En 1970, j’ai animé un kiosque au premier Jour de la Terre; j’y présentais les options: une bouteille de Coke à 20 usages ; une bouteille à usage unique; une canette d’aluminium. En 1990, j’étais le sous-ministre adjoint responsable des programmes qui cherchaient à détourner nos déchets des sites d’enfouissement, entre autres par le recyclage. Aujourd’hui, je note que nous recyclons plus de déchets qu’il n’y avait de déchets quand j’étais sous-ministre, et cela à des coûts énergétiques assez importants – sans parler du fait qu’il y autant de déchets non recyclés qu’il y a 20 ans. Histoire d’un mouvement…
Les informaticiens, notre quotidien et le Jour de la Terre
Une inertie s’est installée dans le mouvement environnemental. À l’œuvre depuis les années 1960, et à force de maintenir la pression pendant ce long demi-siècle, les groupes ont développé leurs habitudes. Ils continuent à organiser les interventions, à faire les recommandations, finalement, à faire tout ce qui se fait depuis tout ce temps. Ile le font en oubliant le point de départ. On peut identifier ce point en se référant à la publication de Halte à la croissance! en 1972. Ce document, le fruit d’un travail d’informaticiens de haut calibre du Massachusetts Institute of Technology, fournit un portrait des tendances de cinq grands descripteurs clé de la civilisation : (i) les réserves de ressources non renouvelables, (ii) la production alimentaire per capita, (iii) la production industrielle per capita, (iv) les tendances démographiques et (v) la pollution. Ces cinq paramètres étaient décortiqués par plus d’une centaine de sous-paramètres reliés par des « boucles de rétroaction ». C’était en effet un «modèle» de notre civilisation, des services qu’elle fournit à l’humanité et de ses besoins pour le faire.
Halte! insistait sur des limites et sur une certaine urgence. Aux environs de 2025, suggérait son scénario de base, l’ensemble des systèmes marquant cette civilisation se mettait à s’effondrer. Au fil des ans, le mouvement environnemental semble avoir oublié cette tendance vers l’effondrement qui pourtant motivait sa naissance. Le quotidien du militantisme et de l’activisme, tout autant que du dialogue et du « lobbying », s’est installé, participant à l’inertie qui oublie aujourd’hui l’urgence. Nous ne sommes plus dans la situation qui prévalait dans les années 1960. Nous sommes rendus à une situation qui manifeste ce que craignaient les premiers à sonner l’alarme – nous sommes aux premières étapes de l’effondrement annoncé, comme la mise à jour de ses travaux (la figure) le montre.
Autant les projections des savants informaticiens étaient complexes, fournissant un portrait schématique d’une civilisation que nous ne connaissons toujours pas bien, autant notre quotidien est simple et presque impossible à relier à la catastrophe planétaire en cours. Voilà le drame. Comme individus, nous cherchons à suivre les conseils, qui remontent loin dans le temps. Nous recyclons – mais nous produisons deux fois plus de déchets à recycler. Nous cherchons à restreindre la consommation nécessaire pour soutenir notre vie quotidienne – mais nous vivons dans des maisons deux fois plus grandes que celles du début du mouvement. Nous cherchons des autos qui consomment moins d’essence – mais nous conduisons deux fois plus de kilomètres qu’auparavant. Et ainsi va la vie, presque sans qu’on s’en aperçoive.
Nous ne voyons tout simplement pas que les pays riches ont évolué vers un modèle de civilisation qui exigerait trois ou quatre planètes pour se maintenir – et c’est un modèle qui laisse dans la dèche les trois quarts de l’humanité, dont le quotidien ne ressemble pas au nôtre. Dans leur quotidien, ces gens voient le nôtre (les télévisions abondent, même dans les pays pauvres) et n’acceptent pas un quotidien qui est si différent. Dans le bidonville de Kibera, à Nairobi, demeurent un million de personnes. Elles se branchent sur les réseaux d’électricité et d’eau destinés aux riches des alentours – et chaque poteau ici tient une antenne de télévision…
Finalement, le mouvement environnemental nous conseille toujours les gestes quotidiens censés réduire au moins un peu notre empreinte. Il conseille toujours les gouvernements quant aux correctifs à apporter à leurs projets de développement plus ou moins bien conçus. Derrière tout cela, à notre insu dans notre vie quotidienne, se déferle un ouragan, presque littéralement, avec les changements climatiques sur le bord de s’emballer, figurativement, avec des rapports qui nous montrent que tous ces gestes, tous ces correctifs, s’insèrent dans le contexte d’une empreinte écologique déjà au-delà de la capacité de la planète à nous soutenir.
Chaque année, nous célébrons/manifestons lors du Jour de la Terre. Cette année, c’est le 44e exercice du genre, et c’est comme si nous nous préparions pour en célébrer le 50e. L’an dernier, un mouvement impressionnant et multi-colore réunissait un ensemble d’opposants à la dégradation écologique et sociale de notre époque. L’événement est resté cela, sans suite, sans reconnaissance de l’urgence, chaque composante retournant à ses propres ouailles – pour revenir cette année avec le même discours, absent le mouvement massif de l’an dernier qui a failli nous sortir de notre torpeur. Comme suivi de l’événement, les groupes ont endossé la croissance verte par leur plateforme électorale d’août dernier, et plus récemment, le SWITCH formalisait encore une approche comme celles des dernières décennies, pour concerter dans l’espoir d’un virage « vert » – une illusion.
Les informaticiens et les scientifiques ont fait leur travail, très bien. Le problème est notre quotidien, qui reste toujours un quotidien, incapable de voir cette Terre que les astronautes nous ont montrée il y a des décennies. Elle est fragile, flottant dans l’espace, ce qu’elle va faire peu importe ce que nous réussirons à faire, ou à ne pas faire.
Le temps n’est plus pour des événements annuels, pour se satisfaire des gestes quotidiens, pour le lobbying habituel. C’est le temps pour une vague bleue/verte/orange/jaune/rouge par laquelle la société civile se mette en marche, investisse les parlements avec une majorité de « poteaux », s’attaque à l’urgence.
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Belle réflexion!
Et si nous ne voulions tout simplement pas voir la vérité…qui dérange.
Nos petits gestes ne sont pas inutiles, mais sont-ils adaptés à l’ampleur du problème…. ? Si la réponse est non, quoi faire alors? Sans une action collective d’envergure mondiale inspirée par les leaders, les gouvernements(?), toute tentative de changer les choses sera vaine.
Qui peut proposer un plan d’action? Où commencer?
1. Éduquer la population et surtout les jeunes?
2. Réduire l’influence des lobbyistes des énergies fossiles et des défenseurs des modes de productions non soutenables
3. Nous recentrer sur les valeurs fondamentales à partager
4. ?
5. ?
Merci Harvey,
C’est clair, simple, précis, et malheureusement très réaliste.
Je fais circuler chez mes proches.
Ciao!
Claude
Je suis en symbiose avec tout ce qui est exprimé dans cet article.
Harvey,
Je lis en ce moment The Great Disruption de Paul Gilding. Il partage le même constat. Il annonce des pistes d’action (pas encore lu ces chapitres). L’ampleur du changement nécessaire paralyse.
Salutations amicales,
Jacques
Harvey,
J’ai bien aimé cette façon de montrer simplement l’effet exponentiel de notre consommation sur la planète, masqué par l’illusion de nos gestes quotidiens prétendument responsables. Plus petites voitures, mais 2 par maison, recyclage d’emballages inutiles, jus de fruits exotiques par 10zaines de litres, etc.
Il n’y a pas de solutions miracles, seules les crises qui nous toucheront personnellement nous feront accepter de changer ; rien d’autre, même pas l’éducation des enfants -sauf peut-être celle de nos enfants -, qui deviendront adultes comme nous, et voudront nous imiter.
Vincent
Bonjour Harvey,
Andrée Gendron et moi écrivions ceci l’année dernière avant la grande marche du 22 avril 2012 :
http://rescousse.wordpress.com/2012/04/19/lapres-22-avril/
Un message qui va dans le même sens que le tiens. Malgré nos efforts, asseoir les intervenants autour d’une table pour une réflexion stratégique est une défi de taille. Les enjeux de notoriété… sont devenus des gros obstacles.
Gardons espoir 🙂
Amicalement,
Alain
Harvey, je suis dans les mêmes constats et les mêmes lectures (Halte à la croissance avait été mon éveil, et je lis avec attention Les limites de la croissance). Ton intervention dans Le Devoir notamment a donné un grand coup. Je crois qu’il faut changer de registre. Je continue moi aussi à sonner l’alarme, notamment en agriculture. Mais j’ai bien peur qu’il va falloir les crises, irréversibles malheureusement en bonne partie, pour changer de cap collectivement.
Bonjour Harvey,
Je suis heureux de constater que certains d’entre nous continuent la lutte. En ce moment, je crois qu’il faut se questionner sur les stratégies que nous employons comme mouvement de changement social ? Est-ce que nos vieilles stratégies sont encore valables ? est-ce que nous devons en élaborer de nouvelles ? Mais aussi et plus important pour moi, quel doit être le niveau de remise en question des préceptes économiques et du système économique lui-même ??? Je me dis que peinturer l’économie en vert c’est une voie sans issu ! N’est-il pas temps de donner un bon coup de pieds dans la ruche ?
Oui pour le coup de pied dans la ruche! Mais attention au retour de manivelle: la justice (des riches) a le bras lourd…
Si par exemple vous faites brûler deux-trois VUS, sans blesser personne, dans la cours d’un concessionnaire (pour protester contre les GES) comme l’a fait Jeff Luers, vous écoperez de 10 ans de prison!
http://www.democracynow.org/2009/12/23/exclusive_environmental_activist_jeff_free_luers
Et Faux News North depuis l’été dernier bat le tambour de la menace canadienne des écoterroristes:
http://www.sunnewsnetwork.ca/video/1795383509001
Et que dire de l’association – débile – faite entre Al-Quaïda et David Suzuki par les conservateurs?
Ils prévoient une bonne résistance populaire au passage du dilbit (vers l’ouest, le nord et/ou l’est) alors ils préparent la fabrique du consentement.
Nous sommes cupides comme humains. On veut le beurre et l’argent du beurre. Qui prendra l’initiative de diminuer sa consommation? Le voisin. Chacun veut le meilleur et le plus plus tant que ça dure. L’urgence démontrée scientifiquement ne rejoint pas la masse. C’est trop abstrait. La cupidité aveugle fait perdre la raison. Seuls les désatres parlent aux sens: inondations, feux, ouragans, guerres. Comment rendre l’urgence sensible. Selon moi, voilà la question.
Bonjour Harvey, bonjour à tous,
Je partage le constat qui a commencé à être exprimé à grande échelle il y a une cinquantaine d’année…
Je me dis que la prise de conscience tant appelée est maintenant en grande partie réalisée. Qui ne voit pas les limites de notre modèle de civilisation ? Qui peut annoncer que tout va bien aller dans les cent ans qui viennent et que la planète va pouvoir supporter le cocktail consommation endémique et croissance démographique ?
Les honnêtes intellectuels sont d’accord…
Reste donc le changement de comportement individuel et le changement d’idéal sociétal aux échelles locale, nationale et internationale… Avec un modèle fédéral pour intégrer la diversité des cultures et des natures ?
Personnellement, je défend un changement d’idéal de vie qui repose sur un nouveau sens que l’on pourrait y donner : construire du beau, du grand, du durable et du collectif, pratiquer les arts et l’agriculture locale, apprendre à mieux se connaitre soi même et interagir avec les autres.
En tant que cofondateur du défunt « objecteur de croissance », je continue de penser qu’il faut préparer la récession débutée à grande échelle (Grèce, Portugal, Espagne, France (?)) et que plutôt que de la subir, nous devrions nous efforcer de construire et réver une société de décroissance économique. Par le beau, le vivre ensemble, l’expérience locale et la découverte individuelle.
De beaux et réalistes idéaux individuels et collectifs…
Car mon but n’est pas de permettre à l’humanité de survivre à tout prix. Pour continuer, l’avenir se doit d’être non seulement vivable, mais aussi désirable et épanouissant. Sinon à quoi bon ?
Nicolas Ottenheimer
Ce qui me paraît évident, à la lumière de ce qui précède, c’est que le milieu se cherche un peu et qu’il hésite entre trois avenues possibles: 1. Continuer la stratégie traditionnelle des petits pas; 2. Inscrire l’action écologiste dans un cadre plus vaste de lutte au capitalisme; 3. Prendre pour acquis que le désastre est devenu inéluctable et que lui seul offre des garanties de changement – et l’accompagner, dans la mesure du possible. À vrai dire, les trois options ont leur forces et leurs faiblesses et je me demande si elles ne sont pas complémentaires.