J’ai décidé de lancer ce blogue en m’appuyant sur les travaux du Club de Rome de 1972, travaux qui marquaient de façon claire les objectifs du mouvement environnemental dans son ensemble. Il s’agissait d’éviter les effondrements qui viendraient si l’humanité ne réussissait pas à intégrer le respect pour le maintien des écosystèmes dans la poursuite de son développement. L’intérêt n’est pas ne prétendre que l’ensemble de ce travail représente des prédictions précises, mais d’insister plutôt sur l’approche globale permise par l’analyse de systèmes qui marquait le travail. Les auteurs ont réuni dans leur modèle une multitude de relations entre les différentes composantes de notre développement, et c’est cette perspective intégrée sur la dynamique des systèmes complexes et inter-reliés qui importe. Le modèle des auteurs reflète l’ensemble des problématiques marquant les interventions du mouvement environnemental au fil des ans, cela en interaction avec les enjeux économiques et sociaux dont elles ne pouvaient pas faire abstraction.
J’ai donc lu le livre 2052 : A Global Forecast for the Next Forty Years de Jorgen Randers – un des auteurs du livre de 1972 – dès sa sortie en 2012, année du 40e anniversaire de la publication de Limits to Growth et publié par la même maison d’édition qui a publié les deux mises à jour de l’ouvrage en 1992 et 2004. La couverture du livre de Randers note qu’il est un «rapport au Club de Rome lors de la commémoration du 40e anniversaire de la publication de Limits to Growth», et Randers remercie le Club de Rome à l’intérieur pour avoir reçu chaleureusement le livre comme un rapport au Club de Rome, comme partie de la commémoration. Rien ne suggère qu’il s’agit d’un rapport commandité par le Club de Rome. C’est bien plutôt une initiative de Randers. Par ailleurs, j’étais frappé de voir sortir le livre par un seul des auteurs de l’ouvrage d’origine après trois publications signés par l’ensemble, et je présumais dès le départ que Dennis Meadows, chef d’équipe pour le groupe de 17 chercheurs qui ont fait le travail pour la publication de 1972, avait été consulté et n’était pas d’accord. Meadows a maintenu publiquement son adhésion aux projections de 1972 pendant cette même année anniversaire. J’ai même pu le rencontrer lors d’un colloque en 2012 où il manifestait clairement ses inquiétudes, en mettant un accent sur les enjeux financiers de la crise.
Pierre-Alain Cotnoir demandait tout récemment mon opinion du livre, qui se distingue du livre de 1972 en proposant une prévision de ce qui va se passer durant les 40 prochaines années. Ayant suivi l’évolution du «dossier» depuis 40 ans, je voulais bien voir comment Randers procédait pour extensionner de peut-être 20 ans l’inflexion des courbes signalant des effondrements dans les différents systèmes planétaires, écologiques, économiques et humains. Même en consultant le fichier Excel mis à la disposition des lecteurs (comme j’ai fait pour mon livre de 2011…), je n’arrivais pas de façon satisfaisante à bien saisir ce que Randers a changé dans les fondements et dans les projections; en fait, il procède d’une autre façon, avec un autre modèle.
Nous n’avons pas facilement accès à l’ensemble des décisions prises par les auteurs de Limits pour permettre les projections faites par leur modèle, World3, mais ils étaient obligés de procéder de la même façon que Randers, avec des jugements quantifiés sur chacune des composantes de leur modèle quant à son comportement dans l’avenir ciblé, jusqu’en 2100. Randers refait l’exercice, explicitement, et c’est le défi que représente la lecture du livre que d’analyser cet ensemble de jugements. Pour l’aider dans son évaluation, Randers a fait appel à 41 spécialistes dans une multitude de domaines en leur demandant de brosser le portrait des 40 prochaines années, selon leur compréhension de ce qui va se passer. Leurs courts textes s’insèrent tout au long du livre et Randers les commente, dès fois étant d’accord, des fois soulignant quelques désaccords. Ses commentaires proviennent de sa propre analyse de la situation, qu’il rend plutôt explicite dans la deuxième partie du livre et qui ne dépend pas de ces textes.
À travers l’ensemble des jugements que d’aucuns expriment, le lecteur constate une certaine tendance à diminuer les prévisions pessimistes. Son analyse des tendances démographiques des quatre prochaines décennies fournit un exemple de cette tendance. Alors que les projections des Nations Unies prévoient une population mondiale de 9,6 milliards en 2050, Randers projette (chapitre 4, p.62) une population maximale de 8,1 dans les années 2040 et un déclin graduel par la suite[1]. La différence est majeure et elle n’est pas que subjective, le livre présentant ici, comme pour un bon nombre des composantes du portrait, le raisonnement, quantifié, de Randers pour ses prévisions. Un deuxième exemple se trouve dans ses prévisions pour la consommation d’énergie dans les décennies à venir. Alors que presque l’ensemble des experts prévoient un prix de plus de $100 le baril pour le pétrole, Randers propose (chapitre 5, p.100) que le prix ne dépassera pas environ 70$ le baril, puisqu’il existe déjà une technologie pour produire du pétrole synthétique à partir du charbon à ce prix, et il présume qu’on y aura recours pour régler les impacts de la hausse du prix du pétrole conventionnel, voire non conventionnel. Dernier exemple: Herman Daly, une référence fondamentale pour moi, présente un texte (Glimpse 4.1, p.73s.) qui insiste sur la volonté de maintenir la croissance économique en dépit du fait qu’elle est désormais «non-économique» à ses yeux et que les chances sont environ 7 sur 10 que nous poursuivrons dans la mauvaise direction. Daly espère qu’il y aura une tendance vers un changement dans la composition de l’activité économique qui fera en sorte qu’elle soit moins dommageable, mais le ton est loin de justifier le jugement de Randers que ce changement va comporter une conversion importante vers une économie de services ayant recours à beaucoup moins de ressources.
Finalement, une phrase qui revient régulièrement dans le livre semble signaler le jugement de fond de Randers. Il note (p.72) que l’activité économique va probablement doubler en taille d’ici 2052, alors que la tendance actuelle résulterait dans une activité le triple de celle d’aujourd’hui. «Ceci représente, dit-il, un allègement des impacts sur la planète l’équivalent de ceux de l’ensemble de notre activité actuelle. Ceci est beaucoup, puisque nous sommes déjà au-delà de la capacité de support de la planète». La phrase revient alors qu’il souligne qu’il y a eu au moins un peu de réaction au message de Limits: «Alors que nos nombres, et la consommation qui les accompagne, excède – et excèdera – la limites imposées par nos ressources naturelles, nous pourrions être dans une situation pire» (p.63). Constatant que, selon ses prévisions, nombre de pays pauvres n’auront pas réussi à rattraper les pays riches en 2052, Randers note que « le rattrapage n’arrivera qu’après 2052, quand le déclin des populations nationales fournira plus d’espace écologique pour chaque personne» (p. 28). En fait, Randers fait référence à ce qui devrait se décrire comme «moins d’espace négatif», puisqu’il constate comme tout le monde que l’humanité dépasse déjà la capacité de support de la planète. Le sens de ses phrases est comme un refrain. Alors que Limits projette des effondrements de plusieurs systèmes fondamentaux à notre civilisation à partir de 2025-2030, Randers semble en faire abstraction, et fait ses prévisions pour l’avenir comme si les effondrements (dont il reconnaît les fondements dans les projections de 1972) n’auront pas lieu.
D’autres analystes sont intervenus tout récemment en commentant les projections de 1972. Graham Turner, dans sa mise à jour «indépendante» des travaux avec les données pour 30 ans (en 208) et pour 40 ans (en 2012) retient les projections d’origine comme confirmées plutôt directement par les données réelles. Tim Morgan et d’autres utilisent maintenant l’analyse de base qui voit une hausse de prix des ressources non renouvelables comme nécessitant un détournement de fonds de l’économie en général et aboutissant au premier des effondrements du scénario de référence («standard run»), ce que Morgan signale comme une «récession permanente» déjà en cours. Tout récemment, Gail Tverberg a mis en ligne sur son blogue une longue analyse qui cible spécifiquement le travail de Randers, « Why EIA, IEA and Randers’ 2052 Energy Forecasts are Wrong » publié en janvier 2014), après un autre article publié en septembre 2013, « Why I don’t believe Randers’ Limits to Growth Forecast for 2052 ».
Tverberg, une actuaire, aborde la question posée par les nouvelles projections de Randers par un retour à Limits to Growth. Finalement, pour elle, la différence dans les projections n’est pas surtout une question technique, mais une approche qui ne tient pas compte d’enjeux financiers et économiques importants en cause, enjeux que le Club de Rome n’a pas traités explicitement et directement. En regardant les projections du Club de Rome, Tverberg fait intervenir les analyses de Rutledge, « Energy Supplies and Climate », et de Aleklett, (Peeking at Peak Oil, 2013), critiques des scénarios développés par le secrétariat du GIEC. La publication de ces scénarios ne respecte pas les procédures utilisées par le GIEC lui-même en insistant sur le recours uniquement à des publications ayant passées par la crible d’une révision par les paires. Et les scénarios sont défectueux. En fait, comme moi, Tverberg semble branchée sur un réseau d’analystes insistant sur une approche par l’économie écologique ou biophysique pour mettre en lumière les fondements complètement dépassés de l’économie néoclassique lorsque celle-ci se penche sur l’évaluation de ce développement.
Les implications d’un rendement sur l’investissement en énergie (ÉROI) en déclin est en cause, tout comme les investissements financiers accrus nécessaires pour compenser la baisse de l’ÉROI. L’ensemble des agences d’énergie passent à coté de l’analyse nécessaire, tout comme le secrétariat du GIEC. J’an ai parlé récemment dans des présentations au Regroupement des organismes environnementaux en énergie, à Nature Québec, dans un cours de science politique à l’Université Laval, et même plus généralement, tellement les projections de l’AIÉ, de l’EIA et de l’ONÉ sont fascinantes dans leur approche. On doit bien les décrire comme faussées par une adhésion aux besoins du modèle économique qui est justement en voie de s’effondrer, de toute évidence. Tverberg le commente dans un autre article tout récent de son blogue, « Limits to Growth : At our doorstep but not recognized ». À force de suivre ces questions, on finit malheureusement par rejoindre la résignation de Daly dans son petit texte du livre de Randers, bien plus que le pessimisme imbu d’espoir de Randers lui-même.
[1] Ici, la courbe de Randers rejoint celle de la projection de base de 1972, sauf que, pour Randers, il s’agit d’un phénomène autonome, alors que Limits y voyait la conséquence d’effondrements dans les courbes pour la production industrielle et pour l’alimentation. – note ajoutée n’importe comment pour pouvoir l’insérer dans le blogue.
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Indépendamment des problèmes financiers liés à une explosion de la dette causée par les investissements requis tant pour l’exploitation de ressources énergétiques de moins en moins profitables (l’ÉROI) que pour les réparations aux dommages environnementaux, le scénario de Jorgen Randers m’apparaît angélique pour deux autres raisons.
La première est liée à la profession de foi qu’il fait en la capacité des entreprises capitalistes, soudainement à l’horizon 2025, de se réhabiliter. D’une part, en se tournant massivement vers la production d’énergie renouvelable pour que, dès 2040, celle-ci outrepasse la contribution du pétrole, du gaz ou du charbon; d’autre part, en devenant des «entreprises socialement responsables» («Corporate sustainability and responsability») comme par un coup de baguette magique, capables de prendre en considération le bien commun. Pourtant, nulle part (sauf dans le « Glimpse 8-7″ à la page 222) ne voit-on le mot «coopérative» ou encore ne lit-on l’expression «l’économie sociale et solidaire». Incapable de se sortir du paradigme capitaliste, il n’entrevoit le futur qu’avec cette lorgnette. Pourtant, de nombreuses initiatives ont vu le jour afin de développer une autre économie où les coopératives joueraient un rôle essentiel dans le développement d’une économie orientée vers le bien-être des humains, plutôt que l’accumulation du seul capital (cf. «Déclaration et engagements des Rencontres du Mont-Blanc 2013»).