de notre capital de base, la planète et ses écosystèmes.
C’est un constat économique que les économistes ne semblent pas vouloir reconnaître : vivre au-delà de la capacité de la planète à nous soutenir représente une dépense qui mine notre capital, qui est déjà en forte baisse. La « croissance économique » qui préoccupe Sansfaçon cherche de façon inéluctable et par tous les moyens – démographique, consommation de ressources renouvelables et non renouvelables, production de déchets (dont les émissions de gaz à effet de serre qui stimulent le changement climatique), autres – à augmenter notre impact sur la planète, sans y penser.
Sansfaçon y fonce : face aux problèmes de fond que la stabilisation de notre population implique – et nous ajoutons celle de la stabilisation et ensuite la réduction de notre consommation de matière et d’énergie – « on peut restreindre l’accès aux services, les privatiser ou demander à chacun de payer davantage. Mais l’idéal serait de consacrer les efforts nécessaires pour améliorer tous les facteurs de la croissance économique, que ce soit la sélection des immigrants et leur intégration, l’éducation, l’investissement dans les ressources et les technologies ou la productivité des entreprises et du secteur public. »
Formule dominante depuis des décennies, cette analyse économique laisse à d’autres, et par après, la prise en compte de tous les problèmes qui sont associés à cette liste d’épicérie. C’est le principal résultat du recensement que de montrer que l’Alberta et la Saskatchewan connaissent une croissance économique bien « meilleure » que la nôtre, jumelée à une croissance démographique également « meilleure » que la nôtre. Nous nous opposons au Québec à l’exploitation des sables bitumineux, mais tout dans le discours de M. Sansfaçon indique qu’il faut rechercher des moyens pour le Québec de faire « aussi bien » que ces provinces. Nous ne prenons pas connaissance du fait que notre propre comportement bien ordinaire, pas aussi destructeur que celui des provinces où on exploite les sables bitumineux – l’empreinte écologique de l’Alberta exigerait près de cinq planètes en soutien – , comporte aussi la destruction de la planète, telle que montrée par notre propre empreinte écologique.
L’immigration se trouve en tête de liste des facteurs de la croissance économique présentée par M. Sansfaçon, soit la façon retenue par tous les gouvernements « en déclin démographique » de compenser la stabilisation de leurs populations. Sans entrer dans les débats sur la capacité d’intégrer ses immigrants dans la société, il faut noter que, pour bon nombre d’entre eux, leur arrivée au Québec implique une augmentation, souvant très importante, de leur empreinte écologique. Et étant donné que nous sélectionnons avec soin ces immigrants, pour obtenir les mieux éduqués et les plus fortunés, nous déprivons leurs pays d’origine de ressources humaines absolument nécessaires pour l’amélioration de leur propre sort.
En fait, le Canada est un pays de rêve pour les trois ou quatre milliards de personnes vivant dans la pauvreté et ayant une empreinte écologique par conséquent qui respecte la capacité de support de la planète. Le défi mondial que les économistes se montrent incapables de saisir, dans leurs conseils à nous et à nos gouvernants, est économique dans un sens plus large. Nous devons réduire dramatiquement notre impact sur la planète, et cela implique nécessairement une baisse radicale et une transformation aussi radicale de notre activité économique, et probablement même du niveau de vie défini en termes matériels. Le recensement canadien fournit des informations inquiétantes à cet égard, mais non celles ciblées par M. Sansfaçon.
Une autre façon de rêver la reprise de la croissance et le maintien de notre niveau de vie, de nos services publics, est d’augmenter dramatiquement l’exploitation de nos ressources minières. Sanfaçon ne manque pas l’occasion d’en parler: « Contrairement à ce que l’on croit, les Québécois ne sont pas contre l’exploitation des ressources naturelles, l’activité qui fait la force de l’Ouest ». Les études les plus intéressantes à cet égard mettent en question les bénéfices de cette exploitation pour la plupart des sociétés concernées. C’est par ailleurs une autre façon de gruger notre capital naturel, en suivant les balises proposées par les décideurs. Nous y reviendrons.
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