Le Manifeste pour sortir de la dépendance au pétrole semble faire assez de vagues pour me permettre de croire que vous l’avez vu. Le contraste entre les deux manifestes récents (pour l’autre, voir mon dernier article sur ce blogue) met en évidence les énormes paris qui marquent les processus décisionnels, voire les processus délibératifs qui ont cours aujourd’hui.
Lors de la rédaction du document, il y a eu des échanges sur la pertinence ou non d’inclure la recommandation visant une réduction de 25% de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2020 – soit l’objectif du gouvernement actuel et le minimum proposé par le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC). La réflexion sur le Manifeste me ramène dans ce contexte au document de consultation de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec dont j’ai déjà parlé dans mon article Consultation sur les enjeux énergétiques : un exercice bâclé.
Le document de consultation présente un scénario possible, un parmi de nombreux, pour atteindre cet objectif, soit :dans le secteur résidentiel, convertir 100 000 logements encore chauffés au mazout ou au gaz naturel à l’électricité (sur environ 650 000 logements non chauffés à l’électricité); dans le secteur commercial et institutionnel, convertir environ 31 000 bâtiments – fermes d’élevage, exploitations agricoles, bâtiments institutionnels, lieux de culte, hôpitaux et écoles; dans le secteur des transports, retirer de la route ou convertir à l’électricité environ 2,1 millions d’automobiles ou camions légers (tout près de 50% du parc; dans le secteur industriel, réduire de plus des deux tiers les émissions de l’industrie de l’aluminium.
Les commissaires notent qu’il s’agit d’un très grand défi et proposent que la façon de le relever est de saisir «l’occasion [que ce défi représente] de développement économique sur la base de l’efficacité énergétique et de l’énergie verte» (p.55). Ils doivent penser aussi qu’il s’agit d’un défi impossible à relever en ses propres termes, mais ils ne le disent pas. Nous ne le disons pas non plus dans notre Manifeste, sachant que si nous ne relevons pas le défi, nous sommes dans le trouble comme société.
Pour les commissaires, non seulement leur proposition pour du développement économique n’entrainêrait pas de nouvelles émissions (ils parlent d’«énergie verte») mais il prendrait les gains de l’efficacité énergétique (dans l’usage de l’électricité – déjà en surplus) pour poursuivre davantage de développement : ils ne le pensent pas nécessaire de réduire notre consommation globale d’énergie, contrairement à ce que Brundtland proposait déjà il y a un quart de siècle. Tout en ayant un air très sérieux, la proposition des commissaires est incompréhensible et finalement farfelue. Pour le reste, ils rejoignent les signataires du Manifeste pour le pétrole en proposant l’exploitation de nos hypothétiques réserves de pétrole. Un but de notre récent Manifeste est de souligner des défis que la Commission, tout comme les signataires de l’autre manifeste, ne reconnaissent pas et dont l’absence dans la réflexion semble expliquer l’incompréhensible.
C’est une restructuration fondamentale de nos sociétés et de leurs activités économiques qu’il faut cibler. L’utilisation abusive de combustibles fossiles et la production de quantités astronomiques de GES d’origine fossile par l’humanité, surtout dans les dernières décennies, sont des composantes d’un portrait de notre situation qui n’est que partiel, et les commissaires, comme les signataires du manifeste pour le pétrole, ne voient même pas celui-ci, associé au défi que représentent les changements climatiques. Je n’ai pas besoin de rentrer dans le détail pour le reste. Il s’agit des crises contemporaines dans presque tous les secteurs de notre activité et dans presque tous les écosystèmes qui permettent à nos sociétés de se maintenir en vie. On peut parler des crises de l’eau douce, de celle des océans et des risques importants pour la santé associés à la pollution de l’air dans de nombreuses villes, peut-être surtout dans les pays émergents. On peut parler des crises de l’alimentation derrière (en partie) le printemps arabe et les propositions d’élargir nos bases diétaires pour inclure des insectes et des aliments à base d’algues. On peut parler des crises de la biodiversité. Et j’en passe.
Le développement économique prôné par les commissaires est pris pour acquis comme l’objectif de toute politique énergétique et leur travail est de fournir les bases pour la prochaine, d’orienter le développement économique de notre société. C’est la même chose pour les signataires du Manifeste en faveur de l’exploitation des ressources énergétiques qui gisent possiblement sous la surface de notre territoire. Ce développement se poursuivrait, doit se poursuivre, selon le modèle que nous connaissons de mieux en mieux. Ses promoteurs font abstraction de l’ensemble des crises générées par le recours à ce modèle, proposant que de «hauts standards de protection environnementale» règleront ses aspects négatifs. Étrangement, ils semblent incapables de voir que de tels standards sont en place depuis des décennies, décennies pendant lesquelles les crises se sont développées.
Je le constate sans cesse et j’en parle dans ce blogue, presque avec étonnement. Nos décideurs politiques et économiques sont incapables d’intégrer une prise en compte de l’ensemble des enjeux quand ils poursuivent avec leur modèle, maintenant, et malheureusement, usé à la corde. On peut penser entre autres, peut-être surtout, à l’utilisation d’un ensemble de ressources non renouvelables absolument fondamentale pour le développement économique, que d’aucuns voudrait voir devenir virtuel, sans recours à de telles ressources. Il faut croire qu’ils pensent, pour commencer, que l’énergie «verte» se produit sans utilisation de ressources, alors que les pylônes nécessaires dans des scénarios de recours à l’éolien, que les barrages en béton et acier nécessaires pour les scénarios de recours à l’hydro, que les ressources relativement rares nécessaires pour le recours au solaire, ils semblent penser que toutes ces ressources vont être remplacées par l’air et l’eau – ou, au pire, par des réserves inépuisables même si elles sont de plus en plus difficiles d’accès. Les transports seront transformés en vert parce que les autos, les camions et les équipements de transport en commun seront mus par l’électricité, sans qu’ils ne comprennent dans leur conception toutes les ressources nécessaires pour maintenir les infrastructures routières (surtout), ensuite le charbon et le gaz nécessaires pour produire l’électricité requises pour leur fonctionnement, finalement les ressources non renouvelables requises pour la fabrication des équipements eux-mêmes. Ils semblent oublier que nous sommes maintenant sept milliards à vouloir ce développement économique et que nous nous dirigeons vers neuf milliards.
Les investissements dans les infrastructures ont été un des moteurs de la croissance économique des années 1950 et 1960 dans les pays riches, et ils sont l’élément clé dans la croissance économique chinoise des dernières années. Apparemment, il ne faut pas trop se préoccuper du fait que ces mêmes infrastructures, dans les pays riches, sont maintenant vieillissantes et nécessitent un entretien pour maintenir l’investissement, voire de nouveaux investissements pour remplacer certaines anciennes, désuètes. Un problème qui surgit pourtant est que l’argent nécessaire pour ces énormes investissements se trouverait, possiblement et en partie, dans les poches du fameux 1%; l’État n’a plus ce qu’il faut et s’endette davantage et différemment pour les garder fonctionnels.
Nous pouvons presque nous permettre de nous imaginer passant outre ces défis, cette consommation de ressources presque sans comparaison plus importante que ce qui s’est passé pendant les dernières décennies et cet endettement dont on ne sait plus comment il sera réglé – nous pouvons presque imaginer passer outre, en pensant aux besoins des populations dans les sociétés émergentes qui veulent nous imiter, voire à nos propres besoins imaginaires. Nous constatons que nous avons réussi à garder à une certaine distance les impacts de cette activité jusqu’ici, vivant dans un luxe de plus en plus une parure. Nous pouvons presque l’imaginer, jusqu’à ce que nous commencons à penser à la situation sur la planète dans son ensemble, où des milliards de personnes restent toujours dans une pauvreté absolue et d’autres milliard cherchent enfin à nous imiter.
Carole Beaulieu y a pensé, et signe un éditorial dans le dernier numéro de L’actualité qui laisse songeur à cet égard. Beaulieu insiste, ce n’est pas juste qu’il y ait tant d’inégalités dans ce monde, alors qu’il est voué à un développement économique sans bornes qui est censé amener une prospérité à toute l’humanité. Difficile à croire, elle embarque dans le raisonnement d’un autre groupe d’économistes qui vont encore plus loin que les signataires du Manifeste pour le pétrole et qui suggèrent que les problèmes décrits sur ce blogue sont mal posés, mal identifiés.
Julian Simon, économiste connu pour sa gageure avec l’écologiste Paul Ehrlich, en est l’inspiration. Simon se moquait ouvertement du catastrophisme des écologistes et des préoccupations face à ce qui semblait être un épuisement progressif des ressources non renouvelables (incluant le pétrole) et un accroissement excessif de la population humaine. Il a gagné sa gageure avec Ehrlich, auteur du The Population Bomb de 1968, les prix de cinq métaux qu’Ehrlich ciblaient baissant sur une période de dix ans en dépit de craintes concernant leur rareté croissante et une hausse des prix conséquente.
Plusieurs années plus tard, Ehrlich aurait gagné la gageure. En fait, il semble plus que raisonnable de croire aujourd’hui que les crises ont tout simplement pris un peu plus de temps que prévu par certains pour se manifester dans les marchés, et dans nos vies. Nous voyons cette conviction dans l’analyse de Jeremy Grantham, analyste financier dont la firme suit justement sur plus de 100 ans les prix d’une trentaine de commodités. En 2011, Grantham est intervenu avec un graphique pour cet indice où il insiste : nous sommes devant un changement radical de paradigme dans la remontée des prix depuis 2002. Contrairement à l’expérience antérieure, Grantham est convaincu que cette fois, les prix ne retomberont pas, et il invite les investisseurs qui sont ses clients d’agir en fonction de cela.
Probablement plus pertinent pour Beaulieu, Simon a maintenu pendant des décennies un argument à l’effet que la croissance démographique galopante n’était pas un problème : sept milliards de personnes plutôt que (seulement) deux ou trois donnent de meilleures chances de trouver dans la population humaine des génies capables de résoudre les problèmes qui préoccupent tant les autres. The Ultimate Resource était publié en 1981 pour la première fois, mais The Ultimate Resource 2 représente la dernière publication de Simon avant sa mort, et il n’avait pas changé d’avis: la population humaine est la ressource ultime. Cette deuxième édition est parue en 1996, avec une dédicace de Milton Friedman pour l’impression de 1998. Simon venait de mourir, mais Bjorn Lomborg venait de prendre la relève en 2001 avec la publication de The Sceptical Environmentalist, livre malhonnête dans l’extrême dans sa promotion des orientations de Simon.
Trente-cinq ans après la première sortie de Simon, quinze ans après la deuxième édition de son livre, Beaulieu adopte la même analyse, prenant le gagnant de la gageure Simon-Ehrlich comme favori pour une nouvelle gageure. Il m’est tout simplement impossible à comprendre celle-ci. Face à des effondrements en cours et à venir – appelons-les seulement des crises, pour les besoins de la cause – , face à une humanité qui a plus que triplé dans l’espace d’une seule vie humaine et qui déborde partout – disons qu’il y a toujours de la place pour les loger – , Beaulieu suit ces économistes qui pensent que cette population, ces crises ne sont pas vraiment un problème, au contraire. À travers les énormes inégalités dans le monde et que Beaulieu souligne, elle propose que les défis écologiques, tout comme les défis de pauvreté dans le monde, semblent presque réglés. Jamais autant de gens vivent à l’abri du besoin (gagnant au moins 1,25$ par jour!), dit-elle. C’est le temps de gager que des génies vont sortir de la foule pour régler le défi des inégalités – c’est «le travail qui reste à faire».
Prenez la pollution et le réchauffement climatique, qui menacent de laisser aux générations futures une planète exténuée. Le problème, disent [certains économistes], est mal posé. Bien sûr, l’humanité épuise à un rythme rapide des ressources comme le charbon et le pétrole. Dans certains cas, c’est inévitable. Les Chinois, par exemple, qu’on voudrait contraindre à polluer moins, ont raison de dire : « ce n’est pas juste ». Ils ont besoin de cette énergie pour sortir de la pauvreté des millions de personnes. En espérant que celles-ci, mieux nourries, plus instruites, contribueront à leur tour au savoir mondial et, qui sait, trouveront de nouvelles technologies ou d’autres sources d’énergie ! Pourquoi ne pourraient-ils aspirer au bien-être dont jouissent les Canadiens ?
Au lieu de préserver les ressources, il faudrait, disent des économistes, dont le Nobel américain Robert Solow, «préserver la capacité des générations futures de créer leur propre bien-être». La nuance vaut la peine qu’on s’y attarde. Comment savoir, en effet, quels seront les besoins des générations futures et, surtout, de quelles technologies elles disposeront pour y répondre ? Bill Gates planche bien sur un projet de réacteur nucléaire qui utilisera des déchets nucléaires comme carburant ! En pariant sur le potentiel innovateur de millions de gens plus instruits, on lègue aux générations futures la capacité de créer leur bien-être.
Dans le récent essai Le capital vert, deux économistes français prêchent aussi une approche différente. Il faut cesser, disent-ils, de voir la nature comme un stock limité de ressources, et plutôt la voir comme un capital à faire fructifier, sur lequel asseoir la croissance. Ce livre est passionnant.
Beaulieu propose de parier «sur le potentiel innovateur de millions de gens plus instruits», croyant apparemment que notre génération «lègue aux générations futures la capacité de créer leur bien-être». Quelque gageure: une capacité, un potentiel, contre un état de faits réel et non potentiel ! Je pensais que Simon était mort. Erreur.
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