À l’occasion de son 80e anniversaire qui a lieu récemment, David Suzuki a passé en entrevue avec Peter Mansbridge dans Mansbridge One on One sur CBC. C’était intéressant, peut-être surtout pour quelqu’un comme moi qui le rejoins dans ses orientations et qui le regarde depuis des décennies à The Nature of Things, son émission de vulgarisation scientifique et écologique. Parmi les thèmes, la question de l’échec du mouvement environnemental, auquel Suzuki revient assez souvent, comme dans La Presse du 24 mars, à l’occasion d’une autre entrevue sur son 80e. Il y souligne que «nous n’avons pas réussi l’essentiel: changer la façon dont les gens voient le monde. Je pense qu’il s’agit du grand échec du mouvement écologiste». Il insiste néanmoins sur la poursuite nécessaire des efforts du mouvement environnemental.
Dans un beau petit coup de communications, Karel Mayrand, d.g. de la Fondation Suzuki, utilise l’occasion pour faire publier un texte le lendemain dans La Presse, pour souligner que «le nouveau mouvement est déjà lancé». Sachant qu’une couverture d’un dossier trois jours de suite ne se fait pas, j’ai quand même écrit une réplique pour soumission à La Presse, qui n’a pas été retenue pour publication. En fait, le constat d’échec fait par Suzuki me paraît en contradiction avec la volonté de poursuivre dans la même veine. Rien que je vois dans le mouvement environnemental aujourd’hui ne représente à mon avis un changement, une réorientation, même si Mayrand propose qu’il y a maintenant un «nouveau» mouvement en place.
Mayrand était impliqué dans la formation de SWITCH, organisme multipartite cherchant à «mobiliser pour développer une économie verte» de façon consensuelle, à l’image des tables rondes qui ont fonctionné à travers le Canada pendant vingt ans après la publication du rapport Brundtland et le travail du ministre Clifford Lincoln pour en assurer un suivi. J’y étais impliqué de toutes les façons possibles pendant toutes ces années. SWITCH n’est pas une nouveauté. Mayrand et Laure Waridel ont été impliquées aussi dans le lancement du manifeste Élan global. Je l’ai signé moi-même, en soulignant que cela était possible parce que le texte était flou. Le document présente (de nouveau) les grandes orientations des groupes de la société civile, avec la mise à jour visant le remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable. Rien dans les demandes du manifeste n’est nouveau.
L’économie verte, la croissance verte
À l’été 2012, le mouvement environnemental a lancé une plateforme pour se positionner dans la campagne électorale en cours. La moitié du document est consacrée à la promotion de l’économie verte. Un changement de vocabulaire semble laisser penser qu’il s’agit de quelque chose de nouveau, alors que les promoteurs de l’économie verte – de la croissance verte – mettent de l’avant toute une série de propositions venant des groupes et promues depuis des années. Le problème, que Suzuki et moi avons souligné, est que rien dans le contexte actuel ne fournit des indications que quelque chose a changé, qu’il y a raison de croire que ces propositions vont obtenir un assentiment et être mises en oeuvre. L’initiative se trouve inscrite dans les efforts des grandes organisations internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale) pour formuler un thème convaincant pour Rio+20, sommet tenu en 2012 pour «célébrer» les 20 ans du sommet de Rio de 1992.
J’ose croire que les groupes résistent à mes efforts de les voir réorienter leurs interventions en notant que je ne leur fournis pas beaucoup de contenu pour la réorientation, pour les nouveaux objectifs, pour la nouvelle société qu’il faut chercher à créer, pour «changer la façon dont les gens voient le monde», comme dit Suzuki. Dans les efforts de préparer la COP21 tenue à Paris en novembre-décembre de l’an dernier, nous avons eu l’occasion de voir deux importantes interventions qui normalement auraient dû soutenir les promoteurs de l’économie verte en même temps que la COP.
D’une part, Greenpeace International est revenu avec son cinquième rapport sur le potentiel des économies renouvelables à remplacer les énergies fossiles, et a proposé que c’est possible de les remplacer à 100%, cela en augmentant la quantité d’énergie utilisée en 2050 par rapport à 2012 de 62% (et à noter que cela signifie 162% d’énergies renouvelables, puisque l’énergie fossile est éliminée du portrait). J’en ai déjà formulé ces résultats par un graphique avec commentaire, et je le reprends ici.
Le document esquisse les moyens de générer cette énergie, même si j’ai de graves doutes quant aux calculs qui laissent de coté et les impacts environnementaux et sociaux de cette activité économique majeure et le calcul de l’énergie – en énormes quantités – nécessaire pour cette production. Comme le bas de vignette du graphique souligne, le travail laisse également de coté une reconnaissance des inégalités qui y seraient associées, pas mal proches de celles qui sévissent dans le monde aujourd’hui. Une telle situation, une telle orientation, le maintien d’une telle manifestation de la gloutonnerie actuelle des pays riches sont en contradiction flagrante avec Élan globale, tout comme, plus généralement, j’ose croire, les grandes orientations des groupes de la société civile. La volonté de répondre aux crises avec une économie verte produisant ces énergies renouvelables constitue un déni de ce qui nous met dans la situation actuelle.
D’autre part, le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP), dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises, est également intervenu avec un rapport sur la capacité des sociétés humaines à gérer le défi des changements climatiques en maintenant la hausse de température en dessous de 2°C. Le rapport propose pour les 16 pays étudiés des scénarios d’intervention couvrant un ensemble de mesures – et non seulement la production d’énergies renouvelables – susceptibles d’atteindre l’objectif. Comme pour Greenpeace, cette initiative inscrit l’effort dans le maintien de la croissance économique jugée nécessaire pour le progrès de ces sociétés, mais verdie.
Dans ce cas, l’activité économique de l’humanité connaîtrait une croissance de 250% d’ici 2050, comportant des externalités encore plus importantes que celles de la production des nouvelles énergies mais non prises en compte. Ce qui n’est pas remarqué explicitement dans les documents du DDPP est que la situation en 2050 serait probablement pire que celle connue aujourd’hui en termes d’inégalités. Ici aussi, j’en ai récemment formulé ces résultats par un graphique avec commentaire, et je le reprends ici.
Dans le cas de cette initiative, les promoteurs ne réussissent pas à atteindre leur objectif, ne réussissant à concevoir des scénarios pour le contrôle des émissions de GES qu’avec une probabilité moindre que ce qui est visée par les scientifiques; ceux-ci ciblent au moins deux chances sur trois de réussir (déjà inquiétant), alors que les scénarios du DDPP ne nous donnerait qu’une chance sur deux… Indépendamment de ce démi-échec de l’initiative, les inégalités qui résultent de l’ensemble des scénarios, soit un PIB per capita environ 4 fois plus important dans la trentaine de pays riches que dans environ 150 pays pauvres, restent aussi inacceptables qu’elles le sont aujourd’hui et vont à l’encontre des prémisses mêmes d’Élan global. Non seulement la volonté de poursuivre en mettant l’accent sur les énergies renouvelables comporte des conséquences inacceptables; la volonté de maintenir notre modèle actuel en poursuivant avec une croissance, même verte, aboutit aussi à des conséquences inacceptables.
Trop tard pour le système actuel
Mansbridge demande: «Est-ce trop tard?» pour ce qui est des changements climatiques. Nous n’en avons pas la certitude, répond Suzuki, rentrant dans des éléments techniques du défi. Dans l’article de La Presse, Suzuki formule la réponse de façon assez claire: «scientifiquement, il est difficile d’avoir des certitudes. Nous savons qu’il est tard. Mais nous ne savons pas s’il est trop tard». Sous-entendu, la question demande aussi s’il est trop tard pour les efforts de contrôler la hausse de température associée aux changements climatiques et là, Suzuki suggère qu’il faut continuer à se battre, en dépit de l’échec constaté jusqu’ici.
Comme j’ai esquissé dans mon texte pour La Presse, la question de Mansbridge devrait être prise dans un sans autre, et plus global. Ce que Suzuki et le mouvement environnemental ne semblent pas voir de façon assez explicite est que le défi des changements climatiques s’insère dans un ensemble de crises qui ne peuvent tout simplement pas être résolues par le maintien des efforts ayant mené à l’échec. Il est beaucoup trop tard pour continuer à espérer que notre système économique pourra régler les problèmes. Il faut changer le système.
La longue histoire du mouvement environnemental n’a pas souvent comporté une priorisation des enjeux sociaux, entre autres les énormes inégalités entre les pays pauvres et les pays riches profitant pleinement du modèle économique fondé sur la croissance. L’évolution du mouvement depuis quelques années le met devant la réalisation que les enjeux écologiques sont finalement imbriqués dans le portrait de ceux sociaux. Ce qui semble manquer dans leurs orientations est une reconnaissance de la nécessité de «changer la façon dont les gens voient le monde … [le] grand échec du mouvement écologiste». Comme Suzuki, les groupes persistent dans l’espoir que l’échec va, d’une façon quelconque, se transformer en réussite s’ils maintiennent leurs efforts, cela en ciblant une économie et une société plus «vertes». C’était le grand message d’Élan global, mais le manifeste reste avec un certain flou à cet égard. C’est le temps d’enlever le flou.
L’expérience avec la COP21 elle-même aurait dû faire ressortir les fondements de son échec, soit l’incompatibilité de l’effort d’éviter une hausse catastrophique de la température de l’atmosphère de la planète avec le maintien du modèle économique. Cela n’était clairement pas le cas, mais un retour sur les efforts de la société civile à soutenir l’effort des diplomates et des politiciens, dont les deux interventions esquissées ici, devraient montrer que le modèle ne peut se permettre de continuer. Les graphiques sont presque hallucinants dans la clarté des portraits.
Ceci n’avance pas le travail pour concevoir la société à rechercher et pour identifier les mesures que nous devrions prendre, travail qui commencera dès que nous admettrons que c’est trop tard pour continuer comme avant. Restera pour convaincre les hésitants l’expérience à venir avec l’effort de concevoir – et mettre en oeuvre – un plan d’action contre les changements climatiques pour le Canada. Déjà, l’équipe canadienne du DDPP semble trouver presque imaginaire son grand scénario. Voilà le sujet du prochain article, jumelé avec un regard sur le scénario pour un pays pauvre, l’Inde.
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Tant que l’emphase sera mis sur la croissance, qu’elle soit verte, bleue ou mauve, l’échec en bout de ligne ne sera que le même puisque la consommation des ressources elle ne changera pas.