Dans son récent commentaire, Raymond Lutz se montre un peu irrité par des échanges sur mes sources, voire sur des détails en ce qui concerne l’ÉROI et autres thématiques. Bien que certains détails soient vraiment secondaires, Lutz fait référence au propos de base de mon livre (p.145) à l’effet qu’il est trop tard pour chercher à maintenir la vie que nous avons connue depuis des décennies. Ce qu’il faut souligner à cet égard est que le propos est fondé sur des projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ).
À cet égard, j’y souligne le rôle de l’économie biophysique pour une meilleure compréhension de ls situation planétaire, mettant un accent sur notre énorme dépendance à l’énergie. J’y ai souligné également le déficit dans les projections de la demande par rapport à la production prévue. Le déclin envisageable dans la production de pétrole conventionnel rejoint les projections du Club de Rome de 1972, aboutissant à un effondrement de la société.
Lors d’un panel virtuel organisé par des étudiantes des HEC en mars 2020 et où siégions Philippe Gauthier et moi-même, il est devenu clair que Gauthier mettait en cause mon propos de base. Dans une communication personnelle, iI m’informe que «depuis [2019], l’agence [l’AIÉ] s’est ressaisie et parle maintenant d’un «pic de la demande», plutôt que de l’offre. Il faut aussi observer que le pic proposé n’est suivi d’à peu près aucun déclin jusqu’en 2040 au moins.»: selon lui, un approvisionnement en pétrole conventionnel peut donc être envisagé jusqu’au moins 2040, le temps pour entamer et réussir une transition.
Ceci met en question ma propre analyse et ses fondements.
Les projections de l’AIÉ dans le graphique remontent donc à des données de 2008, et il faut les mettre à jour. En février 2019, Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation, à partir des données de l’AIÉ datant de 10 ans plus tard, sur les perspectives peu reluisantes en ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole (conventionnel); une portrait général est fait au début, même si la présentation cible en particulier la situation à laquelle se confronte l’Europe.
The Shift Project revient à la question en mars 2021 dans une analyse The European Union Can Expect to Suffer Oil Depletion by 2030, cette fois en ayant recours aux travaux de Rystad. Les responsables du Project semble manquer de confiance dans le travail de l’AIÉ, mais le recours à Rystad ne règle pas les questions.
Il semble que les nouveaux projets en pétrole conventionnel qui seraient requis, selon l’AIÉ, pour éviter un déclin de l’approvisionnement d’ici 2025, ne sont pas prêts à être mis en œuvre; de même, la production de pétrole non conventionnel ne semble pas en mesure de doubler son niveau de 2017, encore moins le tripler, comme projetée par l’AIÉ.
Les figures 5, 6 et 7 montrent les tendances dans la production globale de carburants fossiles de 2000 à 2030 (tel que projeté par Rystad à partir de 2020).
La figure 6 [non incluse ici] fait une distinction entre le pétrole conventionnel et l’ensemble des types de pétrole non conventionnel. Elle confirme que la production de pétrole conventionnel a eu son pic en 2008; elle montre un déclin de -4,4% de 2008 à 2019 et s’attend à un autre déclin de -0,9 pour la période de 2019 à 2030. Tenant compte de l’amplitude limitée de ces variations, la tendance peut aussi être décrite comme un plateau ondulant de 2004 à 2018, suivi d’un autre plateau ondulant, un peu plus bas, pour la période après 2019.
Peu importe, on s’attend à ce que la production ne dépassera jamais le niveau du pic de 2008, incluant la période après 2030, selon et Rystad et l’AIÉ.
Ces figures constituent une présentation du travail de l’AIÉ à travers les analyses de Rystad. La figure 5 donne la production du pétrole conventionnel en 2030 comme étant égale à celle en 2000, et la partie bleu pâle, voire une partie du vert de mon graphique, sont comblées.
La figure 7 montre aussi que, seulement pour maintenir la production [de toute la production de pétrole liquide] au niveau de 2019 (96.5 Mb/j), le tiers de la production actuelle (2019) doit se voir substitué d’ici 2030. Ce déclin par rapport à la production actuelle qui doit avoir lieu pendant la prochaine décennie est de 31,7 Mb/j, équivalent à la capacité de production actuelle combinée des États-Unis, de l’Arabie saoudite et de la Russie, les trois plus importants producteurs dans le monde.
Pour atteindre le niveau de production totale de 103,6 Mb/j projeté pour 2030, environ le quart de ceci (23 Mb/j) doit venir de découvertes passées (le vert) ou de découvertes possibles à venir (bleu). Le potentiel de développement actuel de ces découvertes est par sa nature même problématique, cela d’une perspective aussi bien économique que géologique. À partir de 2023, la capacité de maintenir la production dépend du développement actuel des découvertes passées et, à partir de 2026, du développement de découvertes futures possibles.
De ces 23,6 Mn/j conjecturales de nouvelle capacité de production, 70% devra venir de pétrole non conventionnel ou de liquides de gaz naturel de puits non conventionnel : c’est la figure 8.
(op. cit., pages 10-14)
En effet, la figure 8 est une variante de celle de l’AIÉ de 2008, en suggérant que presque tout le manque à gagner va être trouvé. Pour le Shift Project, par contre, devant les énormes enjeux esquissés, c’est plutôt inconcevable qu’il n’y ait pas de déclin assez important dans la production de pétrole conventionnel d’ici 2030. Gauthier doit se trouver parmi les optimistes à cet égard, contrairement au Shift Project de Jancovici.
En 2019, Yves Cochet a publié le livre que j’ai mis en évidence dans le dernier article, Devant l’effondrement. J’étais surpris d’y voir – pour un Européen – sa présentation de l’économie biophysique (presque inconnue en dehors des États-Unis, où Charles Hall et Kent Klitgaard en développent ses implications) comme clé pour son analyse aussi. Il y suit dans son chapitre 3 les concepteurs de cette économie en insistant sur l’importance cruciale de l’énergie dans la compréhension de la situation (bis). Les sections se suivent: le peak oil; le rôle des rendements énergétiques (les ÉROI) de différentes exploitations; l’impossible découplage de l’économie de ses fondements dans le monde matériel (contrairement aux conceptions de l’économie néoclassique).
Ces analyses semblent clairement rejoindre celle de Trop Tard de 2017, où je suggère que l’effondrement de Halte à la croissance, que j’ai en tête depuis presque 50 ans comme guide bien orienté, est en préparation.
re-bonjour M. Mead, j’espère que la fréquence de vos billets est indicatrice d’une meilleure santé!
Non, je ne suis pas irrité mais plutôt amusé que la petite communauté de Harveymead.org puisse être le siège d’escarmouches, entre des belligérants que j’estime également du reste. Fichtre! J’ai sorti ma plume du dimanche!
Pour ce qui est de notre approvisionnement en énergie (solaire ou fossile), mon hypothèse est la suivante: elle ne sera plus possible à large échelle (donc, pas du tout) dans quelques années conséquemment à l’état de récession économique, aux troubles sociaux voire aux guerres civiles qui viennent, suites à l’explosion des prix de la nourriture pour certains et aux famines pour d’autres. L’océan arctique perdra sa couverture de glace dans moins de dix ans mais déjà les ‘crop failure’ se manifestent partout sur tous les continents, suite aux perturbations des circulations thermohalines et stratosphériques.
Pour rester à jour quant aux points de bascules bio-physiques que nous enjambons allègrement (et pour apprendre quelques bonnes nouvelles de temps en temps, comme la condamnation récente de la Royal Dutch Shell!) je recommande à tous le ‘channel’ de Paul Beckwith, s’il n’est pas déjà dans vos signets.
Au plaisir de vous relire.
PS: je termine avec cette description de l’effondrement que trop souvent on juge mal définie. Selon Yves Cochet, tirée de la websérie [NEXT] (j’espère qu’elle ne sera pas jugée « très problématique dans sa définition ») 😎
Effondrement global = [dans tous les pays] pendant plus d’un an, les services de base de la population (le boire, le manger, l’hébergement, l’électricité, la mobilité, la sécurité, l’enseignement…) ne sont plus assurées à cette population par les services publiques encadrés par la loi.
Je rajoute qu’effectivement l’EROEI ne peut qu’être, au pif, évaluée à un ordre de grandeur près (ou même deux!). La difficulté étant de convenir où terminer les « systems boundaries » quand on évalue « l’embodied energy » des composantes. J’ai déjà lu un auteur qui comptabilisait l’énergie nécessaire à la manufacture et la pose de la *clôture* d’acier entourant un champ de panneau PV! C’est discutable, mais la même minutie est-elle appliquée quand sont évaluées l’EROEI des sables bitumineux? De l’éolien à cerf-volant? Des génératrices marémotrices?
Donc quand on indique un EPBT à trois chiffres significatif comme dans le rapport du Fraunhofer Institute for Solar Energy Systems ISE, j’ai des méchants doutes.
J’invite les assidus du blogue de Harvey Mead à lire l’étude publiée jeudi dernier par « The Shift Project », ainsi que la table ronde de présentation de cette étude: https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/
L’amorce de cette étude se lit ainsi:
« La production pétrolière totale des principaux fournisseurs actuels de l’Union européenne risque de s’établir dans le courant de la décennie 2030 à un niveau inférieur de 10 à 20 % à celui atteint en 2019. Faute de réserves suffisantes pour compenser le déclin de la production existante, ce risque existe y compris en prenant en compte une hypothèse haute concernant l’évolution aux Etats-Unis de la production de « pétrole de schiste » (Light tight oil, LTO).
Avant l’amorce du déclin irréversible à partir des années 2030, la production pétrolière totale des principaux fournisseurs pourrait se maintenir à un niveau relativement stable au cours de la décennie 2020, inférieur de 4 à 10 % au niveau atteint en 2019.»
Notez que cette étude ne prend pas en considération le taux de retour énergétique (TRÉ) qui demeure un facteur déterminant pour le maintien des activités économiques au niveau actuel.
Heureusement Bluffett et Gateux sont sur la voie d’une solution propre et nous feront passer du natron des egyptiens d’il y a 3500 ans au natrium du 21e siecle! hxxps://www.theguardian.com/us-news/2021/jun/03/bill-gates-warren-buffett-new-nuclear-reactor-wyoming-natrium
qq1 devrait les avertir qu’il n’y aura pas d’argent a faire avec ca ou que s’il y en a il ne pourra etre depense qu’a acheter des cryptomonnaies
Je ne sais pas d’où tu tires que je suis parmi les optimistes à ce sujet. L’ordre de grandeur proposé par le Shift est probablement correct et le fait qu’ils se soient basés sur les données de Rystad plutôt que celles, assez approximatives, de l’AIE est intéressant.
Toutefois, il ne faut pas trop exagérer l’importance d’une chute de 10% de l’approvisionnement pétrolier Comme le pétrole représente à peu près 32% de la consommation énergétique de l’Europe, ces 10% représentent donc à peu près 3,2% de la consommation énergétique actuelle de l’Europe. Une baisse de 3,2% par année sur 10 ans se traduit par un recul de la part du pétrole de 0,32% par année, ce qui correspond très précisément au déclin de la part du pétrole dans le mix énergétique mondial depuis 1973: 0,33% par année.
Autrement dit, oui, je pense que ce déclin relativement peu prononcé de l’offre pétrolière sera facilement comblé: nous comblons chaque année un déclin relatif du pétrole de la même ampleur depuis 1973. Ce sera sera facilement comblé par l’adoption des voitures électriques et espérons-le, par une baisse de l’utilisation de plastiques.À plus long terme, les choses deviennent plus compliquées, mais nous avons aussi plus de temps pour voir venir.