C’est le terme qu’Yves-Marie Abraham, un des leaders du mouvement pour la décroissance au Québec, utilise pour caractériser la position des promoteurs du modèle économique capitaliste qui domine nos sociétés depuis plus de deux cents ans. La réflexion se trouve dans l’épilogue de Creuser jusqu’où : Extractivisme et limites à la croissance, édité par Abraham et David Murray. L’épilogue, intitulé «Moins d’humains ou plus d’humanité?», semble constituer une critique de fond, en quelques pages, du positionnement du mouvement environnemental depuis ses débuts et un plaidoyer pour une approche à la décroissance qui valorise ce qu’Abraham appelle une «utopie anarchiste».
Même si le texte est court, seulement une dizaine de pages, il donne du fil à retordre au lecteur, et pousse à une réflexion dépassant largement les attentes pour un épilogue! De par la question posée, qui a une réponse qui paraît évidente – les deux! – il semblait clair dès le début qu’Abraham cherche à déranger, à proposer une réflexion de fin de livre qui n’est pas une simple synthèse. J’ai fait part de ma réflexion sur ce petit texte à l’Association humaniste du Québec lors d’une soirée de rencontre le 18 février dernier. Le titre du texte me faisait croire que cela pouvait rejoindre leurs préoccupations.
Des besoins illimités
Abraham esquisse une critique des écologistes, comme des économistes et de nombreuses religions, dans leur façon d’aborder le défi de l’extractivisme, c’est-à-dire celui des impacts de la production industrielle au cœur de notre développement économique et qui semble nous amener à un effondrement de la civilisation elle-même. Les mouvements environnemental et social appliquent des approches qui depuis des décennies reconnaissent, suggère-t-il, les fondements de notre modèle économique et vont donc dans le sens du glouton impénitent.
Pour Abraham, ces fondements peuvent être liés à un constat d’Adam Smith à l’effet que dans «le désir d’améliorer notre sort … il n’y a peut-être pas un seul instant où un homme se trouve assez pleinement satisfait de son sort pour n’y désirer aucun changement ni amélioration quelconque». Du postulat ainsi exprimé, Abraham conclut que pour les promoteurs du modèle, tout comme pour ceux qui cherchent seulement à en mitiger ses nombreux impacts, la révolution néolithique et la révolution industrielle étaient «inscrites dans la nature de l’Homme en tant qu’elles permettent d’accroître les moyens de satisfaire ses besoins infinis» (371).
Abraham s’appuie pour ce premier élément de son texte sur des critiques en règle du livre de Jared Diamond de 2004, Effondrement : Comment les sociétés choissent d’échouer ou de réussir[1]. La perte de jugement et d’analyse rationnelle de la part des auteurs cités enlèvent tout intérêt quant à un apport quelconque de ces sources à l’argument d’Abraham, qui n’en a pas besoin. Ce qui est frappant est de voir ces auteurs cibler un thème quand même présent subrepticement dans le texte d’Abraham, soit celui qui voit la croissance démographique de l’humanité constituer un défi important. Le sous-titre de l’article d’Abraham suggère que ce n’est pas le cas, et il reste presque un mystère pourquoi il voit la situation ainsi.
Abraham passe ensuite à un survol des types d’interventions de ceux qui acceptent, consciemment et explicitement ou non, les fondements du modèle économique. On peut difficilement être plus réducteur par rapport aux intervention du mouvement environnemental au fil des décennies : les interventions représentent soit des discours moralisants (et donc n’ayant pas beaucoup de pouvoir de conviction, croit-on sous-entendu), soit des manipulations en cachette d’un esprit «écosuicidaire» pour l’amener à des positions qui seraient rejetées si reconnues, soit des efforts d’arrêter la croissance démographique. Abraham associe ce troisième type d’intervention – largement absente dans l’histoire du mouvement environnemental sur le terrain mais présentée par Abraham comme considérée souvent la plus efficace ou la seule efficace – au postulat de Smith : «S’il est vraiment dans la nature de l’humanité de chercher à satisfaire toujours plus de besoins, la seule manière d’empêcher la raréfaction absolue de ressources naturelles vitales, c’est que le nombre de représentants de l’espèce cesse d’augmenter et même diminue pendant un temps» (372).
Abraham propose que cette intervention remonte à l’idée de «la tragédie des communaux» proposée par Garrett Hardin en 1968. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de reconnaissance de cette idée, à l’effet que les êtres humains se trouvent dans une situation de concurrence permanente pour les ressources et cela les amène à détruire leur propre environnement, pour aboutir à l’effondrement de leurs sociétés. C’est la position attribuée faussement à Diamond, mais qui est plus proche du vrai pour Hardin. En effet, il semble que devant une situation de surpopulation de l’humanité, un contrôle de ses nombres semble s’imposer, et c’est ce qui est proposé par Hardin.[2]
La «goinfrerie atavique» des économistes (et des écologistes)
L’approche qu’il attribue aux économistes et aux écologistes
présente deux avantages très appréciables : elles n’impliquent aucune remise en question fondamentale de l’ordre en place et n’imposent d’efforts véritables qu’aux habitants des pays à forte croissance démographique, c’est-à-dire aux pays pauvres. Elles permettent ainsi aux plus riches occidentaux … d’espérer pouvoir continuer à s’enricher, notamment du fait de l’exploitation des ressources naturelles de ces pays du Sud, sans craindre d’avoir à partager ces richesses avec un nombre grandissant d’humains ni à subir les conséquences d’un effondrement civilisationnel (373).
C’est presque du mépris pour ces intervenants, mais il décrit quand même la situation imposée par le modèle économique sur l’humanité, incluant les inégalités que nous reconnaissons de plus en plus, et acceptée par les théoriciens et (implicitement) par les militants qui oeuvrent au sein du système. La «goinfrerie atavique» (371) qu’Abraham juge au cœur de ce modèle économique, décortiqué dans ses implications par Halte, était presque évidente en 1972 et, en jugeant par le calcul de l’empreinte écologique, était à un point décisif vers 1980, quand l’empreinte s’approchait des limites de la capacité de support de la planète.
Une alternative flotte en arrière-fond de ceci : si l’être humain utilisait beaucoup moins de ressources, ses nombres ne seraient pas un problème. Abraham insiste que l’être humain n’est pas le glouton impénitent décrit par Smith. Il cite un intéressant passage de Sahlins (374) pour suggérer que «l’attitude du chasseur» est une attitude au travail de l’économie précapitaliste où ce n’est pas du renoncement à des besoins d’appropriation ou l’abandon de désirs qui sont en cause dans l’effort d’intervenir contre le système actuel. «Les chasseurs-collecteurs n’ont pas bridé leurs instincts matérialistes; ils n’en ont simplement pas fait une institution». (374)
Une grande qualité d’Yves-Marie Abraham est d’avoir bien saisi les fondements du système en place depuis la Deuxième Guerre mondiale (pour simplifier) et de mieux voir que d’autres que ce système ne peut pas agir autrement que comme Halte le décrivait dans son scénario de base. Le modèle économique fondé sur la production industrielle est en fait devenu un cadre incontournable pour l’ensemble des activités des sociétés; plutôt qu’une approche favorisée mais à améliorer, il est devenu une approche totalisante.
Capitalisme et Utopie anarchiste
Pour expliquer notre situation actuelle, Abraham remonte aux débuts du capitalisme industriel dans la création de la bourgoisie. Il esquisse l’évolution en partant de «l’accaparement des moyens de la production, forçant de plus en plus la majorité à subvenir à ses besoins en achetant des marchandises. Mais pour ce faire, il lui fait de l’argent … il vend la force de son travail à un capitaliste … qui ne l’achetera pas à moins que cela puisse lui permettre de faire un profit : le travail accroît le capital. Pour cela, il faut que toujours plus de marchandises soient produites et vendues, et les salariés ont donc eux aussi finalement intérêt au succès des capitalistes» (375-376). À l’encontre de l’interprétation marxiste de la situation, celle d’Abraham insiste sur les mauvaises orientations sur le plan écologique de cette vision indirecte de l’extractivisme.
Abraham ne convainc pas plus dans son portrait de l’être humain comme proche du chasseur-cueilleur que dans celui du goinfre. Il reste que son texte souligne l’importance de reconnaître l’importance du goinfre dans notre vie contemporaine dans les pays riches. Abraham passe à sa conclusion pour insister que dans la perspective de sa critique du capitalisme, «le salut de l’espèce humaine ne passe donc pas par une réduction du nombre d’humains sur Terre mais plutôt par l’avènement de sociétés réellement humaines» (377). Il rejoint ainsi ses références qui ne tolèrent pas des atteintes à la libre reproduction humaine, et il n’est absolument pas clair pourquoi.
Contrairement à sa vision et à celle de ces sources, tout nous montre que nous sommes trop nombreux pour les capacités de la planète à nous maintenir dans l’état actuel de l’humanité, même à un niveau proche de celui de paysan: l’empreinte écologique de l’humanité, même avec des milliards de pauvres, est une fois et demi la capacité de support. Tout au long de Halte, qu’Abraham semble estimer pertinent, les auteurs mettaient déjà en évidence le défi démographique dans de multiples manifestations, et insistaient que des limites s’imposent.
Une citation d’un autre auteur (P.M.) passe proche de suggérer une explication. C’est celle d’une «fort intéressante utopie anarchiste» : «La Machine Travail Planétaire doit être démantelée soigneusement car nous ne voulons pas mourir avec elle. N’oublions pas que nous sommes une partie de la Machine et qu’elle fait partie de nous-mêmes» (377). Autant mon intervieweur en 2013 insistait qu’il préférerait voir l’humanité disparaître plutôt que de la voir sauvée par un gouvernement dictatorial (voir la note 2), autant Abraham semble suggérer qu’il n’y a pas d’avenir dans les interventions qui cherchent à sauver la planète et ses écosystèmes et que nous sommes aussi bien de foncer dans une approche utopique vouée quand même à l’échec.
Indépendamment de la suite logique, il fournit dans son dernier paragraphe une esquisse de la société qu’il faut viser :
Les fondements du capitalisme constituent pour nous des évidences. Qui ose en effet aujourd’hui remettre en question la propriété privée? Qui appelle à l’abolition du salariat? Qui demande la suppressioni du prêt à intérêt? Qui réclame l’interdiction de l’entreprise privée à but lucratif? Centrales au XIXe siècle, ces revendications ont pratiquement disparu du débat politique contemporain et n’apparaissent jamais ou presque dans les discours de nos stratèges révolutionnaires. Il va bien falloir pourtant les porter à nouveau, si nous voulons conserver une petite chance de provoquer la fin du capitalisme avant la fin du monde. (377)
Ces «stratèges révolutionnaires» semblent inclure les écologistes.
Il ne paraît pas évident que ces revendications se trouvent dans les différents articles de Creuser jusqu’où? : Extractivisme et limites à la croissance. L’article de Normand Mousseau, presque le seul à traiter des enjeux écologiques, soit de l’énergie, ne vient même pas proche. Il semble s’y trouver pour contester la position d’intervenants à l’effet que, «si l’on espère la décroissance, il ne faut pas l’attendre d’un épuisement des ressources fossiles». En dépit d’un regard plutôt positif envers les travaux en cause, dans sa contribution au livre, Abraham semble également contester les tendances lourdes projetées par Halte, soit un effondrement dans le sens de Diamond. Celui-ci, à son tour, note que Halte s’est déjà montré erroné dans ses «prédictions»…
Contre la course de la Reine rouge
Autant «le glouton impénitent ressemble à s’y méprendre au pêcheur biblique», selon Abraham, autant «la situation désespérée de l’Empire romain ressemble à s’y méprendre à la nôtre», selon Ugo Bardi (p.347) dans son livre complémentaire et en plus direct à Creuser. Le grand pillage de Bardi reste centré pendant 400 pages sur l’extractivisme dans ses implications directes, tout en refusant, cela de la part d’un auteur qui a écrit un livre complet pour le défendre, les implications de Halte. Son dernier chapitre, sur l’avenir de la civilisation, décrit notre situation comme celle de la course de la Reine rouge dans À travers le miroir de Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles: nous courrons pour rester en place…
Nous aboutissons aujourd’hui à l’effondrement qui s’est annoncé et, ce faisant, à la nécessité de l’approche d’Abraham, ou de ceux ciblant la transition sociale, ou d’autres dont les perspectives restent encore floues. Finalement, son rejet de «bon nombre d’écologistes» est un appel à une nouvelle alliance qui reconnaît l’être humain comme un être matériel, avec ses besoins (limités), ainsi qu’un être social, avec ses revendications, capable d’agir plutôt que de tout simplement subir l’effondrement. À la lecture du court texte de l’épilogue, on se trouve confronté à une présentation qui semble constituer bien plus une introduction qu’une conclusion, soit l’étalement de principes pour préparer une confrontation de l’effondrement dont il est question dans de nombreux écrits marginaux de nos temps. Il faut moins d’humains (finalement, moins d’humains gourmands en craignant que l’effondrement aboutisse à moins d’humains tout court) et plus d’humanité.
[1] Le premier attribue à Diamond des positions sur la démographie et sur l’immigration qui faussent presque complètement les analyses de ce dernier. «L’inquiétante pensée du mentor écologiste de M. Sarkozy» de Daniel Tanuro montre comment le débat sur ces questions peut aboutir à une perte de sens critique de la part d’un auteur présumément plus objectif normalement. Le deuxième, «Ecological Catastrophe and Collapse : the Myth of Ecocide on Rapa Nui» (21-44) montre la volonté d’un groupe d’anthropologues de décrire les positions de Diamond sur l’effondrement de la société de l’Île de Pâques selon des principes qui déforment grossièrement son travail d’anthropologue «amateur», en lui attribuant la position à l’effet qu’un trait «d’écocide» est inhérent dans l’être humain et la clé de tous les effondrements décrits dans le livre. Diamond aborde le sujet en faisant une multitude de distinctions, en faisant ses analyses selon une multitude de critères et – curieusement négligé par ce texte – en insistant sur le fait que de nombreuses sociétés réussissent, ne s’effondrent pas. Le troisième texte, l’introduction au livre Questioning Collapse : Human Resilience, Ecological Vulnerability and the Aftermath of Empire (p. 1-15) dont le deuxième texte est le premier chapitre, continue dans le même dérapage. «Why We Question Collapse and Study Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire» semble vouloir éliminer comme sans intérêt les problématiques associées à la dégradation des ressources en insistant sur l’être humain et le fait qu’un certain nombre d’individus a survécu l’effondrement décrit par Diamond. Pour les anthropologues, cet effondrement n’en est pas un, puisque « »collapse » – in the sense of the end of a social order and its people – is a rare occurrence». Diamond propose une autre compréhension du concept, tout à fait en ligne avec son sens habituel : «une réduction dramatique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante».
[2] Abraham propose que c’est également la position de Diamond, qui aurait indiqué (je ne trouve pas de passages dans son livre sur la question, mais je puis les avoir manqués) «des propos louangeurs sur le contrôle démographique imposé par l’État chinois pour éviter toute «surpopulation» (guillemets d’Abraham) sur son territoire» (373). Il est difficile de comprendre comment on peut proposer qu’il n’y avait pas une telle menace, alors que les terres agricoles de la Chine pourraient suffire à nourrir peut-être un milliard de paysans, alors que le pays se dirigeait vers une population de deux milliards d’habitants. Je me trouvais confronté à un positionnement similaire il y a deux ans, quand un journaliste qui m’interviewait a déclaré, face à mon appui au geste du gouverement chinois, qu’il aimerait mieux voir l’humanité disparaître que de la voir sauvée par une dictature.
NOTE :
Le lendemain de la publication de cet article, j’ai découvert qu’André Desrochers consacre le dernier article de son blogue à la critique de Diamond par les anthropologues. Pour avoir relu Collapse tout comme les travaux des anthropologues, j’aboutis au constat qu’il y a des corrections possibles sur plusieurs éléments du travail de synthèse de Diamond, mais sa réflexion de base, complètement déformée par les anthropologues (voir la note 1), reste tout à fait convaincante : un processus de développement de la société humaine sur l’île a abouti à l’effondrement de la civilisation. Les rats faisaient partie de l’analyse de Diamond et il constate que «toutes les noix de palmiers découvertes sur l’île montre les signes de morsures par les rats et n’auraient pas été capables de germer»; ce qu’il faut ajouter, c’est qu’il y avait plus de 20 autres espèces d’arbres utilisés par les habitants de l’île, et Hunt ne suggère pas que les rats sont responsables de leur disparition. La principale critique des anthropologues, finalement un biais, est à l’effet qu’il n’y a pas eu d’effondrement par «écocide», mais par génocide. Finalement, on voit le dérapage lorsque une conviction de base en amont des travaux scientifiques – ici, la priorité à donner aux humains plutôt qu’aux écosystèmes – fait dévier l’analyse scientifique.
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