Résumé: Les prévisions économiques sont largement reconnues comme peu fiables, même si les décideurs s’y fient souvent. L’idée d’un bilan de ces prévisions pour 2014 n’est peut-être donc pas géniale. Reste que les journalistes dans le secteur font beaucoup plus que le jeu de prévisions. Ceux du Devoir ont souligné en début d’année la faiblesse des attentes pour la croissance économique. Par la suite, ils ont noté que des éléments structurels de l’économie font que nous ne devons presque plus nous fier au PIB comme indicateur, et la croissance comme objectif. L’élection d’un gouvernement libéral, avec son équipe économique, a fourni l’occasion de souligner de nouveau les défis face à des promesses jugées jovialistes. Un regard sur des constats similaires à l’échelle des institutions internationales finit par faire d’une «nostalgie de croissance» presque le thème de l’année. La question devient alors comment gérer les défis, comment faire face intelligemment aux risques identifiés par le Forum économique mondial de Davos. Plusieurs citations fournissent matière à réflexion, tout comme les articles eux-mêmes.
Au début de l’année 2014 je me suis occupé à inscrire pour relecture en fin d’année des textes de trois journalistes en économie du Devoir, les journalistes étant parmi nos meilleures sources de perspectives sur la situation économique de la province, du pays, voire de la planète. Je notais depuis longtemps ce qui semblait être une tendance de la part des journalistes en général à se tromper dans leurs projections et je me suis dit que j’allais vérifier pour une fois, tout en recherchant – surtout – matière à réflexion en fonction du recul fourni par une année passée. Les textes que j’avais retenus pour relecture dataient du 4 janvier au 15 février, et la nouvelle période de réflexions similaires débute ces jours-ci pour 2015. Je comprenais bien qu’un recueil de texte de La Presse fournirait un portrait sensiblement différent.
À la relecture de ces textes, ma réaction est tout autre que la recherche d’une validation des quelques prévisions qui s’y trouvent. Je suis devant ce qui est presque un roman, une série de textes écrits dans un cadre qui les définit tous, une réflexion sur le modèle économique en difficulté «temporaire» que les textes cherchent à mettre à jour, en essayant de mieux voir notre situation.
Éric Desrosiers rejette les comparaisons trop faciles avec des situations antérieures dès le départ, tout en ciblant de façon fascinante la tendance à la multiplication «d’enchaînements d’événements inattendus» (et il donne comme exemples de possibilités «une maladie infectieuse [qui] peut franchir des milliers de kilomètres en quelques heures seulement, [ou] la découverte et l’exploitation d’une nouvelle ressource d’énergie aux États-Unis [qui] pourraient, éventuellement, accélérer des changements politiques au Moyen-Orient» – pas pire comme « prévisions» !).
Prévisions court terme
Dans les textes que j’avais retenus, les prévisions sont finalement peu nombreuses. Parmi eux, un reportage sur les prévisions de la Banque mondiale par Desrosiers qui suggèrent «qu’une véritable reprise économique est en cours dans les pays à revenu élevé», surtout les États-Unis, où une croissance du PIB de 2,8% est prévue; la zone euro connaîtrait une croissance de 1,1% et l’économie mondiale de 3,4%. Dans un autre reportage, Gérard Bérubé couvre les prévisions du Mouvement Desjardins pour le Québec, selon qui la croissance serait de 1,8%, venant surtout des exportations, surtout aux États-Unis; le Canada connaîtrait une croissance de 2,3% et le dollar canadien serait à 94 ¢US à la fin de 2014.
Bérubé revient avec une chronique en février pour fournir des perspectives plus long terme, en insérant le Québec dans le contexte canadien – c’est son «beat» – et le texte établit un certain contexte pour les réflexions spécifiquement québécoises: «Depuis plusieurs semaines, les économistes, toutes couleurs confondues, se succèdent pour ramener le Québec à ses défis de productivité, à son choc démographique et à son incapacité à créer de la richesse dans un contexte de faible croissance économique, sans inflation ni vigueur des exportations… Même avant la crise, sur une période de 17 années de croissance du PIB depuis 1991, le Québec a nagé dans les déficits structurels chroniques.» L’espoir serait un gouvernement fédéral plus ouvert aux besoins des provinces de l’Est du Canada.
Jean-Robert Sansfaçon, en éditorialiste, débute l’année avec les préoccupations peut-être plus fondamentales d’un économiste, soulignant la «timide reprise» que nous connaissons tout en constatant que, «grâce à cette intervention de l’État, l’économie mondiale a lentement repris le chemin de la croissance, non sans oublier des millions de chômeurs derrière elle». Il insiste que les données sur la croissance et les mouvements boursiers ne sont pas «le reflet fidèle de l’économie réelle qui fonctionne encore au ralenti» et que «ce serait un pari risqué que de penser que l’économie mondiale continuera de prendre du mieux». En février, Sansfaçon revient en soulignant que la «faible croissance» que l’on peut se permettre d’envisager dans les prochaines années est vraiment inquiétante. Il conteste les attentes du Mouvement Desjardins que les exportations augmenteront, proposant que les baisses récentes à ce chapitre sont plutôt structurelles. «Une révision en règle des programmes» est peut-être la seule marge de manoeuvre du gouvernement dans l’effort d’atteindre l’équilibre budgétaire; du moins, insiste Sansfaçon, il faut «un budget transparent, sans astuces, sans leurres et sans cachotteries» pour la campagne électorale attendue.
Bilans rigoureux et faiblesses des prévisions
Plusieurs articles retenus portent sur les erreurs de prévision, en ciblant l’OCDE et le Fond monétaire international (FMI), mais aussi la Banque mondiale, d’abord par Desrosiers en un reportage du 12 février intitulé «L’OCDE innocente l’austérité». L’article présente une étude de l’OCDE analysant l’important débat qui avait eu lieu sur le rôle des mesures d’austérité dans l’absence de reprise, débat où l’OCDE et le FMI, entre autres, interprétaient la situation différemment l’une de l’autre.
Desrosiers y note que «l’étude constatait que les très sérieux experts de l’organisation internationale se sont joyeusement gourés dans leurs prévisions économiques pendant et après la Grande Récession» et poursuit sur un plan plus général: «Des chiffres obtenus cette semaine par la revue Maclean’s montraient que, depuis 1982, les erreurs d’appréciation de la croissance économique future ont été d’au moins 2 points de pourcentage 11 années sur 30.»
Desrosiers y revient trois jours plus tard dans une chronique constituant le dernier texte que j’avais retenu. «Des boules de cristal qui ne tournent pas rond» débute en notant que «les individus, comme les sociétés, ont ce besoin irrépressible de se faire prédire ce qui va leur arriver. Quelle que soit la fiabilité de ces prédictions… De tout temps, l’être humain a voulu croire qu’il vivait dans un monde dont le fonctionnement pouvait être prévisible et contrôlable. De la diseuse de bonne aventure à l’expert patenté interrogé à la télé, en passant par les modèles mathématiques des économistes et le pool de hockey du beau-frère, on s’est risqué à faire toutes sortes de prédictions dont l’exactitude fait rarement l’objet de bilans rigoureux.» Je m’étais préparé justement à faire mon petit bilan «non rigoureux» des reportages, des prévisions, des analyses économiques, et Desrosiers m’a devancé en en soulignant les limites. Le texte revient sur les erreurs de prévision de croissance économique au fil des ans et en rajoute: «Des chercheurs de l’Université de New York ont relevé les prévisions que faisaient régulièrement une cinquantaine de réputés économistes dans le Wall Street Journal sur le chômage, l’inflation ou encore la croissance économique, en portant une attention particulière aux fois où ils prédisaient un choc majeur, qu’il soit positif ou négatif. Ils ont constaté que ceux qui avaient vu leur prédiction d’effondrement boursier ou de soudaine flambée des prix du pétrole s’avérer parvenaient rarement à répéter leur exploit et, plus embêtant encore, se révélaient moins clairvoyants le reste du temps.»
Interlude: Changement de gouvernement, changement de donne?
Après les élections d’avril, je me suis permis de revisiter les perspectives de ces journalistes. Dans sa chronique «Gouvernement de convenance», Bérubé se concentre davantage sur le Québec, mais avec des perspectives plus globales. Il débute avec optimisme en voyant «une conjoncture économique favorable … avec les États-Unis quittant la phase de la reprise pour entrer en mode expansion économique»; comme en janvier, il voit de l’espoir dans la situation positive à Ottawa. Reste qu’il insiste avec réalisme que «pour l’heure, les promesses libérales appartiennent encore à un univers d’influence jovialiste et les projections économiques demeurent imprégnées d’une couleur rosée. On reconnaît toutefois à ce gouvernement la solidité de son équipe économique.» Finalement, pour lui, les fondements de l’avenir résideront dans les mains d’économistes…
Dans une approche similaire, Sansfaçon, troublé par les perspectives peu encourageantes, met l’accent dans un éditorial sur «la pente raide» devant le nouveau gouvernement; la campagne électorale n’a pas répondu à ses attentes de février, évitant le débat économique. Il semble s’attendre à «plus de taxes et de tarifs pour moins d’impôt», prévoyant «une réforme en profondeur de la fiscalité pour soutenir la croissance et récompenser l’investissement, le travail et l’effort». Reste que pour lui l’atteinte des objectifs des promesses libérales sera presque de la «prestidigitation«. Faisant encore une certaine confiance à l’équipe d’économistes à la barre du gouvernement, il termine en notant qu’«on ne perd rien pour attendre maintenant que ce gouvernement qui dit vouloir faire de l’économie sa priorité est bien en selle pour quatre ans». L’éditorial de Sansfaçon nous ramène au cadre pour la réflexion que j’avais déjà commenté, le travail de l’équipe de Godbout qui est sorti en janvier. Tout en étant presque catastrophique dans ses projections, le travail manquait une prise en compte des externalités, qui augmenteront sensiblement les défis.
Reprise sur les perspectives au fil de l’année: comment mieux savoir?
Finalement, une autre sélection de textes publiés en juillet, août et septembre fournit une façon de rétablir ce cadre. Un premier texte de l’Agence France-Presse commente une intervention du FMI ciblant la situation aux États-Unis[1]. Le FMI prévoit un taux de croissance aux États-Unis en baisse par rapport à ses prévisions antérieures, estimant le résultat final pour 2014 à 1,7%. Le FMI le fait, fidèle au modèle, en oubliant ses propres interventions soulignant la nécessité d’inclure dans le calcul du PIB et de notre progrès les coûts des externalités.
En août, Desrosiers fait un autre reportage intitulé «Croissance, création d’emploi, rendement des placements: Modestie, le mot-clé de l’avenir»; il porte sur une nouvelle intervention du Mouvement Desjardins ciblant les perspectives pour le Québec. Le message de base y est que «toutes les attentes doivent être revues à la baisse». Bérubé pour sa part souligne la reprise d’activités après l’été avec une chronique intitulée «Nostalgie de croissance». Il ne laisse pas beaucoup de place pour le maintien du modèle qui encadre l’ensemble de l’activité économique, le premier paragraphe en résumant le portrait: «Et s’il fallait reléguer la croissance économique à l’histoire, au passé ? Plus qu’un effet d’après-crise, le déclin de la productivité est devenu un phénomène aussi structurel que le chômage de longue durée. Avec toutes ces économies vieillissantes, avec ces inégalités grandissantes, avec aussi toutes ces externalités qu’il faudra bien se résoudre à soustraire du calcul du PIB, la croissance est menacée d’épuisement sans autre révolution technologique.» Il corrige ainsi le manquement du FMI et souligne, comme je l’ai fait dans le chapitre sur le chômage dans mon livre, que «l’explosion du chômage structurel est un fléau social devenu alarmant», cela en ligne avec la tendance baissière de la croissance devenue également structurelle.
Son espoir, une nouvelle vague d’innovations technologiques, «ne se profile toujours pas à l’horizon», d’après un article du Monde auquel il réfère. Il termine en citant une étude de Robert Gordon de l’Université Northwestern qui «retenait six défis confrontant les pays industrialisés : le vieillissement de la population, le plafonnement des gains en éducation, le creusement des inégalités, la crise environnementale et l’endettement des ménages et de l’État. Il faut intégrer à cette liste l’actualisation des externalités, une nécessaire comptabilisation désormais reconnue par le FMI et l’OCDE. En ajoutant à l’équation la valeur actuelle des obligations en matière d’engagements sociaux non financées ; en y greffant également les coûts futurs non comptabilisés des impacts environnementaux des choix faits et non faits, présents et passés, tout chiffre de croissance, quel qu’il soit, n’est que mirage.»
En prenant cette perspective des pays riches, Bérubé rejoint la réflexion plus globale de Desrosiers en février, voire celle du Mouvement Desjardins en août. Dans «Boules de cristal», Desrosiers insistait sur la faiblesse des prévisions et terminait en posant la question: comment mieux savoir? Il poursuivait: «L’étude de l’OCDE conclut une chose et son contraire. D’abord, elle doit mieux garder en tête les grandes tendances mondiales, mais aussi des risques peu probables, mais dont l’impact pourrait être considérable (cygnes noirs).»
Davos, et les risques
En janvier, Desrosiers avait fait un reportage, «Menaces sur la stabilité du monde», sur le rapport annuel sur les risques planétaires produit par le Forum économique mondial (FÉM) pour 2014, laissant de coté la question de prévisions et ciblant la question de risques, une autre sorte de prévision. La responsable du FÉM y souligne que «chaque risque examiné dans ce rapport pourrait provoquer une défaillance à l’échelle mondiale ; mais c’est leur interconnexion qui accentue leurs effets négatifs au point qu’ensemble, ces effets pourraient être décuplés».
Le lendemain, Desrosiers avait suivi le reportage avec une chronique. Il y partait en constatant que «les temps sont difficiles pour les visions qui ne sont pas étroitement liées à son intérêt particulier à court terme, et ce, à l’échelle des sociétés comme de la scène internationale… L’un des principaux constats de cet exercice est combien tous ces grands phénomènes sont souvent étroitement liés entre eux et peuvent rapidement provoquer des réactions en chaîne aux effets souvent imprévisibles.» Il poursuit; «Les auteurs du rapport du FEM conviennent volontiers que plusieurs de leurs prétendus «risques» ne sont plus, depuis longtemps, de simples menaces, mais qu’on devrait plutôt parler de tendances (ou de vulnérabilités) qui se font déjà sentir, mais qui pourraient encore s’aggraver et déraper.» On n’est plus dans le monde presque banal des prévisions, mais dans le constat de tendances. Comme il conclut dans son reportage, «cette situation sur la scène mondiale ne pourra pas durer éternellement, constatait le rapport de cette semaine. Les acteurs politiques, économiques et sociaux doivent apprendre au plus vite à regarder à long terme, à se faire confiance et à travailler ensemble, y disait-on. Ils doivent aussi oser réinventer nos façons de se gouverner afin de s’adapter aux nouvelles réalités. Ces recommandations ne devraient pas seulement valoir pour les acteurs de la scène internationale. Elles devraient s’appliquer aussi au fonctionnement à l’intérieur même des pays, où plusieurs problèmes et dérives ne sont pas tellement différents.».
Mise en perspective pour 2015, dont la COP21 à Paris en décembre
Suivant Desrosiers, le constat de fond du FÉM semble constituer une révision d’attitude face aux efforts de prévision, de planification, de prise de décision: «l’interconnexion et la complexité grandissante du monde d’aujourd’hui réduit la capacité de prendre des décisions informées» et «diminue le sentiment de responsabilité des acteurs concernés, ce qui fragilise l’ensemble du système.»
«Chaque gouvernement essaie de répondre à ses pressions domestiques en défendant ses intérêts particuliers à court terme du mieux qu’il peut. Comme à l’intérieur des pays, cela mène, sur la scène internationale, à un environnement «fractionné et possiblement volatil» où l’on préfère essayer de constituer des blocs commerciaux régionaux plutôt que de négocier tous ensemble, où l’on s’espionne allègrement par Internet plutôt que de se soucier de sa solidité et de sa sécurité, où la Chine et le Japon ont fini par nous faire peur à force de jouer les matamores nationalistes en mer de Chine, mais surtout où l’on est en train de perdre espoir que des solutions soient trouvées pour les grands problèmes avec lesquels on est aux prises, comme les changements climatiques.»
Comme je constate depuis des années maintenant, la publication de rapports annuels sur les grandes problématiques socio-économico-environnementales constitue un risque en elle-même, la répétition nous faisant oublier que les rapports parlent d’urgences. Desrosiers conclut: «Cette situation sur la scène mondiale ne pourra pas durer éternellement … disent les auteurs du rapport de Davos.»
Desrosiers a déjà commencé le travail de 2015, avec une chronique du 3 janvier, «Grandeur et misère de l’esprit humain». Il met la table pour l’année en premier paragraphe: «Changements climatiques, montée des inégalités, viabilité à long terme de nos principales politiques publiques, vieillissement de la population, changements technologiques, désaffection démocratique, mondialisation… la liste des grands enjeux qui occuperont ou devraient occuper l’avant-scène économique sera encore longue cette année. Comme il se doit, une multitude d’experts de tout acabit se proposeront de nous en expliquer les tenants et les aboutissants afin de nous aider à mieux les comprendre et à prendre parti au besoin.» Sa référence aux experts nous met en garde, suivant le constat de la Banque mondiale: «Si les dérives de l’esprit humain s’observent dans la population générale, elles se retrouvent fatalement aussi lorsque les individus se font professionnels du développement, experts, commentateurs à la télévision, blogueurs ou politiciens, note le rapport de la Banque mondiale » – je n’y échappe pas!
Dans les semaines qui viennent, nous verrons le rapport du FÉM sur les risques et les commentaires de Desrosiers, un nouveau travail de Godbout, les préparatifs pour Paris tout au long de l’année – et un travail de journalistes qui nous dit qu’il faut être sur ses gardes. De mon coté, je vais continuer à approfondir les «prévisions» du Club de Rome de 1972…
Bonne année!
[1] Note : 2 janvier 2015 – Le Wall Street Journal suggère que ce sera 2,8%, contrairement à la correction apportée par le FMI en juillet qui prévoyait 1.7%… Nous aurons sous peu les données pour 2014 et l’occasion de juger l’ensemble des prévisions. Ce jugement exigera une reconnaissance du fait que (i) le PIB n’est pas un bon indicateur de notre progrès, étant seulement un indice de la taille de notre activité, et (ii) l’indice lui-même doit donc être retravaillé pour faire intervenir les externalités dans le calcul, ces externalités étant souvent les impacts négatifs d’une taille de l’activité devenue beaucoup trop importante.
by