[NOTE: Il y a une mise à jour à la fin de l’article Interlude]
Mes analyses de documents faisant l’actualité sont souvent critiques, voire négatives. C’était le cas pour le rapport de Greenpeace International, par exemple, tout comme pour la contribution du DDPP l’an dernier, sujet des prochains articles. Finalement, un objectif fondamental de mon travail est de montrer, aux gens qui lisent mes textes sans nécessairement être d’accord, les implications de leurs prises de position, les sous-entendus de leurs interventions dans le quotidien. Je ne propose pas de mettre en question les modèles qui sont en cause dans les différents travaux que je commente, mais plutôt – comme dans le cas du rapport de Greenpeace International – de souligner ce qui est présupposé ou oublié. C’était le cas aussi pour les deux récents articles sur Anticosti et sur Énergie Est. Je me dis que cela représente une façon constructive de manifester dans la marginalité ce qui est ma propre vision de la situation.
Il y a vraiment deux mentalités qui opèrent actuellement dans l’effort de mettre en œuvre ce que l’on pense avoir convenu à Paris en décembre à la COP21. Une première façon d’opérer est celle définie par les préparatifs de Paris, dont celui du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP). Il cherche à concevoir comment l’humanité pourra maintenir les modes de vie actuels avec une croissance économique «raisonnable» (250% sur 40 ans…) tout en mettant en place les mesures technologiques qui permettront d’éviter une hausse catastrophique de la température planétaire. Le terme «mobilisation» pourrait assez bien décrire le processus voulu, propre aux responsables des Nations Unies aussi, et à la lecture des documents du DDPP, ce serait une mobilisation que nous n’avons probablement pas connue autrement qu’en temps de guerre. Greenpeace International (GI) travaillait dans le même sens dans la préparation de son cinquième rapport sur les énergies renouvelables, finalement plus ou moins la même chose que le DDPP tellement l’énergie est au cœur du fonctionnement de nos sociétés.
Une deuxième façon de procèder reconnaît l’échec de Paris et de sa COP21, cela en fonction d’une compréhension justement de ce fonctionnement et des contraintes technologiques mais également sociales et politiques inhérentes dans la mobilisation recherchée de la population. Ces contraintes sont évidentes dans tous les documents cherchant à respecter le budget carbone tout en maintenant le modèle économique actuel et viennent proche de constituer une interprétation romancée de toute cette activité. Le défi pour cette deuxième façon est de remettre en cause le modèle actuel et de travailler à définir et à mettre en œuvre son remplacement.
Alors que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux seront en train de chercher, pendant les six mois qui viennent, les modalités d’un plan d’action qui permettra au Canada de respecter l’Accord de Paris, il est intéressant de retourner au DDPP, les études ayant été elles-mêmes mises à jour dans la période avant la COP21, celle globale, celle sur le Canada tout comme celles sur l’ensemble dse 16 pays.
Le DDPP global revient sur le même portrait que Greenpeace
Deux graphiques fournissent une première version du portrait que nous laisse le DDPP. (Comme toujours, la lecture des graphiques est plus facile en allant à l’original, cliquant sur l’image pour avoir le lien.)
La figure 2 (à gauche) du rapport DDPP 2015 est frappante dans sa ressemblance au graphique de droite, que j’utilise depuis un certain temps, celui qui montre le croisement de l’empreinte écologique et de l’indice de développement humain pour l’ensemble des pays. Dans le graphique de gauche, un regard sur la disparition des cercles blancs dans la transition vers les cercles foncés montre la baisse dramatique des émissions (l’axe vertical), principal objectif des travaux; dans l’axe horizontal, on voit la série de pays allant d’un PIB per capita plutôt bas vers d’autres plutôt haut, cela sans changement dramatique entre 2010 et 2050. Le DDPP a travaillé avec seulement 16 pays, responsables de 75% des émissions.
Le graphique de droite montre le positionnement de l’ensemble des pays selon l’Indice de développement humain des Nations Unies (qui inclut le PIB mais aussi l’espérance de vie et le niveau d’éducation): dans l’axe horizontal, un grand nombre de pays n’atteignent pas le niveau minimum établi pour leur développement; dans l’axe vertical, les pays riches qui atteignent ce niveau de développement dépassent aussi la capacité de support de la planète par leur empreinte écologique – de vrais «gloutons».
Le DDPP arrive à la même sorte de résultats que le travail de GI, un monde qui maintient les inégalités criantes d’aujourd’hui dans un contexte où l’humanité aura réussi à éviter des changements climatiques catastrophiques en maintenant une activité économique qui ne pourra être virtuelle et qui va donc accroître les déséquilibres planétaires actuels. Un troisième graphique s’impose pour fournir une meilleure idée de ce qui est cause dans ces efforts qui foncent presque exclusivement sur l’enjeu climatique (le graphique est fait à partir des données de la figure 2 du DDPP).
Le DDPP (comme le travail de GI et ses partenaires) cherche avant tout à répondre à la crise des changements climatiques, et accepte ce faisant le modèle économique actuel. Rien n’aura changé ou presque dans le positionnement relatif des pays – sauf qu’on aurait réussi à éviter que la planète subisse les affres d’une hausse de température désastreuse. Abraham décrit bien la situation, pour y revenir encore une fois: selon le portrait, les gloutons impénitents, insistant sur une croissance économique continue pendant la période de crise, pourront maintenir leur mode de vie pour quelques décennies encore – en fait, c’est même difficile à imaginer ce que serait un «niveau de vie» en 2050 dans ces pays deux fois celui d’aujourd’hui…
Dans le cadre de son travail, le rapport fait quand même référence aux «objectifs de développement» des pays pauvres, mais le fait comme si leur objectif n’est pas – comme pour la Chine –d’atteindre le niveau de vie des pays riches. En fait, le cadre de travail présume le maintien de la situation, et des inégalités, actuelles. Dit autrement, les grands responsables politiques, économiques et même environnementaux ne savent pas comment agir autrement que par un effort de guerre, pour une guerre qui n’en a pas les apparences, qui ne mobilisera pas tous les acteurs et qui ne permettra donc pas la mobilisation nécessaire. En effet, c’est un énorme tâche que d’abandonner le système actuel et de foncer sur un nouveau tout autre – ce qui s’impose.
Les paramètres de l’effort
Le rapport de 2015 du DDPP répond à une série de questions: est-ce que la décarbonisation est faisable techniquement, dans le respect du budget carbone? Est-ce qu’il est compatible avec la croissance économique? Est-ce que c’est abordable en termes d’investissements requis? Finalement, ce choix de questions n’est pas surprenant, connaissant le dirigeant du travail, Jeffrey Sachs. Cet économiste de renom international a publié en 2005 The End of Poverty; j’ai acheté le livre sur le coup en voyant le titre. La lecture en a montré, tout aussi clairement que le DDPP d’aujourd’hui, que cette fin de la pauvreté doit se faire avec le modèle économique actuel, sans aucune reconnaissance de l’existence de limites dans le développement. La nouveauté en 2015 était l’ajout de 38 études de cas dans les différents pays, mais il faut vraiment être «mobilisé» pour rentrer là-dedans. L’objectif est de sauver la civilisation humaine face aux changements climatiques, mais c’est une civilisation dépourvue de beaucoup de son humanité.
Plus que GI, le DDPP représente néanmoins un effort de toute première importance dans l’effort de voir s’il y a compatibilité entre la planète et une telle civilisation humaine. Le DDPP passe proche de concevoir un monde ayant contrôlé les changements climatiques et ayant connu une croissance économique de 250% d’ici 2050: la cible était de concevoir des pistes nous donnant deux chances sur trois d’éviter le 2°C (voir les deux premiers chapitres du rapport de 2014), mais le travail aboutit à une situation où nous aurons une chance sur deux de« sauver les meubles», avec des incertitudes concernant le calcul global des émissions, 25% des sources de CO2 ne faisant pas partie de leur travail, ainsi que d’autres sources (voir p.19). Le travail passe proche de l’objectif, comme le travail de la COP21…
Je ne trouve nulle part une présentation de la façon dont le DDPP interprète le budget carbone dans ses allocations aux différents pays, et les résultats esquissés dans les graphiques ci-haut montrent clairement que l’approche contraction/convergence ne fait pas partie des principes du travail. Nulle part il n’y a analyse de l’empreinte écologique de tout ceci, ni de la capacité de trouver les ressources matérielles nécessaires pour permettre la croissance projetée. Dans ma critique du rapport de GI, je montre mon étonnement devant l’absence complète de calculs sur l’énergie requise pour obtenir l’énergie projetée, sans même aborder la question des ressources matérielles autres requises. Avec le DDPP, dont les perspectives sont plus larges, ma critique est également plus large et inclut inéluctablement un questionnement – comme c’est le cas sur une base régulière face aux interventions des économistes – quant à la façon dont les auteurs sont capables d’imaginer une activité économique deux fois et demi plus importante que celle aujourd’hui, sans jamais aborder le défi de décrire – et de décrire comment les gérer – les externalités sociales et environnementales qui seront en cause.
Le rapport résume l’expérience avec quatre catégories de pays [les trois dans le fichier Excel ci-haut étant de moi], montrant les défis différents pour les pays pauvres et les pays riches, pour ceux qui émettent beaucoup de GES et pour ceux qui en émettent peu. Il souligne que l’approche est de reconnaître les «priorités nationales» et les «préférences sociales» et procède à travers plusieurs pages (14-17) à montrer qu’une prise en compte des énormes contraintes imposées sur les pays pauvres dans leur définition de «priorités» n’est même pas à l’ordre du jour. Typique de la logique économique, la masse des externalités implicites dans l’ensemble des travaux est une préoccupation pour d’autres. Et il conclut: Les DDP montrent que la décarbonisation profonde appuie le développement durable (22)…
À titre d’exemple, le rapport cite l’expérience de l’équipe de l’Afrique du Sud, qui a découvert que les principales contraintes auxquelles elle fait face tournent autour de déficiences dans l’éducation dans la période post-apartheid, et cela affecte «le fonctionnement de l’économie». Discours typique que nous connaissons, mais déconcertant lorsque l’on regarde la situation décrite: coefficient de Gini sur les inégalités dans la société trois fois celui du Québec et du Canada (64) et un taux de chômage de 60%, en hausse par rapport à 1993 (22-23).
C’est dans un tel contexte que la question quant à la compatibilité des réductions d’émissions avec la croissance économique est formulée et traitée (chapitre 3). À cet égard, différents pays auront – pour le répéter – «différentes cibles de croissance et différentes priorités sociales», constat presque cynique puisque sans reconnaissance des contraintes qui pèsent sur les pays pauvres à ces égards.
Les coûts qui baissent dans les énergies renouvelables sont pris comme signe de l’intérêt économique de la transition, et c’est surtout cela qui va opérer. Abordant ainsi la question si c’est abordable, le texte souligne curieusement que les technologies intensives en carbone sont inefficientes en comparaison avec des technologies basses en carbon qui sont plus efficientes. C’est toute la problématique des énergies renouvelables devant le défi de remplacer les énergies fossiles extraordinairement performantes qui est ainsi obscurcie par un discours lénifiant (29). En fait, le rapport conclut que les investissements seront modestement supérieurs à ceux requis dans un contexte qui n’aborde pas le défi climatique, mais les coûts semblent «gérables» (32).
Toute la question du prix du carbone dépendra de marchés «matures» pour fonctionner, laissant d’importants défis pour les marchés non matures, ceux des pays pauvres. Le tout nécessitera un cadre politique et réglementaire favorable, incluant des modalités pour les transferts de technologies et pour le financement par les pays riches (41). Cet aspect de la mobilisation est particulièrement critique – et nécessite un profond scepticisme – parce qu’il comporte la suspension de tout ce qui a mobilisé les acteurs économiques et politiques depuis trois ou quatre décennies, soit la mondialisation de la concurrence censée permettre le fonctionnement le plus efficient de l’économie. Ce défi n’est pas technologique et il n’y aucun moyen de faire des projections comme on peut se le permettre avec les technologies elles-mêmes.
En parlant spécifiquement de la capacité de respecter le budget carbone, mais implicitement touchant aux fondements du travail, le texte note:
The current pathways mostly exclude opportunities linked to behaviour change. This means that additional cuts are possible and that the current results do not represent an upper limit on emissions reduction potential for all the 16 countries analyzed. In the first phase of the DDPP, the research teams have focused primarily on understanding technical options and enabling conditions for deep decarbonization by mid-century within their countries, but did not necessarily design their pathways to minimize cumulative emissions. However, the analysis has already revealed opportunities for deeper reductions and earlier initiation of the low-carbon transition. These opportunities will be explored during the next phase of DDPP research. (20)
La question de comportement est critique dans tout ce que touche le document, et il est à craindre que les résistances aux propositions de changement de comportement à venir soient davantage problématiques que celles touchant les technologies…
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