L’article de Khalid Adnane dans Le Devoir du 13 octobre, intitulé «Capitalisme 101 ou le dur apprentissage économique de la Chine», frappe par les œillères portées par l’auteur; ce sont finalement celles de n’importe quel cours d’économie 101, celles même de bien trop d’économistes de nos jours. Adnane cherche à comparer l’expérience de la Chine en matière de développement économique depuis l’ouverture dans les années 1980 à celle des États-Unis depuis plusieurs décennies, voire depuis un siècle. Il note que depuis 1960 la croissance du PIB des États-Unis – de la richesse, dit-il, suivant nombre d’économistes – tourne autour de 3 et 4% en moyenne décennale, en comparaison de celle en Chine, se situant pendant 20 ans au-dessus de 10% et maintenant rendue à environ 7,3%, celle du dernier pic connu par les États-Unis en 1984.
D’une part, Adnane prend pour acquis qu’une croissance du PIB au-delà de 10% ne peut pas continuer indéfiniment, sans fournir d’explication de son constat. D’autre part, Adnane insiste que le taux de croissance va nécessairement baisser aux niveaux connus par les économies matures, comme celle des États-Unis, et finir autour des 3 ou 4%, encore une fois, sans fournir d’explication de son constat. En fait, ce qu’Adnane ne constate pas, et c’est fondamental pour son cours 101, est que la croissance du PIB pour l’ensemble des pays riches est en baisse constante depuis justement des décennies.
Le conseil d’Adnane, encore une fois sans reconnaissance du cadre véritable, est que la Chine devrait abandonner le recours à des exportations pour doper son économie et cibler la consommation interne, cela parce qu’un «ralentissement du commerce mondial semble s’installer durablement». Adnane ne fournit pas d’explication du ralentissement, et ne le situe même pas dans ses constats précédents.
Le plus dur apprentissage pour la Chine face au capitalisme, termine Adnane, sera de vivre avec les vices du capitalisme, et non seulement avec ses vertus – la croissance. Soulignant le krach boursier chinois de l’été dernier, Adnane insiste qu’il s’agit d’un aspect indissociable du capitalisme, soit – j’imagine – des moments de hauts et d’autres de bas… La Chine est en train d’atteindre sa «pleine maturité» avec ses mauvaises expériences économiques actuelles, avec encore beaucoup à apprendre (des économies matures…).
Les économies «matures», des exemples pour la Chine?
Dans un monde en turbulence sur les plans politiques, économiques, sociaux et environnementaux, il est plus que surprenant – «pour le moins ahurissant», comme il dit maladroitement de la Chine même – que tout l’article se fie à «la normale» dans l’expérience économique récente. Tout en parlant de l’expérience variable avec la croissance, Adnane ne retourne pas dans le passé pour décrire l’expérience variable avec les récessions, pourtant parmi les importants vices du capitalisme; il aurait pu noter que celles-si arrivent de façon régulière seulement depuis les années 1980. Les vices du capitalisme semblent changer avec le temps…
En effet, si l’on regarde la situation de la Chine avec un œil autre que celui d’un économiste, on peut y déceler une série de tendances qui ne semblent avoir rien à voir avec la normale des pays capitalistes des dernières décennies. En fait, la Chine n’est pas un pays «normal», mais en même temps nous fournit le portrait de ce qui pourrait devenir normal dans les prochaines années.
La Chine devant de nombreux défis autres que la recherche de la croissance et le maintien de son système capitaliste immature
Finalement, un ensemble de facteurs frappe aujourd’hui la Chine dans son effort d’imiter le développement capitaliste normal des pays riches depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ces facteurs ne figurent pas dans la réflexion d’Adnane, mais préoccupent toutes les organisations internationales, à commencer avec l’élite économique de Davos dont il a été question dans mes derniers articles. Il semble raisonnable de voir la Chine en train de cibler un développement qui n’est pas lié à la croissance économique jugée normale dans les pays riches.
Ses dirigeants ont en main depuis assez longtemps, sans que cela ne soit diffusé à grande échelle, les données montrant que le coût des externalités environnementales et sociales ont plus ou moins annulé les bénéfices de toute l’activité économique tant vantée comme créatrice de richesse. En outre, ses dirigeants savent qu’ils n’auront plus accès à une énergie raisonnablement bon marché, la normale dans l’histoire des pays capitalistes riches des Trente glorieuses. Ils planifient un approvisionnement en énergie – en quantités hallucinantes, à l’image du pays – , entre autres du gaz de la Russie, mais cela ne suffirait vraisemblablement pas à faire plus que maintenir la situation actuelle, pas plus que les réserves de charbon (incluant de nouvelles découvertes dans l’ouest du pays), contraintes par les limites planetaires dont Adnane ne parle pas mais que la Chine reconnaît. L’augmentation de la part de la viande dans l’alimentation de la population n’est pas en relation avec la réalité de la production mondiale pour le commerce international et la capacité trop limitée de la Chine de fournir le nécessaire – et suggère de changer de modèle et de revenir sur des éléments de l’approche paysanne qui se trouvent encore partout en Chine, tout en étant menacés.
Bref, la Chine est arrivée trop tard dans son effort d’imiter les pays riches, ceux-ci étant déjà, lors de l’ouverture de la Chine, pris dans une tendance baissière qui semble échapper à Adnane, mais pas à la grande majorité des analystes. Les crises environnementales sont en partie le reflet des failles dans le modèle capitaliste, qui ne tient pas compte des externalités; les crises sociales ne peuvent être séparées de la démographie galopante de populations qui ne bénéficient pas du développement capitaliste et qui vivent les inégalités; les crises économiques, étroitement associées à une raréfaction de sources d’énergie bon marché, semblent rejoindre les projections de Halte à la croissance qui mettent de l’avant un effondrement de la production industrielle dans la période actuelle.
Ce ne semble pas être seulement la Chine qui connaîtra les vices du système capitaliste, et fort probablement son effondrement, mais il y a presque un espoir pour elle, et donc pour nous, parce qu’elle n’est justement pas mature dans son adhésion au modèle.
In Line Behind a Billion People : How Scarcity Will Define China’s Ascent in the Next Decade
Ce titre, d’un livre de Damien Ma et William Adams, propose une lecture de la situation en Chine qui ne repose pas sur les illusions des cours Économie 101. Il me paraît bien possible que les dirigeants chinois, ayant bien écouté et collaboré avec les économistes de la Banque mondiale pour concevoir China2030, arrivent rapidement à comprendre que le modèle capitaliste est en panne, non seulement chez eux, mais dans le monde entier. Même l’élite de Davos souligne que le modèle actuel doit être remplacé, sans pour le moment savoir par quel autre modèle.
Les dirigeants chinois peuvent toujours planifier une production pour consommation par sa classe moyenne de quelque 250 millions de personnes, rendue l’égale en nombre des populations entières des pays riches tout comme par rapport à leur niveau de vie, mais cela se bute aux inégalités criantes en Chine et à une diffusion d’une connaissance de cela de plus en plus claire de cela dans la population. De toute façon, la production pour consommation par cette classe moyenne, finalement le propre d’une «économie mature», se buterait aux mêmes problèmes connus dans les pays riches, soit une limite dans la hyperconsommation comme moteur de l’économie qui n’a rien à voir avec un respect de limites planétaires, mais simplement avec la capacité de consommer…
Comme son sous-titre insiste, le livre de Ma et d’Adams met l’accent sur un portrait d’importantes raretés qui vont dominer la scène chinoise pendant la prochaine décennie. Les noms des chapitres (je les laisse en anglais) donnent une idée générale et imagée de ce qui est en cause (voir le résumé du livre en utilisant le lien fourni plus haut).
Economic scarcity: 1. Resources: While supplies last; 2. Food: Malthus on the Yangtze; 3. Labor: Where did all the migrants go? – Social scarcity: 4. Welfare: Socialism with Chinese… actually no, not socialism at all; 5. Education: Give me equality… but not until after my son gets into Tsinghua; 6. Housing: Home is where the wallet is – Political scarcity: 7. Ideology: The unbearable lightness of the Yellow River Spirit; 8. Values: What would Confucius do?; 9. Freedom: Keep on rockin’ in the firewalled world
Il n’y a aucune raison de suivre le discours d’Adnane sur l’avenir de la Chine, brossé dans les termes d’un modèle dépassé et appliqué dans ce cas sans sortir des généralités qui semblent, quand même, moins répandues qu’il y a quelques années. En particulier, on voit ici une vision de la Chine pendant la prochaine décennie qui donne une petite idée de jusqu’à quel point la proposition de cibler la consommation interne pour gérer les défis du pays manque désespérément de perspective. L’économie écologique, fondée sur des connaissances de la place des sociétés humaines sur une planète assujettie aux lois de la thermodynamique, formule un autre discours à ce sujet depuis plusieurs décennies maintenant. Le thème du livre de Ma et Adams, la rareté, constitue une entrée en la matière en tenant compte des limites auxquelles l’humanité est confrontée.
La situation esquissée est fascinante. Comme Ma souligne dans une entrevue de 2013, à la sortie du livre: «We are more focused on correcting misconceptions about where China is today than predicting where it will be tomorrow. And we’ve seen how many prognosticators of China’s future have gotten it wrong time and again. Over the course of China’s modern history, it has systematically outperformed outside observers’ expectations for its ability to adapt to change.»
L’important est de porter le moins d’œillères possible en faisant l’effort de s’adapter à ce qui s’en vient. Adams, dans la même entrevue, fournit des perspectives sur les défis d’adaptation qui doivent être confrontés: «[We see] the recipe for their first steps all the time in Xinhua, the People’s Daily and the other official mouthpieces–more transparency, more responsive government, controlling corruption, continuing reforms to the state sector, rationalizing resource prices, and so on. The challenge is that not much can be accomplished on these fronts without some pretty complex institutional reforms and more separation between state and society…. We suspect the challenges of scarcity that we highlight will echo in many of the issues addressed at the upcoming Third Plenum —that is, less emphasis on economic growth, more on social and institutional priorities.»
En réponse à la question quant au défi d’adaptation qui sera le plus exigeant, Adams revient au discours des économistes écologiques plutôt directement : «Resource issues seem most intractable, in large part because resources are finite and cannot just be invented or redesigned, at least not yet. Institutions can be reformed and new ideologies can be thought up more easily than land, water and energy can be created from thin air—and China’s economy is on track to demand a lot more of these resources.»
Finalement, ce ne sera pas la Chine seule qui sera confrontée à cet ensemble de défis, mais l’humanité entière. La Chine nous sert d’exemple de leur taille et de la possibilité de sortir des oeillères du capitalisme dominant pour trouver les adaptations possibles.
MISE À JOUR
Lors d’une rencontre du Conseil des relations internationales de Montréal le 28 octobre, trois économistes ont échangé sur les perspectives pour l’économie mondiale dans la prochaine année. Finalement, les économistes en chef du Mouvement Desjardins, François Dupuis, de la Banque Nationale du Canada, Stéfane Marion, et de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Paul Fenton ont fini par mettre un gros accent sur le fait que la Chine est en train de changer de modèle; ceci, suggèrent-ils, enlèvera à la Chine le rôle de moteur de l’économie mondiale pour les prochaines années. Résultat: « l’économie mondiale n’est pas porteuse de croissance actuellement », note François Dupuis, alors que Stéfane Marion suggère qu’une croissance économique faible est peut-être devenue la « nouvelle normalité ». L’article donne les indications que les trois économistes ne voient pas l’intérêt du recours au nouveau modèle noté par Ma et Adams qui met l’accent sur les priorités institutionnelles et sociales…
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