J’ai gagné le prix en sciences et mathématiques de ma promotion d’école secondaire, et c’était une bonne école. À l’âge de 17 ans, j’ai néanmoins pris la décision de poursuivre mes études dans un programme généraliste qui ciblait les grands auteurs et une approche pédagogique qui prônait le dialogue plutôt que la déduction. Par la suite, j’ai quand même pu me faire le plaisir de lire, pendant mes années dans ce programme d’études, l’œuvre complète des Éléments d’Euclide et des Coniques d’Apollonius. Plus tard, j’ai croisé le fer avec La géométrie de Descartes et les Principia mathematica de Newton, livre le plus difficile que j’ai confronté dans toute ma carrière. J’ai fait mon doctorat sur L’Almageste de Ptolomée et sa démonstration de deux façons d’expliquer comment le soleil tourne autour de la terre… Plus tard encore, dans mon enseignement, et sans diplôme en mathématiques mais en collaboration avec mes collègues mathématiciens, j’ai mis mes étudiants en contact avec La théorie de parallèles de Lobachevski et la Science absolue de l’espace de Bolyai, montrant qu’Euclide semblait avoir tout faux, et les Essais sur la théorie des nombres de Dedekind (j’ai même fourni un complément à sa présentation).
Elle n’était donc pas inconnue, cette entrée dans le monde abstrait que j’ai faite en lisant la récente publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke. J’avais déjà lu avec intérêt les deux travaux précédents de cette équipe dirigée par Luc Godbout. Reste que j’étais frappé cette fois-ci de me sentir si loin dans l’abstrait. Explication partielle: entretemps, je m’étais consacré à deux années de travaux dans le monde d’Excel, avec les chiffres et les calculs en abondance, pour présenter un Indice de progrès véritable aux économistes du Québec, histoire de suggérer que c’est le temps de mettre les pendules à l’heure.
Le raisonnement euclidien
En lisant cette récente étude, j’y trouvais, suivant les bons exemples mathématiques, une longue section sur les hypothèses (les axiomes et postulats de mon lointain Euclide), hypothèses démographiques, économiques et budgétaires. Ma lecture ne comportait pas de critique du raisonnement mathématique fondamental à cet ouvrage, et je pouvais même constater que les hypothèses de base pour les projections ne prennent que les données les plus «évidentes», c’est-à-dire celles fournies par l’expérience des dernières décennies et les projections fournies par l’Institut de la statistique du Québec et le ministère des Finances[1]. Leur analyse de sensibilité, par ailleurs, ne fait que jouer avec les chiffres des hypothèses, toujours dans l’abstrait. Les résultats des projections des auteurs sont plutôt déconcertantes: des déficits structurels dans le budget de l’État, en permanence.
Sans suggérer un parallèle sérieux ni avec le livre ni avec le lecteur, je me sentais un peu comme Lobachevski regardant les parallèles d’Euclide en lisant le document : Qu’est-ce qui changerait si je jouais avec les hypothèses? me demandais-je. Finalement, à la fin de la lecture, je voulais créer un autre monde que celui décrit par les auteurs, mais non pour changer les projections déconcertantes. Je voulais voir ce qui pourrait se passer dans le vrai monde alors que notre société se prépare à foncer dans un mur, selon les auteurs de cet ouvrage, et selon mes propres analyses. Éric Desrosiers suggère, à sa lecture du document, qu’il est probablement possible de «passer à travers» le mur, plutôt que de le frapper, «à condition seulement que l’on sorte d’une logique de changements à la marge et que l’on ose chercher de nouvelles solutions. En tout cas, cela vaudrait la peine d’essayer». C’est ce que j’appelle l’optimisme opérationnel. À mon sens, c’est justement une sorte de géométrie non-euclidienne qu’il nous faut.
Les auteurs concluent en laissant à nos décideurs la tâche de voir au changement de logique, de paradigme, changement qu’eux-mêmes ne semblent pas apercevoir comme aussi fondamental que Desrosiers :
En fait, l’objectif principal de notre analyse consiste à répondre à l’invitation pressante de l’OCDE à procéder à une évaluation des perspectives budgétaires à long terme des gouvernements afin de promouvoir la transparence budgétaire. Comme l’indique l’OCDE, la soutenabilité budgétaire est un concept «qui intègre la solvabilité, la stabilité de la croissance économique, la stabilité de la fiscalité et l’équité intergénérationnelle». Dans cet esprit, la projection développée permet de juger de la soutenabilité budgétaire des finances du gouvernement du Québec aux horizons 2030 et 2050 (p.59, mes italiques).
Et un raisonnement «non-euclidien»: correction des projections sur les finances publiques
Finalement, les projections de l’ouvrage ne fournissent absolument pas les fondements permettant de porter un jugement adéquat sur la soutenabilité budgétaire du gouvernement aux horizons 2030 et 2050. Les arguments mathématiques aboutissent aux résultats des projections, et ceux-ci constituent ses conclusions. De là à suggérer que les résultats peuvent s’appliquer au vrai monde requiert une application qui dépend de toute une autre série de facteurs, dont une révision des hypothèses pour permettre la transition plus adéquate au réel. Je puis commencer à décrire le changement requis avec un calcul du monde «non-euclidien» que j’ai fait pour mon livre sur l’IPV. J’y ai décidé de prendre le gouvernement sur parole, et de calculer le coût de la dette écologique occasionnée par nos émissions cumulatives de gaz à effet de serre si l’objectif d’une réduction était atteint.
Le Québec a annoncé son intention de viser un objectif de réduction de ses émissions de GES de 20% en 2020 par rapport à l’année de référence 1990. Il importe d’analyser ce qui est en cause dans une telle décision. Le tableau 13.3 présente le résultat : le Québec vise une réduction en émissions annuelles d’environ 16 Mt en 2020, par rapport à celles de 2008 (dont seulement les deux tiers par des interventions sur le territoire québécois). L’inertie est si grande, les émissions cumulatives et les coûts si importants, que des projections pour les émissions annuelles et les coûts suivant les bornes inférieures et supérieures proposées par les scientifiques, – 25 % et – 40 %, changent à peine le résultat. En 2020, le scénario de – 25 % comporterait un coût de 89,5 G$ et 20 Mt de moins, et celui de – 40% un coût de 88,4G$ et 29 Mt de moins.
Pour toute la période, l’engagement du Québec représente une décision d’éviter une réduction additionnelle de 13 Mt d’émissions suivant les recommandations des scientifiques. Une telle quantité est proche de la réduction de 16 Mt envisagée par Québec pour 2020. Encore une fois, comme pour le Protocole de Kyoto, les engagements du Québec représentent environ la moitié de ce qui est attendu comme minimum (p.246).
En termes de mesures de réduction, d’adaptation et de réparation, si l’on respectait les engagements qui semblent clairement inatteignables – et la cible est maintenant -25% – , le coût imposé aux sociétés humaines par nos émissions représenterait une dette d’environ 90 G$ en 2020. Cette dette, calculée en suivant la borne inférieure de l’estimé de ce coût par le gouvernement canadien (dans de meilleurs jours, en 2007), soit environ 21$/tonne de CO2 émise, serait le double selon la borne supérieure de 42$. Puisque les autres sociétés sont en train de paisiblement accroître leurs émissions aussi, on peut se permettre d’attribuer un tel coût à notre budget de 2020. Les auteurs de la Chaire à Sherbrooke n’en ont pas tenu compte, parce que leurs hypothèses ne prennent pas en comte ce que les économistes appellent les «externalités».
Pourtant, tout seul, ce facteur représenterait un ajout aux «dépenses autres» en 2020 d’environ 20% du PIB projeté par les auteurs (p.43) et un ajout d’environ 40% à la dette projetée pour cette date. Cette «correction» découle d’une reconnaissance de la plus importante faiblesse de l’étude vue comme autre chose qu’un exercice mathématico-économique, soit le recours au PIB comme indicateur de l’ensemble de l’opération, cela jumelé à une comptabilité déficiente de l’apport de la croissance économique à notre progrès. De façon théorique, cette faiblesse est reconnue par l’ensemble des milieux économiques, et probablement par les auteurs. Le rapport Stiglitz de 2009 a consacré le constat, mais non le comportement des économistes, qui continuent toujours à y avoir recours comme leur indicateur phare.
La «correction» des projections de l’ouvrage de la Chaire en fiscalité et en finances publiques se ferait en apportant à leurs hypothèses d’autres qui permettraient de reconnaître des bilans de l’ensemble des coûts des externalités sociales et environnementales comme pertinents. Dans le calcul de l’IPV pour le Québec, ces coûts représentaient environ 110G$ en 2009. Même si les coûts attribués aux émissions de GES vont probablement croître de façon plus importante que ceux des autres externalités, on peut assez raisonnablement estimer que l’ensemble des coûts, compris comme des dettes, doubleraient la dette du Québec en 2020 et représenteraient peut-être les deux tiers du PIB projeté pour 2020, comme c’était le cas en 2009.
Bref, les économistes mathématiciens ne comptabilisent pas l’ensemble des coûts de l’activité économique, pour fournir un bilan plus proche de la réalité. L’application de leur raisonnement au monde réel doit inclure des hypothèses qui la permettent.
Des implications des projections dans le réel : croissance économique, vieillissement démographique
Par ailleurs, ils ne poursuivent pas toutes les implications de leur modèle, même si leur objectif est d’aider à juger de la «soutenabilité budgétaire» des finances du gouvernement. C’est intéressant de noter que le terme «soutenabilité» que choisissent les auteurs est fondamental dans la réflexion que je mène depuis des décennies, sur le «développement soutenable» (ou durable). Une différence importante dans l’utilisation du terme semble être que le rapport Brundtland, ma référence, cherche à évaluer la possibilité d’un développement soutenable en tenant compte d’en ensemble de facteurs très divers. Les économistes, pour la grande majorité, insèrent la préoccupation pour la soutenabilité dans la volonté de maintenir leur modèle plutôt abstrait et comportant seulement des éléments «économiques».
Selon les projections de base de l’étude, l’activité économique (ce que mesure le PIB) augmentera au Québec de 64 % d’ici 2030, et de 314 % d’ici 2050 (page 43). Je comprends bien qu’en faisant leur travail mathématique, les auteurs ne s’arrêtent pas pour essayer d’imaginer ce qui est signifié, concrètement, par une telle situation: dans 15 ans, en retenant un taux de croissance économique en bas de 2% par année, nous serions confrontés à une activité plus d’une fois et demi plus importante qu’aujourd’hui et comportant de nombreux impacts négatifs tout à fait monétaires, alors que nous sommes déjà dans le trouble à ces égards! On peut présumer que leur analyse d’une telle situation ferait intervenir une conviction que cette croissance sera verte, et en cela, plutôt virtuelle, ne comportant ni une consommation accrue de ressources ni une utilisation accrue d’énergie correspondantes.
Suivant l’analyse des auteurs de l’ouvrage, le facteur le plus important dans les projections finalement catastrophiques pour le Québec de leur modèle – comme pour les pays riches en général – , est que ces pays sont confrontés à un vieillissement démographique important, alors que la croissance démographique continue avec insistance dans bon nombre de pays pauvres et «émergents». Comme Security Demographic le souligne, tout est loin d’être rose dans un tel portrait. C’est une autre composante de la réalité qui affecte notre soutenabilité, conséquence de tendances non soutenables depuis des décennies.
La croissance démographique dans les pays riches contribuait pour environ 50% à leur croissance économique pendant les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale. Voilà une source importante d’un diagnostic de soins intensifs requis mentionnés par Éric Desrosiers dans sa couverture de la parution de l’étude: nous sommes enfin en train de stabiliser notre population. Ici aussi, on peut présumer que les auteurs ne cherchent pas à concrétiser leurs projections, mais déjà, même avec ce vieillissement, le Québec est projeté d’avoir plus de 9 millions d’habitants en 2050. Leur réflexion mathématique : cela augmentera le bassin de travailleurs potentiels. Ma réflexion : qu’est-ce que le Québec fera avec 1-2 millions de personnes de plus? Sommes-nous mieux avec les quelques millions de plus que nous sommes aujourd’hui par rapport à notre situation il y a quelques décennies? Il s’agit de notre contribution à une population humaine estimée pour 2050 de plus de 9 milliards de personnes. Comme pour l’activité économique accrue, il est difficile d’imaginer cette situation, alors que le monde actuel est confronté à d’énormes défis pour la population de «seulement» 7 milliards.
Dans quel monde vivent les économistes mathématiciens? Je comprends que leur travail se présente comme seulement théorique et qu’à ce chapitre il n’est pas nécessaire de le critiquer. On peut même admirer la clarté de leur travail dans ce monde euclidien où les lignes parallèles ne se rencontrent jamais. Mais de là à conclure sur le monde non-euclidien, il y a un pas à ne pas faire trop rapidement – et qu’ils font constamment, entraînant nos décideurs dans leur sillage. Les auteurs soulignent que leur intention est de fournir un éclairage sur les décisions difficiles qui vont se présenter aux politiciens dans les années à venir, et qu’il faudrait commencer à prendre dès aujourd’hui.
Aux soins intensifs
C’était assez surprenant de réaliser que le monde dans lequel les lignes parallèles se rencontrent est devenu un des piliers du monde décrit par Einstein. Peut-être que nous pouvons espérer que nos économistes vont pouvoir suivre l’exemple des physiciens d’une autre époque, et réaliser que notre monde est non-euclidien… Ce monde est nécessaire pour maintenir notre milieu de vie, ici au Québec mais finalement aussi partout sur la planète, et l’ensemble des paramètres du budget du Québec en dépendent. Finalement, le document de la Chaire en finances publiques montre l’urgent besoin de soins intensifs pour le modèle économique en cause.
Le budget du gouvernement ne semble pas soutenable dans les prochaines années, voire les prochaines décennies, en imaginant le Québec abstrait du document de la Chaire. Le Québec plus réel que l’on peut essayer d’imaginer en intégrant des facteurs budgétaires associés aux coûts des externalités l’est encore moins. Le modèle utilisé par les auteurs nous mène dans le mur, et pourtant, il ne tient même pas compte de l’ensemble des enjeux.
Les services offerts par le gouvernement et dont le document de la Chaire présente des scénarios pour l’avenir sont impressionnants, et source de fierté. Ils sont clairement à risque. Nous nous dirigeons vers un mur sur la base de projections ancrées dans un modèle qui ne semble plus répondre aux attentes. Ceci arrive en même temps que l’évolution des crises écologiques et sociales s’accentue et semble même atteindre un point de bascule. La réaction des auteurs : il faut espérer que la productivité des travailleurs augmente.
[1] Il est quand meme intéressant de noter un changement effectué par les auteurs pour la projection de ce dernier. Ils projettent une hausse du taux d’emploi plus importante pour le groupe d’âge de 65 ans et plus : ceux-ci vont travailler plus longtemps qu’avant. Par ailleurs, le fardeau fiscal reste inchangé pendant toute la période couverte, alors que divers intervenants suggèrent qu’il y a moyen d’augmenter les revenus de l’État avec des changements dans la fiscalité.
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Je serais curieux de connaître votre opinion sur l’essai publié par Jorgen Randers en 2012 (pour ceux qui ne le connaissent pas, il est co-auteur du livre phare The Limits to Growth) et intitulé 2052: A Global Forecast fot the Next Forty Years et publié chez Chelsea Green Publishing.
Je vais répondre par un article sous peu.