À l’approche de la COP21, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une journaliste sur ma position telle que résumée dans mon dernier article: l’humanité ne pourra pas respecter le budget carbone sans un chambardement majeur des sociétés, surtout des riches. L’échange m’a frappé par le constat qui s’imposait : je ne pouvais la référer à personne en position d’autorité en soutien à ma position. Je lui ai suggéré que Normand Mousseau, ancien co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, aurait peut-être des choses intéressantes à dire, sans vraiment savoir où il se positionne.
Par la suite, j’ai réalisé que seuls les «décroissancistes» se positionnent comme je le fais dans cet article et qu’ils manquent justement d’autorité. Les environnementalistes, dont certains ont une certaine autorité, se maintiennent sans exception, je crois, dans leurs tendances historiques cherchant à améliorer le modèle actuel.
Un livre par les décroissancistes sur l’extractivisme, y compris sur l’exploitation à grande échelle des gisements d’énergie fossile
Au moment de l’échange, j’avais justement commencé à lire Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, intéressant ouvrage collectif publié chez Écosociété et dirigé par Yves-Marie Abraham et David Murray. Le positionnement des milieux environnementaux y est critiqué explicitement mais sans élaboration dans l’épilogue du livre, signé par Abraham sous le titre «Moins d’humains ou plus d’humanité?›[1].
Ce positionnement est critiqué aussi dans un article de Mousseau dans cet ouvrage qui couvre un ensemble de problématiques touchant le secteur de l’énergie et que je ne l’avais pas encore lu au moment de l’échange. Les grandes lignes sont exprimées dès le début : les projections de prix élevés pour le pétrole en fonction de sa rareté croissante (par Jeff Rubin, entre autres) étaient erronées, les «désirs» des environnementalistes de voir les énergies alternatives rendues possibles en fonction de ces prix élevés faussaient leur analyse du défi des changements climatiques, et l’espoir face à ceux-ci se trouvent dans les technologies.
Dans un livre consacré à une critique en profondeur de l’extractivisme (l’exploitation abusive des ressources non renouvelables) et de son rôle dans l’effondrement en cours, le positionnement de Mousseau semble finalement aller plus loin même que celui des environnementalistes. Reste qu’il faut vraiment travailler le texte pour sortir les fondements de sa pensée.
Table rase des analyses actuelles, sans véritable proposition de rechange
Dans les trois pages de cette première section, sans argument de soutien, Mousseau fait donc table rase de l’ensemble des analyses contemporaines qui suggèrent que des processus structurels vont déterminer le sort de l’humanité face aux changements climatiques, que ces processus soient imposés par la force des choses ou par l’intervention (surtout économique) des sociétés. Deux courtes sections suivent (185-188) qui ciblent «l’équité mondiale [comme] le véritable défi de l’abandon du pétrole» et une distinction entre les pays riches et les pays pauvres quant à la décroissance.
L’ensemble va directement à l’encontre des deux articles intéressants de Philippe Bihouilx dans la collection; on peut bien comprendre l’inclusion d’articles de points de vue différents, mais la qualité des textes de Bihouilx aurait permis de conclure que celui de Mousseau n’avait pas sa place. Dans une dernière section (193-199), Mousseau aborde «la transformation du rapport énergie-citoyen» pour cibler (i) l’importance pour l’avenir des pays pauvres de la production distribuée d’énergie, (ii) la transformation de la demande qui est majeure mais toujours mal comprise et qui n’offre donc pas, actuellement, un scénario de remplacement pour ceux rejetés par Mousseau et (iii) la tendance de remplacement de la propriété par le service.
Le rejet de Rubin est tellement fort, tout en étant presque gratuit, que j’ai relu Why Your World Is Going To Get a Whole Lot smaller : Oil and the End of Globalization (2009, le livre de Rubin qui lui sert de référence) ainsi que The End of Growth : But is That All Bad? (2012, successeur du livre de 2009 dont la traduction est parue en 2012, dont Mousseau ne parle pas). Le deuxième livre consacre un chapitre complet sur les enjeux pour les pays pauvres de la sortie du pétrole. Rubin y flotte entre le recours à ‘zero growth’ et ‘slower growth’, confusion qui marque de façon frappante la conclusion.
Cette confusion, qui se trouve partout dans le premier livre aussi, semble résulter, comme pour Mousseau, d’un refus par Rubin de voir un effondrement des sociétés en cours; Rubin juge les auteurs de Halte à la croissance des «prophètes de malheur» (204) et cible surtout la croissance démographique comme le défi principal des pays pauvres dans l’ensemble du chapitre 9, ‘All Bets Are Off’.
La volonté de l’humanité – celle de la COP21?
L’article de Mousseau termine en reprenant le thème du début à l’effet que «la fin de l’ère fossile ne surviendra pas par manque de ressources, mais bien par la volonté de l’humanité de limiter la catastrophe climatique… La décroissance énergétique ne peut être une cible planétaire. Il faudra, avant d’y arriver, permettre à tous d’avoir accès à suffisamment d’énergie pour atteindre une qualité de vie satisfaisante tout en trouvant le moyen de limiter le coût environnemental global de cet effort social» (199-200).
Autant Mousseau rejette avec ce qui passe proche d’un mépris les interventions trop simplistes ou tout simplement erronées de nombreux intervenants dans le débat, qui manient «une baguette magique» (185), autant il se montre lui-même pris par un tel «mirage» (185) en prenant un ton moralisateur qui n’aboutit pas à la moindre proposition convaincante de solution. Tôt dans l’article et jusqu’à la fin, il aborde la question des inégalités énergétiques et sociales, mais nulle part il ne reconnaît que de telles questions ont déjà été abordées de façon assez directes par le GIEC dans son calcul du budget carbone complété par Gignac et Matthews dans leur recours (suivant Brundtland) par l’approche contraction-convergence à l’allocation de ce budget parmi les nations. Il est, par ailleurs, surprenant de ne pas voir de mention des contraintes suggérées par l’empreinte écologique, qui complète le portrait en soulignant que l’humanité dépasse déjà de moitié la capacité de support de la planète.
Le défi ainsi présenté n’est ni reconnu ni abordé par Mousseau, qui semble insister que toute approche qui «perturbe fortement l’économie mondiale» (185) est inacceptable, rejoignant en cela les négociateurs à Paris lors de la COP21. Mousseau semble rejeter les analyses de Rubin et de beaucoup d’autres plus en raison de leurs conclusions qui voient comme inévitables de telles perturbations qu’en raison de la faiblesse de leurs arguments, qu’il n’analyse pas dans son court texte et présente comme évidente. Il insiste que nous sommes loin de la «révolution énergétique annoncée» par Rubin (186 – Rubin n’utilise pas le terme) et exigeant des diminutions importantes dans notre consommation d’énergie en raison du prix élevé associé à l’arrivée au pic du pétrole. Pourtant, le contraire semble vraisemblablement être le cas: les contraintes associées à l’énergie fossile perturbent grandement l’économie mondiale actuellement, cela indépendamment de mesures à venir qui pourraient cibler les changements climatiques.
Finalement, Rubin ne semble pas se tromper dans ses principaux constats, soit que le prix du pétrole est voué à une hausse en permanence, entrecoupée de récessions occasionnées par les hausses, et que le prix plancher avec chaque récession risque d’être plus haut que celui de la récession précédente – c’est la tendance à la hausse qui importe. Il est frappant que le retrait du pétrole qu’il décrit comme nécessaire n’aboutit pas à ses yeux à l’effondrement des économies des sociétés fondées sur le pétrole. Plutôt, les sociétés de l’avenir doivent surtout revenir «simplement» à des économies locales et apprendre à vivre avec certaines restrictions. Autant il critique les économistes dans leur adhésion au modèle de l’offre et de la demande, autant il rejette l’idée (en 2009) que la situation représente la fin de la croissance (97, 192, 206-207), se montrant finalement un économiste lui-même dans ses intuitions.
Ceci semble expliquer l’absence de presque toute préoccupation majeure pour les impacts du retrait du pétrole et d’un portrait qui serait à tirer d’une telle préoccupation. Ceci à son tour semble expliquer l’absence dans les deux livres de toute reconnaissance de limites dans les cycles de récessions et de reprises et donc de l’identification – du moins, la reconnaissance – d’un prix limite au-delà duquel l’économie risque de s’effondrer. En 2016, six ans après la sortie de son premier livre, nous devrions nous attendre selon cet argument à une nouvelle reprise et une nouvelle hausse du prix, allant plus loin que la dernière.
La principale difficulté pour récupérer Rubin semble être le fait que le prix actuel et prévisible sur plusieurs années est plutôt bas, situation dont Rubin est bien au courant. Soit il semble que nous serions dans le creux d’un autre cycle, soit que nous serions dans le processus d’effondrement de Halte que Rubin et Mousseau rejettent. Gail Tverberg offre une perspective intéressante à cet égard dont Rubin ne parle pas, à l’effet que la baisse du prix suggère que l’économie mondiale a frappé dans les dernières années le maximum qu’elle est capable d’absorber, et que la baisse actuelle représenterait un élément dans l’effondrement du système concernant lequel le Club de Rome reste toujours beaucoup plus convaincant que Mousseau, voire Rubin.
À la recherche d’une vue de la décroissance en ce qui concerne l’énergie
On reste perplexe quant à la place de l’article de Mousseau dans le livre, voire dans les perspectives de décroissance mises de l’avant par de nombreux intervenants. Ceux-ci partagent la conviction de Mousseau qu’il faut s’attaquer aux inégalités, énergétiques et sociales, mais cela sans insister sur la «transition en douceur» qui est loin de se montrer une évidence, sans insister sur un recours aux technologies comme composante critique de la transition et sans insister sur la nécessité d’une économie mondiale non perturbée et où les défis dans l’accès aux ressources déterminent les options pour une transition non en douceur.
Abraham, co-éditeur du livre, fait référence à Halte à la croissance dans son intéressant article «Faire l’économie de la nature», placé juste après celui de Mousseau. Il l’associe à l’arrivée de la critique écologique dans les années 1960 et 1970 et à la remise en question de la théorie économique où «la nature ne compte pas». S’y joignent des analyses du travail complémentaire de Georgescu-Roegen sur la loi de l’entropie et de Daly sur l’économie écologique (213-223). Il s’agit du début d’un ensemble d’interventions signalées dans ce blogue.
Pour conclure, et pour souligner un élément fondamental de ma critique de l’analyse de Mousseau, il y a lieu de revenir sur son rejet de base, soit des liens entre les problèmes associés à l’accès aux ressources coûtant de plus en plus cher, la progression des changements climatiques et l’effondrement du système économique lui-même; en fait, pour Mousseau, il n’y a pas de problème de ressources, et il n’y aura pas d’effondrement.
Graham Turner, dans sa mise à jour de Halte (LtG) en 2012 en fonction des données sur 40 années d’expérience réelle, conclut dans le sens contraire:
The data review continues to confirm that the standard run scenario represents real-world outcomes considerably well. This scenario results in collapse of the global economy and population in the near future. It begins in about 2015 with industrial output per capita falling precipitously, followed by food and services. Consequently, death rates increase from about 2020 and population falls from about 2030 – as death rates overtake birth rates… The collapse in the standard run is primarily caused by resource depletion and the model response of diverting capital away from other sections in order to secure less accessible resources. Evidence for this mechanism operating in the real world is provided by comparison with data on the energy required to secure oil. Indeed, the ÉROI has decreased substantially in recent decades, and is quantitatively consistent with the relevant parameter in the World3 model. The confirmation of the key model mechanism underlying the dynamics of the standard run strengthens the veracity of the standard run scenario. The issue of peak oil has also affected food supply and evidently played a role in the current global financial crisis. While the global financial crisis does not directly reflect collapse in the LtG standard run, it may well be indirectly related.[2]
La contribution de Mousseau à un livre consacré à différents aspects de la décroissance qui est en train de s’imposer se trouve presque en marge du portrait d’ensemble présenté, et on reste sur sa soif quant à la vue de l’énergie dans le portrait de la décroissance. Finalement, il s’agirait d’un portrait où l’analyse suivrait les pistes d’Abraham et où du Club de Rome servirait de balise et de défi. On verra les limites des interventions morales et politiques dans notre progression vers une décroissance imposée, un effondrement du système économique presque inéluctable.
[1] J’y consacre un assez long article pour Québec humaniste à paraître sous peu dans un effort de décoder le fond de sa pensée, que je commenterai sur le blogue. Ici, c’est le fond de la pensée de Mousseau qui est la cible de mon attention.
[2] Source : Graham Turner http://www.smithsonianmag.com/science-nature/Looking-Back-on-the-Limits-of-Growth.html#ixzz1t4wdwc7g et, plus généralement http://www.csiro.au/files/files/plje.pdf
by
Vous écrivez : «Mousseau semble rejoindre la présomption de l’Agence internationale de l’énergie à l’effet que l’humanité va pouvoir répondre au déclin dans les réserves traditionnelles.» Il y a de cela plusieurs mois, un internaute me faisait remarquer que l’AIE fonde ses prévisions sur la demande et non sur l’offre. Bref, les réserves et les ressources d’hydrocarbures semblent (presque) infinies. 😉 Et si elles sont (presque) infinies, nous n’en avons pas fini avec le réchauffement climatique – surtout aux prix auxquels elles sont actuellement négociées.
À ces si bas prix, on peut cependant se demander pourquoi l’économie mondiale ne redécolle pas plus rapidement… La réponse me semble pourtant (trop ?) simple : panne de la demande en raison de l’endettement des ménages et des gouvernements… une panne qui résulte de 1. la décroissance du taux d’imposition sur les profits des entreprises depuis au moins 25 ans ; 2. des inégalités de revenus… qui résultent de la mondialisation-délocalisation, de la tertiarisation progressive des économies « avancées » (avec précarisation du salariat) ; 3. du sous-développement chronique de « nouveaux marchés » (l’Afrique, en particulier, qui connait pourtant une forte croissance démographique). Faute de « plus-value » à racler sur le dos des producteurs, consommateurs et rentiers, le capitalisme est en panne. 😉
Pour ce qui est du sérieux de la transition énergétique au Québec, on a qu’à lire le très bref article suivant pour se rendre compte du peu de sérieux de notre gouvernement : http://bit.ly/1UFibW8
Mais bon… on verra mieux de quoi il retourne lors de la publication et, surtout, de l’application de la prochaine politique sur l’énergie au Québec (dont les hydrocarbures).
A+
Moi aussi j’étais presque sidéré de voir comment les agences d’énergie font leurs prévisions, cela à l’automne 2013. J’en ai fait le sujet d’une présentation au Regroupement des organismes environnementaux en énergie (R)EÉ) et d’un article sur le bloque http://www.harveymead.org/presentations/regroupement-des-organismes-environnementaux-en-energie/ . Dans ce très court article, il y a des liens pour ma présentation, où j’étale des projections de notre propre Office national de l’énergie (ONÉ), ainsi que pour une présentation de Steven Kopits, qui mérite vraiment une lecture.
J’ai lu de grandes parties du livre collectif « Creuser jusqu’où? » et l’impression qu’il m’en reste, c’est qu’il s’avère non pas décousu, mais disparate, tant les textes semblent différer des uns des autres.
Mais mon propos concerne plus directement le propos de Normand Mousseau. Je suis également resté sur ma faim avec son texte, comme s’il n’osait pas aborder certaines dimensions liées à l’exploitation du pétrole. Ainsi, la chute des prix actuelle découle-t-elle d’un plafonnement de la capacité de payer des consommateurs? La consommation diminue et engendre une surcapacité de l’offre qui elle entraîne à nouveau une baisse les prix. Mais les coûts d’extraction de plus en plus élevés font en sorte que le taux de rendement énergétique des gisements traditionnels diminue fortement, en allant vers les gisements marins en grande profondeur, pour enfin être très bas pour des sources non conventionnelles comme le pétrole de schiste ou des sables bitumineux. Ce qui a pour effet que la production de pétrole peut difficilement, avec un prix du baril aussi bas, être financée et quand elle l’a été, les dettes des entreprises pétrolières ne peuvent plus être assurées par des revenus, devenus insuffisants. On risque d’assister au gonflement d’une bulle d’endettement qui risque lorsqu’elle éclatera de faire bien des dommages. Quels impacts sur le système financier? Quelles conséquences sur les prix des autres commodités? Irons-nous vers une période de déflation? 2016 sera-t-elle une répétition de 2008, mais en pire?
Bon article de Nicolas Meilhan (daté de mai 2015) sur le pic pétrolier, les coûts d’extraction, les déficits budgétaires des pays producteurs, les prix passés, présents et futurs du baril de brut, etc.
http://leseconoclastes.fr/2015/05/le-pic-petrolier-naura-pas-lieu/
‘merci pour ce lien. Le discours rejoint celui de Gail Tverberg, entre autres, et reste toujours assez convaincant, même si Kopits, qui mérite écoute, ne va pas du tout dans cette direction. http://www.cnbc.com/2015/11/13/why-oil-could-rally-big-in-2016-commentary.html