Dans mon dernier article, presque en passant, je citais Lietaer à l’effet qu’aux États-Unis, «qui prétend être parmi les plus riches du monde, quelque 100 millions de personnes – une personne sur trois dans le pays – vivent soit dans la pauvreté soit dans une zone de détresse se tenant juste au-dessus du seuil officiel de pauvreté. Aujourd’hui, 80% des Américains affirment qu’ils vivent d’un chèque de paie à un autre.» Je voulais mettre l’accent dans l’article sur les monnaies alternatives décrites par Lietaer et qu’il voit comme des compléments au système monétaire actuel en trouble et incapable de répondre à l’ensemble des défis; ce sont en effet des outils pour les sociétés en trouble face aux effondrements qui arrivent. Mais j’ajoutais que, devant une telle situation, on ne devrait pas être surpris par la victoire de Trump et de ses promesses (mensongères)…
J’ai déjà eu l’occasion de souligner le travail de Tim Morgan, qui vit dans le monde de la City of London. Morgan a publié Perfect Storm au début de 2013, et est revenu à la charge plus tard dans l’année avec Life After Growth: How the Global Economy Really Works – and Why 200 Years of Growth Are Over. Morgan ne se dérange pas dans ce livre avec des références aux projections de Halte: il est dedans. Ciblant les données des milieux économiques, il insiste sur le thème du titre, la fin de la croissance et la nécessité de concevoir les suites: ce ne sont pas des prévisions, dit-il, mais des constats. Le livre reprend les arguments du premier document, mais termine avec une dernière partie qui cherche à voir le monde qui s’en vient, avec la fin de la croissance économique. C’est une vision et même un programme que pourrait reprendre la société civile, sauf que celle-ci préfère continuer à soutenir des gestes cherchant à moduler le modèle économique que Morgan montre si clairement en chute libre.
Une récession déjà permanente aux États-Unis
Avant de s’y rendre, Morgan décrit (chapitre 10, section 3, ‘What Growth? What Jobs?’) la situation aux États-Unis une fois les statistiques officielles «corrigées» (les données viennent du Bureau of Labor Statistics et des estimés de Morgan). Morgan fournit une figure pour la croissance officielle en comparaison avec celle plus près de la réelle et une autre figure pour le chômage officiel en comparaison avec celui plus près du réel.
Les chiffres sont pour 2012, mais la courbes ne changeraient pas, en termes relatifs, pour cette année d’élections américaines (Shadowstats en fournit une mise à jour). Comme Morgan constate, les États-Unis sont dans une récession depuis la fin des années 1990, et Trump semble avoir été plus sensible à cette situation que Clinton, voire que les médias…
Morgan poursuit avec des données de l’IMF et souligne que les engagements pour les pensions, tout comme pour les programmes sociaux comme Medicare et Social Security, représentent une illusion concernant lesquels les décideurs ne s’illusionnent pas.
Based on the official number for 2011 economic output ($15.1 trillion), the estimate of federal debt and quasi-debt equates to 379% of GDP. If the non-cash imputations component of GDP ($2.3 trillion) is stripped out, the federal debt and quasi-debt ratio rises to 449% of a smaller GDP denominator. Both numbers exclude private, corporate, bank and state debt, which for 2011 totalled either 291% of GDP or 344%, depending upon whether the imputed component of GDP is left in or excluded. […] That these payments will be subject either to massive devaluation or to outright repudiation seems inevitable, in that the American, British and many other Western governments simply cannot afford to honour the promises made by their predecessors. The deterioration in energy returns alone guarantees that economies are poised to deteriorate. Where Western countries are concerned, there is the additional problem that they have crippled their own competitiveness through the policy disaster of globalisation.
C’est dans les premières parties du livre que Morgan analyse le rôle de l’énergie dans l’économie et dans le déclin qu’il constate de cette économie. L’ÉROI de notre approvisionnement (dont celui des sables bitumineux et des gaz et pétrole de schiste) est en baisse importante, enjeu critique que je souligne depuis le début de ce blogue. On peut bien s’inquiéter des conséquences pour l’Accord de Paris de l’arrivée de Trump, mais cette inquiétude ne devrait pas dominer. L’élection de Trump semble nous donner, presque tout simplement, une bonne indication des raisons de l’échec de la COP21, soit l’incapacité des pays du monde à intégrer dans leurs volontés de croissance les contraintes majeures inhérentes dans les réductions du recours à l’énergie fossile pour leur «développement économique».
Ceci est central pour Morgan dès le début, suivant ainsi – et citant – les adhérents de l’économie biophysique comme Charlie Hall.
My most striking conclusion is that, contrary to accepted wisdom, the economy is not primarily a matter of money at all. Rather, our economic system is fundamentally a function of surplus energy. […] In parallel with these developments in the ‘real’ economy of energy, labour and resources, we developed a monetary system whose essential purpose was to ‘tokenise’ the real economy into a convenient form. The real nature of money is that it forms a claim on the products of the real economy. […] Fundamentally, debt is a claim on future money but, since money is itself a claim on the real economy, and hence on energy, debt really amounts to a claim on the energy economy of the future. (Ch 1 section 2)
Dans son chapitre 12, »The End of an Era », Morgan aboutit aux projections de Halte, sans même y penser, mais précisément pour les raisons invoquées par le modèle de ce travail:
Given the sheer scale of the changes that are going to happen, these future historians are likely to conclude that, by the early years of the new millennium, the availability of surplus energy had fallen to the point [in terms of its ÉROI] where real economic growth had all but ceased and decline was soon to set in.
C’est assez intéressant de voir comment il fournit la perspective contraire à celle de Lietaer, cette dernière ne cherchant aucune compréhension des facteurs dans l’économie réelle – Morgan distingue entre une économie réelle et une économie financière – qui font que nous sommes dans une situation où nous allons passer de la prospérité à la rareté. C’est le titre de la première section du chapitre 12, alors que Lietaer termine dans un monde d’abondance et de prospérité! Le lyrisme de Lietaer n’aborde pas la question des externalités, c’est-à-dire les crises qui sévissent dans le monde; il n’aborde même pas le fondement dans le monde réel de l’économie monétaire qu’il critique. Comme Morgan insiste: «the financial economy of money and debt is subservient to the real economy of labour, goods and services»…
Morgan écrivait en 2012-2013, juste avant la baisse dramatique du prix du pétrole (et d’autres choses…). Encore une fois, devant l’importance du portrait du déclin qu’il fournit, on peut se demander s’il ne présage pas dans ce livre, comme la baisse des prix semble suggérer, la situation de l’effondrement déjà projetée par Halte. Morgan non plus n’aborde la question des externalités, et même si le thème fondamental du livre est que nous sommes devant des crises en termes d’approvisionnement en énergie, il n’aborde pas la question des changements climatiques. Le portrait en est un d’un pays qui ne sera pas capable (pas plus que les autres) de respecter l’engagement de fournir les 100$ milliards par année pour permettre aux pays pauvres de s’y adapter. Encore plus, nous voyons un pays qui fonce déjà dans un effondrement économique qui risque de fournir la réponse au défi des changements climatiques, mais pas – comme Turner le note – dans un sens positif… Comme dans Halte, ce sont les problèmes de l’économie dans son approvisionnement en énergie que nous devons craindre, puisque ceux-ci vont déclencher l’effondrement qui va régler ou presque le défi des changements climatiques.
Un programme pour les prochaines années
Morgan (comme moi) se demande au tout début comment il est possible que les évidences qu’il esquisse dans le livre échappent aux décideurs (auquel j’ajoute, aux intervenants de la société civile). Le livre en fournit ses réponses.
When we understand how the real economy works, we are bound to wonder quite why the world’s political leaders, economic advisors, bankers and businessmen allowed us to get into a position where monetary claims on the future had become so unsustainably excessive. This book divides the explanations for this into three broad, overlapping categories. First, it describes the emergence of an economic and social culture which glorifies reckless, debt-fuelled consumption over more prudent behaviour. This was compounded by a disastrously mishandled commitment to globalisation. Third, there has been a progressive degradation of those statistical measures which might otherwise have given us clear warnings about what has been happening.
Il y revient à la fin:
These challenges cannot simply be wished away, but must be confronted if society is to make the best of the impending era of scarcity. What this in turn means is that every economic, political and social assumption based on growth is about to be invalidated, and psychological adjustment to life after growth will be extremely difficult. […] For Western citizens, then, the era of growth has lasted for at best 200 years, barely 0.4% of the minimum of 50,000 years that mankind has existed. Considered as a 24-hour day of which now is midnight, we may have started farming at about 7.15 this evening, but we have only been living with industry and assumed growth since 11.54pm. For people in many other countries, the state of assumed growth has lasted for an even shorter period of time, in some cases for a lot less than 50 years. (chapitre 14, première section)
On voit dans ce portrait, dans cette critique, ce qui peut être derrière les grandes orientations du gouvernement Trudeau, où le programme des infrastructures cherche à s’attaquer à une décroissance qui semble inéluctable et où le maintien de l’exploitation des réserves d’énergies fossiles, dont les sables bitumineux, est incontournable pour maintenir un semblant de croissance. Les infrastructures risquent d’être en bonne partie dans le réseau routier qui ne générera pas une relance, ciblant au contraire une partie de l’activité économique – les transports, dont le commerce sur de longues distances – qui est destinée à décroître peu importe les efforts qui y sont consacrés, et l’exploitation des énergies fossiles – qui serait rendue possible par les pipelines que le gouvernement voudrais bien voir se réaliser – également vouée à un déclin en raison de leur ÉROI anémique; ce déclin ne sera pas en fonction de l’Accord de Paris, mais bien plutôt fonction du trop bas taux de rendement de ces énergies non conventionnelles. Voir les États-Unis rentrer dans ce scénario ne fait que faire résonner l’appel de Trump pour une renégociation de l’ALÉNA (même s’il vise surtout le Mexique) dans son propre effort désespéré à rendre aux États-Unis une nouvelle ère de croissance et de prospérité.
La vision de Morgan, allant dans un sens contraire, se résume également dans le chapitre 14:
The best way to address the conservation issue is to picture an energy-efficient society of the future, and to address the positives as well as the negatives in this situation. There are at least four facets of this future society that we can envisage. First, personal vehicle use is going to be supplanted by public transport, and any private vehicles that remain are going to be far more energy-efficient than those of today. Second, human habitation is going to need to be far more concentrated. Third, energy efficiency will dictate that supply-lines will need to be much shorter than they are today, with greater emphasis on local supply and local self-sufficiency. Fourth, measuring the quality of our lives by the quantity of our possessions is going to have to be confined to history in a world whose material capabilities have been compressed by the ending of an era of energy abundance.
Voilà le programme qu’il est important de faire comprendre par la population. Celle-ci suit bien les inquiétudes des politiciens et les médias face à la croissance anémique, et semble bien consciente que les choses ne tournent pas rondement. Au fond, le gouvernement Trudeau, suivant un vieux modèle qui contraste avec l’âge du Premier ministre, a gagné ses élections (contre les néo-démocrates qui savaient un peu mieux) en faisant miroiter les mêmes promesses que Trump, les conneries en moins… C’est à craindre que nous n’aurons pas les luxes de telles illusions lors des prochaines élections. Et Morgan ne réalise pas jusqu’à quel point ceci ne s’applique pas à 80% de la population humaine, qui connaît déjà les conditions qu’il décrit…
Et même le présent
Morgan rentre même, dans ce contexte, dans le débat entre ceux qui prônent l’austérité et celles qui prônent des incitatifs visant à stimuler le système. Comme j’ai déjà indiqué ailleurs, il est difficile de se positionner dans ce débat, même si celle qui s’oppose à l’austérité se montre moins dogmatique sur le plan économique et plus soucieux d’une situation qui semble de présenter de toute façon. Reste que les tenants des deux positions sont foncièrement inscrits dans l’effort de maintenir le système économique actuel en vie.
The current economic debate – between those politicians and economists who advocate ‘sound money’ and ‘austerity’, and those who favour ‘stimulus’ and ‘intervention’ – reflects this complacency and lack of preparedness. Though heated, this argument is rapidly assuming all the relevance of last-minute discussions about how to rearrange the deck-chairs on Titanic.
Les exemples de monnaies coopératives présentés par Lietaer représentent des réponses dans la plupart des cas à des situations où «on commence à voir un système qui pourrait fonctionner là où une société n’a plus les moyens (financiers…) de fournir les services traditionnellement attendus d’elle». Ce qui semble clair en suivant l’analyse de Morgan est que ce sont aussi les populations des pays de l’OCDE (pour suivre Morgan) dans leur ensemble qui s’apprêtent à en avoir besoin, qui ressentent bien cette situation et qui, aux États-Unis, a voté pour Trump en espérant que ce dernier pourra livrer le salut, même s’ils en ont probablement de gros doutes…
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