Tel est le discours omniprésent non seulement au sein des groupes environnementaux mais également chez de plus en plus d’intervenants aujourd’hui qui deviennent de plus en plus conscients des crises qui sévissent, environnementales bien sûr, mais également sociales et économiques. Deux récents éditoriaux percutants de Guy Taillefer dans Le Devoir s’insèrent dans cette mouvance et soulignent la situation que j’ai décrite récemment en commentant le nouveau livre de Naomi Klein, This Changes Everything. Le premier éditorial brosse un tableau des crises de l’eau, le deuxième offre quelques perspectives de solutions possibles. Tout en étant impressionné par ces interventions, je me sens interpellé.
Les solutions existent depuis longtemps
J’avais justement décidé cette semaine de passer au recyclage plusieurs séries de magazines conservées sur les tablettes de ma bibliothèque depuis des décennies, n’ayant plus de place pour des ajouts. Déjà pendant l’hiver j’avais décidé de passer à l’action en numérisant les anciens (85) numéros de la revue de Nature Québec, d’abord Franc-Nord et ensuite Franc-Vert, qui ornaient ma bibliothèque mais qui prenaient de la place. Ils seront mis en ligne par l’organisme sous peu. Ce ne sera pas le cas pour Nature Canada, Québec Oiseaux, Environnement (pour les numéros avant 2007), Equinox, Canadian Geographic et plusieurs autres, qui se trouvent dans le bac de recyclage en attente de la prochaine collecte.
J’étais particulièrement intrigué de voir les numéros d’Environnement, datant des années 1990 mais rendu aujourd’hui à son 57e numéro, avec un sous-titre: Science and Policy for Sustainable Development). Ils étaient (et le sont toujours) publiés par un obscur éditeur et dont je ne me rappelle même plus d’y avoir été abonné. J’ai relu un premier article de page titre de 1995 sur la dégradation des terres agricoles dans les pays «sous-développés», et j’étais frappé de voir, tout au long de l’article, la minimisation, par le processus de mentions d’exception, des grandes problématiques identifiées. L’article souligne entre autres comment un projet réussi par une minorité au Kenya (dont la population va doubler d’ici quelques décennies) démontre que la question de surpopulation ne mérite pas trop de préoccupation. Je vais lire dans les prochains jours les numéros sur le sommet de Rio (1992) et sur le Jour de la Terre 25 (1995)…
Dans mes commentaires sur le livre de Klein, j’étais également frappé de la voir mettre l’accent sur le problématique de l’infertilité sur la planète, alors qu’il me paraît clair que celle de la fertilité excessive sous-tend l’ensemble des problématiques. Taillefer, qui est de retour au Québec après un séjour de plusieurs années en Inde, souligne que «le problème n’en est pas tant un de surpopulation que de gestion déficiente», un positionnement qui dépend, comme pour l’approche aux autres crises, de la conviction que les solutions.
J’avais mentionné la surpopulation comme fondamentale en soulignant le manque de perspectives plus diverses de Klein, centrée comme l’est le livre sur les changements climatiques. En effet, il y a plusieurs qui tendent à mettre l’accent sur une seule crise – les changements climatiques, l’eau, la démographie, l’alimentation, l’énergie, autres – dans les interventions contemporaines. Taillefer y est pour l’eau. Reste qu’un «simple» survol des analyses et des reportages conclut rapidement que c’est justement un ensemble de crises qui sévit, comme le notait déjà en 1987 la Commission Brundtland, comme la notait en 1972 le Club de Rome.
L’inertie, voire la paralysie
Quant à une amélioration de notre gestion, Taillefer insiste justement à son tour que le problème est politique, précisément l’insistance de l’article d’Environnement de 1995 en faisant le portrait des problèmes en agriculture, précisément le problème que souligne le mouvement environnemental depuis ses origines, en soulignant en même temps que ses critiques que les solutions existent. Cela fait un demi-siècle que les solutions existent…
Amory Lovins a produit un article en 1976 pour le prestigieux périodique américain Foreign Affairs présentant un ensemble de propositions constituant une stratégie énergétique pour les États-Unis qui reste encore aujourd’hui valable dans ses grandes lignes, précisément parce que les décisions politiques pour la mettre en œuvre n’ont pas été prises; déjà Lovins pensait nécessaire de l’intituler « The Road Not Taken »… Mais même Lovins se trouve pris par l’inertie qui marque le mouvement environnemental et, finalement, presque tous les intervenants aujourd’hui face aux crises. Dans Reinventing Fire en 2011 – je viens de le lire – Lovins et son équipe au Rocky Mountain Institute étale un ensemble d’approches, partant de ses interventions au fil des décennies, qui permettraient au pays d’être presque complètement libre de l’énergie fossile en 2050 – sauf que ce sont presque exclusivement les défis des Américains qu’il cible. Lovins insiste que même cette tâche est colossale mais le défi peut être relevé, mais nulle part il ne semble reconnaître que notre défi aujourd’hui, comme depuis des décennies, n’est pas de protéger les Américains et les populations des pays riches des crises, mais de reconnaître que l’humanité s’est tissé des liens depuis des millénaires et que ces liens, aussi faibles soient-ils, sont encore plus forts aujourd’hui en termes de nos connaissances des uns et des autres, en raison entre autres de la progression phénoménale des communications en général, appuyés par les réseaux sociaux qui vont jusque dans les pays pauvres, où les populations nous suivent, nous les riches.
Une tout récente publication de Renaud Gignac et Damon Matthews de l’Université Concordia, « Allocating a 2 degré C cumulative carbon budget to countries », fournit les pistes pour une compréhension allant dans le sens contraire à Lovins. Gignac a déjà produit pour l’IRIS une analyse du défi du Québec face à son «budget carbone», finalement un défi qu’il sera à l’évidence impossible à relever. Le nouvel article fait l’analyse pour l’ensemble des pays et propose non seulement le calcul de l’approche «contraction/convergence» d’ici 2035 et 2050 qui reconnaît la nécessité d’éliminer les inégalités historiques, mais également une prise en compte quantitative de la dette des pays riches envers les pays pauvres en ce qui concerne les émissions. C’est clairement ce qui sera nécessaire pour la COP21, mais, comme on pouvait s’y attendre, l’article montre que les pays qui s’y trouveront ne seront pas plus capables de relever le défi que le Québec. Les solutions, finalement, n’existent pas toujours, même en faisant abstraction de l’inertie des systèmes et de la paralysie des décideurs. L’énorme effort requis pour les relever est ce qui en effet paralyse les décideurs dans les processus cherchant à sauver les meubles pour la COP21. Ce que Gignac et Matthews nous montrent est que c’est finalement peine perdue.
Je note en passant que nous attendons toujours le deuxième rapport du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) de Jeffrey Sachs, promis dans la première moitié de 2015. Le DDPP proposait en premier lieu les mesures technologiques qui pourraient permettre de respecter le budget carbone, et déjà cette première partie, publiée pendant l’été 2014, indiquait que cela est presque inimaginable. La deuxième partie du rapport, maintenant en retard, nous proposerait de montrer jusqu’à quel point le respect du budget carbone est possible sur les plans financiers et politiques.
In the first half of 2015, the DDPP will issue a more comprehensive report to the French Government, host of the 21st Conference of the Parties (COP-21) of the United Nations Framework Convention on Climate Change (UNFCCC). The 2015 DDPP report will refine the analysis of the technical decarbonization potential, exploring options for even deeper decarbonization. At this stage, we have not looked at important issues in the context of the UNFCCC negotiations, such as equity and the Principle of Common but Differentiated Responsibilities, and Respective Capabilities (CBDR-RC). The 2015 DDPP report will address these issues and take a broader perspective, beyond technical feasibility, to analyze in further detail how the twin objectives of development and deep decarbonization can be met through integrated approaches, identify national and international financial requirements, including the question of who should pay for these costs, and suggest policy frameworks for implementation.
C’est assez clairement le préparatif pour la COP21 le plus intéressants, et c’est en retard…
Le proche avenir (Klein : 10 ans ; Club de Rome : 10 ans ; presque tout le monde : 10 ans)
Dans cette «décennie zéro» ainsi décrite par Klein (i) nous pourrons rejeter les analyses du GIÉC, ce qui nous laissera sans le moindre fondement pour nous orienter, et nous serons clairement dans la dèche. (ii) Alternativement, nous pourrons tout simplement échouer face à sa recommandation de reconnaître et de respecter un budget carbone pour l’humanité, ce que nos décideurs feront en décembre. (iii) Nous devrons donc nous résigner à une multitude de problèmes qui sont finalement des catastrophes en gestation : nous ne contrôlerons pas le réchauffement du climat par notre propre volonté et le portrait fourni par les experts dans une telle situation est catastrophique ; nous ne réglerons pas les énormes inégalités dans le monde alors que les pays pauvres qui en souffrent les connaissent mieux que jamais et leur refus d’accepter la situation risque également d’être catastrophique ; nous ne nous résignerons pas à changer notre modèle économique, mais la modélisation du Club de Rome, soutenue maintenant par 40 années de données intégrant l’ensemble des problématiques, suggère que son effondrement va se faire que nous le veuillons ou non.
La réponse au récent travail de Gignac et Matthews et aux travaux du GIEC est de mettre nos «énergies» (drôle de terme ici…) à relire Jared Diamond (Collapse/Effondrement) et d’en tirer les leçons qu’il est possible d’en tirer : il faut travailler pour gérer l’effondrement qui arrive, et cela ne se fera pas en continuant de mettre l’accent sur la lutte contre les changements climatques, en continuant à chercher en priorité les moyens de réduire dramatiquement nos émissions de GES, en cherchant comme orientation de base à verdir l’économie actuelle. Diamond, professeur à UCLA, débute son livre en rappelant une question qu’un étudiant lui a posée alors qu’il présentait l’effondrement de la civilisation de l’île de Pâques: Que pensait-elle la personne qui coupait le dernier arbre de l’île? La réponse était le début de sa rédaction du livre.
Aujourd’hui, il semble clair que nous sommes en train de couper le dernier arbre à la base de notre civilisation. Nous savons que nos gestes auront des résultats catastrophiques, mais nous ne voyons pas comment faire autrement. C’est ce qui paraît dans l’intéressant livre de Klein, et cela revient dans les intéressants éditoriaux de Taillefer. L’échec du mouvement environnemental laisse dans son sillage d’autres intervenants – on peut penser aux auteurs et signataires du Manifeste Élan global, aux auteurs de Sortir le Québec du pétrole, à d’autres – qui semblent presque inéluctablement se penser en voie de frayer un chemin, sans réaliser qu’ils ne constituent que le sillage. Taillefer insiste au début du premier des deux éditoriaux que «la catastrophe … n’est pourtant pas inévitable» et au début du deuxième que «des solutions à cette déperdition existent pourtant», pour y revenir en insistant: «il existe pourtant des solutions parfaitement réalisables, moyennant volonté sociale et politique». La répétition du «pourtant» est presque nécessaire, tellement les deux textes soulignent l’inertie: «l’industrialisation et l’urbanisation de l’Inde vont inévitablement creuser les «guerres de l’eau»»; «la Californie tire déjà 60 % de son eau par pompage des nappes phréatiques [et] cette part va inévitablement augmenter»; «la catastrophe menace, mais elle n’est pas inévitable».
Les crises s’accentuent et «pourtant» les solutions existent – sauf que les crises sont inévitables parce ce qu’il n’y a aucune raison de penser que nous allons les mettre en oeuvre, et, dans certains cas comme nos émissions de GES, même les solutions d’autrefois n’existent plus.
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« La réponse […] est de mettre nos «énergies» à relire Jared Diamond »
Ou bien quelque chose de plus neuf (je viens de le commander) « Comment tout peut s’effondrer. Petit Manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. », Servigne et Stevens, Seuil 2015
Je m’intéresse plus à la percolation (trop graduelle) de la prise de conscience (auprès des journalistes, politiciens, scientifiques, amis) de l’imminence de l’effondrement de la société industrielle qu’au détail de celle-ci.
À ce titre, il est amusant de décoder la réaction des deux journalistes de Mediapart durant cette excellente entrevue de Servigne: http://www.dailymotion.com/video/x2x0zve_le-champ-des-possibles-penser-l-effondrement_school
Et vous, M. Harvey, dans vos interventions publiques, sentez-vous une ouverture plus grande à cette réalité? Auprès de votre auditoire, j’entends… car la presse grand publique et nos « élites » politiques claironnent toujours ce message trompeur que « les solutions existent », juste titre de votre billet.