L’article du Devoir ne fait qu’effleurer ce qui est en cause : un nouveau rapport rédigé par des groupes de recherche indépendants des gouvernements et qui brosse le tableau de ce qui est nécessaire pour obtenir une «décarbonisation profonde» de nos activités, cela d’ici 2050. Clé dans le portrait est l’objectif de ramener l’ensemble de la population humaine à des émissions de 1,6 tonnes par personne, contre une moyenne de 5,2 tonnes actuellement (et beaucoup plus que cela dans les pays riches). Cet objectif est nécessaire en tenant compte du budget carbone, dont la reconnaissance par les auteurs du nouveau rapport constitue sans aucun doute sa plus importante contribution.
Avec ce rapport, le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) propose d’alimenter la réflexion en vue de la rencontre convoquée par Ban Ki-Moon pour la fin septembre, cela en vue de la Conférence des parties (de Kyoto) COP-21, qui aura lieu en décembre 2015 à Paris. Il s’agit d’un effort de renverser les résultats catastrophiques de la COP-15 à Copenhague en 2009, un échec sur toute la ligne dans l’effort de contrôler les émissions de GES à l’échelle mondiale.
Je me suis donc mis à lire Deep Decarbonization, le rapport intérimaire déposé par le DDPP, curieux de voir ce qui pourrait bien sortir de neuf dans toute cette histoire. Dès les premières pages, mon attention était captée par la notification que le projet est sous l’égide du Sustainable Development Solutions Network (SDSN) et de l’Institute for Sustainable Development and International Relations (ISDRI). Et Jeffrey Sachs est le directeur du projet.
J’ai «rencontré» Sachs en lisant son livre The End of Poverty, que j’ai ramassé à l’aéroport de Nairobi fin 2006, intrigué par le titre et ayant entendu parler de l’auteur. En même temps, au début de 2007, je lisais le Millenium Ecosystem Assessment, le rapport d’un groupe de chercheurs, indépendants comme ceux du DDPP, publié en 2005 en association avec le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE).
Le choc des cultures
Le «choc des cultures» était frappant, même pour quelqu’un rodé comme moi. Sachs, un économiste de bonne réputation, procède dans son livre sans faire intervenir la moindre préoccupation pour les limites écosystémiques qui font partie de l’actualité quotidienne de la plupart de l’humanité. Le Millenium Ecosystem Assessment insiste que les Objectifs du développement pour le Millénaire (ODM) adoptés comme cibles par les Nations Unies à New York en 2000, et qui incluent une réduction de moitié de la pire pauvreté dans le monde, ne sont pas atteignables selon les scénarios élaborés dans le rapport. Sachs était directeur du Earth Institute, responsable du suivi des efforts ciblant les ODM, dont j’ai brossé le tableau dans mon premier (et seul) rapport comme Commissaire. J’ai écrit à Sachs, me permettant de penser que je pourrais peut-être influencer cet économiste en ayant recours au Millenium Ecosystem Assessment. Je n’ai pas eu de réponse, mais je suis resté marqué par le choc de cultures que j’avais expérimenté. Ce blogue en est un résultat.
Avec la sortie récente des milliardaires de riskybusiness.org, juste avant le dépôt de Deep Decarbonization, on pourrait être tenté de penser que la crise climatique commence à être reconnue même par les plus obtus, ceux qui se trouvent au cœur du modèle économique qui en est la cause presque directe. Finalement, dans ces interventions récentes, comme dans tout ce qui va se faire en préparation pour COP-21, on voit la main lourde des économistes, toujours incapables de constater l’échec de leurs propres efforts en matière de développement.
Sachs est toujours responsable du suivi des ODM et, tout comme en 2005, le rapport du Millenium Ecosystem Assessment ne l’atteint pas. Curieusement, peut-être heureusement, il n’était pas membre du Conseil d’administration de cette organisation, qui a publié un message en 2005 pour accompagner le rapport et dont le titre dit beaucoup : Living Beyond Our Means…. Faisant le bilan (non monétaire, mais suivant ce modèle) de la situation, il constate que les deux-tiers des écosystèmes sont en déficit et qu’il y a une dette écologique très importante.
Le rapport préliminaire («intérimaire») du DDPP dont Sachs est maintenant responsable est clair et certains principes en ressortent. Il est particulièrement frappant de noter que cette première étape du travail ne porte que sur la faisabilité technique de stratégies, pays par pays (les DDP), pour résoudre l’immense problème des émissions de GES. Une deuxième étape de l’étude (prévue pour septembre, avant la rencontre aux Nations Unies présidée par Ban Ki-Moon) ira plus loin dans ce travail, en tenant compte des infrastructures existantes. Resteront à faire pour 2015, disent les auteurs, une analyse coûts-bénéfices et la résolution de la question quant à qui va payer pour la mise en œuvre de tout ce qui est décrit.
The End of Poverty soulignait la préoccupation de Sachs pour les enjeux sociaux, et le DDPP marque celle pour les changements climatiques. Le rapport intérimaire du DDPP indique (p.xi) qu’il va falloir aussi que les rapports pour les différents pays montrent comment le tout va pouvoir tenir compte de la protection de la biodiversité, de la sécurité alimentaire et d’autres enjeux non techniques, même si les rapports préliminaires fournis par le document intérimaire de juillet n’en donnent aucune indication de la façon dont ils aborderont cette exigence.
Budget carbone, budget ressources : l’économie verte à son paroxysme
Au début de 2014, Renaud Gignac a signé pour l’IRIS une analyse du budget carbone du Québec qui s’impose si l’on cherche à respecter les contraintes minimum signalées par le GIEC dans son récent cinquième rapport. Il s’agit des quantités d’émissions de GES que l’humanité peut se permettre en cherchant à ne pas dépasser un réchauffement de 2 degrés C. La conclusion du calcul frappe par sa comparaison avec les engagements du gouvernement du Québec, davantage avec les conclusions de la Commission sur les enjeux énergétiques. Alors que l’IRIS conclut à une nécessaire réduction de nos émissions de 40% d’ici 2020 pour être sur la bonne voie, le gouvernement cible -20% et la CEÉQ ne voit possible qu’une réduction de peut-être 15%, en 2025…
L’IRIS fait son calcul pour le Québec en partant des données du GIEC pour le budget carbone mondial. Le DDPP met l’accent sur ce budget carbone de l’humanité, à partir des mêmes données du GIEC et l’entente de Durban à la COP-17 de ne pas dépasser un réchauffement de 2 degrés C. Suivant des calculs similaires par la Carbon Tracker Initiative, entre autres (voir le récent article de Renaud Gignac pour l’IRIS pour une application au Québec), le DDPP constate au Chapitre II que les réserves mondiales (sans même parler des ressources, plus hypothétiques) d’énergie fossile dépassent largement (de 3 à 7 fois) ce que nous pourrons utiliser si nous voulons respecter le budget carbone donnant une chance raisonnable d’éviter une hausse de 2 degrés C. Pour le DDPP, utiliser ces réserves nous amènera à défoncer le budget carbone; il va falloir prévoir des actifs échoués à grande échelle, les réserves de charbon presque au complet, celles du pétrole et du gaz un peu moins, priorisant ce qui serait exploitable en fonction du coût d’extraction (et de la possibilité d’un recours à la capture et la séquestration des émissions dans certains cas).
La nécessité d’une «décarbonization profonde» en résulte et guide les travaux du groupe. Trois «piliers» soutiennent l’approche : efficacité énergétique et conservation ; électricité à basse teneur en carbone ; changement de carburants. En fait, c’est une version de l’économie verte rendue à son paroxysme. Les réductions d’émissions absolues pour les 15 projets pays par pays (DDP) esquissés dans ce rapport «intérimaire» atteignent 45%. De profonds changements structurels seront requis (p.xii, xv) pour passer de la moyenne actuelle de 5.2 tonnes par personne à 1,6 tonnes, soit une réduction de 70%, alors que les réductions obtenues par les différents projets dans le rapport intérimaire ne sont «que» de 56%. Probablement le hic: il y a une réduction dans l’intensité de carbone du PIB prévue par les projets déjà esquissés de 88% et le DDPP projette une croissance du PIB de 346% d’ici 2050…
Le DDPP ne cherche pas à résoudre directement la question de la répartition des actifs restants (et des droits d’émissions), mais cible des émissions moyennes de 1,6 tonnes par personne en 2050 (voir p.22); cet enjeu a défini le portrait du Protocole de Kyoto et les désaccords à son égard font partie des causes profondes de l’échec des pourparlers. Avec Deep Decarbonization, on est de retour en apparence aux orientations ciblant une limite et une contraction/convergence dans notre consommation d’énergie, fossile et renouvelable, prônées par Brundtland en 1987, maintenant, un quart de siècle plus tard, dans l’urgence. Le DDPP note que les pays pauvres, étant en bas de 1.6 tonnes d’émissions par personne actuellement, pourront se permettre du rattrapage en termes de leur croissance économique (p.22); les pays riches seront dans la dèche, étant même au-delà de la moyenne mondiale actuelle d’émissions de 5.2. Le recours des scénarios pays par pays à des quantités massives d’énergies renouvelables pour atteindre leurs objectifs de développement rejette les limites dans notre consommation ultime d’énergie jugées fondamentales par Brundtland, ce recours, jugé fondamental, en constituant probablement le talon d’Achille du DDPP lui-même…
Suite à venir : Paris 2015 (2) échec prévisible devant l’impossible
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D’abord, merci pour le topo !
Mais en regard des échecs passés… et de ce que je nomme «l’inertie de la mégamachine socio-économique planétaire», je doute fortement que ces objectifs (de rattrapage) soient retenus et atteints.
Jetant un regard à quelques actualités plus ou moins récentes, l’OPEP annonce une hausse de la consommation de pétrole de 1,2 % pour la fin de 2014 (par rapport à 2013), si ma mémoire est bonne. L’Australie vient de mettre sur la glace sa taxe carbone – au grand bonheur de cette industrie charbonnière qui alimente ses centrales électriques au charbon et exporte massivement la noire matière vers la Chine, sa voisine. Le gouvernement Harper fera le nécessaire pour acheminer le pétrole bitumineux vers les raffineries de l’Est. Les centrales électriques américaines passent du charbon… au gaz. Et comme la population américaine n’a de cesse que d’augmenter… La Chine, quoique prenant des mesures de plus en plus drastiques contre la pollution et augmentant son pourcentage d’énergies alternatives dans son mix énergétique, aura tout de même une croissance de plus de 7 % encore cette année. L’Inde, quoique se tournant peu à peu vers le nucléaire, connaîtra elle aussi une forte croissance cette année. L’Europe, en dépit de ses efforts de transition, aura encore besoin de gaz (russe et autres) et de pétrole et de charbon pendant des décennies.
Bref… «Si les hommes avaient des ailes, ils seraient des anges.» 😉