Étonnant cet article de Gordon Laxer dans Le Devoir du 4 juin qui prône une réorientation des négociations pour une nouvelle ronde pour l’ALENA2 après les élections au Mexique et aux États-Unis. Laxer, qui connaît bien le domaine énergétique et ses enjeux et qui vient de l’Alberta, y souligne l’importance de la clause «proportionnalité» dans l’accord et propose que la nouvelle entente imaginée devrait éliminer cette clause et réorienter le Canada vers l’abandon de l’exploitation des sables bitumineux; il faudrait qu’il s’approvisionne exclusivement avec de l’énergie fossile conventionnelle dont l’extraction et la production comportent moins de GES que la bitume et le pétrole et le gaz de schiste.
Laxer voit ce qu’il serait raisonnable de faire, mais ne semble pas reconnaître la profondeur des convictions de Justin Trudeau envers la croissance économique comme seul salut pour une société. Ici il rejoint l’auteur d’un autre texte sur la question, proposant un compromis en se fondant sur le jugement que «l’économie albertaine semble se débrouiller assez bien sous le statu quo» alors que la province est en pleine récession depuis 2015 (voir la figure).
La croissance avant tout…
L’équipe de Trudeau avait déjà fait son lit sur la question pendant la campagne électorale. Trudeau insistait sur la conciliation de l’environnement avec l’économie, et prônait sans ambiguïté la construction de Keystone XL, d’Énergie Est et d’autres pipelines. En entrevue le lendemain des élections, Stéphane Dion, ministre des Affaires étrangères à venir, poussait sur ces dossiers, assez clairement en contradiction avec son positionnement passé mais suivant ce qui était la ligne évidente du gouvernement; Catherine McKenna a poursuivi et poursuit toujours dans la même veine.
Ce n’est pas le seul dossier où Trudeau fils se montre vieux, complètement ancré dans la pensée libérale, voire la pensée gouvernementale en général des dernières décennies, mais c’est probablement le plus important. Les fonctionnaires qui ont préparé ses dossiers pour la COP21 à Paris étaient bien ceux qui avaient fait le travail pour Harper pendant 10 ans, et leur analyse semblait et semble toujours claire. Les provinces de l’Alberta, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador ont presque défini le portrait économique pendant l’ère Harper, leur production d’énergie fossile aboutissant à des taux de croissance qui dépassaient et de loin ceux des autres provinces et celui du Canada (voir la figure, en portant aussi l’attention sur la croissance pour le Canada, toujours largement en-dessous de celle pour les trois provinces productrices – en si fiant à un développement économique «normal» comme celui des autres provinces, on serait en voie d’atteindre la fin de la croissance).
Ces trois provinces sont en difficulté aujourd’hui. Terre-Neuve-et-Labrador continue à travailler sur l’exploitation du pétrole en mer, mais fait face à d’énormes problèmes fiscaux résultant des coûts extrêmement importants et imprévus du projet de développement hydro-électrique de Muskrat Falls. L’Alberta et la Saskatchewan subissent depuis 2014 l’effet de la baisse du prix du pétrole à l’échelle mondiale.
… peu importe les risques
Le gouvernement Trudeau semble convaincu que cela est temporaire. À cet égard, les représentants de l’Arabie Saoudite et de la Russie ont indiqué en entrevue récemment qu’ils allaient intervenir pour arrêter la hausse de prix en cours depuis un an; un prix d’environ 60$ le baril serait à cibler, disaient-ils, reconnaissant que les prix plus hauts comportent des problèmes pour les économies mondiales – et cela même si les prix plus bas comportent des problèmes pour les pays producteurs.
Et voilà le défi: l’extraction du pétrole des sables bitumineux, comme je l’esquisse dans mon livre, n’est pas rentable à un tel prix. Ceci est connu de tous les acteurs dans le dossier, et il faut donc ajouter, à l’adhésion ferme de Trudeau au modèle économique fondé sur la croissance, une reconnaissance par lui que la situation est critique et que le seul espoir pour le Canada se trouve dans l’expansion de la production dans les sables bitumineux, même s’il est peu probable que cela se réalise.
Ce n’était pas pour rien que le Canada s’est présenté à Paris en décembre 2015 avec une contribution à l’effort qui était finalement celle du gouvernement Harper, celui-ci aussi un promoteur explicite et sans relâche du développement des énergies fossiles du Canada. En dépit de son langage, il était clair – si ce ne l’était pas pendant la campagne qui venait de terminer – que Trudeau ne croyait pas dans son discours sur la concilation de l’environnement avec l’économie. Ses conseillers le savaient bien: à moins d’un renversement de valeurs et de structures sociales et économiques allant à la base même de notre société (ce que Laxer propose sans vraiment le réaliser), il est impossible pour le Canada, et pour les autres pays riches, de concéder les efforts qui seraient nécessaires pour suivre les calculs du GIEC et éviter un réchauffement catastrophique au-delà de 3°C.
Finalement, Trudeau croit beaucoup plus dans la «science» économique que dans les sciences naturelles impliquées dans les travaux du GIEC et qui fournissent le portrait assez clair de la sixième extinction. Entre l’effondrement de l’économie et la catastrophe climatique et écologique, Trudeau préfère la première option. Reste qu’il semble conscient des faiblesses de celle-ci. Alexandre Shields présente un survol intéressant des incohérences inhérentes dans son positionnement dans un article du Devoir du 3 juin.
Ce qui motive Trudeau
J’ai noté dans un récent envoi d’Équiterre signé Steven Guilbeault qu’il y a une reconnaissance, parmi les opposants à l’agrandissement du pipeline Kinder Morgan, que le projet d’expansion de la production dans les sables bitumineux n’est pas rentable financièrement. Ceci est clé dans l’ensemble de l’analyse, comme j’ai essayé à plusieurs reprises d’indiquer, et il me semble que c’est nouveau. Tant mieux, sauf que cela fournit la motivation pour aller plus loin que l’opposition que je dirais traditionnelle.
La crainte qui motive le gouvernement Trudeau semble fondée avant tout sur une analyse qui suggère une tendance lourde dans le développement économique du pays, une tendance vers une baisse importante dans l’activité économique et la fin de la croissance. Une idée de l’importance de cela se trouve dans la persistance du modèle économique à toujours considérer les crises écologiques et sociales comme des «externalités». Lorsque les coûts de ces crises sont pris en compte, on constate que la croissance est déjà terminée, et cela depuis longtemps.
Sauf que nous ne sommes pas préparés pour cela. On peut y penser autrement en regardant un graphique utilisant les mêmes données que le premier graphique plus haut mais incluant l’ensemble des provinces.
Les résultats pour les autres provinces que celles productrices de pétrole paraissent assez faibles et suggèrent certaines perspectives pour un assez proche avenir, tout comme le portrait de l’avenir qui semble faire peur à Trudeau et ses conseillers. C’est l’énergie fossile qui a produit notre énorme «progrès» et cette énergie va devenir de plus en plus coûteuse parce que de plus en plus non conventionnelle, comme celle venant des sables bitumineux. C’est clair que ceux-ci sont plus polluants, parce que l’extraction de leur pétrole exige un recours à d’importantes quantités d’énergie (conventionnelle…); ce qui est trop souvent absent dans les débats et les analyses est la reconnaissance que l’augmentation du prix qui en résulte ne peut être intégrée dans le fonctionnement normal de nos économies, fondées et dépendantes d’une énergie bon marché.
Kinder Morgan avait créé Kinder Morgan Canada pour différentes raisons, mais il semble raisonnable de croire que, ce faisant, la compagnie parent se rendait moins vulnérable aux risques du projet du pipeline et de l’expansion de l’extraction dans les sables bitumineux. Les «majors» se sont déjà retirés des sables, et les compagnies (canadiennes) qui restent sembleraient continuer les opérations là où les investissements ont déjà étaient réalisés et où les coûts se résument à ceux des opérations courantes. Ce n’est pas le cas pour les projets d’expansion, et il n’y en a (presque) pas.
Pour une couverture solide et sortant des ornières de l’opposition sur fond environnemental, il vaut la peine de regarder une série d’articles publiée par The Tyee, dont la base est en Colombie-Britannique. S’y trouvent des articles de Andrew Nikiforuk (« Canada’s Dirty $20-Billion Pipeline Bailout », de la fin mai, et « Facts about Kinder Morgan Taxpayers Need to Know », de la fin avril, en fournissent de bonnes pistes pour le portrait), et de Mitchell Anderson, dans « How Kinder Morgan Could Make Trudeau a One-Term PM« , avec des références aux travaux de Robyn Allan, une autorité en la matière.
Parmi les constats pertinents: le prix payé pour la bitume qui sort des sables bitumineux et qui transite par les pipelines est plus bas que les références mondiales non seulement parce qu’elle manque de diversité dans ses clients, mais aussi et surtout parce qu’elle est d’une qualité bien inférieure au pétrole conventionnel; en 2007 Kinder Morgan avait évalué le pipeline Trans Mountain à 500$ millions.
Il est tentant de penser que Kinder Morgan jouait sa date limite du 31 mai dans un contexte où la compagnie avait abandonné l’idée qu’il y avait des fortunes à faire avec le pipeline; dans le cas contraire, confronter l’opposition et les délais, même si ceux-ci comportaient des coûts, devait présumer d’une rentabilité intéressante qui le justifiait. Le geste du gouvernement Trudeau, visant à contourner ces délais par des prérogatives gouvernementales, le met dans une situation où, dans deux ou trois ans, il faudra avoir un acheteur du pipeline agrandi, autrement dit, il faudra que le prix du pétrole soit de retour à un niveau trop élevé pour les économies des pays riches mais nécessaire pour l’expansion de l’extraction dans les sables bitumineux.
Les implications pour les interventions
On peut difficilement imaginer une plus éloquente illustration d’une sorte de désespoir qui anime le gouvernement à poser des gestes presque jamais vus. Il faut de la croissance, qui est très incertaine, surtout si l’exploitation des sables bitumineux ne continue pas. Si cette exploitation continue, si elle augmente, ce sera en fonction d’un prix qui poussera les économies des pays riches au bord d’une nouvelle récession, et la croissance sera négative. Pendant ce temps, la crise des changements climatiques ira en augmentant. Dans le cas actuel, Trudeau cherche à rater les objectifs de l’Accord de Paris et on rentre dans une orientation qui aboutit presque naturellement à une récession et, plus tard, une catastrophe climatique.
Il manque de clarté dans l’analyse de Trudeau, il manque surtout d’une vision du long terme. Le but de nombre de mes interventions n’est pas de critiquer les interventions comme telles, mais de suggérer que d’autres, une autre approche, s’imposent maintenant. Un récent exemple serait le projet d’agrandissement du Port de Montréal à Contrecoeur. Il s’agit d’un site convoîté depuis des années, et nous en voyons les paramètres nouveaux résultant des interventions du mouvement environnemental au fil des décennies dans le rapport de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale couvert par Le Devoir. Alors qu’autrefois on aurait pu soulever les enjeux touchant des espèces menacées, celles-ci sont aujourd’hui carrément protégées (temporairement) par des exigences de la Loi sur les espèces menacées; cette loi exige des études sérieuses sur les impacts d’un projet.
Alain Branchaud, maintenant de la SNAP, en sait quelque chose, lui qui, avec Andrée Gendron, s’est battu pendant des années pour éviter que le Chevalier cuivré ne disparaisse des cours d’eau dans lesquels se lessivaient les eaux venant des terres agricoles. L’habitat de cette espèce n’a pas cessé quand même de diminuer en même temps que nous en apprenions de plus en plus sur son cycle de vie et ses habitats. Comme l’article l’indique, le Port de Montréal doit «mettre à jour les mesures d’atténuation proposées». Une autre histoire, et d’autres mesures d’atténuation, seraient à compter pour la Rainette faux-grillon.
Nous sommes à un moment où les «compromis», les «atténuations», sont explicites quand il est question d’entamer des approches économiques visant (toujours) à maintenir la croissance. Nous savons que nous sommes face à une peau de chagrin, nous avons vu l’habitat des deux espèces rétrécir avec différentes atteintes à leur intégrité, et tout indique un avenir sombre pour de telles espèces, pour presque toutes les espèces dans leurs habitats naturels. La croissance est impitoyable, et nécessite toujours de l’espace, du territoire, des ressources; l’idée d’atténuer les impacts, une certaine avancée par rapport à l’expression d’inquiétudes, représente néanmoins, avec une vision du long terme, la concession de nos objectifs aux impératifs économiques.
Il serait pertinent que les interventions arrêtent de cibler la protection de l’habitat, un leurre, pour cibler la cause des problèmes, la croissance et notre modèle économique lui-même. Je prétends dans le livre, arguments à l’appui, que nous devons nous préparer à un effondrement, que les projets d’expansion économique – sables bitumineux ou ports de conteneurs entre autres – feront partie de l’effondrement et que le défi face à ces dossiers est de mieux cerner ce qui est en cause quand nous reconnaissons que ces projets ne sont pas souhaitables.
En ce sens, il y a lieu aussi de bien positionner l’opposition au projet(s) d’agrandissement du Port de Québec. Le peu d’intérêt économique et social pour la région a déjà été bien montré. Reste à rentrer le débat dans celui plus général où l’agrandissement du Port de Montréal à Contrecoeur vient de la même vision, de la même recherche d’une croissance économique. Il est à se demander si cet autre agrandissement promet plus que celui à Québec…
La société de consommation et le modèle économique
Quant aux pipelines, Pierre-Olivier Pineau souligne dans l’article de Shields déjà mentionné: «Quant à moi, cette question des pipelines este complètement vaine: on passe à côté des enjeux de consommation, ici et dans le monde… Le coeur du problème, c’est qu’autant au Canada qu’ailleurs, on continue de consommer du pétrole en quantité croissante.» Il aurait pu élargir ses propos pour inclure le véritable coeur du problème, notre société de consommation généralisée, la volonté de produire ce qui se trouve dans les conteneurs. La croissance encore…
Il y a un début de la réflexion et des gestes nécessaires dans les propos recueillis par Rabéa Kabbaj d’Agence Science-Presse concernant le pipeline Trans Mountain. On y voit les propos et les analyses d’Éric Pineault et de Paul McKay, où il est justement question du besoin de ce pipeline, mais les propos ne vont pas très loin dans le portrait nécessaire d’une société qui aura abandonné les énergies fossiles.
Pour cela, il faut que nous regardions de nouveau les prétentions concernant une transition où nous remplacerons la fossile par la renouvelable. Cette transition est fondée sur de très mauvaises analyses du potentiel des renouvelables (voir de nombreux articles sur le blogue de Gail Tverberg ou Our Renewable Future, par Richard Heinberg et David Fridley ). Du moment où l’on abandonne cette idée d’un remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, nous sommes confrontés à une situation où il faudra abandonner notre modèle économique et la recherche de la croissance, pour commencer à concevoir la société qui va nous tomber dessus d’ici peut-être dix ans.
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Dans cette ère de «fake news», on est de plus en plus conscient de la présence d’une multiplicité de sources d’information et d’une tendance à se restreindre à des sources qui conforment à ses jugements. Comme dans le précédent article et ses nombreuses références, je me réfère dans l’article qui suit à d’autres sources que je trouve crédibles. Je cherche régulièrement à trouver d’autres positionnements qui me permettent de me convaincre de mes jugements en y voyant les incohérences ou les contradictions. En guise d’exemple, j’ai lu et relu l’article de Mike Lynch déjà référencé pour me satisfaire qu’il représente la compréhension courante des enjeux, et ses lacunes.
J’avais décidé récemment de lire Vaclav Smil, autorité dans le domaine de l’énergie que je ne connaissais pas mais dont il est question régulièrement. J’ai choisi de lire son Energy Transitions: Global and National Perspectives (Praeger, 2016). Il s’agit d’un travail fondé sur une approche historique et qui est bourré de données pour les derniers siècles, voire allant jusqu’à l’époque des Romains. Finalement, le livre récapitule ce que nous connaissons plus généralement, que la «transition» en cours (c’est l’espoir) est remplie de défis et que nous ne voyons pas comment les relever.
À titre d’illustration – mais c’est crucial – , Smil détaille les perspectives pour quatre secteurs absolument fondementaux pour notre civilisation: l’acier; le ciment; les fertilisants agricoles; les plastiques. Son analyse des perspectives pour ces secteurs aboutit à la conclusion qu’une «transition» qui quitterait l’énorme dépendance de ces secteurs aux énergies fossiles prendra des décennies et, même dans ce contexte, il ne voit pas de véritables pistes de solution pour l’approvisionnement de ces secteurs en nouvelles énergies.
L’analyse est typique des travaux de l’ensemble du livre. Smil s’y restreint à des analyses, et l’ensemble des analyses aboutit au constat que la transition dont tout le monde parle ne pourra se faire qu’en termes de décennies, si elle est possible. Il ne fait presque pas de commentaires sur l’échéancier voulu, espéré, mais laisse entendre sans cesse que nous n’arriverons pas à trouver les solutions dans un temps raisonnable, dans un temps qui respecte l’échéance, par exemple, des changements climatiques. À la toute fin du livre, il se permet à quelques occasions de se sortir des analyses pour faire un court plaidoyer en guise de (seule) piste qui s’offre, soit une diminution assez radicale de la consommation d’énergie (et de tout le reste) de la part des pays riches. Ceci rejoint la lecture de Chris Smaje dans Résilience sur un livre de Smil de 2017 qui mérite un regard pour un survol des positions de Smil sur plusieurs sujets.
Deux ans avant des problèmes?
La lecture de Smil fournissait un bon contexte pour suivre une série de pistes fournies récemment par Alain Vézina allant plus directement au but, débutant par une vidéo d’un blogueur français Olivier Berruyer que je ne connais pas; il est actuaire (comme Gail Tverberg). L’entrevue part d’une référence à un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ), qui sert de référence pour les pays de l’OCDE, soulignant des problèmes dans l’approvisionnement en énergie fossile d’ici peut-être deux ans, et qui est intitulé «Va-t-on manquer de pétrole d’ici 2 ans?». J’ai cherché la référence à l’AIÉ, et Vézina semble la fournir avec Oil 2018: Analyses and Forecasts to 2023, un rapport récent de l’agence (cela pour le résumé exécutif).
La vidéo de Berruyer contient deux figures intéressantes, l’une sur la projection de la demande jusqu’en 2022 (voir plus haut), l’autre, reprenant d’autres qui figurent dans mon livre, à l’effet que les découvertes de pétrole conventionnel ont atteint leur maximum (un pic) dans les années 1960-1970 et que l’avenir va dépendre d’énergie fossile non conventionnelle. Une autre figure fournit le portrait actuel:
La demande selon l’AIÉ est projetée à croître dans les prochaines années, même si à un taux réduit; la demande de la Chine et de l’Inde comptera pour la moitié de sa croissance mondiale dans les projections (je ne suis pas capable de télécharger la figure de la vidéo). On voudrait bien que la production soit également en hausse pour répondre à la demande.
La notion de crise suggérée par le titre de la vidéo à cet égard ne se trouve pas dans le langage bien institutionnel du rapport de l’AIÉ, mais il semble raisonnable de conclure à cela, en notant dès le début que:
Il n’y aura pas de problème avec l’approvisionnement d’ici 2020, conclut l’AIÉ, mais par après, en allant vers 2023, tout dépendra de multiples facteurs qui sont loin d’être positivement orientés, avec une demande projetée à croître (peu importe l’Accord de Paris) et des découvertes et une production qui risquent d’être en diminution. Des facteurs politiques sont en partie en cause, mais le questionnement de fond passe outre ce tels obstacles.
D’autres approches, peut-être plus étoffées
Un autre portrait de la situation se trouve sur le site web Résilience, où Richard Heiberg, une autorité pour moi dans le secteur de l’énergie, intervient face aux critiques à l’effet qu’il s’est trompé en prévoyant un pic de pétrole (mais il pensait au conventionnel…). Heinberg complète le portrait fourni par l’AIÉ, son article de mars 2018 suivant un autre article paru en février 2018, avec comme fondement Shale Reality Check, le récent rapport de J. David Hughes de PostCarbon Institute sur le rapport annuel de l’Energy Information Administration des États-Unis. Hughes conclut que les projections de l’EIA sont «grandement ou extrêmement optimistes», pas une surprise pour une de ces agences d’énergie où ce sont des économistes qui sont responsables des travaux. Un retour à ma présentation des approches par la demande et par l’offre, expliquées par Steven Kopits, est en ordre ici. L’approche par la demande est fondée sur les projections de la demande et des projections pour les approvisionnements jugés nécessaires pour y répondre (en présumant qu’ils seront trouvés). L’approche par l’offre cherche directement à voir le potentiel de production, peu importe la volonté de croissance et arrive régulièrement à s’approcher plus de la réalité.
Hughes fournit peu d’information sur les coûts et les bénéfices des opérations qu’il détaille, ce sur lequel Heinberg insiste. Pour Heinberg:
Pour soutenir ce dernier constat, Heinberg fournit des liens à d’autres sites/blogues que je ne connais pas et dont la qualité n’est pas immédiatement évidente. Entre autres, c’est le site SRSrocco, maintenu pour le dossier de l’énergie par Steve St.Angelo, qui propose des analyses portant sur les questions de coûts et de rentabilité.
Une première, de mai 2017, «The Great U.S. Energy Debt Wall: It’s Going to Get Very Ugly», détaille certains aspects de l’endettement de l’industrie exploitant l’énergie de schiste; parmi ses sources se trouve Bloomberg. Une deuxième, de juin 2017, «Warning: The Global Oil and Gas Industry is Cannibalizing Itself to Stay Alive», fournit un portrait de la situation en termes de réserves de pétrole conventionnel, mais passe à un effort de compléter celui de l’endettement de l’industrie depuis plusieurs années, en raison du manque de rentabilité des opérations et de la nécessité de constamment creuser de nouveaux puits; parmi ses sources sont Bloomberg et l’EIA. Une troisième analyse, de décembre 2017, «The U.S. Shale Oil Industry: Swindling and Stealing Energy to Stay Alive», fait un survol du manque de rentabilité dans le secteur, mettant un accent sur le déclin important du rendement des énergies fossiles non conventionnelles, leur ÉROI; je trouve qu’il arrondit pas mal sa façon de présenter l’ÉROI, mais reste dans une perspective généralement correcte. Je n’aime pas non plus le style allégé des articles, mais je suis satisfait que leurs constats se défendent – et St.Angelo fournit ses sources. Je me permets de croire par ailleurs que Heinberg (et d’autres de PostCarbon Institute) ont validé le travail de St.Angelo…
Tout récemment (le 13 mars), Gail Tverberg, dans «Our Latest Oil Predicament», revient sur une autre façon de voir ce qui semble véritablement être un «prédicament», un ensemble de facteurs sociaux et économiques qui rendent l’avenir énergétique et celui des sociétés assez problématique . Elle met l’accent sur un système intégré d’activités que représente le modèle dans nos sociétés, et où l’achat de maisons ou d’autos, par exemple, est minée par l’incapacité des consommateurs d’acheter ces produits fondamentaux pour la société (et son économie), même devant l’accroissement de pétrole relativement bon marché.
Comment aborder cet enjeu de notre avenir énergétique à court terme?
Cela fait deux ou trois articles où je fournis un assez grand nombre de mes sources. Comme je le souligne dans l’avant-propos de mon livre, prétendre que des problèmes s’annoncent se fait difficilement, tellement nous sommes bernés (ma conclusion) par les apparences qui cachent une situation tellement complexe et tellement indirecte en termes de ses indicateurs que superficiellement tout semble aller bien. Une analyse qui nous sort de nos illusions se fonde sur des données formelles recueillies (surtout) par les agences de l’énergie (AIÉ, EIA, ONÉ) et une mise en contexte de ces données qui leur fournit un cadre social et environnemental à ce qui autrement est présenté dans le cadre devenu presque mythique du modèle de l’économie néoclassique. Le résultat est un portrait qui met un accent sur une planète limitée dans ses ressources, une économie qui roule en trop grande partie sur un endettement impressionnant et sur une société totalement dépendante d’un approvisionnement massif en ressources qui deviennent, justement, de plus en plus difficiles à extraire face aux limites planétaires. Elles sont trop coûteuses pour notre propre bien…
Cela nous ramène à Smil. La «transition» voulue se bute à un échéancier trop serré et à une disponibilité d’alternatives à notre énergie fossile trop limitée. En dépit de telles analyses, courantes et peut-être même majoritaires, nous continuous quand même à agir comme toujours. Face à l’échec de l’Accord de Paris, par exemple, nous cherchons toujours à améliorer la situation, à pousser les décideurs à mettre leurs engagements au niveau des défis et à poursuivre dans notre modèle. Il est possible que certaines pressions inéluctables se présentent dans le court terme qui nous sortiront de notre sommeil…
NOTE en date du 21 mars
Des leaders de l’économie biophysique, Charles Hall et Jean Laherrère, viennent tout juste de présenter devant l’Association américaine de chimie une analyse des travaux de l’EIA portant sur les perspectives pour le pétrole de schiste. Ils abordent les problématiques autrement pour aboutir à la même conclusion que Hughes et Heinberg. Philippe Gauthier, qui m’a signalé l’intervention, vient de publier le 20 mars «Chute de 75% de la production pétrolière américaine d’ici 2040?», un résumé de leur travail.
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L’émission Découverte est parmi nos meilleurs (avec Les années lumières) pour suivre les travaux scientifiques (j’hésite de parler de «progrès» scientifiques pour des raisons qui apparaîtront dans l’article qui suit). Pendant la dernière année, Découverte a couvert par deux émissions (reprise de la première le 5 février dernier, le deuxième le 12 février, curieusement manquant sur le site) les travaux pour faire la circonvolution du globe en avion solaire sans recours à l’énergie fossile, finalement réussie par le Solar Impulse. Le défi était intéressant, le drame de l’émission (venant d’une source autre – BBC?) important, mais le résultat ultime, du moins pour moi, était un questionnement.[1] (Note: Il n’y aura pas d’autres articles pour trois semaines.)
Questionnements et réflexions
D’abord, des questions et réflexions plutôt techniques, que j’ai soumises aux responsables en pensant qu’elles pourraient mériter une émission complémentaire à celles mettant en relief le «grand exploit»:
Comme le pilote le souligne en partant pour la dernière étape vers Abu Dhabi, la volonté inhérente dans cette expérience importante est de pouvoir continuer à développer la mission en cause, soit – ce n’est pas précisé dans l’extrait – le développement et la promotion de la technologie de l’énergie solaire (et, plus généralement, des énergies renouvelables). Il y a clairement un énorme besoin de poursuivre la recherche, le développement et la mise en place de ces énergies, et non seulement, non particulièrement, pour le transport aérien.
La liste est longue des expressions signfiant notre espoir et notre volonté de maîtriser les menaces qui risquent de faire sombrer notre civilisation: développement durable (la doyenne), économie verte, société non extractiviste, simplicité volontaire, économie circulaire… Une récente intervention de Christian Arnsperger et Dominique Bourg cherche à distinguer cette dernière expression de la «croissance verte» avec laquelle elle est souvent confondue (selon les auteurs). «Vers une économie authentiquement circulaire : Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité» consacre une section complète à cet effort de distinguer les deux.
Le recyclage n’est pas la réponse
«Nos difficultés environnementales actuelles», insiste Bourg et Arnsperger, ne relèvent pas de phénomènes de pollution mais bien plutôt des fondements extractivistes de notre civilisation. Cela nécessite une approche non pas de produire autrement, mais de produire moins. Ils appellent, suivant en apparence Wijkman et Rockström (Bankrupting the Earth), à «une remise en cause fondamentale de la croissance comme principe d’organisation de l’économie et de la société» (94). La question en est une de dégré, disent-ils, pour se distinguer de la croissance verte.
Les auteurs identifient donc de nouveaux paramètres du développement économique et présente à travers leur rejet de ce concept une version réduite de l’économie verte. Le document survole l’ensemble des orientations identifiées depuis longtemps comme nécessaires pour atteindre une certaine «dématérialisation» du développement. Comme Heinberg et Fridley dans le document analysé dans mon dernier article, ils se montrent réticents à affronter les défis d’une décroissance littérale, même s’ils utilisent le terme et aboutissent dans leur analyse à la nécessité d’accepter une telle orientation. Finalement, cette réticence s’insère dans la volonté des auteurs dans leur présentation «à [rester à] un plus grand niveau d’abstraction et de généralité afin de mettre en évidence certains des principaux aspects, enjeux et questionnements» (95). Le thème du livre dans lequel se trouve leur article est l’identification et le développement d’indicateurs pour le développement, mais leur article sert bien plutôt à fournir justement le portrait de l’économie circulaire.
Il faut lire avec attention pour bien saisir la présentation que les auteurs veulent faire, parce que, à travers une multitude de distinctions et en dépit des conclusions auxquelles ils arrivent, ils ne proposent pas, finalement, la décroissance de Wijkman et Rockström, mais plutôt une croissance faible ou, à la limite, une «économie stationnaire» (110). La fin de la citation suivante marque la nécessité de les suivre avec attention.
Le but fondamental de la circularité est double : d’une part, une production sans déchets (donc entièrement recyclable) à niveau donné de consommation finale; d’autre part, une consommation finale évoluant de telle sorte que la somme à travers le temps – ou, mathématiquement, l’intégrale – des augmentations ou diminutions nettes de flux de ressources (à chaque fois, par hypothèse, recyclés entièrement) soit inférieure ou égale au stock total disponible. (108)
Suit une analyse, appuyée sur le travail intéressant de François Grosse (Futuribles, juillet-août 2010; SAPIENS, 2010; SAPIENS, 2011), qui démontre des erreurs fondamentales dans la volonté de cerner ce «stock total disponible» en ciblant le recyclage de nos déchets pour éviter de subir les conséquences de notre consommation. La mise en scène pour les auteurs est établie plus tôt :
Une bonne performance momentanée en termes de circularité qui laisserait intactes les forces inhérentes poussant à la croissance – ou, pire, se servant de l’efficience énergétique et du recyclage comme moyens de dégager de nouvelles marges de croissance dans un système qui en a besoin – serait trompeuse quant au caractère structurellement et durablement circulaire d’une économie. (107)
Il y a, en effet, deux limites dans la volonté de recourir au recyclage: d’une part, il est impossible de tout récuperer pour ensuite faire le recyclage; d’autre part, une croissance de l’extraction qui dépasse le 1% d’une matière première, selon Grosse, fait évanouir tout bénéfice venant du recyclage, l’effet étant minime, voire infime, dérisoire. Et voilà, l’analyse aboutit à une condition pour une économie «authentiquement circulaire»:
Il n’est donc point d’économie circulaire qui n’inclue un ralentissement de la croissance matérielle et de l’accumulation … plus on se rapproche d’une croissance zéro et de taux de recyclage de 100% pour toutes les matières utilisées, plus on s’approchera de la circularité. (113-114, mes italiques, avec une référence à François Grosse , «Économie circulaire», Dictionnaire de la pensée écologique, p. 349-352)
Bourg et Arnsperger ne sont plus ici dans la décroissance, mais dans le ralentissement de la croissance, cherchant «des augmentations ou diminutions nettes de flux de ressources inférieure ou égale au stock total disponible», et ils semblent y rester… On pourrait penser pourtant qu’une telle conclusion, de telles conditions, signifieraient l’abandon de la recherche d’indicateurs pour la circularité et l’abandon même de l’intérêt pour l’économie circulaire. Il n’en est presque rien, même s’ils concluent que «nous n’aurons, à l’évidence, d’autre choix que celui de décroître avant de tenter de bâtir une économie authentiquement circulaire» (115). Il s’agirait entre autres d’une approche au rationnement des matières premières (113).
Confusion de genres…
Dans la réalité, le défi devant nous est vraiment tout autre que de cibler une telle économie circulaire et les indicateurs qui pourraient nous permettre de savoir jusqu’à quel point nous nous en approchons, c’est-à-dire que nous atteignons une croissance économique entre 0% et 1% et un taux de recyclage qui frôle le 100%. Il n’y a aucune raison de penser que l’humanité, ou quelques sociétés parmi l’ensemble (mais cela ne suffirait pas), pourraient s’imposer une croissance qui reste précisément entre 0% et 1%…
Ce qui manque dans le texte d’Arnsperger et Bourg, comme dans celui de Heinberg et Fridley, est la reconnaissance que leurs propres analyses aboutissent à accepter qu’à un avenir assez proche les sociétés humaines n’auront pas des économies en croissance mais soit en pleine décroissance, soit en effondrement. Il s’agira, cela en suivant les arguments de ceux qui ne semblent pas vouloir y adhérer, cela selon les termes mêmes des économistes qui en font la promotion indéfectible, d’une récession permanente. Une telle reconnaissance est pourtant nécessaire pour commencer la lourde tâche d’aborder les implications de ces arguments: des restrictions majeures dans l’accès à l’énergie; des restrictions majeures dans l’accès à une multitude de ressources matérielles dont l’usage retreint à presque zéro net définit la dématérialisation de la société; bref, la fin de la civilisation thermo-industrielle et la création, presque de toutes pièces, d’une nouvelle société.
Ce qui est presque fascinant est le flottement entre la conclusion d’Arnsperger et Bourg, qu’il faut se résigner à décroître (115), et leur volonté de bâtir ce qui serait une «stationnarisation macro-économique» avec des technologies low-tech (117). Le flottement, et la confusion, finissent par transformer l’économie circulaire en permaculture dans la section 6, où la réflexion passe à une «économie perma-circulaire» et une «sobriété volontaire» à l’échelle planétaire avec «une société humaine soutenable»… Les auteurs ont encore assez de confiance à la fin – ou est-ce de la confusion? – pour proposer (120) un cadre pour des indicateurs de cette économie circulaire – qui prendront évidemment des années à développer, alors qu’une urgence semble être sous-entendue dans le document.
La référence à Brundtland et sa «société soutenable» est pour soulever les questions éthiques dont ils ne font que parler en quelques généralités à la toute fin. Il est difficile à comprendre pourquoi ils y insistent sur la sobriété volontaire, devant l’ampleur des défis, et cela avec des décisions politiques démocratiques, autrement que parce qu’il considère ces éléments de la société importants suivant une certaine idéologie; ils ne se demandent pas si tout ce qu’ils décrivent est possible, voire imaginable dans la pratique allant au-delà de leur imaginaire. Et à noter qu’il déforme trente ou quarante ans de promotion des 3R pour leur enlever le premier R – la réduction – pour qu’elle devienne centrale à leur vision en pensant offrir une certaine nouveauté.
La sobriété et la circularité deviennent volontaires et formalisées dans un appareil politique démocratique, avec éventuellement des mesures de soutien inconditionnel de revenu et des mécanismes de création monétaire qui «épongeront» certains effets de la stationnarité et permettront aux individus de trouver un sens à leur vie ailleurs que dans la production et la course à l’innovation telles que les organise le capitalisme actuel, vert ou non. (122-123)
Tous les termes sont là, et la nouvelle société – parce qu’elle maintient une croissance minime, mais positive? – se fera dans ce qui semblerait être la douceur… Sortir de la lecture de ce document pour écouter les généralités presque banales des participants et des commentateurs du G20 laisse dans une autre sorte de flottement, reconnaissant que la démarche requise a encore moins de prise que ces autres discours devenus pourtant creux…
by Lire la suiteLe manuscrit du livre est maintenant déposé chez l’éditeur, et je reprends mes efforts de décortiquer les interventions qui cherchent à préparer, à gérer ou à éviter les crises de notre «développement». Je débute avec un long article qui part avec une esquisse des critères pour la transition souhaitée. Il continue, en mettant un accent sur l’énergie comme fondement de nos activités suivant l’économie biophysique, avec un rappel des travaux de Greenpeace International sur le potentiel pour un avenir 100% renouvelable en énergie et qui négligent le maintien presque intégral des inégalités actuelles comme résultat. Le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) arrive à des résultats similaires. De récentes interventions de Richard Heinberg permettent de mieux cibler l’ensemble des enjeux dans ce travail pour un avenir renouvelable, concluant que nous allons devoir vivre avec beaucoup moins d’énergie à l’avenir, avec une décroissance qui s’imposera en conséquence. Avec une série de graphiques, l’article conclut en mettant en évidence le soupçon de Jeremy Grantham[1] qu’une insistance sur le maintien de l’économie industrielle nous laissera, dans l’échec, avec une «forteresse Canamérica» où le Canada et les États-Unis essaieront de se mettre à l’abri de l’effondrement.
Dans son scénario avancé de la révolution énergétique permettant une transition vers un avenir fondé sur les énergies renouvelables, A Sustainable World Energy Outlook 2015 – 100% Renewable Energy for All de Greenpeace International, en collaboration avec les associations industrielles de l’énergie éolienne et solaire, projetait en 2015 une demande finale en énergie pour 2050 qui serait de 15% moins qu’aujourd’hui, en contraste avec la projection de son scénario de référence pour une augmentation de 65%. La réduction proviendrait de facteurs inhérentes dans les approches énergétiques et non d’une reconnaissance de contraintes; selon le scénario, pas tout à fait concevable encore, les émissions de GES d’ici 2050 respecteraient en outre le budget carbone du GIÉC.
Critères pour une transition
Globalement, il est essentiel de cibler plus que la survie face aux changements climatiques, et cela exige un cadre pour le travail. En 2009, l’économiste écologique Peter Victor a produit Managing Without Growth, dans lequel il détaille la façon dont il est possible de concevoir, avec un modèle qu’il a créé, un Canada qui maîtrise la croissance, source finalement de l’ensemble des crises, en même temps qu’il permet la réduction des émissions de GES. Victor identifie certaines conditions d’un progrès possible, d’abord en insistant sur des évidences, évidences néanmoins toutes contraires aux objectifs du modèle économique actuel:
Victor identifie également des contraintes peu reconnues, pour éviter une croissance non souhaitable et pour mieux cibler les objectifs que le modèle actuel ne réussit pas à atteindre :
Le résultat serait une société bien plus «sobre» que celle d’aujourd’hui, avec une diminution radicale de la consommation alors que la relance de cette consommation est la clé de la «reprise» requise par le modèle actuel et souhaitée par presque tous les intervenants gouvernementaux et économiques. Le travail de Victor s’est fait dans un esprit de «transition» mais, même avec la deuxième évidence, ne tient pas complètement compte des contraintes imposées par notre dépassement de la capacité de support indiquée par l’empreinte écologique. Le travail n’intègre pas non plus une prise en compte de la situation mondiale.
Victor travaille sur un modèle qui cherche à régler les défis canadiens. Michel Freitag et Éric Pineault, dans Le monde enchaîné : perspectives sur l’AMI et la capitalisme globalisé (Nota Bene, 1999) fournissent des compléments aux critères en insistant sur une reconnaissance de l’impasse de la globalisation et de l’effort de viser une compétitivité qui rejette les quatre «évidences», cela à l’échelle mondiale. En fait, l’effort de chercher des pistes de sortie des crises qui sévissent peut bien identifier des orientations pour une juridiction quelconque (souvent les États-Unis, le Canada pour Victor), la non prise en compte des énormes inégalités dans le monde actuel et la nécessité de les gérer en même temps que les crises environnementales et économiques nous laissent dans l’impasse.
Comme simple illustration de cette situation, fournie par le graphique de mon article «Quand les crises arriveront»: en partant des données des Nations Unies et du GIÉC, on peut s’attendre à une augmentation de la population dans le Sahel, au sud du Sahara, pour atteindre environ 300 millions de personnes vers 2050, alors que le réchauffement prévu pour cette région la rendra inhabitable. Si l’on pense qu’un million de réfugiés vers l’Europe en 2015 posait problème….
Et si on aborde le défi en ciblant prioritairement l’énergie renouvelable?
Le travail de Greenpeace International était un exercice qui ne ciblait que les enjeux énergétiques et les émissions de GES qui y sont reliées, en maintenant la croissance économique comme hypothèse de base. J’ai pu rendre graphiquement le résultat de cet effort uni-dimensionnel pour voir ce qui arrivait par rapport aux inégalités criantes qui marquent les pays du monde actuellement.
Énergie per capita, 2012 et 2050, selon le scénario de Greenpeace International
De récents travaux de Richard Heinberg de PostCarbon Institute nous permettent de regarder d’un autre oeil le potentiel pour cette transition. En particulier, ils permettent de reposer la question quant aux grandes orientations en cause, tenant compte d’un ensemble de facteurs, alors que Greenpeace semblait se satisfaire du maintien du modèle actuel avec une croissance économique importante et une diminution plutôt marginale des inégalités actuelles en termes d’accès à l’énergie.
En juin 2016, Heinberg a publié un article «Our Renewable Future or What I’ve Learned in 12 Years Writing about Energy» pour reprendre le dossier d’une façon moins marquée par les intérêts économiques. Il réfère à une étude par une équipe de Google qui cherchait en 2007 à savoir si il était possible de remplacer l’énergie fossile par les énergies renouvelables sans perturber le système.
The combined quantity and quality issues of our renewable energy future are sufficiently daunting that Google engineers who, in 2007, embarked on an ambitious, well-funded project to solve the world’s climate and energy problems, effectively gave up. It seems that money, brainpower, and a willingness to think outside the box weren’t enough. “We felt that with steady improvements to today’s renewable energy technologies, our society could stave off catastrophic climate change,” write Ross Koningstein and David Fork, key members of the RE<C project team. “We now know that to be a false hope.” … [Le livre n’a pas de pagination.]
Heinberg propose que Koningstein and Fork auraient pu plus utilement poser deux autres questions: «What kind of society can up-to-date renewable energy sources power? The second, which is just as important: How do we go about becoming that sort of society?»
Ce sont finalement les questions suivies par Heinberg et David Fridley dans un livre qui est sorti en même temps que l’article. Our Renewable Future : Laying the Path for One Hundred Percent Clean Energy (PostCarbon Institute, 2016) couvre l’ensemble du dossier. Les auteurs concluent: «While renewable energy can indeed power industrial societies [réponse à la première question], there is probably no credible future scenario in which humanity will maintain current levels of energy use (on either a per capita or total basis) [ce qui soulève une troisième question].» Le survol des sept premiers chapitres de ce nouveau livre, résultat d’une recherche intensive, présente une réalité qui est presque une évidence, cette nécessité de nous préparer pour une société où il y aura (beaucoup) moins d’énergie. Le constat n’est pas celui de Greenpeace International, où l’atteinte de 100% d’énergie renouvelable ne comporterait pas de bouleversements dans le système. Les analyses de Heinberg et Fridley aboutissent à la reconnaissance d’une série de contraintes importantes qui rendront impossible le maintien de la activité dépendant d’énergie qui est connue aujourd’hui; une partie de ces contraintes provient de ce qui est négligé dans le rapport de Greenpeace International, soit une prise en compte de l’énergie et des ressources requises par la transition. Par ailleurs, le sixième chapitre insiste sur la difficulté de savoir combien d’énergie il y aura en moins.
La fin de la croissance (encore)
Le deuxième élément de la conclusion de Heinberg et Fridley, l’inéluctable baisse de l’usage d’énergie à l’avenir, fournit le défi pour travailler sur la deuxième question. C’est le sujet de la deuxième moitié du livre. Le chapitre 8 aborde en effet les enjeux qui ne sont pas traités par Greenpeace International dans ses rapports, dont les inégalités dans le monde actuel en matière d’énergie mais également en matière de niveau de vie plus généralement. Heinberg avait déjà publié en 2011 The End of Growth : Adapting to our New Economic Reality, et le thème de ce livre revient dans le nouveau mais sans répondre à la troisième question: Quelle est la société qui pourrait résulter de la «transition» et la baisse importante de l’énergie disponible? Il y aura nécessairement un recours à 100% d’énergies renouvelables dans cette société, avec la disparition des énergies fossiles du portrait, mais celles-là ne remplaceront pas celles-ci.
Le livre ne semble pas apercevoir une société dont il importe de décrire le caractère: elle ne sera pas essentiellement différente de la civilisation industrielle d’aujourd’hui. On voit l’hypothèse de base de tout le livre dans le chapitre 10, «What We the People Can Do», où les auteurs, avec la réponse fournie à la première question à l’effet que les énergies renouvelables peuvent maintenir une société industrielle, mettent la table pour les interventions qui chercheraient à répondre à la deuxième question, comment on se prépare pour cette nouvelle société.
Sound national and international climate policies are crucial: without them, it will be impossible to organize a transition away from fossil fuels and toward renewable energy that is [i] orderly enough to maintain industrial civilization, while [ii] speedy enough to avert catastrophic ecosystem collapse.
L’implicite devient explicite: le livre est finalement un autre plaidoyer pour une économie verte et le maintien de notre civilisation industrielle, mais en y apportant une distinction importante: nous ne pouvons pas compter sur une capacité de maintenir un accès à autant d’énergie effective qu’aujourd’hui et la transition ne pourra être envisagée en pensant à des approches technologiques.
The fossil fuel era has produced great wealth, and some have partaken of that wealth far more than others. However, as we will discuss in more detail in chapter 8, “Energy and Justice,” the end of the fossil fuel era does not necessarily imply the end of energy inequality. Solar panels and wind turbines require investment and produce benefits; in the renewable era ahead, it is certainly possible to imagine scenarios in which only some can afford the needed investment and can therefore enjoy the benefits. The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented.
Comme Victor, Heinberg et Fridley se penchent surtout sur leur pays et montrent de la difficulté à aborder la question quant à une redistribution équitable de l’énergie qui sera disponible à l’avenir à travers toutes les sociétés humaines, même s’ils reconnaissent que l’énergie est la source du bien-être et du pouvoir des sociétés. La figure 2.4 de leur livre fournit matière pour la réflexion sur leur position, sur l’ampleur du défi pour les pays riches comme le Canada et les États-Unis.
Ces deux pays auront un défi beaucoup plus grand que d’autres pays en raison de leur énorme consommation d’énergie per capita actuellement, alors que d’autres pays avec le même niveau d’IDH (le Human Development Indicator des Nations Unies) en consomment beaucoup moins. Le graphique rappelle dramatiquement un autre, où l’IDH est placé en juxtaposition avec l’empreinte écologique:
Heinberg et Fridley font intervenir la question de l’empreinte écologique dans leur réflexion mais ne cherchent pas, en réponse à leur deuxième question, la résolution de l’ensemble des inégalités que l’empreinte démontre. Encore une fois, le Canada, et les États-Unis davantage, se montrent en dépassement sérieux.
En effet, les efforts de maintenir la croissance économique en même temps que de réduire dramatiquement les émissions de GES aboutissent, pour Greenpeace International autant que pour le DDPP, à un maintien des inégalités et il y a toute raison de croire que cela résulte du modèle socio-économique actuel. Je me permets un rappel des résultats des travaux du DDPP.
PIB per capita pour 16 pays, 2012 et 2050, selon les travaux du DDPP
On ne peut pas s’attendre à une «croissance équitable» comme souhaitée par des leaders dans le mouvement social, à une «croissance durable» comme souhaitée par les leaders du mouvement environnemental, en ciblant les facteurs technologiques; finalement, il y a lieu de penser qu’on ne peut pas s’attendre au maintien de la croissance.
Énergie et éthique: finalement, pour plus tard
Comme Heinberg et Fridley soulignent, «The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented», cela en autant que la gestion des crises permette une telle planification et mise en oeuvre. La situation est claire, et le DDPP nous fournit directement un dernier graphique qui continue à cerner les enjeux, cette fois en fonction de la croissance du PIB et les émissions de GES; il permet de placer graphiquement le Canada et les États-Unis, encore une fois.
Alors que les sept premiers chapitres fournissent l’analyse nécessaire pour comprendre que les énergies renouvelables ne pourront pas répondre à l’attente qu’elles remplacent les énergies fossiles, c’est seulement à la lecture de la deuxième moitié du livre que l’on réalise que les auteurs font partie de ce grand ensemble qui adhère à l’économie verte. Les chapitres proposent une longue série de mesures qui, si mis en œuvre et selon l’échéancier requis, pourraient effectivement contribuer à une transition presque en douceur – sauf que nous reconnaissons la plupart de ces mesures et leurs variantes, dans le portrait depuis des décennies. Heinberg et Fridley ne donnent aucune indication quant à leur confiance dans ces mesures, sans lesquelles nous nous trouverons confrontés à des catastrophes, et ne donnent aucune indication quant à ce qui a changé pour permettre de penser qu’elles pourraient être adoptées.
Bref, Our Renewable Future représente une nouvelle intervention dans l’économie verte, mais en soulignant qu’elle comporte des réductions importantes dans notre accès à l’énergie. Devant l’ampleur des défis, pour ne prendre que le Canada et les États-Unis, nous sommes finalement amenés à penser plutôt dans les termes de Jeremy Grantham dans un texte, «The Real American Exceptionalism», de la fin de 2015 (GMO 4Q2015). Grantham y parle de la «forteresse Canamérica» en reconnaissant l’énorme avantage que possède l’Amérique du Nord face à l’effondrement qui s’annonce comme une alternative à la résolution des problèmes actuels; la série de graphiques montre jusqu’à quel point le défi pour l’Amérique du Nord est important, rendant la «résolution» du défi plutôt inatteignable. C’est un risque important comme aboutissement de la pensée de l’économie verte qui, plutôt que de travailler pour nous préparer pour l’effondrement, maintient des approches montrées inefficaces depuis des décennies.
La situation insiste pour une meilleure prise en compte des résultats des efforts de chercher une réponse à la troisième question, mais Heinberg et Fridley laissent dans le flou les caractéristiques de la nouvelle société, tout en citant le GIÉC selon qui, suivant la consommation actuelle, il ne nous reste qu’environ 19 ans avant de traverser la ligne rouge climatique.
A point we have raised repeatedly is that possibly the most challenging aspect of this transition is its implication for economic growth: whereas the cheap, abundant energy of fossil fuels enabled the development of a consumption-oriented growth economy, renewable energy will likely be unable to sustain such an economy. Rather than planning for continued, unending expansion, policy makers must begin to imagine what a functional postgrowth economy could look like.
Tout suggère qu’elle ne sera pas une société, une civilisation, une économie industrielle. Dans ses deux livres, il est difficile à suivre Heinberg dans son effort d’esquisser les grands traits de cette nouvelle économie, qu’il juge inévitable et qui sera marquée par une décroissance importante. Nous n’avons pas une analyse par Heinberg du fonctionnement d’une économie sans croissance (il faut que je relise The End of Growth...[2]), il ne donne pas d’indications quant à une reconnaissance des critères élaborés par Victor dans une telle perspective. Mais il parle d’une économie, et non d’une société. Toute notre réflexion nous porte à croire en une société qui ne ressemblera pas à la nôtre et où l’économie n’y ressemblera pas non plus.
Donald Trump propose de renforcer le mur qui protège actuellement «forteresse Canamérica» – le terme de Grantham – des hordes venant du sud de la frontière. L’Europe nous montre les difficultés qui pourraient survenir pour une forteresse Europe face aux centaines de millions de réfugiés cherchant une terre habitable qui vont vraisemblablement se manifester dans les prochaines décennies. Même si la forteresse Canamérica aurait peut-être de meilleures chances, il est surprenant que des gens plus raisonnables que Trump, comme Heinberg et Fridley, ne regardent pas la situation une deuxième fois, pour voir l’effondrement de notre système qui s’annonce, et commencer à nous préparer. On veut certainement éviter les catastrophes climatiques, mais il n’est pas clair pourquoi nous voulons à tout prix – et les prix sont énormes – essayer d’«organiser une transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables qui serait suffisamment maîtrisée pour maintenir la civilisation industrielle», le vœu de Heinberg et Fridley. On pourrait leur suggérer la lecture de Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Seuil 2015). Ceux-ci notent qu’«un nombre croissant d’auteurs, de scientifiques et d’institutions annoncent la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles».
[1] Grantham est une source importante pour le premier article du blogue de janvier 2013 sur l’échec du mouvement environnemental.
[2] J’ai relu le livre en décembre 2016. Heinberg ne propose certainement pas un avenir imbu d’une économie verte, mais termine le livre en faisant référence aux travaux de différentes initiatives comme celle des «transition towns» de Rob Hopkins. La dernière section s’intitule «Life After Growth», et débute avec une réflexion de Heinberg sur ses réticences à faire un livre sur le sujet, de crainte de repousser l’adhésion nécessaire pour affronter la situation. On peut bien croire que les glissements ressentis ici et là dans ses travaux relèvent de telles craintes; Heinberg donne toutes les indications, par contre, de voir venir un effondrement sérieux, et met en évidence les projections de Halte à la croissance à la page 5.
MISE À JOUR
Le 31 août, Gail Tverberg signe un article sur son blogue sur un ensemble de risques occasionnés par les énergies renouvelables «intermittentes» (solaire et éolienne). L’article est écrit dans son style habituel, utilisant un langage qui ne se distingue pas de celui des analystes qui interviennent courramment dans les reportages. Bref, il faut se rendre à ses derniers paragraphes pour comprendre qu’elle a une vision plus globale des défis où elle voit d’importants risques pour la «transition» actuelle qui cherche à sortir des énergies fossiles.
Il vaut la peine de lire plus que sa conclusion, soit une série d’analyses qui suggèrent que, dans le système actuel, les énergies renouvelables s’insèrent difficilement dans le portrait de la production et de la consommation d’électricité au-delà d’un certain seuil qui semblerait être autour de 15%. L’argument rappelle ceux utilisés par Hydro-Québec il y a 15 ans quant aux limites de l’intégration de la production de l’énergie éolienne dans son système en fonction de la capacité d’en constituer une sorte de réserve. (La génération de surplus a éliminé les discussions sur la question…)
Ce que l’on peut retenir des analyses de Tverberg, finalement des précisions sur plusieurs des analyses de Heinberg et Fridley dans leur récent livre, est que les complications associées aux subventions (c’est surtout cela, semble-t-il) comporte des obstacles pour le fonctionnement du système actuel (sa dernière phrase, où cela inclut la recherche de la croissance) et donc pour la « transition» plutôt graduelle et sans perturbations recherchée par plusieurs. Dans le scénario selon lequel nous sortirions du pétrole au Québec, l’analyse suggère que cela ne se ferait pas en remplaçant le pétrole par les énergies renouvelables mais en étant obligé de diminuer de façon importante notre consommation globale d’énergie.
by Lire la suite
Le récent rapport de Calderón et Stern, Better Growth, Better Climate, représente un énorme investissement de ressources humaines et couvre très grand. Dès le départ, il nous informe que l’investissement aboutit au constat que ses efforts n’ont pas produit un portrait permettant de croire qu’il est possible, en maintenant la croissance économique, d’atteindre les objectifs jugés nécessaires par le GIEC et par l’ensemble des pays. Le résultat, le rapport, est ce que j’appelle le bluff dans le jeu de poker décrit dans mon dernier article.
La lecture des chapitres sectoriels représente un défi autre, surtout dans un effort d’en vulgariser le portrait qu’ils présentent, comme je voulais faire ici. L’expérience n’est pas nouvelle. Les chapitres présentent des portraits avec lesquels il est presque difficile à être en désaccord, tellement il résume (comme pour Rio+20 en 2012) ce que les mouvements environnemental et social prônent depuis des décennies. Ce qui est peut-être le plus frappant dans cette plus récente mise à jour est la transparence avec laquelle le rapport souligne les défaillances de marché (comme il les appelle, s’agissant en bonne partie des externalités jugées traditionnellement «externes» à l’activité économique proprement dite) et des obstacles que le rapport appelle les «barrières de l’économie politique». Il s’agit des obstacles politiques et sociaux que le rapport détaille, page après page, pour aboutir à l’espoir que j’associe au bluff.
Je présenterai donc ici quelques constats, sans prétendre à un résumé de cet énorme travail, des centaines de pages appuyées par des références dans les centaines.
Les villes de l’avenir : économie et société
Le Chapitre 2 s’intitule « Cities, Engines of National and Global Growth » et comporte trois sections qui partent du constat du défi des émissions, qui viendront en bonne partie des villes, expliquent le fondement de ceci dans l’étalement urbain et passent à l’énoncé d’un espoir pour une nouvelle vague de productivité urbaine en matière d’utilisation des ressources (le thème reviendra dans le chapitre sur l’énergie). Le document fournit un inventaire impressionnant d’exemples et d’analyses montrant les avantages économiques d’une approche de bas carbone dans le cadre de l’urbanisation massive qu’il voit comme dominant l’avenir de l’humanité. Il n’est pas nécessaire de revenir sur cet inventaire, assez connu; une lacune intéressante et importante permet plutôt d’en souligner une faiblesse liée à son orientation de base, le maintien de la croissance économique et modèle économique qui le soutient.
Les auteurs abordent la présentation en faisant une division des villes des prochaines décennies en trois groupes, en fonction des défis économiques propres à chacun : villes émergentes, méga-villes globales, villes matures. Un quatrième groupe constitue une sorte d’«externalité» à l’approche, soit les bidonvilles où vivent et vivront peut-être le tiers des populations urbaines (dans le document, le mot «slum» est utilisé une seule fois, mettant les bidonvilles en relation avec les «gated communities» comme éléments créant des villes divisées socialement… – p.6).
Ces bidonvilles n’ont vraisemblablement pas d’incidence sur les économies des villes, et ne figurent tout simplement pas dans la présentation. Il s’agit d’une carte que Calderón et Stern ne veulent pas jouer, en présumant que le financement d’une «mise à niveau» de ces populations n’est pas gérable dans l’orientation du document, même s’il y a quelques références à l’idée, par exemple, celle d’essayer de leur fournir de l’électricité… En fait, le modèle économique dans sa forme mondialisée crée les conditions favorables à l’existence de ces bidonvilles, et le document ne met pas en question une telle défaillance du modèle (défaillance qui n’en est pas une de marché, thème majeur du rapport).
Le modèle économique ne peut que laisser ces populations pour compte. En fait, conforme à l’idée de base qui cherche à identifier un potentiel de croissance qui contribuerait en même temps à une réduction des émissions de GES, une bonne partie de l’approche au défi urbain de l’avenir est faite en fonction de l’auto et des transports, alors que probablement plus de la moitié de l’humanité n’a pas d’auto ni de perspectives pour en avoir… Dans cette partie du travail, la contrepartie n’est donc pas un retour à l’âge de pierre (Desrosiers), mais le maintien de conditions primitives pour environ un milliard de personnes, sinon plus. (suite…)
by Lire la suiteSur la page titre, le récent document de Calderón et Stern sur les enjeux économiques associés aux changements climatiques s’affiche : «Nous vivons à un moment de grand potentiel – We live in a moment of great opportunity». Nous avons déjà vu ce discours ici, lors de la parution du document de consultation de la Commssion sur les enjeux énergétiques du Québec. Celui-ci proposait que la menace apparente des changements climatiques constituait plutôt une occasion d’affaires. Après des mois de consultation et d’analyse, les commissaires ont fait amende honorable dans leur rapport final. Leur conclusion : le Québec ne pourra même pas atteindre un objectif de réduction de ses émissions qui correspond à ce qui est jugé minimalement nécessaire par le GIEC, alors qu’en même temps nos dirigeants fonçaient les yeux fermés dans le sens opposé, avec leur Manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole.
Comment comprendre le message de Calderón et Stern?
Le problème avec un document comme celui de Calderón et Stern est qu’il ne constitue pas une analyse de la situation actuelle et à venir, mais l’imposition d’une orientation et la présentation de toute une série de mesures qui – si elles étaient réalistes – pourraient concrétiser l’orientation dans la réalité. C’est un peu comme un jeu de bluff au poker, sauf que les
mains sont ouvertes. Le lecteur qui l’analyse est obligé d’y aller avec la démonstration de sa faiblesse, alors que le journaliste ne fait que constater la gageure. C’est ce que fait Éric Desrosiers à deux reprises dans Le Devoir, d’abord dans un reportage intitulé «Protéger la terre à un coût dérisoire», ensuite dans une chronique intitulée «Rompre avec l’inertie».
Desrosiers revient sur le jeu de poker en soulignant, dans un autre contexte, la faiblesse de l’ensemble des efforts de gérer les risques de l’avenir avec une planification sérieuse :
Aussi boiteux que puisse souvent être l’exercice, le fait d’attribuer un coût monétaire à un problème est parfois le meilleur moyen de mettre en lumière son importance (gravité) relative et de se faire entendre dans un monde où l’économie est la valeur cardinale.
Une commission indépendante a dévoilé cette semaine un volumineux rapport dans lequel des experts estiment le coût économique de la lutte contre les changements climatiques d’ici 2030 à moins de 1 % à 4 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit l’équivalant d’un petit retard de croissance de 6 à 12 mois sur un horizon d’une quinzaine d’années.
On pourrait discuter longuement de la fiabilité de telles estimations sur des phénomènes aussi complexes, ainsi que du caractère réducteur de ramener à un coût économique un problème touchant tellement d’autres facettes de notre vie sur terre. Ces chiffres ont tout de même le mérite de retourner contre leurs auteurs les arguments de ceux qui — sur la base de données factuelles tout aussi fragiles sinon plus encore — disent que la bataille contre les changements climatiques ramènerait nos économies à l’âge de pierre.
Ce message est repris en éditorial par Guy Taillefer le lendemain du sommet de New York où il note quand même qu’il n’y a pas de plan B, que le bluff est dangereux. Jeudi le 25 septembre Gérard Bérubé ajoute sa voix à ce qui semble être une unanimité au sein des journalistes du Devoir, à l’effet que les leaders économiques ont fourni les réponses aux catastrophistes et que le tout semble raisonnablement en main.
Mes efforts comme catastrophiste de vulgariser les travaux du Club de Rome et d’une multitude d’autres analyses concernant les effondrements possibles dans un proche avenir constituent une mise blank, un appel au bluff où je présente mon jeu, aussi défaillant soit-il. Pour poursuivre l’image, (suite…)
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