On trouve un peu partout, au Québec et ailleurs dans les sociétés riches, des orientations et des mouvements qui ciblent un accroissement de la production d’énergie renouvelable face au pic du pétrole et la hausse de son prix. On l’appelle couramment «la transition énergétique», et on doit bien noter que pour certains pays, comme les États-Unis, tout comme pour le Québec, la tendance est plutôt pour des ressources fossiles endogènes, surtout le pétrole et le gaz de schiste. En général, cette tendance est associée à la volonté de trouver des remplacements pour le pétrole et ainsi permettre de maintenir le «développement économique», mettant à l’écart d’autres orientations en matière de développement.
Ici au Québec, on peut penser aux travaux de l’IRÉC, mais également à des propositions des groupes environnementaux et à tout ce qui tourne ou tournait autour de la filière éolienne. Les surplus d’électricité prévus pour une quinzaine d’années, jumelés à la perte temporaire du marché américain pour des exportations en raison de la baisse du prix du gaz et donc de l’électricité, avec l’exploitation à grande échelle du gaz de schiste, ont radicalement changé la donne. Un récent colloque à l’ACFAS ciblait le potentiel de développement territorial (lire des régions) en fonction d’une «transition énergétique» axée sur l’éolien. Comme participant au panel de clôture, le colloque m’a fourni l’occasion d’intervenir dans ce dossier, mais en mettant l’accent sur la situation plus générale. Voici les grandes lignes de la première partie de ma présentation.
Approche «éthique»: contraction/convergence
En 1987, la Commission Brundtland (CMED), dans le chapitre sur l’énergie (p. 206) de son Rapport, a introduit (à moins qu’elle n’ait été déjà dans l’air) la nécessité d’une approche de «contraction/convergence» face à la volonté de rechercher partout l’énergie essentielle au développement. Fondement de l’approche de la CMED, la reconnaissance qu’il y a une limite quant à la quantité d’énergie qui puisse être produite, au-delà de laquelle le développement se buterait à des conséquences négatives. Le Rapport proposait une limite de consommation globale d’énergie de 11,2 TW et reconnaîssait que cette limite était à toutes fins pratiques déjà atteinte; la Commission jugeait que d’autres scénarios ciblant une consommation plus importante comportait des risques inacceptables. Dans le but d’atteindre une équité dans les fondements du développement des différentes sociétés, il fallait donc, pour 2020, voir les pays riches réduire leur consommation d’énergie pour permettre aux pays pauvres d’en accroître la leur.
John Holdren, actuellement conseiller en science et technologie du Président Obama mais pendant des décennies professeur à Harvard et à l’Université de la Californie et expert en matière d’énergie et de changement climatique, est intervenu dans le dossier cinq ans plus tard, avec plus de détail que ce qui se trouvait dans le Rapport Brundtland. Déjà, la limite prônée par la CMED était dépassée, et Holdren jugeait inévitable une cible de peut-être 19 TW en 2025, alors que la contraction/convergence serait bien enclenchée, et de 27 TW en 2050, moment où l’humanité, rendue à 9 milliards de personnes, pourrait peut-être se permettre une consommation finale équitable de 3 kW par personne (voir le tableau). Entre autres, on voyait dans cette «programmation» la contrainte majeure imposée par la croissance démographique, la population mondiale n’ayant été que 5,3 milliards de personnes en 1990… Le scénario s’approchait de celui de la CMED jugé seulement cinq années plus tôt comme «irréaliste».
Tout récemment, l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques (IRIS) est intervenu avec la présentation d’un calcul du «budget carbone» de l’humanité en 2014 en fonction des travaux du GIEC, plus précisément du troisième tome du cinquième rapport de cette instance onusienne, récemment publié. Selon les travaux du GIEC, l’humanité a déjà émis les deux-tiers du carbone que l’atmosphère, et le système climatique global, sont capables d’assimiler. Peu importe les énormes réserves potentielles de pétrole, de charbon et de gaz qui peuvent rester, la civilisation actuelle ne pourra les consommer sans courir à sa perte. C’est à noter que la CMED et Holdren ciblaient l’ensemble de la consommation d’énergie, alors que ces travaux récents du GIEC et de l’IRIS ne ciblent que l’énergie fossile; celle-ci représentait et représente quand même et toujours plus de 80% de la consommation totale d’énergie dan le monde, en 1987, en 1992, en 2014.
Lorsque l’on regarde l’histoire de notre consommation d’énergie depuis l’intervention de la CMED il y a un quart de siècle, on doit constater que celle-ci a continué à augmenter en termes absolus, et cela de façon dramatique. Probablement plus important, cette augmentation s’est faite sans la moindre tendance au respect d’une approche contraction/convergence. Nous faisons face à l’iniquité dans le développement que la CMED cherchait justement à décrire et à condamner, iniquité qui pourrait bien se révéler plus dangereuse que le dépassement des limites de la capacité de support de la planète. Du moins pour les sociétés riches, la «contraction» est devenue presque une fatalité, mais cela dans un contexte mondiale que la CMED voulait éviter.
Approche de repli: îles fortifiées
Une intervention de l’Office national de l’énergie (ONÉ) du Canada en 2007 décrit bien cette situation; il y présentait ses projections pour la période allant jusqu’en 2030. Les projections étaient (et sont toujours) basées sur une détermination de la croissance économique souhaitable (nécessaire pour permettre le maintien du développement en cours…), sur les exigences que cela définissait en matière de demande pour l’énergie et sur le prix qu’il fallait pour permettre cela. L’ONÉ projetait, dans son «pire scénario», un prix du baril de pétrole de 85$ atteint en 2010 et maintenu à ce niveau jusqu’en 2030; il y a une augmentation de la consommation (comme dans tous les scénarios) mais plus faible, à 0,7%/année, en raison de la hausse du prix. L’ONÉ appelait ce scénario celui des «îles fortifiées» (la ligne rouge du graphique), en soulignant que l’atteinte d’un tel prix serait préoccupante : «Les préoccupations en matière de sûreté dominent ce scénario qui est caractérisé par une agitation géopolitique, une absence de confiance et de coopération sur la scène internationale, et des politiques gouvernementales protectionnistes» (voir l’ensemble de la section, p.99s). Six mois plus tard, le prix a atteint 145$, nous avons vécu le printemps arabe et la préoccupation restait tout entière…
L’ONÉ ne croyait guère que nous allions dans cette direction, mais il est revenu dans son rapport de 2011 à un scénario adapté à ce qui s’était passé, mais prévoyant toujours les mêmes tendances, finalement inévitables devant le principe de base à l’effet qu’il fallait maintenir la croissance économique. L’ONÉ est loin d’être seul dans ces orientations. Ce sont les mêmes pour toutes les agences d’énergie, incluant l’Agence internationale de l’énergie de l’OCDE et l’Energy Information Administration des États-Unis. J’en ai déjà parlé dans d’autres articles sur ce blogue, ainsi que dans différentes présentations.
L’ensemble des projections de ces agences consacre le rejet des propositions de Brundtland, Holdren et al et vont même plus loin, insistant sur une demande et une consommation croissantes de ressources énergétiques fossiles pour encore des décennies. Les initiatives qui ciblent l’éolien, le solaire et d’autres énergies que l’on voudrait renouvelables se butent à des constats assez clairs en rapport avec ces projections globales : le pétrole est un carburant d’une valeur énergétique extraordinaire et l’effort de le remplacer dans les portefeuilles nationaux ici et là par des énergies renouvelables exigera des mégaprojets de construction, de fabrication et d’installation qui ne pourront se faire, à leur tour, que par l’injection de quantités massives d’énergie fossile. Nous sommes ainsi de retour au constat de Brundtland, qui insistait sur des limites dans la consommation d’énergie, toutes formes confondues et comprenant ainsi les énergies renouvelables.
L’effort de produire de l’énergie renouvelable pour une population 40% plus importante qu’en 1980, tout en tenant compte d’un accès à l’énergie extrêmement déficient dans de nombreux pays que l’approche contraction/convergence voulait confronter, définit un nouveau défi où le caractère de «renouvelable» n’a presque plus de pertinence.
Transition dans la contrainte
Le discours et la volonté d’entreprendre une «transition énergétique» arrivent trop tard. Nous avons laissé les inégalités s’accroître en même temps que nous avons vu le nombre de personnes vivant dans la pauvreté augmenter. Nous nous sommes permis de devenir plus dépendants du pétrole (et du charbon, et du gaz) à un point tel que les économies dans l’ensemble des sociétés dépendent non seulement d’une énergie bon marché qui n’existe plus mais d’une énergie fossile qui est finalement irremplaceable – à moins de permettre que les risques d’une perte totale du contrôle du climat continuent à augmenter sans cesse.
Ceci est la situation décrite par le scénario «catastrophiste» de Halte à la croissance et dont je parle régulièrement dans ce blogue (pour les fondements, voir le premier article). L’augmentation de la population, sa demande croissante pour des ressources, en quantité et en qualité – ce que l’on appelle la consommation – , l’épuisement des réserves de pétrole abondant et facile à extraire qui sert depuis des décennies de moteur à l’ensemble des activités de la société, dont les activités économiques – cet ensemble de phénomènes représente un appel sur la planète dont le prix est rendu sur le bord de l’inabordable. Probablement le phénomène le plus important est la hausse du prix du pétrole associé au pic du pétrole conventionnel, prix qui draine de plus en plus des capacités productives des sociétés vers cette seule composante du portrait (voir le graphique de Hall au début de l’article).
La croissance démographique et une augmentation de la consommation sont en même temps le rêve des économistes et des politiciens qui pensent et gèrent en fonction d’une croissance du PIB, dont elles sont des composantes majeures. Malheureusement, dans la situation où la civilisation est rendue, c’est la recette pour la «récession permanente» dont parle Tim Morgan, celle qui nous guette. Le graphique de Charles Hall au tout début de cet article illustre les composantes de cette situation, qui se dégrade à vue d’oeil: l’Investissement (I du PIB), en mauve, est affecté de plus en plus à l’effort d’obtenir de l’énergie (le bleu) alors que l’investissement discrétionnaire dans l’économie en général (le rouge) devient de moins en moins possible. Par ailleurs, l’énergie requise pour le fonctionnement de la société est affectée de plus en plus à la production d’énergie (le noir). La consommation (orange pâle), maintenue par l’endettement depuis des années, se réduit également à vue d’oeil et représente de moins en moins des dépenses discrétionnaires par rapport aux «staples», les nécessités de base.
Les riches vont probablement trouver le moyen de s’assurer le maintien de leur mode de vie en s’isolant dans des îles fortifiées, mieux connues comme les «gated communities» qui se trouvent partout, dans les pays riches aussi bien que dans les pays pauvres. Quant aux sociétés riches, tout suggère que la «transition énergétique» est en fait une transition vers un tout nouveau modèle de société, une société dépourvue de l’énergie abondante et bon marché qui a caractérisé les dernières décennies. Le Québec sera capable de se «rabattre» sur son hydroélectricité pour presque 50% de sa consommation d’énergie actuelle pour y trouver vraisemblablement presque la totalité de son énergie à l’avenir. C’est une situation presque unique au monde dans les possibilités qu’elle offre, mais le scénario de l’ONÉ d’îles fortifiées risque de dominer presque partout.
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« Le Québec sera capable de se «rabattre» sur son hydroélectricité pour presque 50% de sa consommation d’énergie actuelle pour y trouver vraisemblablement presque la totalité de son énergie à l’avenir.»
Dans un premier temps, sans doute, mais à long terme, en est-on si sûr? Le réseau d’Hydro-Québec repose peut-être sur de l’énergie durable, mais il me paraît lui-même relativement peu résilient, trop dépendant des énergies fossiles à tous les niveaux. Trop centralisé, sa gestion est complexe; trop étendu, il requiert beaucoup d’entretien; le remplacement éventuel des interminables lignes de transport exigera des millions de tonnes d’acier, sans compter leur transport dans les zones difficiles d’accès; enfin, les barrages eux-même ont une durée de vie limitée et il faudra les réparer et les remplacer dans des conditions de plus en plus difficiles. Un réseau décentralisé, basé sur la production et la consommation locales serait plus résilient, mais on voit mal comment il pourrait émerger dans le contexte actuel.
De plus, je crois que nos dirigeants s’illusionnent grandement sur leur capacité à maintenir des «îles fortifiées» dans un océan de détresse. On apprenait cette semaine, par exemple, que l’Algérie, dont la situation n’est pourtant pas si dégradée, peine à maintenir son réseau de trains électriques: le crime organisé vole les précieux fils de cuivre au fur et à mesure de leur remplacement. HQ a déjà connu de tels vols dans un passé récent. N’auraient-ils pas tendance à se généraliser dans un contexte de pauvreté et d’exclusion massive? Les lignes alimentant les îlots de richesse n’en seraient-ils pas des cibles privilégiées?
Bref, je crois qu’au-delà des contraintes techniques (très réelles) d’une transition de dernière minute, il fait ajouter les contraintes sociales, qui vont rendre la situation beaucoup plus périlleuse encore. Une société basée sur l’exclusion et les inégalités aura beaucoup de mal à mobiliser le consensus et les ressources nécessaires; elle risque, en fait, d’être paralysée.
Je cherche à imaginer quelques éléments du portrait sur un horizon de 20 à 30 ans; bien sûr, le réseau a ses limites, mais ceux-ci me paraissent probablement gérables pour un certain temps. Mon regret est qu’il n’y a pas plus d’effort à imaginer le portrait associé aux effondrements et à mieux nous orienter dans les quelques gestes que nous pourrions poser pour nous préparer. Le potentiel de dysfonctionnement, voire de paralysie devant ce qui pourrait ressembler à une «forme» de chaos reste sûrement grand, et l’exemple de l’Algérie est intéressant à cet égard.
Si l’on précise un horizon de 20 à 30 ans, oui, l’hydroélectricité fait certainement partie du décor. Mais je ne sais pas si l’on doit parler d’effondrement ou simplement de «contraction» sur un horizon aussi court. Une partie du problème est la définition même du mot effondrement, souvent utilisé pour décrire certaines étapes d’un processus plus vaste qui seul, à strictement parler devrait mériter ce terme.
Pour le reste, il serait sans doute plus précis de parler de période de plateau, de contraction, d’implosion, de stabilisation et de retour ;a l’équilibre. Encore qu’il faudrait offrir quelques balises sur la manière de caractériser et de reconnaître chacune de ces étapes. Le flou du vocabulaire actuel n’aide pas à s’y retrouver, ou à créer des scénarios plausibles.
En quoi les termes sont-ils importants? Pour se faire comprendre par les autres (de façon réductrice: ceux qui ne lisent pas ce blog) ou pour communiquer ici entre nous?
Une suggestion: qualifions d’effondrement toute diminution de moitié sur un intervalle de 10 ans. Quand de 2040 à 2050 le réseau d’Hydro-Québec ne désservira plus que la moitié du territoire (ou la moitié des Québécois?) on pourra qualifier cela d’effondrement.
On aura compris que ces chiffres sont choisis à titre d’exemple… toute ressemblance avec la réalité serait fortuite!
Men effort de «projection» sur 20-30 ans ne découle pas d’une évaluation de la capacité de tenir de nos barrages. Je cherche à voir ce qui pourrait être en jeu au Québec, en étant convaincu que des effondrements seront en cours pendant la période partout sur la planète. L’île fortifiée que pourrait être le Québec ne le serait que pour un temps assez court, face à ce qui se passera ailleurs, dont en Amérique du Nord, où les Américains vont connaître une chute vertigineuse, du moins, plus abrupte que presque n’importe quelle autre société, tellement ils vivent au-dessus des moyens de la planète.
Dennis Meadows, principal auteur de Halte à la croissance, a été interviewé en 2012, 40e anniversaire de la publication de cette projection d’effondrement. On lui pose la question, vers la fin de l’entrevue: Ce serait quoi, l’effondrement?