La publication récente par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) de Dépossession : Une histoire économique du Québec contemporain marque une étape intéressante dans la nécessaire identification d’un modèle pour remplacer celui de notre système économique actuel qui est dépassé par ses contradictions. Contrairement à d’autres interventions, les essais dans ce livre ne se limitent pas aux crises occasionnées par la domination du néolibéralisme depuis les années 1980, montrant que le fond du problème remonte plus loin et met en question le modèle économique lui-même dont le néolibéralisme n’est qu’une variante particulièrement néfaste.
L’IRIS propose une intervention en deux étapes, celle-ci, le volume 1, portant sur les enjeux associés aux ressources de la province; un volume 2 en préparation portera sur des enjeux sociaux à travers une critique de la technocracie héritée de la Révolution tranquille. Selon le coordonnateur du projet, Simon Tremblay-Pepin, la démarche «s’attaque à l’idée selon laquelle la Révolution tranquille aurait permis d’atteindre les objectifs d’appropriation économique qui étaient les siens dans l’imaginaire québécois» (16). Contrairement à l’idée que cette initiative a marqué un âge d’or, l’IRIS propose plutôt qu’elle a mis en place deux groupes sociaux qui ont maintenu la dépossession déjà en cours à cette époque, les technocrates et les entrepreneurs québécois. Il s’agissait d’élites dont les compétences leur permettaient de passer facilement entre les sphères politique, de la fonction publique et de la direction d’entreprises privées. Les véritables processus «émancipateurs» venaient des mouvements sociaux et étaient la libération des femmes, le mouvement ouvrier et celui de la libération nationale. Les phénomènes des années 1980 ont mis fin à ce qui restait du rêve, et depuis, la gestion des affaires supplante finalement le service public. Même Fondaction de la CSN et le Fonds de solidarité de la FTQ passent à la trappe, avec les conflits d’intérêt engendrés par leurs doubles mandats.
Finalement, la proposition de l’IRIS est que «les immenses ressources» du Québec devraient servir à «la création d’une économie nationale qui aurait pour but de répondre aux besoins de la population» plutôt que d’être assujetties à l’intérêt d’investisseurs de l’économie mondialisée. On a une idée peut-être du nouveau modèle recherché avec le commentaire de Tremblay-Pepin à l’effet que «la dérive vers le néolibéralisme était au coeur même du projet de création d’une bourgeoisie nationale et d’une technocratie d’État» (23). Comme tous les articles montreront, et pour le répéter, l’intervention de l’IRIS met en question le modèle économique capitaliste lui-même, presque sans jamais le dire. L’élite est le «chantre» du social-libéralisme agissant dans le sens de l’économie actuelle.
Comme Tremblay-Pepin souligne, à travers l’ensemble de dépossessions de ressources et de moyens que le livre présente, c’est finalement «de l’action politique que le peuple a été dépossédé» (274). La fin de l’Introduction en fournit des paramètres de la pleine possession du pouvoir souhaitée et des conditions minimales pour mettre fin à la dépossession présentée : «1) le contrôle sur la façon dont l’exploitation des ressources est effectuée et son objectif; 2) la capacité de décider si un profit doit être ou non tiré de cette exploitation et la capacité de déterminer qui recevra ce profit et à quelles fins; 3) la possibilité de poser une limite à cette exploitation» (24).
C’est dans sa Conclusion que Tremblay-Pepin présente le plus explicitement le but de cet exercice collectif : «Cet ouvrage avait pour ambition de faire advenir les raisons de ce sentiment [de dépossession] à la conscience collective, de fournir des explications objectives afin de décrypter les discours dominants et se donner les moyens d’agir» (266).
À la lecture du livre, les deux premiers objectifs semblent bien réalisés, mais les moyens d’agir semblent laissés, dans chacun des chapitres, à des constats implicites dans les textes et aux quelques pages de leurs conclusions respectives. Pour les milieux agricole et forestier, l’équipe de base de l’IRIS ne possède pas l’expertise nécessaire et a cherché la collaboration de deux personnes partageant ses orientations et possédant une expertise dans ces domaines; pour les chapitres sur les mines, sur l’énergie et sur l’eau, on peut chercher dans d’autres publications de l’IRIS des éléments définissant les interventions qui semblent découler des analyses présentées dans ce livre mais qui ne sont pas explicités.
Dans mes trois prochains articles, je me permets d’esquisser et de rendre explicite ce qui reste beaucoup trop implicite dans le livre, en essayant de conclure à partir de ce qui est présenté par les auteurs, le tout chapitre par chapitre, sur les moyens d’agir. Je note qu’il aurait été utile que les sous-sections se trouvent dans la Table des matières, histoire de permettre un coup d’œil sur l’argumentaire. Je les présente au début de chaque section.
La contribution fondamentale de Dépossession est le regard qu’il fournit sur l’histoire économique, comme l’indique le sous-titre, mais également sociale et environnementale, des interventions sur le territoire. Le fait que l’ensemble des ressources dont il est question sont de propriété publique constitue une trame de fond pour le premier volume qui établit les fondements du nouveau modèle à définir; la propriété des terres agricoles est privée, mais cette exception permet finalement de souligner le message de l’ensemble : le bien-être du peuple québécois et l’établissement d’un État qui les réunit en étant agent de promotion de ce bien-être doivent être identifiés comme les véritables cibles de l’activité économique. Ceci nécessite justement le rejet du modèle économique qui met la priorité sur ce que les auteurs appellent le productivisme et la logique du marché.
Agriculture : Les limites du modèle agricole québécois, par Lyne Nantel
Le développement de l’agriculture au Québec durant le XXe siècle; La mise en place de la régulation étatique; Portée et limites des mesures de régulation et de financement agricole; Concurrence, consolidation et endettement : pression sur la relève et sur la ferme familiale; Le virage néolibéral des années 1980 : l’impasse du productivisme appliqué au modèle agricole québécois; Les années 2000 : une remise en question du contrat agricole «productiviste et capitaliste»?
Le chapitre débute en signalant une crise profonde dans le milieu agricole, crise identifiée par la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois – la CAAAQ – ou Commission Pronovost et les trois rapports qui découlaient de ses travaux de 2007-2008. Il poursuit en insistant qu’«une fois que tous s’entendent pour rejeter le statu quo, l’enjeu devient de déterminer la nature exacte de la crise, de mettre à nu ses racines, avant d’élaborer des pistes de solution» (27). C’est dans ce cadre que Nantel passe à travers les différentes étapes du développement agricole depuis près de 100 ans. L’exercice commence avec les forces aboutissant à la fin du modèle domestique de production agricole, fin datée en 1939. La réalité qui s’en suivra sera marquée par «la logique de la dépossession : celle qui prive la population de sa capacité à décider collectivement de ce qu’il adviendra de son territoire agricole» (27).
La mise en place d’une régulation étatique se présente, dès les années 1940, comme une stratégie gouvernementale pour répondre aux besoins des agriculteurs. Les sous-sections décrivent les résultats : des regroupements formés, une mise en marché collective et les plans conjoints, le monopole de l’UPA établi, la gestion de l’offre, les mesures de soutien et la sécurité du revenu agricole mises en place. Le bilan de cet ensemble est assez positif, mais il connaît des limites et, finalement, Nantel constate que ces politiques ont encouragé le mode productiviste tout en diminuant la valeur des programmes mis en place par l’État. C’est le cas entre autres de l’inclusion des intégrateurs dans l’ASRA, de la restriction des productions couvertes par les plans conjoints, de la financiarisation des quotas de la gestion de l’offre. Finalement, «le processus de régulation est resté incomplet, laissant beaucoup de place à l’économie de marché» (53).
Ceci amène la consolidation des entreprises et menace la survie des fermes familiales ainsi que la relève. Dès les années 1980, le virage néolibéral mène, selon l’analyse de Nantel, à l’impasse du productivisme où dominera le secteur de la distribution et où compétitivité et libre-échange sont les mots d’ordre. Ce serait dans les années 2000 que l’impasse, la remise en question du contrat «productiviste et capitaliste», se manifestera, avec de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs. Le secteur de l’environnement est particulièrement ciblé. «La crise agricole actuelle, en révélant les limites du pacte … fait émerger de nouvelles visions pour le développement de l’agriculture, de nouveaux rapports de force». De nombreuses composantes du nouveau modèle sont identifiées, en partant d’une remise en question de l’intérêt économique – une sortie de l’économie du marché – comme principal critère de développement : «la souveraineté alimentaire, la cohabitation harmonieuse entre pratique agricole et communautés, la préservation de l’environnement, l’occupation du territoire, la qualité de vie de ceux qui travaillent la terre et, enfin, la préservation du métier d’agriculteur et de la ferme familiale et indépendante» (63). Nantel identifie l’Union paysanne comme «porte-étendard» de cette nouvelle vision et conclut que «le dispositif de régulation a été dévié de ses buts premiers» (65).
Nantel termine dans la conclusion de trois pages avec une vision de l’agriculture, dans ses structures, comme un secteur coopératif (p.66). Son argumentaire montre une situation où les producteurs agricoles – appellons-les des paysans – sont en voie d’extinction sur tout le territoire, à la faveur de grandes entreprises régies par la recherche d’une production et d’une rentabilité les plus grandes possibles. Nantel y met ainsi l’accent sur la dépossession des productrices elles-mêmes dans leur fonction nourricière, en premier lieu, mais également sur celle de l’ensemble de la population vivant sur le territoire et «qui consomme les denrées qui y sont produites» (66). Pour contrer l’argument des grandes entreprises qui suggèrent qu’elles répondent aux exigences de ces «consommateurs», elle réplique qu’il «ne faut pas prendre l’acte de consommation – essentiellement économique et individuel – pour l’expression de l’engagement politique des citoyens» (66).
Nantel insiste sur l’importance d’un encadrement institutionnel efficace comme soutien à l’agriculture proposée. Citant la CAAAQ sur les «remarquables capacités d’adaptation» de ces acteurs de la société, elle poursuit sur l’importance de décider «à quoi nous souhaitons voir notre agriculture s’adapter. L’histoire nous oblige à nous demander si une agriculture viable et véritablement souveraine est compatible avec le libre marché mondialisé». La réponse est non et enlève le point d’interrogation de la dernière section du chapitre : il faut sortir les producteurs «du paradigme productiviste en leur restituant leur rôle d’artisans qui, doués d’un savoir-faire précieux, pratiquent une activité équilibrée, dans le respect de la nature et au plus grand bénéfice de tous» (67).
De l’intuition à certaines précisions
Finalement, le lecteur est obligé de quitter l’intuition associée à cette série de commentaires, déduisant des analyses historiques les éléments qui doivent être rejetés pour se trouver avec une proposition plus claire pour cet avenir proposé. Ce qui pourrait distinguer cet avenir de paysans souverains du passé de leurs ancêtres est justement les apprentissages acquis pendant les 100 ans couverts par le chapitre et qui permettent de penser aussi que les nouveaux paysans seraient beaucoup mieux «encadrés» par l’État que ne l’étaient leurs prédécesseurs.
C’est de valeur que Nantel ne pousse sa réflexion au bout de ses implications. Il semble s’agir d’une vision d’une société où la population vivrait essentiellement d’aliments produits sur le territoire, rejettant les incidences de la mondialisation qui font que nous consommons actuellement une grande quantité et une grande variété de denrées importées, souvent de pays producteurs lointains. Ceci semble rejoindre les analyses tout au long du chapitre qui montrent les étapes de dépossession des productrices qu’étaient les grands-parents et les parents de la génération actuelle. Le «niveau de vie» de ces ancêtres était clairement inférieur à ce que nous mesurons aujourd’hui, mais ils étaient plutôt en possession de leurs moyens, et le chapitre semble reconnaître que ce «niveau de vie» serait à l’avenir une fois de plus moindre. Finalement, un élément de base de la proposition est l’intégration des coûts des externalités sociales et environnementales dont mon livre sur l’IPV esquisse l’importance. Le retrait des marchés mondiaux et l’élimination des externalités mettront les producteurs devant une situation de marchés locaux gérés vraisemblablement par des coopératives où l’argent circulerait en moins grande quantité.
Une telle perspective rejoint une autre qui n’est nulle part mentionné dans le chapitre, voire dans le livre, soit la dépendance majeure de l’agriculture productiviste au pétrole. Un recours au pétrole et au gaz naturel est définissant dans l’agriculture industrielle et l’avenir de celle-ci semble probablement plus compromise même que celle des paysans imaginés face à un coût qui sera nécessairement en hausse (à moins que le modèle ne commence déjà à s’écrouler de lui-même avec une demande (et un prix) à la baisse). Un effondrement de la production industrielle, ou des prix trop élevés, pourraient peut-être fournir l’occasion pour le retour aux fermes familiales dont il est question dans ce chapitre. Du moins, il y a lieu de croire que la ferme familiale envisagée verrait un certain retour au travail physique, remplacé depuis des décennies par la machinerie mue par de l’énergie fossile[1].
Finalement, un nouveau modèle pour le milieu agricole qui semble implicite dans le texte voit un peuplement du territoire par de nouveaux paysans, soutenus par les programmes de régulation de l’État déjà en place mais corrigés dans leurs dérapages (dont l’inclusion des intégrateurs parmi les bénéficiaires de l’ASRA et les quotas inabordables pour la relève), soutenus aussi par des connaissances scientifiques et culturelles permettant la pratique de l’agriculture et la vie en communauté avec moins de contraintes que dans le passé (le savoir-faire mentionné). Il met la priorité sur la culture vivrière et une alimentation conséquente coupée de ces importations venant de loin et à forte teneur en carbone. La participation à des marchés d’échanges sera secondaire, une question des surplus qui risquent d’être beaucoup moindres que ceux de la production industrielle qui ne vise que cela. La production sera faite dans le respect des contraintes environnementales et sociales, comportant à leur tour des restrictions économiques pour ce développement plus approprié, cela dans des milieux ruraux qui auront vu le retour d’écosystèmes fonctionnels.
La crise profonde qui sévit dans le modèle actuel constitue les assises pour une transition vers le nouveau modèle qui exigera un changement profond de mentalité au sein d’une population définie depuis des décennies comme des consommateurs. Nantel fournit d’importants éléments du portrait général qui permettraient de mettre fin à la dépossession et qui ont été identifiés par Tremblay-Pepin. Élément clé dans le portrait: l’État. C’est promis comme sujet de présentation du deuxième volume.
Note 1: Un article dans Le Devoir en 2013 mettait en évidence l’initiative d’un jeune couple allant dans ce sens. Une vidéo Vimeo fournit une entrée dans les détails de leurs activités.
À VENIR:
L’IRIS à la recherche d’un nouveau modèle: le milieu forestier et le secteur minier
L’IRS à la recherche d’un nouveau modèle: le secteur de l’énergie et la ressource eau
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Harvey, permets-moi de dire que je trouve toutes ces considérations sur la « dépossession agricole » bien abstraite et bien théoriques, tant celles de Nantel que les tiennes. Le discours est très théorique et peu rattaché aux rapports de forces concrets qui s’affrontent dans la réalité. Ça ressemble à des devoirs d’étudiants qui, en réalité, ne sont pas très concernés. Résultat: on en ressort vaguement perdu, sans orientation ni motivation claire. Il y a moyen que l’analyse débouche davantage sur l’engagement, il me semble. Pour quelqu’un comme moi qui se bat depuis 30 ans sur ce terrain, c’est un peu décevant.
Roméo,
Je suis bien d’accord avec ton constat général, mais c’est le cas souvent avec les rapports de recherche de l’IRIS, qui cherchent justement à contribuer à l’analyse des enjeux des débats publics. Dans le cas des chapitres de Dépossession, j’arrive à une conclusion quand même analogue à la tienne : tous les textes restent pour l’essentiel dans une présentation de l’histoire du secteur en cause mais, comme je souligne déjà avec mes commentaires sur ce premier texte, n’arrivent pas à fournir un portrait de ce que j’appelle le nouveau modèle, même en termes plutôt abstraits.
Quant à l’engagement, les textes ne fournissent aucune piste. Pour moi, ce n’est presque pas nécessaire. Je suis convaincu après mes propres 40 ans de batailles que nous avons perdu la guerre et que l’intérêt est d’essayer de voir clair dans ce qui va nous tomber dessus. Voilà mon objectif dans les derniers paragraphes et que je vais continuer à faire en commentant les autres textes… Les auteurs de l’IRIS semblent se satisfaire des énoncés de gauche, mais ne suggèrent ni «les moyens d’agir» promis par Tremblay-Pepin ni mon constat que le nouveau modèle va justement nous tomber dessus.
Et si on parlait d’action concrète, en exemple, développement de l’agriculture urbaine, fermette urbaine, terre communautaire, projet d’autonomie alimentaire……. puis s’il le faut …. un nouveau pays dans le Québec!
Ça fait trop longtemps qu’on tourne en rond!
Je ne m’identifie pas aux valeurs du Québec actuel!
J’ai besoin d’un lien d’appartenance pis y’a une belle gang au Québec avec qui nous pourrions construire d’une façon SOLIDE ÈRE !