En 2012, poursuivant un effort de faire avancer notre capacité de nous préparer aux contraintes, voire à l’effondrement qui s’annoncent, j’ai proposé à un groupes de personnes partageant ces préoccupations et ces objectifs un projet de livre. Partant de l’expérience de los indignados en Espagne, du mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis et, plus généralement, du sentiment du printemps arabe, Les indignés sans projets? – des pistes pour le Québec voulait proposer un portait d’un Québec face aux crises et passant à travers.
La table des matières préliminaire en fournit une idée de ce qui était prévu.
Introduction
Chapitre 1 L’état de notre société, aujourd’hui et demain
Chapitre 2 L’empreinte et les indicateurs de bien-être : une transformation s’impose
Chapitre 3 L’énergie, fondement du fonctionnement de la société
Chapitre 4 L’agriculture et foresterie : un repli sur soi
Chapitre 5 Le secteur minier : des revenus à long terme
Chapitre 6 L’aménagement du territoire : la question urbaine/rurale
Chapitre 7 Le travail et le loisir à l’avenir au Québec
Chapitre 8 Liens sociaux dans la société
Chapitre 9 L’économie sociale et solidaire, clé pour l’avenir du Québec
Chapitre 10 L’économie ordinaire et vernaculaire
Chapitre 11 La Caisse de dépôt et de placement du Québec se réoriente
Chapitre 12 L’éducation au cœur de la formation des citoyen-ne-s et de la société
Chapitre 13 Les services de la santé ciblent la première ligne et la prévention
Chapitre 14 Implications financières pour l’État, et une fiscalité qui s’adapte
Chapitre 15 Et la dette
Conclusion
Les collaborateurs visés étaient toutes et tous très occupés et, en 2014, j’étais finalement obligé de me rendre à l’évidence que je n’arriverais pas à obtenir l’ensemble des chapitres. Même si plusieurs avaient été redigés, d’autres, cruciaux, étaient absents du portrait et leur absence compromettait l’ensemble.
Cette section de mon site sert donc à présenter, tout d’abord, les chapitres que j’ai écrits pour le projet, ensuite ceux écrits par certains des collaborateurs qui ont jugé pertinent de faire publier leur travail ici. Tous ces textes sont provisoires, le projet n’ayant jamais atteint le stade d’une collaboration finale avec lecture de tout par tou(te)s, ou presque. Le Chapitre 1 et la Conclusion, par ailleurs, étaient censés représenter justement la vision qui se serait présentée à nous après le travail.
Il y a donc :
Table des matière préliminaire
Introduction : Une fragilisation de nos capacités de répondre, par Harvey Mead
Chapitre 2 : Des indicateurs pour nous situer, par Harvey Mead
Chapitre 3 : L’énergie, fondement du fonctionnement de la société, par Harvey Mead
Chapitre 5 : Développement minier dans la deuxième moitié de l’ère des métaux, par Harvey Mead
Chapitre 6 : L’aménagement du territoire : la question urbaine/rurale
Chapitre 8 : Don et redistribution, facteurs de progrès véritable, par Yvan Comeau
Chapitre 9 – L’économie sociale et solidaire, clé pour l’avenir du Québec, par Yvon Poirier
Chapitre 13 : Pour un système de santé de qualité pour tous, par André-Pierre Contandriopoulos
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Pendant les années du gouvernement Harper, l’économie canadienne roulait sur l’exploitation des ressources énergétiques non renouvelables, surtout le pétrole. À titre d’exemple, en partant des données de l’Institut de statistique du Québec, l’atteinte des objectifs de croissance était dopée par les résultats dans trois provinces productrices de pétrole, l’Alberta, la Saskatchewan et Terre-Neuve et Labrador (TNL). Ces résultats viennent en bonne partie du fait que ces trois provinces exploitaient le pétrole alors que le prix de celui-ci était à la hausse jusqu’en 2014.
L’énergie fossile et l’économie canadienne
Cette situation explique presque directement l’orientation du gouvernement Harper à plusieurs égards, favorisant le développement de ces ressources et contestant les efforts de gérer les changements climatiques en général et la croissance des émissions de GES en particulier. Cela permet de comprendre aussi aujourd’hui, dans une toute autre situation où le prix du pétrole est bas et prévu par plusieurs pour rester bas (voir mon dernier article), la volonté des gouvernements de cibler quand même le maintien de cette exploitation, sans relâche pour les deux provinces des Prairies, et tout récemment, avec le lancement d’Advance 2030, pour Terre-Neuve et Labrador.
Ce qui frappe est que les sables bitumineux à la base de l’économie de l’Alberta et de la Saskatchewan, et l’exploitation en mer à TNL, se situent dans un contexte que certains analystes décrivent comme une tendance vers un pic de la consommation du pétrole, cela d’ici peut-être, justement, 2030. Comme je l’ai indiqué dans mon dernier article, cela risque de restreindre les ambitions des différents gouvernements et entreprises à accroître leur production, voire à la maintenir, lorsqu’il s’agit de ressources non conventionnelles. Il est intéressant à cet égard de voir l’Institut économique de Montréal (IEDM) sortir un texte sur les retombées positives de la croissance économique tout aussi déconnecté de la réalité que les voeux des gouvernements: l’IEDM souligne la contribution des provinces productrices (dans le passé…) à ces retombées.
L’exploitation en eaux profondes (une autre source de pétrole non conventionnel)
J’ai abordé la question de l’exploitation pétrolier dans l’Ouest dans mon dernier article, et j’ai décidé de voir ce qui pouvait se dire des efforts dans l’Est, à TNL. C’est dans le contexte baissier actuel que nous avons vu le gouvernement de TNL sortir donc son Advance 2030, sans qu’il y ait mention de la banqueroute qu’occasionne actuellement le désastre fiscal du projet Muskrat Falls. Le dépassement par le double du budget de ce méga-barrage, et une absence de marchés prévisibles pour son énorme production d’électricité, soulignent la tentation que représente pour l’ensemble des gouvernements la «contribution à l’économie et à la prospérité» des grands projets. C’est comme cela, par ailleurs, que le Premier ministre Couillard a décrit le projet du REM de la Caisse de dépôt – c’est un «grand projet» – , plutôt que de mettre de l’avant sa raison d’être, sa prétendue contribution à une amélioration du transport en commun dans la métropole. Contrairement à TNL, le Québec va apparemment pouvoir vendre une partie de ses surplus d’électricité, venant entre autres de son projet de barrages sur la Romaine.
C’est plutôt décourageant de voir les efforts de l’«opposition» à TNL de proposer des Reflections on a Sustainable Post-Oil-dependent Newfoundland and Labrador. Il s’agit d’un travail d’un groupe d’experts qui voient plutôt bien l’ensemble des défis sociaux, environnementaux et économiques de notre développement s’enfoncer dans le piège restreignant de la croissance économique. Leurs orientations sont toutes inscrites dans l’économie verte (en se référant à Dialogues pour un Canada vert, dont j’esquisse les faiblesses dans mon livre) et une absence d’expertise, d’après mes lectures, quant aux enjeux fondamentaux pour le pétrole. Le document est un rapport découlant d’une conférence tenue en novembre 2016 et contient une série d’articles sur l’ensemble des problématiques.
L’intervention a été suivie par une entrevue avec une des responsables, la professeure Neis, dans The Annual, où elle remarque que, en dépit de leurs efforts, il y a un mouvement de fond, via le NL Research Development Corporation, vers de nouvelles explorations et si possible exploitations offshore – des «energy mega-projects» – qui va donner lieu, en janvier 2018, à Advance 2030 où la province cible une production offshore le double d’aujourd’hui. Le travail de concertation me rappelle mes efforts avec Les indignés, mais il est orienté dès le début vers une vision d’une économie verte. Dans son entrevue, Neis conteste par ailleurs les «doom and gloom scenarios we encounter on an almost daily basis» où je dois bien me trouver.
L’approche de l’économie verte, suivant des critiques faites tout au long des dernières années, propose que le développement économique pourra se poursuivre, mais en intégrant les contraintes environnementales (et sociales) qui n’ont jamais été intégrées pendant les décennies d’effort du mouvement environnemental; le recours à un nouveau terme pour décrire l’effort n’en diminue pas les obstacles. L’expérience récente en TNL avec l’initiative de Reflections représente ce qui est presque une évidence, que les promoteurs de la croissance économique se trouveront dans les postes décisionnels et ne pourront intégrer les propositions d’une vision plus holistique. C’est presque en même temps que l’annonce d’Advance 2030 et le rappel de Reflections se sont présentés.
De retour à l’IPV – deux façons
Contrairement à ma petite recherche sur l’Ouest, celle sur l’Est n’a pas encore abouti. Je vais poursuivre ma recherche dans les jours qui viennent, mais il me paraît pertinent de sortir ce court article pour souligner non seulement la volonté des gouvernements de poursuivre le développement pétrolier mais l’explication de cela, l’espoir de pouvoir maintenir la croissance économique. Il est intéressant de voir dans la Figure 1 le lien entre les deux, avec les provinces productrices maintenant en-dessous de seuil de rentabilité, montrant – au moins temporairement, mais je crois de façon permanente – que nous sommes en train d’être rattrapés par la non prise en compte de l’environnement, de la planète, de ce que veulent sauver les promoteurs de l’économie verte.
Le chapitre de mon livre sur l’IPV sur l’activité minière esquissait l’approche de l’économie écologique à cette activité: l’extraction représente une soustraction dans l’actif d’une juridiction, et ne devrait donc pas être attribuée au «progrès» que le PIB prétend indiquer. Il faut plutôt l’investir (voir l’exemple de la Norvège) dans l’espoir de pouvoir générer par les retombées des investissements une contribution soutenable au développement long terme. On voit un résultat de la décision – partout – d’agir autrement: le PIB des provinces productrices étaient en hausse pendant les années fastes, mais rien ne reste après, quand le prix chute et on se trouve avec la ressource disparue.
Il est certainement illusoire de penser que les gouvernements agiront autrement, mais nous sommes en train actuellement, à travers le Canada, de voir le défi du «développement» lorsque celui-ci doit être fondé sur des activités ayant un potentiel de long terme. Entretemps, le calcul de l’IPV indique assez clairement que le PIB, en excluant le coût des externalités, ne fournit pas un bon indice, même pour les provinces non productrices comme le Québec et l’Ontario. M. Couillard voudrait bien que ce soit autrement, mais l’agriculture et la foresterie, sous un autre régime, peuvent représenter des bases plus soutenables d’un développement approprié…
MISE À JOUR le 2 mars 2018
Le secteur en eaux peu profondes Jeanne D’Arc (voir la carte) est au cœur de l’activité de production pétrolière à Terre-Neuve et Labrador (TNL). La plateforme Hibernia, la plus grande au monde, y produit du pétrole (elle est dans environ 80 mètres d’eau) avec forages à plus de 3700 mètres sous le fond) et l’activité s’approche plutôt d’opérations conventionnelles. La production y a commencé en 1997.
Le champ White Rose représente d’autres aires d’intérêt en eaux peu profondes d’environ 120 mètres. Il se trouve près de Hibernia et est en opération depuis 2005. Husky Oil (partenaire avec Suncor et Nalcor) proposait en mai 2017 des extensions des activités du site.
De plus récentes découvertes se trouvent dans le Flemish Pass (voir la carte), en eaux profondes plus au large. Statoil, qui s’est retiré des sables bitumineux, annonçait en février 2017 qu’elle prévoyait faire des forages exploratoires dans le secteur. Il s’agit de ce qui est communément considéré comme des gisements non conventionnels, en raison des coûts importants associés à l’exploitation. Cela représente le changement d’orientation pour ses investissements par rapport à ceux dans les sables bitumineux, qu’elle a maintenant abandonnés. Les annonces semblent très prudentes, devant les coûts très importants connus d’avance pour toute exploitation dans un tel secteur. On peut bien se poser des questions quant à l’annonce du gouvernement de TNL d’Advance 2030…
MISE À JOUR le 27 juillet 2018
Statoil, sous le nom de Canada Equinor, a annoncé son projet de développer le gisement dans la Bay du Nord dans le Flemish Pass. Terre-Neuve et Labrador indique que l’exploitation, dans 1100 mètres d’eau, serait rentable au prix actuel.
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L’Avant-Propos du livre fournit le contexte dans lequel il s’est produit, et certaines indications de ses intentions. Je l’offre ici en espérant que cela pourra taquiner votre intérêt. Le suivi médiatique vient par après.
AVANT-PROPOS
Tracer un portrait possible d’un nouveau système socioéconomique pour le Québec était l’objectif du projet de livre Les indignés sans projet ? Des pistes pour le Québec1. Cet ouvrage collectif n’ayant finalement jamais vu le jour, me voici avec un livre qui aborde les mêmes préoccupations mais qui est d’un seul auteur, et qui est écrit selon les capacités de ce seul auteur.
Je travaille sur cette question depuis mon départ du Bureau du vérificateur général du Québec, où j’occupais le poste de commissaire au développement durable et vérificateur général adjoint en 2007-2008. Le travail effectué pour calculer2 un Indice de progrès véritable (IPV), outil clé pour remplir mon mandat, a eu pour effet de bouleverser bien davantage mon patron, un économiste, que le gouvernement que je voulais viser, si bien que je me suis rapidement retrouvé sur le pavé3…
J’ai donc calculé l’IPV à titre personnel. Cela a mené à la publication de L’indice de progrès véritable. Quand l’économie dépasse l’écologie en 20114. L’IPV est un outil qui permet de tenir compte des faiblesses du Produit intérieur brut (PIB) comme indicateur de notre niveau de développement : son calcul pour le Québec montre que les coûts que représentent les « externalités » de notre « développement» correspondent à une soustraction équivalente aux trois quarts du PIB, le quart restant perdant de son intérêt comme indicateur. Avec l’IPV comme guide, nous constatons que notre économie est en déficit structurel et permanent, et cela – en fonction d’autres calculs d’IPV pour différents pays, par des chercheurs indépendants – à la grandeur de la planète.
Je cherchais – pendant la période de travail nécessaire pour rédiger ce livre – un réseau d’économistes ou d’autres experts partageant ma vision et mes préoccupations, conscient qu’un individu ne peut avancer seul devant les défis contemporains. Or, le débat public, dans la bonne vieille tradition qui est celle des mouvements environnemental et social, est toujours dominé par les préceptes de l’économie néoclassique, selon lesquels persiste cette idée qu’il est possible de maintenir sans limites la croissance de l’activité économique, en corrigeant simplement les dérapages du système; il ne serait pas nécessaire de s’attaquer à ses fondements. De quoi rendre les débats d’aujourd’hui plutôt futiles.
En fait, ce n’est que très tardivement dans ma carrière, soit pendant mes deux années comme commissaire, que je me suis rendu compte que le système dominé par le modèle néoclassique a effectivement des limites, et que ce système est aujourd’hui en fin de régime. Je cherche cependant toujours des âmes sœurs pour effectuer le travail communautaire nécessaire dans la définition, l’élaboration et la préparation d’un nouveau modèle socioéconomique; le mouvement social a certes fait des premiers pas5, mais la recherche d’un changement de nature quasi révolutionnaire avance péniblement et lentement.
C’est durant cette période de flottement et de recherche d’âmes sœurs qu’est né le projet Les indignés. Pour mettre en œuvre ce projet, j’ai réuni un collectif d’auteurs. Plusieurs d’entre eux participaient probablement parce que je leur avais tordu le bras et n’ont pas écrit leurs chapitres; résultat d’une telle mauvaise approche, le projet a échoué, malgré la rédaction de certains chapitres6.
Après avoir publié durant deux ans des textes pour les sites Économie autrement et GaïaPresse, j’ai décidé, en janvier 2013, de créer un blogue sur un site web (harveymead.org) pouvant héberger un ensemble de documents qui synthétisaient ma recherche et mes réflexions. Si cette aventure est stimulante et permet d’échanger avec certains lecteurs, il n’en demeure pas moins que ce travail s’effectue essentiellement hors réseau. Pour pallier cet écueil, j’ai donc décidé de m’inspirer d’un ensemble d’articles du blogue (et d’autres textes) pour rédiger un livre, espérant ainsi rejoindre un plus large bassin de lecteurs potentiels. Cependant, m’appuyant sur mon expérience, je n’ai pas d’attentes particulières sur la manière dont cet ouvrage sera reçu par le grand public. Je ne m’attends pas non plus à ce qu’il soit accueilli à bras ouverts par les groupes de la société civile, qui devraient pourtant être animés par l’impérieuse nécessité de sortir de leur torpeur et de brasser la cage. En effet, ces derniers savent fort bien que ces propos s’imposent, mais l’inertie de 70 ans de croissance7, sous l’égide d’un système socioéconomique qui a bénéficié énormément aux populations des pays riches, est très forte.
Je suis convaincu que nous n’avons pas le choix: soit nous changeons notre système par un effort communautaire massif, soit ce système s’effondrera sous le poids de ses excès, qu’ils soient de nature économique, sociale ou écologique. Dans cette optique, j’en suis arrivé à la conclusion qu’un bon vieux livre traditionnel, avec un message loin d’être le bon vieux message, réussirait peut-être un peu mieux que le blogue à faire passer ce message, et qu’ainsi l’émergence d’un réseau et d’un mouvement resterait possible, et ce, dans des délais extrêmement courts.
Rien ne suggère cependant que les décideurs, voire l’ensemble du public, se trouveront, d’une part, parmi les lecteurs et que, d’autre part, ils seront convaincus par l’argument de ce livre, pas plus qu’ils ne l’ont été jusqu’ici par mon premier livre et par les billets de mon blogue. Lorsque j’écrivais ce livre, qui annonce un ou des effondrements possibles à plus ou moins court terme, j’éprouvais le curieux sentiment d’arriver directement de la Lune, car absolument rien dans nos vies quotidiennes ne semble rejoindre mes propos. Un ami économiste et écologiste, qui partage d’ailleurs ce même sentiment, me résumait récemment l’état de paralysie dans lequel le plongeait une telle situation :
Concernant les crises, si je n’étais pas activement impliqué dans la recherche sur les problèmes écologico-économiques et donc si je ne savais pas que nous sommes en train d’épuiser nos stocks de capital, je ne saurais même pas qu’il y a des problèmes. Pour moi et pour la plupart des gens que je connais bien, la vie est belle, les écosystèmes locaux semblent en santé, la violence diminue dramatiquement (en regardant à l’échelle des siècles), les droits humains (homosexuels, femmes, etc.) s’améliorent, les gens pauvres (au moins aux États-Unis [où il enseigne] et même jusqu’à un certain point au Brésil [d’où il écrivait]) conduisent des autos et possèdent des téléphones cellulaires, etc. En raison des longues périodes d’évolution des processus écologiques, la plupart des gens resteront largement inconscients de crises écologiques avant qu’elles ne soient presque irréversibles.
Je dirais que le «presque» n’était pas nécessaire, et il ne parlait que des crises écologiques…
D’une certaine façon, il est déjà trop tard: nous sommes à la veille de bouleversements majeurs dans la vie telle que nous la connaissons dans les sociétés riches. Il faut en prendre acte et agir en conséquence. Ainsi, ne voulant pas rester dans une sorte de pessimisme sans lendemain, je me permets dans les parties deux et trois de ce livre de présenter des pistes pour une certaine (re)prise en main de la situation. Il y a urgence, mais il me semble qu’il est encore possible d’envisager qu’une mobilisation de la société civile, et finalement de la société tout entière, puisse nous aider à nous préparer à affronter les effondrements qui viennent et à faire naître la société qui pourrait en résulter.
Je remercie Pierre-Alain Cotnoir qui a accepté de faire une première lecture de ce texte. David Murray des Éditions Écosociété s’y est associé par après, ce qui a permis d’améliorer sensiblement le texte. Aux autres maintenant, bonne lecture !
7. Voir Dominique Méda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Paris, Flammarion, 2013, pour une présentation historique et analytique du concept au fil des décennies. Le travail de cette sociologue fait ressortir de nombreux éléments de la situation actuelle dans leur contexte historique.
J’attends vos commentaires!
Entrevues lors de la sortie du livre et commentaires par après
Article dans La Presse+ du 3 décembre 2018 portant sur l’argumentaire de la partie du livre couvrant la menace d’un effondrement
http://plus.lapresse.ca/screens/02ecbb66-f4d2-4df5-9d68-5d7a6fc96378__7C___0.html?utm_medium=Email&utm_campaign=Internal+Share&utm_content=Screen
Émission d’Alain Gravel sur l’entrevue à Corde sensible, le 26 novembre 2018, à
https://ici.radio-canada.ca/premiere/premiereplus/societe/5687/corde-sensible-radical-marie-eve-tremblay/episodes/420991/changements-climatiques-effondrement-harvey-mead
Carde sensible, Marie-Eve Tremblay, balado de 18 minutes, le 23 novembre 2018, à
https://ici.radio-canada.ca/premiere/premiereplus/societe/5687/corde-sensible-radical-marie-eve-tremblay/episodes/420991/changements-climatiques-effondrement-harvey-mead
François Delorme, économiste à l’Université de Sherbrooke, renonce à ses illusions et revient sur sa condescendance par rapport à mon portrait :
https://www.ledevoir.com/opinion/idees/535976/environnement-les-illusions-perdues
Josée Blanchette, dans sa chronique du 30 août 2018 au Devoir «Petite fin du monde aoûtée», met le livre en évidence en commentant la démission de Nicolas Hulot:
https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/535702/noah-aura-25-ans-en-2030
Lionel Levac à l’émission de Joël Le Bigot le samedi 1er septembre 2018, à 7h55 environ:
https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/samedi-et-rien-d-autre
Les éclaireurs:
https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/les-eclaireurs/episodes/394424/audio-fil-du-jeudi-16-novembre-2017
http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/y-a-pas-deux-matins-pareils/episodes/394382/audio-fil-du-jeudi-16-novembre-2017
http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/le-reveil-nouvelle-ecosse-et-t-n/episodes/394750/audio-fil-du-mardi-21-novembre-2017
http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/bonjour-la-cote/episodes/394391/audio-fil-du-jeudi-16-novembre-2017
http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/facteur-matinal/episodes/394386/audio-fil-du-jeudi-16-novembre-2017
En complément à l’Avant-Propos, le programme Éconophile au poste de radio communautaire 89.1 à Québec, en mars 2018 avec David Lemelin, un texte
donnant suite à une entrevue d’une heure à
https://archive.org/details/EconophileSaison2Emission24
Un gazouillis de Christian Brodhag en France, en février
Lire la suiteTrop tard. Un livre réaliste de https://t.co/ZY74QQHJjC qui engage tout de même à agir https://t.co/WZODp2AfUI
— Brodhag Christian (@BrodhagC) February 24, 2018
Quand j’écrivais le chapitre 3 du projet de livre Les indignés sans projets? sur l’énergie, j’ai commencé l’esquisse d’actions qui s’imposent (section 2.1.1) en proposant l’élimination progressive (au fur et à mesure de l’atteinte de leur fin de vie) de l’ensemble des véhicules à essence, que ce soient les automobiles ou les camions; c’était une intervention à commencer immédiatement. J’ai fini par réaliser que c’est l’élimination tout court des automobiles privées qui s’imposent.
C’était donc inattendu de voir le titre de l’article du Devoir du 14 octobre dernier, «Interdiction des voitures à essence: L’Allemagne pourrait inspirer le Québec». Le ministre réfère à une initiative de l’Allemagne annoncée pendant la semaine, cela suivant d’autres interventions de la Norvège et des Pays-Bas. Dans la politique énergétique du Québec rendue publique au printemps, le gouvernement prévoit seulement un million de véhicules électriques et quatre millions de véhicules à l’essence sur les routes en 2030 alors que ces initiatives visent, à toutes fins pratiques, la disparition de ces derniers.
La lecture de l’article du Devoir clarifie rapidement la situation: le ministre dit bien dans son discours: «Ceux qui pensent que [la réduction de la dépendance au pétrole] est dans un horizon qui est à ce point lointain, vous voyez que les choses avancent rapidement». La journaliste, bien rodée aux discours gouvernementaux, a dont posé des questions après le discours, et le ministre en réponse a réduit à presque rien «l’annonce»: «On n’est pas rendu [à suivre l’Allemagne]. Mais on a un marché du carbone. Il faut que les émissions baissent d’année en année», et propose que l’idée pourrait s’appliquer surtout aux camions, qui pourraient être convertis au gaz naturel…
La politique énergétique
Je n’avais même pas commenté ce printemps l’annonce de la nouvelle politique 2016-2030, tellement elle ne répondait pas aux attentes, aux exigences. Cette nouvelle intervention la ramène à l’avant plan brièvement, en montrant jusqu’à quel point c’est plutôt une orientation économique dans le sens bien traditionnel des «vraies affaires» qui est en cause.
Nous sommes à la répétition de l’expérience avec la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) de 2013-2014, la politique ayant été probablement orientée en bonne partie par la même équipe qui a donné le ton au document de consultation de la CEÉQ. On se demande encore une fois pour qui est écrite la brochure «L’énergie des Québécois : source de croissance». Le grand public n’est certainement pas ciblé; les groupes de la société civile n’y trouvent vraiment pas les informations permettant de concrétiser la rhétorique du document, qui ne répond pas aux attentes de toute façon; les entreprises visées, incluant Hydro-Québec, ont bien d’autres entrées plus structurées pour perdre leur temps dans l’exercice. Finalement, le document, et la politique elle-même, semblent s’insérer dans le travail de communication du modèle économique et qui vise en priorité les médias.
Le discours récent du ministre Arcand rentrait dans le même moule, cherchant à donner l’impression que le Québec est bien un leader dans les efforts de combattre les changements climatiques – jusqu’à ce que la journaliste fasse son travail. Pour les gens qui ne lisent que les manchettes, par contre, la couverture de cet événement va dans le sens contraire, celui du gouvernement…
Le discours entourant la politique est consacré dès le départ de la brochure d’avril dernier dans la note du Premier ministre Couillard, centré sur une transition, terme qui semble consacrer la vision qu’il n’y a pas d’urgence; portant par ailleurs sur une longue période de 15 ans par rapport à celles ciblées par des politiques antérieures, la politique annonce trois plans d’action pour couvrir la période, et se restreint radicalement dans l’énoncé d’objectifs chiffrés. Clé dans le discours, le choix est fait de reléguer les enjeux des changements climatiques à une seconde place et de n’indiquer presque rien quant aux liens entre les nombreuses activités décrites sommairement et des objectifs découlant de la COP21 et l’Accord de Paris.
Alors que l’échec de cette conférence en décembre 2015 reste transformé par les participants plutôt en un nouveau défi, cela est quand même dans un contexte où une mobilisation majeure s’imposerait, au Québec, au Canada, partout, pour combler les déficiences majeures des engagements obtenus jusqu’ici. Le défi semblerait laissé au responsable d’une telle mobilisation – comme depuis toujours – , soit le pauvre ministère de l’Environnement (et des Changements climatiques…), qui doit gérer une telle mobilisation en fonction du jugement par le gouvernement que les émissions de GES et leurs impacts représentent toujours des externalités.
Les changements climatiques à l’ordre du jour, vraiment?
On a vu la semaine dernière jusqu’à quel point nous sommes devant un constat que refusent les intervenants de la société civile. L’adoption de l’entente de libre échange Canada-Europe ouvrirait la porte, disaient-ils, au développement accru des sables bitumineux et une impossibilité presque calculable d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Pendant cette même semaine, on a vu des applaudissements – bien correctes – à l’endroit de la signature d’un accord sur les HFC (remplacements des CFC des années de la lutte contre le trou dans la couche d’ozone) et une intervention de Nicholas Hulot et David Suzuki qui était tout à fait irréaliste, acceptant l’entente de le libre échange Canada-Europe mais cherchant à condition qu’elle intègre les externalités, qui doivent pourtant rester cela, selon les négociateurs ferrés dans le modèle économique.
Fidèle à cette vision, le gouvernement montrait dans sa politique énergétique une volonté d’y maintenir le développement économique et la croissance comme priorités; même la réponse aux défis du secteur énergétique sont subordonnés à cet objectif. Typique du flou dans le discours, le graphique de la brochure (voir figure ci-haut) qui montre la situation en 2016 et en 2030, à la fin de la période couverte par la politique, laisse l’image d’une consommation énergétique constante sur 15 ans, avec deux lignes de longueur égale. Pourtant, la politique souligne, fidèle à la vision du document de consultation de la CEÉQ, une croissance importante de la consommation de l’énergie d’ici 2030 en dépit du fait que la brochure insiste sur le fait, dès le début, que le Québec est un très grand consommateur d’énergie per capita. Le graphique met l’accent surtout sur l’augmentation des énergies renouvelables mais on cherche sans succès une idée de la consommation totale d’énergie au Québec en 2030. Il est clair qu’elle sera plus importante qu’en 2016.
À travers le flou du document et de la politique elle-même, plusieurs décisions sont quand même annoncées : ouverture à l’exploitation des hydrocarbures; maintien de la construction des éoliennes, mais – obéissance au surplus en vue – cela pour exportation vers des marchés dans des juridictions qui n’auront pas eu la sagesse du Québec en termes d’énergie renouvelable; maintien du programme des petites centrales. Le flou entoure Énergie Est, avec une priorité en matière d’efficacité énergétique qui cherchera à éviter «la construction d’infrastructures lourdes pour la production, le transport et la transformation d’énergie» (46); reste qu’il y a planification d’une nouvelle centrale d’Hydro-Québec pour répondre à une demande accrue non quantifiée par des projections et une (grande) ouverture au pipeline, probablement comme exceptions à la priorité alors qu’il est difficile à imaginer des infrastructures plus lourdes, à la possible exception de ce qui serait nécessaire pour exploiter les hydrocarbures qui reste une option grande ouverte.
Et les transports?
On voit le même flou face aux transports, ciblés à plusieurs égards par la politique, mais visant – en cherchant avec soin – l’objectif d’un million de voitures hybrides et électriques en 2030 dans une flotte qui aurait augmenté de 4,5 millions de véhicules en 2015 à 5 millions en 2030; l’électrification laissera une flotte de 4 millions de véhicules mus aux combustibles à la fin des 15 ans.
En dépit d’un discours qui laisse entendre le contraire, la politique énergétique se garde soigneusement d’intervenir – sauf quelques exceptions sectorielles – dans les marchés, voire dans le comportement des individus. C’est le modèle économique dans sa forme peut-être la plus pure. Et le ministre des Affaires autochtones Geoffrey Kelley souligne dans sa note que les communautés autochtones manifestent leur intérêt grandissant à prendre part à des projets de développement économique. L’adhésion au modèle serait presque unanime, selon les quatre ministres qui fournissaient un aperçu au début de la brochure; il est presque définissant que le ministre de l’Environnement n’y figurait pas. Finalement, comme le Premier ministre note, il faut «tirer profit de cette situation de transition… La mise en valeur responsable de nos ressources énergétiques est indispensable à la vitalité économique du Québec. … L’énergie des Québécois est une source de croissance».
À travers tout ceci, nous voyons les groupes environnementaux maintenir leur volonté de participer à un ensemble de consultations et de processus décisionnels marqué sans beaucoup de nuances par le modèle qu’il faut rejeter – avant qu’il ne s’effondre de lui-même. Que ce soit devant la Régie de l’énergie ou devant l’Office national de l’énergie (dans la mesure où ce sera permis), que cela soit face aux projets de libre échange de grande échelle qu’ils peuvent au moins commenter, la mobilisation de la société civile se fait piéger par une inertie sans failles pour le développement économique défini par le modèle dominant. La «transition» exige autre chose, et voilà une source de préoccupation pour le flou dans le discours de la société civile sur cette «transition» auquel nous reviendrons.
Sommes-nous vraiment prêts à accepter que le parc automobile continue à croître, en autant qu’il comporte un faible pourcentage de véhicules électriques. Est-ce qu’un objectif de réductions additionnelles des émissions de 18% d’ici 2030 par rapport à 1990 (p.12 de la brochure), soit une réduction totale de 25%, permet d’envisager le respect de l’Accord de Paris?
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Éric Pineault est une référence pour nous dans la compréhension de plusieurs phénomènes affectant/définissant notre système économique. Son intervention la semaine dernière avec d’autres par une déclaration contre Énergie Est était presque préoccupante tellement l’analyse économique restait floue et secondaire face aux impératifs de l’opposition militante. L’intervention annonçait aussi la sortie d’un livre de Pineault, Le piège Énergie Est: Sortir de l’impasse des sables bitumineux, que je viens de lire pour voir s’il fournit la vision d’ensemble qui manque dans la déclaration. Même si ce n’est la pas première fois que Pineault intervient dans ce dossier, il est un peu curieux de le voir y consacrer un livre, qui résume bien le positionnement de l’opposition à Énergie Est, mais qui aurait pu être fait par d’autres militants laissant à lui ce que d’autres ne peuvent pas faire.
Un caractère propre au dossier est que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux ne permettrait d’aucune façon de réduire les émissions de GES qui s’imposent. On peut bien travailler pour empêcher une exploitation qui rendrait presque futile un tel effort de réduction, reste qu’il faut cerner et travailler sur des pistes pour la réduction, et cela nécessite un ensemble de compétences et de connaissances auxquelles Pineault pourra contribuer. Finalement, après une multitude de références à «la transition énergétique» sans développement, la Conclusion du livre réunit plusieurs pistes fournissant une esquisse de cette transition, mais sans le type d’analyse qui marque le chapitre 2 du livre portant sur les enjeux de l’exploitation des sables bitumineux; c’est la conclusion et la récapitulation du livre et non le ou les chapitres manquants…
Une transition énergétique?
Pineault est motivé dans ces interventions par une volonté de réagir aux défis du changement climatique et d’associer cela à une critique en profondeur de l’extractivisme. L’analyse du deuxième chapitre du livre présente la structure et le fonctionnement des secteurs industriels dominants dans le dossier des sables bitumineux (exploration, exploitation, transport), décrivant «la pression capitaliste à extraire comme moteur»; il y souligne la nécessité d’une croissance pour ces acteurs et la difficulté donc pour eux de se soumettre à une sorte d’équilibre dans la production d’énergie qui pourrait être fourni par un recours à des énergies renouvelables. On soupçonne la recherche d’un tel équilibre entre l’exploitation actuelle et de nouvelles énergies à travers les références non développées à la «transition énergétique». Clé pour la transition serait une distinction entre le pétrole extrême (non conventionnel, comme celui extrait des sables bitumineux) et le pétrole conventionnel (193).
La Conclusion fournit plusieurs éléments d’une vision plus globale, ce que je trouvais manquante dans la déclaration, et que j’essaie d’esquisser ici à partir des notes de Pineault; celles-ci restent finalement très incomplètes et militent pour un deuxième livre de l’auteur, maintenant que sa crédibilité auprès des militants est bien établie. En fait, cela passerait proche de ce que j’espérais d’une collaboration de sa part pour le livre Les indignés sans projets? et de la présentation de «l’économie ordinaire et vernaculaire» dont il parle depuis maintenant quelques années.
J’ai esquissé mes attentes actuelles dans une mise à jour de mon dernier article. Elles restent presque entières après lecture du livre de Pineault: Il faut élargir nos interventions dans le sens de ce dernier article et de celui sur Énergie Est, qui prétend qu’un complément nécessaire – c’est presque un premier pas – au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. L’opposition à l’exploitation des sables bitumineux nécessite à toutes fins pratiques et en même temps des interventions pour l’abandon de l’automobile privée dans nos vies quotidiennes, puisque celle-ci représente notre principale utilisation de pétrole (et d’émission de GES) au Québec; comme le montre Schepper dans son récent article pour l’IRIS, la voiture électrique est un leurre que Pineault suggère ne vise qu’à sauver «la voiture personnelle elle-même». L’abandon de toute expansion de l’exploitation des sables bitumineux et l’abandon de l’automobile privée dans nos vies comportent (pour le premier) un risque pour l’économie canadienne que nous devons assumer et (pour le deuxième) un bouleversement de notre société et de nos vies individuelles et organisationnelles que nous devons également assumer.
C’est dans l’insistance sur un tel «changement de trajectoire» que l’analyse de Pineault frappe par son absence. Pour les transports, il propose de nouvelles perspectives pour nous aligner avec les limites écologiques en freinant une extraction toujours croissante, soulignant que «nos besoins en mobilité ne sont pas immuables, [qu’]il serait possible d’habiter autrement le territoire» (195). Il suggère même que «sortir du pétrole est un projet collectif [et que] … nous avons des outils collectifs à portée de main pour initier cette sortie, tandis que d’autres outils sont à développer» (197). Cela va aboutir à un «renouvellement politique» (197).
Pour une partie de sa vision, il réfère à Dépossession[1], qui manque justement, comme le livre, la vision de l’avenir à rechercher. Probablement avec raison, Pineault se réfère par défaut aux experts pour la descente énergétique, et propose de nous inspirer de Dialogues, mais voilà, il faut insister sur les chiffres et l’échéancier du GIÉC qui font défaut à cette source d’expertise. Pineault poursuit en référant au Front commun pour la transition énergétique qui regroupe justement les intervenants qui n’aboutissent pas à constater l’énormité du problème, se fiant généralement à l’économie verte comme porte de sortie.
Le DDPC n’est pas une orientation
La figure 8 du DDPC représente l’effort de foncer avec une croissance maintenue et une application de toutes les technologies imaginables, contraire donc à ce que Pineault, comme moi, prônons; clé de son intérêt, tout le projet insiste sur le respect du budget carbone du GIÉC. On peut donc regarder le DDPC pour obtenir quelques pistes pour le travail (en reconnaissant qu’il peut y avoir une multitude de variantes). La moitié des réductions recherchées se trouverait en suivant trois pistes parmi les tendances actuelles: la décarbonisation de l’électricité, incluant le développement des énergies renouvelables; l’amélioration de l’efficacité et de la productivité énergétique; la réduction et l’utilisation des émissions non énergétiques. L’autre moitié comporte trois pistes, dont deux de caractère «next-gen»: l’adoption dans les transports des carburants à émission zéro; la décarbonisation des procédés industriels. La sixième piste du DDPC est fonction de la structure de l’économie canadienne, et suit l’évolution de l’exploitation des sables bitumineux. J’ai déjà utilisé leur graphique qui présente ces six pistes.
On voit par le graphique que les énergies renouvelables représente le potentiel le plus important, suivi de près par les interventions touchant les transports. Les sables bitumineux («structural economic change») représente le facteur le moins important, cela parce que le DDPC assume le recours au CCS, ce que Pineault, avec beaucoup de fondement, rejette.
Finalement, l’intérêt du DDPP en général et du DDPC en particulier est de montrer par défaut la nécessité d’abandonner les illusions de la croissance verte et de procéder à ce que Pineault appelle la descente énergétique. La moitié des émissions actuelles au Canada viennent à part égale de l’exploitation des sables bitumineux et des transports. L’exploitation actuelle va se poursuivre, de l’avis de presque tout le monde, les énormes investissements en cause ne pouvant être ignorés; ils servent néanmoins de prémonition de la menace d’«actifs échoués», terme qui risque de décrire de nouveaux investissements dans l’énergie fossile.
Pour le reste du Canada, les défis prioritaires sont la décarbonisation de l’électricité et celle des transports. Pour le Québec, la première est déjà acquise, et on est de retour donc aux paramètres de mon dernier article et la nécessité au Québec de regarder aux transports, en priorité, pour tout effort de répondre aux attentes de l’Accord de Paris (et beaucoup plus…). Voilà un chapitre qui manque dans le livre de Pineault. Pour éviter une perte de perspective que je pense essentielle, il aurait pu fournir une analyse de l’industrie de l’automobile, suivant le modèle de celle de l’industrie de l’énergie fossile constituant le chapitre 2 du livre; il y montre ses connaissances en la matière et met en pratique les motivations de son intervention, qui vise l’extractivisme. L’analyse de l’industrie du pétrole ne se limite pas au pétrole non-conventionnel (ou extrême) et à plusieurs égards l’analyse de l’industrie de l’automobile a les mêmes caractéristiques de base. Elle porterait sur la nécessaire croissance de la production pour les investisseurs, et donc de celle de la production en amont des carburants/sources de motricité requis pour le fonctionnement des autos, un peu comme les pétrolières s’intéressent à l’industrie du transport. Nous sommes donc devant un plus grand ensemble d’activités extractives. L’industrie de l’énergie fossile est directement extractive; l’industrie de l’automobile l’est indirectement.
Tout en nous fournissant d’énormes bénéfices, l’extraction et l’utilisation d’énergie fossile ont scrappé notre atmosphère planétaire, sans négliger leurs impacts à un moindre degré au niveau de l’activité minière en cause. De son coté, tout en étant «une fabuleuse invention», l’automobile a scrappé le reste, les milieux terrestres habités par l’humanité dans ses communautés conçues et construites en fonction de l’auto. En complémentarité à ces impacts directs, l’industrie de l’auto, à son tour, nécessite une industrie extractive en amont qui est également énorme. Dans la liste de la Fortune 500, il y a 5 compagnies pétrolières et 2 compagnies de l’automobile parmi les 10 premières au monde; pour les États-Unis, General Motors et Ford, avec trois pétrolières, se classent parmi les 10 premières.
À la limite, les pétrolières, suivant l’analyse de Pineault, intègrent la nécessité de la demande créée par l’industrie de l’automobile dans leur conception du développement et s’orientent en fonction des différentes perspectives plausibles, toutes exigeant une importante croissance des activités d’extraction. À l’inverse, l’industrie automobile ne peut se construire sans un œil permanent sur l’approvisionnement pour ses produits, en métaux et autres matières premières pour les produits eux-mêmes, en énergie pour permettre leur utilisation. Le graphique plus bas fournit une certaine perspective; la production mondiale de minerai de fer a atteint 3320 millions de tonnes en 2015, alors qu’elle était environ 1325 millions de tonnes selon les données de mon livre, pour 2005.
«L’économie vernaculaire et ordinaire (non monétaire) de production»
C’est ainsi que Pineault identifie dans d’autres écrits le nouveau modèle économique que nous sommes en train de rechercher à travers nos interventions. Il n’en parle pas dans la Conclusion de son récent livre, où il cible plutôt «une économie compatible avec l’avenir écologique de la planète», ce dernier étant descriptif, le premier fournissant quelques pistes en parlant d’une économie non monétaire ou d’une «économie de la limite» incluant sûrement – comme Abraham rend explicite dans la Conclusion de son propre livre – une réduction du temps de travail et de l’emploi, un changement en ce qui concerne la propriété privée, une valorisation du travail non rémunéré (composante la plus importante dans mon calcul de l’IPV du Québec), des changements majeurs dans nos modes de consommation et de production, des limites drastiques dans les activités des multinationales de l’extractivisme, voire du capitalisme lui-même.
Les interventions récentes ciblent l’extractivisme comme l’approche de notre économie qu’il faut transformer, puisqu’elle caractérise l’ensemble des activités qui génèrent les crises, dont celle des changements climatiques. «Sortir du pétrole» est devenu l’expression qui décrit le plus souvent ce qu’il faut faire; nous ne pourrons pas éviter la hausse de la température sans aller dans cette orientation. En parallèle, les conséquences de la progression du nombre d’automobiles sont peut-être moins directes et moins visibles, mais la volonté de pays comme la Chine et l’Inde d’urbaniser leurs centaines de millions de paysans pendant les prochaines décennies suggère le défi, et probablement la piste à éviter.
Les investissements déjà faits dans les sables bitumineux font que nous ne verrons pas la fin de leur extraction tant que les gisements actuellement exploités ne seront pas épuisés. Par ailleurs, un effort de remplacer le pétrole (disons conventionnel) que nous consommons par des énergies renouvelables représenterait d’emblée une nouvelle forme d’extractivisme extrême, la recherche des ressources non renouvelables requises pour la fabrication des équipements d’énergie solaire et éolienne. Les quantités nécessaires sont estimées justement par Jacobson et Delucchi dans leur effort de viser un tel remplacement, clé pour le Grand bond vers l’avant.
Y penser nous amène assez directement à l’exploitation minière (de fer, de lithium, d’une multitude de métaux dont on peut trouver une présentation dans différents textes récents de Philippe Bihouilx) déjà impliquée à fond dans le maintien de l’industrie automobile. Ici aussi, nous sommes devant des investissements massifs, mais ailleurs, soit du coté des mines d’extraction de ces ressources, soit du coté des usines de fabrication de l’ensemble des équipements qui rentrent dans la fabrication automobile, soit dans celles de la fabrication elle-même.
Contrairement à d’autres sociétés où la production automobile est au cœur de l’activité économique, ce n’est pas le cas pour le Québec. Pineault vise une économie post-capitaliste dont quasiment tout reste à dessiner. Le défi qu’il faut associer à la transition énergétique ou, plus généralement, à la transition écologique et sociétale, est donc à relever directement et immédiatement pour ce qui est des transports; c’est prioritaire, et il n’y a pas d’investissements à ne pas échouer, comme c’est le cas pour les sables bitumineux. À cet égard, Pineault semble bien trop doux à l’endroit du plan d’action du Québec…
Il y a des chercheurs qui essaient d’imaginer un monde avec un milliard (voire deux) d’automobiles électriques et de calculer les quantités de lithium et de cobalt (entre autres) nécessaires seulement pour construire les composantes électroniques, sans même parler des quantités requises de fer pour le reste (même si les réserves sont probablement suffisantes!). Le refus de l’extractivisme mène assez rapidement à un refus de tels calculs dans leurs efforts de voir l’humanité entière équipée d’automobiles privées: «ils» ne «nous» rejoindront pas dans le taux de possession d’automobiles; «nous» devons plutôt «les» rejoindre, selon des façons qui restent à concevoir. Pineault aborde brièvement le travail de Schepper que j’ai commenté dans mon dernirer article, mais se limite finalement à penser à un «vaste plan de transport collectif» en ciblant la transition énergétique pour les fins de son livre, mais sachant qu’il nous faut, en même temps, une transition plus globale.
Urgence ne décrit pas seulement Énergie Est
Il est fort possible que nous soyons déjà dans le processus d’effondrement de notre système économique tel que projeté par Halte à la croissance. Il est tout simplement une évidence que nous sommes devant le processus de dérapage dans les efforts de l’humanité à réduire dramatiquement les émissions de GES pour éviter l’emballement du climat. La question n’est pas l’ouverture de la société aux mesures requises pour éviter l’effondrement: il faut bien admettre que l’ouverture n’est pas là. La question est plutôt une pour les acteurs de la société civile de bien présenter la situation, nos options, quitte à reconnaître que ce deuxième effondrement, aussi difficile à pressentir que le premier, est également en cours. Il nous manque un livre pour mieux nous focaliser sur de tels enjeux. Je vais probablement m’y mettre.
[1] Voir mes quatre articles sur les travaux de ce livre de l’IRIS, encadré par le constat du coordonnateur que le Québec possède «des ressources immenses». Finalement, tout en appréciant l’analyse historique fournie par le livre, il faut reconnaître qu’il n’aborde qu’à peine même une esquisse de l’avenir dont parle Pineault aussi sans précisions.
MISE À JOUR
J’avais pu voir une version préliminaire d’un texte de Pineault intitulé «Ce que décroiître veut dire» destiné à la revue Relations. Je n’ai pas vu la version publiée et je ne l’ai donc pas utilisée dans cet article. Il a paru dans Relations n.765 en juin 2013, et se trouve en accès libre via Érudit. Pineault y aborde quelques thèmes de la Conclusion de son livre. On peut également consulter «Vers un post-capitalisme» de Pineault, paru en 2010 dans Relations, pour d’autres pistes. Finalement, une entrevue avec le Journal des Alternatives en 2011 (partie 1, partie 2) a esquissé certaines grandes lignes de sa pensée pour le post-capitalisme et fournit du matériel pour les chapitres qui manquent.
by Lire la suiteLe transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec: le titre de la note de recherche de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) laisse craindre des dérapages, une volonté de reprendre le bâton de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et foncer sur la nécessité de relancer la croissance économique avec une approche industrielle nouveau genre. Finalement, la note, publiée en janvier, n’y va pas, et propose plutôt pour le Québec ce que l’abandon des sables bitumineux représente(rait) pour les provinces de l’Ouest, un bouleversement.
En effet, parmi les principales sources d’émissions de GES au Canada figurent l’industrie d’extraction d’énergie fossile pour le quart et nos systèmes de transport pour un autre quart; quant aux sources de la croissance de ces émissions depuis 1990, les deux y sont pour presque 100%. Le manifeste Grand bond vers l’avant cible la moitié du défi, celle de l’industrie de l’énergie fossile. Actuellement en déprime, le déclin (temporaire, peut-être, peut-être pas) du secteur suite à la baisse dramatique du prix du pétrole montre assez clairement son rôle dans l’économie canadienne, également face à un ralentissement sérieux. Et voilà une source des émotions lors de la convention du NPD il y a deux semaines.
Les transports un élément clé
Le manifeste n’aborde tout simplement pas le défi associé à nos transports alors que déjà il a suscité les émotions et les oppositions. Le principal but de mes deux articles sur le sujet, le premier sur le positionnement du manifeste, le deuxième sur ses faiblesses, était de faire ressortir l’importance des propositions du manifeste pour la structure de notre société, et de son économie, lorsque l’on regarde d’un peu plus près leurs vraies implications. Brasser dans les grands secteurs de l’énergie et de l’agriculture n’est pas une mince affaire, surtout dans l’urgence, et cela est compliqué grandement par tout effort de chercher à identifier le financement d’une société ainsi transformée.
L’effort du DDPC pour esquisser un scénario traçant une voie possible pour relever le défi d’éviter un réchauffement de plus de 2°C semble aller presque dans le sens contraire. Du moins, il semble suggérer que nous pouvons mettre nos efforts ailleurs que dans le secteur de l’énergie fossile; pour ce dernier, le DDPC fournit le portrait d’un Canada avec ce secteur fort, ou faible, et les implications de ces portraits pour certaines provinces. Ce qui se passera dans ce secteur n’aura presque rien à voir avec l’ensemble des autres mesures ciblant la décarbonisation, et le scénario présenté (avec comme hypothèses le maintien de la croissance économique (verte?) et un prix de pétrole qui reste bas et mortel pour l’exploitation des sables bitumineux) insiste que ces autres mesures, qui doivent être entreprises immédiatement, représente déjà un défi suffisant pour nous ébranler.
Suivant des travaux de Renaud Gignac et Damon Matthews, j’ai essayé d’insérer dans la réflexion la question de l’allocation équitable de budget carbone de l’humanité, tel que calculé par le GIÉC. Je ne vois presque nulle part de discussion sur cet aspect du défi des changements climatiques, mais nous voyons déjà une indication que l’allocation du fardeau va peser dans les négociations entre les différentes juridictions canadiennes en vue de la formulation d’un plan d’action national. La difficulté d’imaginer un tel plan d’action pour le Québec est presque indépendante du débat sur les sables bitumineux, ceux-ci n’ayant pas d’impact sur le bilan des émissions du Québec. Le débat sur Énergie Est est ailleurs.
Les transports représentent plus de 40% des émissions québécoises et tout effort de les gérer aboutit rapidement à l’automobile. On peut voir une première indication de ceci dans le travail du DDPC, qui cible finalement de faibles changements dans le secteur à l’échelle canadienne (31); devant l’importance des véhicules privés, il prévoit une baisse de ce moyen de transport (figure 30), mais seulement d’environ 7% (interurbain) à 17% (urbain). L’électrification du transport privé, du fret léger et du rail représente un objectif incontournable pour leur scénario, complété par la transformation des fuels restants par une dilution de 90% par des biocarburants. Mais à travers les moyennes se cache un défi pour le Québec, qui de toute évidence doit s’attaquer en priorité à ce phénomène des transports, en croissance chez les Québécois comme le veulent les Albertains l’exploitation des sables bitumineux.
Le Québec et l’automobile, des enjeux économiques aussi bien qu’environnementaux
Grand bond vers l’avant change de titre dans la version française, y ajoutant «et le Québec». On peut soupçonner que cela est une reconnaissance du fait que le manifeste a été conçu par le ROC et que ses impacts se font sentir surtout dans le ROC. Pour que le Québec y soit vraiment impliqué, il faudrait plus qu’une opposition au pipeline Énergie Est. Il faut que le Québec s’attaque à l’énorme défi que représente son secteur des transports, dont les émissions sont en croissance constante.
Bertrand Schepper, auteur de la note de l’IRIS mentionnée, est conscient de ces enjeux et aborde la question des transports par une analyse qui est finalement économique, environnementale et sociale. Schepper propose (i) que la voiture électrique est presque sans intérêt, voire négative, comme piste de solution, (ii) que le transport en commun représente clairement la voie de l’avenir et (iii) qu’il faut chercher à concevoir un Québec (et un Canada, ajoutons-le) où l’automobile privée prendra la voie de sortie. Et on pense que les sables bitumineux constituent un défi!
La note débute avec une première section sur le Québec dopé à l’automobile, suivie d’une autre sur la voiture électrique, pour éliminer rapidement celle-ci, et passe ensuite à souligner qu’il est «temps de remettre en question l’hégémonie de l’automobile au Québec» pour mettre l’accent sur le transport en commun.
Pour Schepper, «d’un point de vue environnemental, l’agrandissement des réseaux de transport en commun dans les centres urbains, y compris l’agrandissement du métro de Montréal, constitue une meilleure option que l’augmentation du parc automobile sur le même territoire» (5). On pourrait ajouter à cette idée d’allonger le métro le projet d’un réseau de trains électriques annoncé par le CDPQ récemment, comme celui du monorail mis de l’avant par l’IRÉC et celui du TGV dans l’air depuis longtemps.
Tous ces projets en sont de «transport en commun», mais ce qui est intéressant dans la note de recherche est que c’est finalement l’autobus qui reçoit l’attention de Schepper. Il descend donc d’un cran des envolées technologiques: «Comme le Québec possède une industrie florissante de transport en commun et que les autobus consomment moins d’énergie par utilisateur que la voiture, les effets économiques d’un virage vers le transport en commun seraient bien plus importants que le choix de s’en tenir à une électrification des automobiles» (p.6).
Schepper résume son analyse avec une proposition d’investissement pour les projets d’infrastructures déjà prévus par le Québec :
«Quant à la balance commerciale du Québec, on peut supposer que des investissements de 9,03 G$ en transport en commun auront un effet marquant. En effet, cet investissement en capital permettrait l’achat de plus de 20 000 autobus standard construits au Québec. Cela réduirait nos importations de voitures de près de 1 090 000 unités, qui ne seront pas remplacées. En s’en tenant à notre évaluation prudente de 21 000 $ par voiture neuve, il s’agirait d’une baisse moyenne annuelle de plus de 2,4 G$ pour la balance commerciale, soit un total de 24,6 G$ sur 10 ans. D’autre part, en prenant pour repère un prix relativement bas du baril de pétrole à 52,38 $, on peut envisager une baisse de nos importations de pétrole de 4,4 G$ sur 10 ans. Cela représenterait un effet de 440 M$ par année sur la balance commerciale… En ce sens, sur 10 ans, on peut estimer que l’investissement proposé de 9,03 G$ aura un effet positif de 29 G$ sur la balance commerciale du Québec.» (p.9, mes italiques)
La proposition : investir dans la construction, au Québec, d’une nouvelle flotte d’autobus («standards» électriques, à présumer) pour ensuite générer de l’activité économique dans l’opération et l’entretien du réseau, qui serait implanté partout dans la province, contrairement aux grands projets technologiques. Alors que l’IRÉC rêve de voir le Québec développer une infrastructure industrielle pour la fabrication du monorail pour implantation ici (ce qui n’a pas de bon sens en termes coûts/bénéfices) mais surtout pour exportation, cela sur le long terme, Schepper cible le court terme (10 ans), le temps nécessaire pour équiper le Québec d’un réseau modeste en termes technologiques mais efficace et accessible à toute la population. Et, ajouterait Schepper, Bombardier et d’autres pourraient les construire, en refusant la volonté d’une concurrence de la part de Michael Sabia de la CDPQ pour le réseau de trains électriques, cela se situant dans un tout autre modèle que celle d’une transition.
Une approche à la transition
En fait, le titre de la note de recherche, ainsi que le langage de sa conclusion, semblent vouloir voir la mise en place d’une infrastructure industrielle pour le long terme, mais cela ne découle pas de la présentation et nous mettrait par ailleurs devant l’ensemble des défis associés à la volonté de maintenir la croissance économique. Comme Schepper dit, l’opération et l’entretien sont plus intéressants sur le plan économique et social que la fabrication, et la présentation met l’accent sur ces autres activités. Fascinante, cette note se limite à une intervention qui cible une vraie transition, d’assez court terme et cohérente avec la nécessité radicale de réduire l’empreinte écologique du Québec, ce à quoi les économistes ne pensent pas.
Implicite dans la proposition de l’IRIS est une intervention politique qui soutient l’idée de ne pas remplacer le million de véhicules rendus non nécessaires en raison de l’implantation du réseau d’autobus (que Schepper insiste à appeler génériquement un réseau de transport en commun, comme s’il est conscient que son analyse ne sera pas très populaire dans ses implications pour les automobilistes). Il s’agirait du cinquième environ de la flotte de véhicules privés éliminés d’ici 2025. Le défi reste pour le 80% de la flotte qui, rendu en 2030, aurait atteint la fin de sa vie; comme Schepper dit, sa proposition n’est pas exclusive au 20%, à l’image de la proposition de Stephen Lewis pour les emplois qui seraient perdus si le Canada annulait les contrats d’équipement militaire avec l’Arabie saoudite… «Pour répondre à l’urgence écologique et permettre une relance économique du Québec, il semble opportun de faire du transport en commun une véritable politique industrielle» (p.7-8). La relance serait temporaire, et tant mieux.
Schepper inclut dans son analyse les coûts pour les individus de maintenir une automobile privée, très importants (deuxièmes après la maison, pour les ménages). Il ne le mentionne pas, mais une reconnaissance du fait que ces véhicules sont utilisés environ 3% du temps fournit ce qui est nécessaire pour compléter l’argument visant à éliminer plus ou moins complètement la flotte de véhicules privés. Schepper termine en soulignant que l’on «peut alors calculer qu’en 2025, le potentiel de réduction des émissions de GES de cet investissement sera de 2,2 Gteq CO , soit l’équivalent de près de 8,5 % des objectifs québécois visés pour 2030» (p.9). Il resterait donc pas mal de chemin à faire…
Le contraste de cette approche avec celle du Conference Board dans son rapport de l’an dernier est frappant. Sa liste de recommandations à la fin du document commence avec une sur le maintien des mesures d’amélioration continue et technologiques esquissées dans ses deux scénarios, mais celles-ci sont suivies par trois qui ressortent: Sortir les gens de leurs autos (121); Mettre un accent sur le transport des marchandises (122); Réduire la demande pour le transport (123). Devant cette approche (in)imaginable pour le Conférence Board, la série de recommandations termine avec la volonté qui risque d’être celle de l’échec de la COP21 : Rechercher l’équilibre (123)…
Dialogues pour un Canada vert aborde dans la section 2.4 (p.35-37) la question des transports, avec sa cinquième orientation stratégique, «Adopter rapidement des stratégies de transport à faibles émissions de GES dans l’ensemble du Canada». L’orientation semble compromise dès la première phrase de la section, qui propose que ces interventions soient «évaluées de manière approfondie»; une telle évaluation ne pourra se faire rapidement. Et elle n’est pas nécessaire devant l’urgence et des connaissances déjà acquises. Le document propose comme première mesure, à l’image du Conference Board, que les normes d’émissions soient rehaussées (y compris pour les VUS qui devraient plutôt être éliminés…). La deuxième mesure, pour le moyen et le long termes, est l’électrification du transport routier; non seulement ceci n’est pas pour le court terme, mais l’analyse de l’IRIS suggère qu’elle va dans la mauvaise direction[1];on peut voir le défi avec l’analyse du DDPC: en 2030, il faudrait que 70% des ventes d’autos soient électriques (comm. pers). La dernière mesure identifiée est une amélioration du transport ferroviaire et intermodal, le «Mettre un accent sur le transport des marchandises» du Conference Board.
Le fondement de l’orientation semble presque réchappé par la troisième mesure, pour le court et le moyen termes, soit de soutenir de nouveaux modèles de transport «comme solutions de rechange aux autombiles de propriété privée». Dialogues part du fait (p.22) que les émissions venant des transports sont finalement équivalentes à celles venant des industries d’extraction fossile, mais ne fait aucun effort d’insérer sa présentation dans le cadre du budget carbone. Voyant la façon explicite et directe dont Grand bond vers l’avant aborde la question de l’extraction de l’énergie fossile (on la laisse en l’état actuel, sans expansion), et voyant que le manifeste n’aborde même pas la question des transports, il semble raisonnable de penser que, pour compléter Grand bond vers l’avant, une façon explicite et directe serait appropriée aussi pour les transports, en ciblant le transport privé par automobile (environ les trois quarts des émissions du secteur).
Le Plan B et le problème…
Quand j’écrivais le chapitre sur l’énergie pour le livre Les indignés sans projet?, je faisais en même temps un apprentissage qui m’arrive – qui nous arrive – régulièrement tellement nous sommes leurrés par l’espoir technologique, tellement nous ne sommes pas habitués à penser en termes de gestion de crises. J’ai commencé avec le surplus d’électricité au Québec, j’ai passé à la voiture électrique comme approche à privilégier, pour terminer avec la disparition de la flotte d’automobiles privées comme piste raisonnable pour faire face aux défis… La véritable situation, les besoins réels, ressortent dès que l’on s’arrête un peu. Schepper le fait, et le défi est de compléter le portait qu’il présente en esquissant un Plan B pour Grand bond vers l’avant.
Un réseau d’autobus électriques de différentes tailles, selon les besoins de différents quartiers des villes de Montréal de Québec, selon les besoins d’un nombre important de villes moyennes et petites, devient un axe important pour les transports. Par contre, plutôt que d’essayer de couvrir l’ensemble des besoins des communautés avec un tel réseau, un deuxième réseau de taxi-bus se présente rapidement comme un complément moins lourd; Dialogues nous envoie à l’expérience de Victoriaville avec un tel système, justement au niveau de l’automobile privée que la réflexion arrive à presque supprimer. Et à un niveau au-dessus de celui des autobus, on trouve le métro à Montréal, déjà surchargé, et le besoin de quelque chose d’autre, de complémentaire, le service rapide par bus ou le tramway. La Ville de Québec a déjà esquissé sérieusement un tel projet intermédiaire.
Il s’agit, finalement, de nous référer à un ensemble de connaissances acquises depuis assez longtemps. Luc Gagnon, avec qui j’ai collaboré pendant des années, est maintenant président d’Option transport durable et est intervenu récemment et à deux reprises lors d’articles par Florence Sara G. Ferraris dans Le Devoir, en même temps que Christian Savard de Vivre en ville, de Franck Scherrer de l’Université de Montréal, de Jean-François Lefebvre de l’UQAM et de Réjean Benoît, également d’Option transport durable. Dans un premier article, Ferraris étale les options en matière de transport en ciblant ces intervenants qui cherchent depuis longtemps à définir ces options sans s’orienter d’office vers la haute technologie; dans le deuxième article, une entrevue avec Luc Gagnon et Réjean Benoît présente les détails du réseau du tramway qu’ils proposent pour l’est de Montréal. Le travail de ce dernier groupe a également été couvert par le journal Métro.
Le site web de l’organisme ouvre avec le constat: «L’automobile est une fabuleuse invention». Il part de là pour aller ailleurs. Grand bond vers l’avant s’attaque de front à l’industrie fossile. Pour le transport dont il ne parle pas, on aboutit par Dialogues à cette piste décrite mais presque noyée dans un ensemble d’options pour le court, le moyen et le long termes, soit le remplacement de l’automobile privée. Schepper arrive directement à fournir une approche qui frappe au coeur de la problématique et du défi, l’automobile privée utilisée pour environ 3% du temps, mais présente dans le coeur des propriétaires près de 100% du temps.
En effet, alors que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux frappe au coeur de l’économie de l’Alberta, l’élimination de l’automobile privée serait bénéfique pour l’économie du Québec, mais frapperait au coeur de ses propriétaires. Elle ne joue pas le rôle d’un équipement nécessaire, mais d’un symbole définissant la place que l’on occupe dans la société, chacune pour sa place, chacun ayant une place – à part les plus démunis de la société. Pour le Québec, et contrairement à celles visant les sables bitumineux, les propositions esquissées ici ne touchent même pas au système économique en place: le pétrole, tout comme les automobiles, sont 100% importés et représentent un poids pour la balance des paiements de la province (voir le graphique 1 ci-haut).
On parle souvent du manque de volonté politique. Ce qui est presque fascinant, dans le cas présent, est que ceci représente une façon d’attribuer à autrui, aux politiciens, ce que nous avons dans nos coeurs, une volonté de maintenir à tout prix notre romance avec notre jouet favori. Les gens ne prendront pas le transport en commun si celui-ci n’est pas disponible mais, plus important, le transport en commun ne sera pas utilisé si l’automobile privée n’est pas éliminée. La volonté politique en cause est en fait une volonté citoyenne d’abandonner (ou non) le rêve de l’économie verte pour revenir à la terre, une terre meurtrie et menacée mais peut-être capable de nous accompagner dans une transition vers un avenir plus modeste. Cela prendra une révision du Grand bond vers l’avant et sa promotion par un ensemble d’acteurs de la société civile et, éventuellement, de la société elle-même.
[1] Le texte indique que le transport est responsable de 78,4% des émissions de GES. Ceci est proche du bon chiffre, si l’on ne pense qu’aux combustibles fossiles, mais sa référence 90 fournit le bon chiffre, 42,5%.
MISE À JOUR
Le même jour que j’ai publié cet article un groupe est intervenu en opposition au projet Énergie Est, soulignant qu’il s’agit d’«un piège écologique, économique et social qui nous enfermerait pour plusieurs décennies dans la dépendance à une croissance dopée aux hydrocarbures extrêmes. Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie». J’appuie totalement l’opposition au pipeline (je n’étais pas invité à signé cette nouvelle déclaration…) mais je reste toujours plus que préoccupé par plusieurs aspects de l’opposition qui n’arrivent pas à une clarté quant à ses fondements et à ses implications.
La déclaration du 27 avril constate que le pipeline représente une infrastructure qui nous lieraient à un développement pétrolier à long terme (ou à la faillite des propriétaires du pipeline, une alternative possible) et insiste que «l’histoire exige de nous un avenir où d’autres formes d’énergie, d’autres logiques de production et de consommation prédomineront.» Cela comporte «l’impératif d’une transition énergétique immédiate. C’est là que nous devons investir nos énergies et canaliser notre inventivité». Ceci semble être explicité un peu avec les propos suivants:
[Le pipeline] nous rend complices du programme économique de quelques grandes entreprises détenant des droits d’extraire et dont l’intention se résume à l’expansion de leurs profits… Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie… En un mot, Énergie Est symbolise notre enfermement collectif dans un modèle de société qui nie les dangers que représentent les changements climatiques.
J’aimerais voir les signataires (et d’autres) élargir leurs interventions dans le sens de cet article et de celui sur Énergie Est qui prétendent qu’un complément nécessaire au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. Cela implique :
Cela à moins de poursuivre dans le déni que représente l’adhésion à l’idée de l’économie verte avec son leurre technologique, ensemble qui devient de plus en plus clairement un rêve sans fondement dans la réalité… La déclaration sort en même temps que le livre Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux (Écosociété) signé par Éric Pineault (apparemment seul). Pineault est bien capable de faire la part des choses et élaborer sur les implications sociales et économiques en cause et j’espère qu’il l’a fait. J’ai un livre à lire.
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Le manifeste Grand bond vers l’avant cible en priorité un ensemble d’injustices et de crises dans la société contemporaine: respect des droits des autochtones, internationalisme, droits humains, diversité et développement durable. La pauvreté et les inégalités arrivent dès la deuxième phrase. Reconnaissant le rôle fondamental que joue l’énergie dans toute société, il souhaite «des sources d’énergie qui ne s’épuiseront jamais, pas plus qu’elles n’empoisonneront la terre».
Le manifeste suggère que «les avancées technologiques ont mis ce rêve à notre portée» et semble proposer, suivant la réflexion de Stephen Lewis, une transition vers une nouvelle société en utilisant de grands chantiers de construction d’énergies renouvelables pour compenser les pertes d’emplois dans le secteur de l’énergie fossile – et la perte de cette énergie même. Il n’est pas clair que la compensation puisse être complète, face à d’autres priorités comme une prise en compte de la situation des autochtones et la remise en état de nos infrastructures existantes «qui tombent en ruines». En outre, le manifeste demande de mettre un frein aux accords commerciaux, dont celui avec l’Europe et celui «trans-pacifique». Devant de tels enjeux, il serait probablement prudent de prévoir que la transition soit plus cahoteuse que prévue.
Transformations ou transition?
Le manifeste Grand bond vers l’avant propose des transformations en profondeur du système canadien, dans l’important secteur de l’énergie, dans l’agriculture qui domine le paysage dans plusieurs provinces, dans les fondements fiscaux de son budget. En fait, le manifeste semble dessiner d’importants éléments de la «transition», et si ces éléments exigent plus que le manifeste laisse entendre, nous sommes en mesure de croire que cela ne changera pas la conviction de ses initiateurs que ces éléments s’imposent[1].
Auparavant, des propositions analogues cherchaient à s’insérer dans une transition progressive. Un leitmotif du manifeste, un leitmotif du scénario du DDPC, un leitmotif de Tout peut changer de Naomi Klein, une des initiatrices du manifeste – nous sommes dans la décennie zéro de Klein d’après son jugement de 2013… -, est l’urgence. Le terme est omniprésent depuis longtemps, mais ces récentes interventions semblent davantage ciblées en ce sens. Pour la partie du manifeste touchant l’énergie, nous sommes devant des propositions qui transformeraient radicalement et rapidement l’économie canadienne en apportant des changments importants sur le plan social, en termes d’emplois et leur emplacement aussi bien qu’en termes des types d’emplois, finalement, dans la structure même de ce secteur de l’économie et de la société.
Le manifeste Grand bond vers l’avant ne fournit aucune indication pour soutenir le propos à l’effet que la nouvelle économie ainsi créée constituerait une amélioration par rapport à l’actuelle, ni une idée des transformations profondes et perturbatrices qui seraient en cause. Mon analyse des interventions de Greenpeace International, du DDPP et du DDPC indique le maintien sur le long terme des inégalités dénoncées par le manifeste et fournit un contexte pour les «avancées technologiques»: elles sont limitées et comportent le maintien des inégalités à l’échelle planétaire. Aussi important – et c’était déjà reconnu dans le discours de Stephen Lewis à la convention du NPD –, il n’y a aucune raison de croire que les transformations proposées vont se réaliser, et certainement pas dans le court terme. Déjà, le nouveau gouvernement canadien a clairement indiqué sa volonté de poursuivre l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux et la construction d’oléoducs pour le permettre. Peu importe que la situation mondiale actuelle aille dans le sens contraire, l’espoir des promoteurs est que cette situation soit temporaire. Cela est même un élément du manifeste Grand bond vers l’avant qui termine en soulignant que «cette pause dans la folie de l’expansion ne devrait pas être perçue comme une crise, mais bien comme un cadeau».
Et la vision d’une autre société?
Dans sa présentation de ses dix grandes orientations, Dialogues pour un Canada vert met en priorité et comme action immédiate l’établissement d’un prix pour le carbone. Le problème avec cette approche, qu’on aboutisse ou non à en mettre en place, est que le niveau du prix est établi politiquement[2]. Nous voyons l’importance, plus généralement, d’interventions pouvant toucher, et perturber, des groupes entiers de la société.
Ce document d’appui au manifeste aborde différents éléments de l’Indice de progrès véritable (IPV), dont la question des redevances provenant de l’exploitation des ressources non renouvelables, soit les mines, incluant l’extraction d’énergie fossile. Dans le secteur des mines métallifères, l’approche généralisée au Canada, et incluant le Québec, est désastreuse, contraire aux principes de base de l’économie écologique; une application de ces principes, à toutes fins pratiques la nationalisation, aurait comme résultat très souvent une incapacité de procéder sur le plan économique, tellement le prix requis ne rencontrerait pas celui des marchés mondiaux. Il ne faudrait pas compter trop sur les redevances comme source de revenus pour un État qui cible les services.
Les tout récents budgets de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador fournissent une indication indirecte de l’erreur de cette approche, qui ne reconnaît pas ces principes de l’économie écologique détaillés dans le chapitre de mon livre sur l’activité minière. Par leur nature même, l’exploitation de telles ressources ne peut continuer indéfiniment, et les revenus qui peuvent être générés (avec des redevances sans comparaison plus importantes que celles recherchées habituellement par les provinces) doivent être utilisés, non pas pour les besoins courants, mais pour établir des sources de revenus permanents pouvant être mises en place. Les problèmes actuels de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador proviennent de la baisse du prix du pétrole et d’autres minérales, mais indirectement on peut croire que cette baisse est liée à une situation où les ressources minérales en générales deviennent de plus en plus difficiles à trouver et, par la suite, coûteuses à extraire. L’intérêt dans l’immédiat, à juger par les décisions politiques à leur égard, est de créer des emplois, mais voilà, cette approche est de court terme.
Une prise en compte de l’IPV est déjà implicite dans la proposition d’abandonner les énergies fossiles, avec comme modèle la Norvège. Plus généralement, les coûts associés aux externalités environnementales et sociales sont tels qu’ils définissent presque la nécessité de la décarbonisation; les coûts des changements climatiques sont la plus importante soustraction dans le calcul de l’IPV, qui réduit le PIB des trois quarts. Le CCPA ne propose dans la liste fournie dans mon premier article sur Grand bond vers l’avant que de couper les subventions à l’exploitation de l’énergie fossile, mais le manifeste cible clairement l’exploitation elle-même.
En fait, comme le DDPC montre, le défi principal serait de réussir dans les cinq autres composantes du scénario de décarbonisation. Si cela est réussi, les changements dans l’économie canadienne (l’Alberta ou le Québec bénéficiant des conditions établies par les marchés mondiaux, mais pas les deux) seraient finalement politiques, comme nous voyons avec les débats internes au sein du NPD.
Devant un choix que l’on ne veut pas confronter
L’intervention associée au Nouveau parti démocratique signale une situation assez dramatique, et non seulement pour les politiciens qui militent en son sein. Elle représente une intention, qui semble être claire, de reconnaître «ce que nous sommes et de décider de changer» – du moins, dans nos gestes à nous. Le manifeste fournit plusieurs pistes pour un mouvement qui agirait en fonction de l’échec de ses volontés.
Le manifeste aborde en effet vers la fin une autre façon de concevoir la nouvelle société voulue par beaucoup d’entre nous. Il s’agit de mettre un accent sur une économie de services plutôt que sur une économie fondée sur l’extractivisme.
La transition vers une économie qui tient compte des limites de notre terre requiert aussi de développer les secteurs de notre économie qui sont déjà sobres en carbone : ceux des soins, de l’éducation, du travail social, des arts et des services de communications d’intérêt public. Un service de garde universel comme celui du Québec devrait d’ailleurs avoir été implanté dans tout le Canada, il y a longtemps. Tout ce travail, dont une grande partie est accomplie par des femmes, est le ciment qui permet aux communautés humaines et résiliantes de tenir, et nous aurons besoin que nos communautés soient le plus solide possible, face au cahoteux futur qui nous attend.
Le texte laisse à d’autres économies, à d’autres sociétés, l’exploitation des ressources nécessaire pour produire nos biens matériels et cible une résilience chez nous. Par contre, le type de développement décrit ne comporte pas la création de bénéfices monétaires importants et ne semble pas définir la résilience en termes économiques; au contraire, il comporte normalement des coûts. Les auteurs du manifeste semblent vouloir diminuer l’importance de la question des revenus qui seraient requis par l’État dans ce nouvel arrangement et suggèrent la litanie de changements proposés par le CCPA comme réponse. Ceux-ci méritent une analyse plus approfondie quant à ses implications pour l’économie d’où ils proviendraient.
Plus directement, il est temps de voir l’ensemble des acteurs associés aux démarches qui cherchent à nous sortir des crises reconnaître ce qui devient encore plus clair avec la démarche du NPD. Nous sommes devant une impasse économique et politique en dépit de l’urgence reconnue. Stephen Lewis nous a fourni une vision qui semble être écartée par les options politiques réalistes (comme Thomas Mulcair cherchait). Grand bond vers l’avant fournit plusieurs pistes permettant de décrire la nouvelle société qui se trouve «en avant», mais elle est drôlement plus contrainte que le manifeste indique.
Cette société n’est pas celle de l’économie et de la croissance vertes dans laquelle la «transition» se ferait sans heurts. Elle pourrait bien être une société centrée sur les services, mais avec des moyens moins importants que rêvés. Elle semble être beaucoup plus celle projetée par Halte à la croissance il y a près de 45 ans, une société qui doit composer avec un effondrement du système économique responsable, de toute façon et en grande partie, des crises qui sévissent. Ce serait une société sans les revenus de la croissance calculés par le CCPA et où il y aurait un accent sur les services, voire sur la coopération, sur la collaboration, sur le bénévolat, mais où l’accent sur ces services marquerait la vie quotidienne à la place de la recherche de plus en plus de bien matériels.
[1] On constate d’emblée que le manifeste a été initié par le ROC, mais avec plusieurs signataires initiateurs québécois dans les arts (Denis Villeneuve, Dominic Champagne, Xavier Dolan. Leonard Cohen, Naomi Klein, Yann Martel), mais en termes d’organisations, seulement la Fondation David Suzuki et Greenpeace, par leurs organisations canadiennes, avec Coule pas chez nous. Une deuxième étape y mettait Éric Pineault et Gabriel Nadeau-Dubois comme signataires et, parmi les organisations, Le monde à bicyclette. Les informations terminent avec les endorsements/appuis: Amis de la terre de Québec; ATTAC-Québec; Cercle des Premières nations de l’UQAM; Chorale du peuple (Occupons Montréal); Climate Action Network; Divest Concordia; Parti vert du Canada et du Québec; Québec solidaire. Voir le site du manifeste pour l’ensemble des signataires. Dialogues, référence pour le manifeste, met en évidence plusieurs auteurs et participantes québécois (dont Catherine Potvin, Louis Fortier, Normand Mousseau, Pierre-Olivier Pineau, Christian Messier, d’autres). Le manifeste Élan global représente une initiative québécoise avec plusieurs éléments correspondants.
[2] Dans Le Devoir du 12 avril il y a un court article sur la perte possible de l’industrie de l’acier long en Allemagne et peut-être en Europe qui souligne jusqu’à quel point cet aspect de la problématique peut être important. Un des facteurs dans la crise de l’acier en Europe: le prix du carbone déjà en place…
Ces annonces sont survenues alors que 45 000 salariés allemands de la sidérurgie manifestaient lundi à travers l’Allemagne à l’appel du syndicat IG Metall pour clamer leur inquiétude. « Il faut combattre les importations à bas prix en provenance de Chine et empêcher le renchérissement des certificats de CO2 », a plaidé IG Metall en référence à une réforme proposée par Bruxelles du système de négoce de certificats d’émissions de CO2, qui pénaliserait davantage les industries
by Lire la suiteL’Union paysanne a mené la charge, mais à Nature Québec nous avons également travaillé pour ramener la scène agricole du Québec à la prise en compte des fermes familiales vraies, actuelles ou à venir[1]. Bref rappel de quelques éléments du débat, de quelques contributions à la réalisation du portrait de l’avenir et une reprise d’une partie du chapitre de mon livre sur l’Indice de progrès véritable portant sur les enjeux touchant le secteur agricole et agroalimentaire. Complément au précédent article.
Et au Québec?
Écosociété a publié tout récemment La ferme impossible, de Dominic Lamontagne[2]. Le livre fournit le portrait des obstacles en place pour quiconque cherche, au Québec, de s’installer sur une «ferme impossible : 2 vaches, 200 poules et 500 poulets». Même quand on quitte le conflit entre l’agriculture industrielle et celle paysanne, les obstacles en place montrent la complexité de l’effort de relever les défis. C’est une reprise des débats qui perdurent depuis des décennies et qu’ont perdu l’Union paysanne et d’autres intervenants de la société civile face au monopole syndical en agriculture et, finalement, face aux pressions de la grande industrie agroalimentaire.
J’en ai parlé, dans d’autres termes, dans un article de juillet dernier où il était question de souligner le travail du chapitre du livre Les indignés sans projets? (finalement abandonné) sur l’économie sociale et, en partant, sur le retour à la terre souhaitable. J’ai également souligné, en mars dernier, des regrets que le travail de l’IRIS sur la dépossession et l’intérêt de reprendre possession du territoire n’ait pas poursuivi son propre objectif pour décrire les conditions pour un tel retour à la terre, en complément à la description des processus de dépossession.
Il nous manque terriblement la vision de ce retour, celle des futures paysannes du Québec, tout comme il nous manque les bases pour l’exode urbain en cause. Dans mon article de juillet je retournais à un article de Josée Blanchette dans Le Devoir, où elle avait fait part d’une entrevue avec le jeune agriculteur Jean-Martin Fortier portant sur l’histoire du retour à la terre de son couple. Cette entrevue fournit le contexte pour le visionnement de la vidéo d’une présentation de Fortier sur l’expérience du couple dans la mise en oeuvre de leur ferme.
Roméo Bouchard, fondateur de l’Union paysanne, a répondu à mon article sur le livre de l’IRIS en soulignant que «toutes ces considérations sur la «dépossession agricole» [sont] bien abstraites et bien théoriques… Le discours est très théorique et peu rattaché aux rapports de forces concrets qui s’affrontent dans la réalité. … Résultat: on en ressort vaguement perdu, sans orientation ni motivation claire. Il y a moyen que l’analyse débouche davantage sur l’engagement, il me semble».
En effet, Bouchard se place, et s’y place depuis longtemps, dans le contexte de la nécessaire transformation radicale de notre modèle économique et de sa filière agroalimentaire. Il rejoint ainsi, en voyant plus clair que d’autres, l’intervention politique qui s’impose et dont il était question à la fin de mon dernier article où je me penchais sur le récent article de Rodolphe De Koninck. Il a bien fallu que je lui donne raison:
Je suis bien d’accord avec ton constat général. Dans le cas des chapitres de Dépossession, j’arrive à une conclusion analogue à la tienne : tous les textes restent pour l’essentiel dans une présentation de l’histoire du secteur en cause mais n’arrivent pas à fournir un portrait de ce que j’appelle le nouveau modèle, même en termes plutôt abstraits. Quant à l’engagement, les textes ne fournissent aucune piste. Pour moi, ce n’est presque pas nécessaire. Je suis convaincu après mes propres 40 ans de batailles que nous avons perdu la guerre et que l’intérêt est d’essayer de voir clair dans ce qui va nous tomber dessus.
Bouchard avait fait sa propre caractérisation des enjeux dans son livre de 2002 Plaidoyer pour une agriculture paysanne : Pour la santé du monde (Écosociété, encore). Il conclut son livre en portant sa réflexion sur le thème : «Retrouver le paysan qui besogne en chacun de nous». C’est toujours plus que pertinent et le livre cible mieux les enjeux que les efforts toujours en cours pour améliorer le système en place, efforts qui se sont montrés inefficaces.
Exode rural ou exode urbain?
On est ramené, par cette référence au livre de Bouchard, aux propos des paysans, Chinois en l’occurrence, pendant l’émission des Grands reportages mentionnée dans mon dernier article. On est confronté dans ce reportage à l’énorme attraction pour les paysans de la vie urbaine. Lors de mon voyage au printemps dernier, j’étais frappé plus qu’avant par le constat qui s’imposait, qu’il ne se trouvait pas dans les milieux ruraux beaucoup de jeunes, ceux-ci étant partis pour les villes et la recherche d’un travail rémunéré, cela permettant dans l’imaginaire d’accéder à ce monde d’objets tellement attrayants qui font partie de notre quotidien ici. Lors de quelques conversations avec des jeunes comme avec des locaux, il n’était pas évident quand même que ces jeunes trouvaient les emplois qu’ils cherchaient.
L’émission des Grands reportages terminait avec la phrase percutante : «L’avenir de la Chine est en jeu». En effet, l’émission soulignait qu’à Chongqing il y avait beaucoup de monde dans la rue (cliquer sur la photo dans l’autre article), en attendant l’arrivée des industries souhaitées et pour laquelle le plan de China 2030 esquisse les contours. Ce sont les contours d’une société à l’avenir qui n’est pas plus souhaitable en Chine qu’ici. Dans nos propres turbulences, il y a lieu de maintenir la réflexion – et l’action – en vue de la réintégration des campagnes, suivant l’exemple du jeune couple Fortier-Desroches.
Dans mon livre sur l’Indice de progrès véritable, je me suis permis d’être songeur face à cette vie de paysanne qu’il va falloir retrouver. C’était le premier chapitre du livre dont j’avais pu tester les grandes lignes, devant un groupe dans la région de la Chaudière qui comprenait producteurs, anciens dirigeants de l’UPA et militants contre l’extension des porcheries à travers la province.
Comme je soulignais dans l’article sur le retour à la terre de juillet dernier, le modèle de développement économique toujours poursuivi par les milieux de l’agroalimentaire nous berne: le coût des «externalités» environnementales et sociales de ce développement annule les bénéfices qui paraissent aux livres de nos agriculteurs industriels. La figure 3.8 ici résume les calculs du chapitre.
Le fait que les coûts de l’agriculture industrielle équivalent aux bénéfices des produits (subventionnés…) ne fait qu’accentuer l’intérêt d’un changement radical du système.
Je reproduis ici une partie de ce chapitre 3 inséré dans la section du livre portant sur l’aménagement du territoire, sous un titre peu rêveur mais fondamental dans la compréhension de ce qui repousse toujours la réalisation du rêve.
Chapitre 3 : Les coûts sociaux et environnementaux imputables aux activités agricoles (Extrait du livre [3])
L’IPV prend comme situation d’origine pour la définition du «territoire agricole», une fois éliminés la forêt des feuillus et les milieux humides, les prairies sur lesquelles paissent des animaux. Une partie de ce territoire est conçue comme sous exploitation pour la production d’aliments nécessitant le labour des prairies, mais en présumant une complémentarité entre les prairies restantes et les champs en culture : la paille et le fumier résultant du broutage des animaux fournissent des apports nutritifs pour la culture sur terre labourée. Ce labour, par le fait même, entraîne une certaine perte de la matière organique et d’autres composantes essentielles à la fertilité des sols cultivés, ce que l’ajout du fumier et de la paille compense.
Les sols représentant la base même de l’agriculture perdent directement et de façon normale une partie de leur fertilité avec le labour. Ils la perdent également à la suite des efforts pour accroître la production des terres au-delà de leur capacité naturelle; cela se fait en augmentant la superficie des champs en culture et en ayant recours à des engrais venant de l’extérieur de la ferme.
L’exploitation des terres agricoles au Québec a connu une tendance en ce sens avec le temps, en vue de l’obtention d’une plus grande quantité d’aliments pour la consommation interne, pour l’alimentation d’animaux, dont les troupeaux étaient également en croissance, et pour l’exportation.
Parallèlement à cette tendance, les élevages ont commencé à quitter les pâturages. En effet, la décision d’abandonner les liens internes entre pâturages et champs en culture pour augmenter la production des cultures s’est accompagnée d’un changement d’approche touchant les pâturages aussi. Les élevages ont connu une augmentation de la taille des cheptels grâce à l’apport d’aliments venant de l’extérieur et, progressivement, sont devenus plus ou moins «sans sol», les animaux passant la plus grande partie de leur vie à l’intérieur.
Cet accroissement des superficies des cultures et des élevages, objectif de l’agriculture intensive dite «industrielle», a augmenté le territoire en culture et a rapidement dépassé la production résultant «naturellement» d’une complémentarité théorique et idéale entre les prairies et les champs en culture. Pour soutenir l’accroissement, les producteurs ont donc introduit, dans le processus de culture, d’abord des engrais inorganiques provenant de l’extérieur des fermes et, plus récemment, du lisier provenant d’élevages sans sol. Pour les animaux élevés «sans sol», l’alimentation s’est faite en grande partie par apports de nourriture concentrée (moulées) venant de l’extérieur de la ferme.
L’apport d’engrais inorganiques venant de l’extérieur de la ferme pour les cultures et de nourriture concentrée pour les animaux constitue en fait le moyen utilisé par les producteurs pour compenser la perte progressive de qualité des sols cultivés et l’abandon progressif des prairies d’origine qui permettent une exploitation soutenable dans un sens strict. En même temps, cette approche tend à réduire les sols à des substrats physiques pour une culture «hydroponique» et, avec les élevages sans sol, à des lieux d’épandage des lisiers produits «en quantité industrielle». Il s’agit d’une approche qui néglige l’apport naturel du «territoire agricole» comme prairies et comme base des cultures, et occasionne une dépendance plus ou moins complète envers les facteurs externes. Tout ce processus de transformation de l’agriculture «d’origine8» en agriculture «industrielle» s’accompagne, depuis des décennies, d’impacts importants sur le milieu naturel, in situ et à l’extérieur des fermes, ainsi que sur les communautés rurales où vivent les agriculteurs.
Il est utile de regarder certains aspects fondamentaux du recours aux intrants venant de l’extérieur de la ferme. L’intention du producteur en utilisant des engrais inorganiques et, selon le besoin qui se présente par après, des pesticides, est d’augmenter sa production et par conséquent ses bénéfices. Par ailleurs, cette «industrialisation» de l’agriculture9 a amené une autre pratique qui mérite un commentaire. L’achat des semences est devenu un phénomène normal pour le producteur, qui ne conserve plus ou ne possède plus ses propres semences10. De plus, depuis une dizaine d’années, l’introduction de cultures OGM a forcé les agriculteurs à acheter leurs semences ; la hausse des coûts des semences depuis ce temps n’est sûrement pas étrangère à ce phénomène.
Sur trente ans, les coûts des engrais inorganiques, des semences achetées et des pesticides pour les cultures ont plus que doublé. En dépit de l’engagement formel du gouvernement datant de la fin des années 1980 de réduire l’utilisation de pesticides de moitié, le recours à ces intrants s’avère inhérent à l’activité ; du moins, le coût de ces intrants a augmenté de façon constante pendant toute la période 1981-2008. Et même si un effort important a été fait pour réduire l’utilisation excessive d’engrais inorganiques et pour remplacer une partie de ceux jugés nécessaires par les fumiers et les lisiers provenant des élevages, le coût de ces intrants a augmenté également de façon constante pendant toute la période. Nous ne nous penchons pas sur les quantités absolues en cause, mais sur l’aspect monétaire de ce recours; ces coûts ont connu des augmentations quand même moins importantes que la valeur de la production correspondante.
Pendant la même période, les intrants venant de l’extérieur de la ferme pour les élevages ont également connu des hausses importantes. Il s’agit de l’achat de bétail et de volaille, d’aliments commerciaux et de services vétérinaires11. Ce portrait montre, comme pour les intrants touchant les cultures, une transformation importante du système «d’origine», où la production était fonction de la capacité de la terre à nourrir les animaux et les humains qui y demeuraient. Les élevages dépendent de plus en plus d’une alimentation venant de l’extérieur de la ferme et, selon un phénomène analogue à celui des cultures où le recours aux pesticides est devenu essentiel, le recours à des produits pharmaceutiques pour assurer la santé des animaux, pour stimuler leur croissance et pour augmenter leur production de lait est devenu un aspect essentiel de cette activité, ce qui ne se fait pas sans risque pour la santé humaine.
Le pic récent dans le coût des engrais inorganiques et dans le coût des aliments commerciaux est relié à une pression mondiale devenue très forte pour de tels produits de base. Statistique Canada en présente le portrait dans un rapport de 2009 qui souligne :
Les dépenses agricoles ont connu une hausse de 9,4 % en 2008 pour se chiffrer à 42,5 milliards de dollars [pour tout le Canada]. Il s’agit de l’augmentation la plus substantielle ayant été observée depuis 1981. Les fortes hausses des prix enregistrées pour un grand nombre d’intrants importants tels que l’engrais, les aliments pour animaux et le carburant pour la machinerie agricole ont constitué les principaux facteurs de cette augmentation. Près des deux tiers de la hausse des dépenses agricoles sont attribuables aux augmentations qu’ont connues ces trois intrants12.
L’agence de statistiques canadienne fournit une analyse de ces informations dans le même document:
La forte demande mondiale pour la plupart des produits de base pendant la première partie de 2008 a provoqué une montée en flèche des prix. Les prix du carburant pour les machines ont participé à cette hausse, les prix du carburant diesel ayant augmenté de 45,5 % pendant les trois premiers trimestres de 2008 par rapport à la même période en 2007 selon l’Indice des prix des produits industriels (IPPI)13. Au cours du quatrième trimestre, alors que les prix affichaient une importante régression en raison du fléchissement de la demande mondiale, laquelle était affectée par le début de la crise financière et le ralentissement économique, la plupart des utilisations agricoles étaient déjà réglées.
Les prix des engrais, soutenus par les prix élevés des cultures, ont également enregistré une forte hausse pendant la majeure partie de 2008, avant de connaître un léger repli à la fin de l’année. Les prix ont affiché une hausse moyenne de 61,2 % en 2008 selon l’IPPI. La plupart des prix des céréales fourragères ont suivi une tendance similaire, les prix ayant atteint un sommet au cours de l’été pour ensuite reculer pendant le dernier trimestre. En règle générale, les prix des céréales fourragères ont enregistré des augmentations supérieures à 10% en 2008.
Dans le contexte de cette analyse, il importe de souligner plusieurs éléments qui sont fondamentaux pour notre propre analyse. La décision de délaisser la production agricole «d’origine» pour augmenter la production comportait des risques à plusieurs niveaux. Les producteurs sont devenus dépendants de sources externes pour leurs intrants. Ceux-ci proviennent d’autres exploitations – quand ce n’est pas de l’industrie chimique et de l’industrie minière – qui s’exposent aux mêmes jeux de dépendance externe. Tous ces intrants sont sujets, par le même processus fondamental, à des fluctuations de prix découlant des jeux des marchés auxquels les producteurs se soumettent. Le manque de contrôle sur les intrants et sur les extrants comporte par ailleurs un risque pour le milieu environnant, qui n’est plus en équilibre «naturel». Tous ces facteurs ainsi que la concentration qui se développe dans ces marchés représentent des risques pour les producteurs, pour l’environnement et pour la société.
L’effort de globalisation visant à produire pour les marchés internationaux et donc à entrer en concurrence comporte une augmentation des pressions sur la capacité de production de l’ensemble des terres agricoles de la planète. Même si la demande dont parle Statistique Canada vient surtout des pays riches, la production pour assurer l’offre vient de partout.
Les réactions à la crise financière qui éclatait en 2007, de la part des spéculateurs et des pays producteurs eux-mêmes, a mis en évidence le déséquilibre entre l’offre et la demande à l’échelle mondiale. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la population humaine a triplé, et même si la grande majorité de cette population vit dans des pays pauvres, ce déséquilibre risque d’être source de stress pour l’ensemble des sociétés dans les années à venir. Nous traiterons ailleurs dans le travail sur l’IPV de la question du pic du pétrole, qui est inéluctable. Ici, nous soulignons seulement que notre volonté de participer à la «globalisation» a finalement confronté l’agriculture québécoise à l’instabilité des marchés à l’échelle mondiale, reflet à grande échelle de la volonté des producteurs québécois de rechercher une production accrue au-delà de la capacité naturelle des terres.
De façon générale, ces interventions de l’ensemble des producteurs québécois, et cela au fil des années, se sont exprimées par une hausse de la valeur ajoutée nette, soit le bénéfice après déduction des coûts. Cet indicateur est suivi comme principal indice du succès ou non d’une industrie, et de l’ensemble de l’économie. Le recours aux intrants venant de l’extérieur des fermes ne continuerait pas s’il ne comportait pas des retombées positives, puisqu’il y a des coûts à amortir associés à ce recours.
On peut avoir une idée de ces retombées en regardant autrement les dépenses pour cet ensemble d’intrants provenant de l’extérieur de la ferme. Cet ensemble représente moins de la moitié de toutes les dépenses, mais constitue la partie associée directement à l’intervention visant la transformation de la production «d’origine» et comportant un risque à plusieurs niveaux.
Les dépenses totales représentent environ les deux tiers de la valeur de la production. La valeur ajoutée nette, ce qui est recherché, représente entre le quart et le tiers de la valeur de la production. Autrement dit, pour générer un bénéfice, il faut générer entre trois et quatre fois autant d’activité dans les marchés [et sur les terres]. Finalement, les dépenses de base que nous avons identifiées comme représentant un risque pour le producteur, et plus globalement, pour la société et les écosystèmes, sont presque l’équivalent de la valeur ajoutée nette. Pendant les trente dernières années, le territoire québécois a connu d’autres «retombées» qui ne rentrent pas dans les statistiques économiques officielles. Il s’agit d’importants changements sociaux et environnementaux ayant généré des coûts. (51-54)
La résilience va s’imposer, mais ce n’est pas une évidence
En Chine, le retour des paysans qui ont quitté leurs terres et leurs villages pour de nouveaux locaux dans les tours urbaines où le manque de travail risque de perdurer est impossible en bonne partie : les anciennes terres agricoles (quand même en manque en Chine) se trouvent transformées en parcs industriels en bonne partie inoccupés. Ici au Québec, l’étalement urbain, bien présent en Chine aussi, comme partout ailleurs depuis quelques décennies, a réussi à éliminer une bonne partie de nos meilleures terres, à l’image de qui s’est passé à Toronto, entourée auparavant par les meilleures terres du Canada. Un «retour à la terre» ici va se buter donc à un territoire substantiellement réduit alors que la population que l’on voudra voir nourrie par les produits de terroir de ce territoire s’est substantiellement accrue.
Nous sommes devant l’évidence que l’effondrement projeté par le Club de Rome n’est toujours reconnu nulle part dans les propres termes de Halte, même si les grandes préoccupations des économistes face à la «nouvelle normale», une croissance très limitée et en permanence, s’insère dans une réflexion qui ressemble à une telle reconnaissance. Nous sommes également devant l’évidence que le retour nécessaire à la terre ne se reconnaît pas non plus, et la diminution importante de nos terres va rendre ce retour d’autant plus difficile, quand il va se montrer presque souhaitable, nécessaire. Nous sommes encore dans un monde de «perceptions et impressions». Roméo va rester sur son appétit en lisant cet article…
[1] Parmi les interventions de Nature Québec, remontant au début des années 1980, on peut souligner plusieurs rapports soumis au gouvernement entre 1999 et 2004: Inventaire des programmes de certification agroenvironnementale et application pour le cas du Québec, Évaluation des bénéfices économiques liés à l’atteinte des objectifs du plan d’action 1998-2005 en agroenvironnement, Évaluation des programmes d’aide à l’instauration de pratiques de protection des cours d’eau en milieu agricole, La contribution du concept de multifonctionnalité à la poursuite d’objectifs de protection de l’environnement, La gestion du territoire agricole et le contrôle de la pollution diffuse : inventaire et première évaluation des outils disponibles
[2] La publication comporte une mise en garde au tout début quant aux orientations à cibler, soulignant qu’il s’y trouve «des arguments de type libertarien qui s’accordent parfois mal» avec la vision du retour de la petite ferme multifonctionnelle, artisanale et résiliente qui est particulièrement chère» à ces éditeurs.
[3] Harvey L. Mead, avec la collaboration de Thomas Marin, L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (Multimondes, 2011)
by Lire la suiteDans mon récent article sur le livre de Naomi Klein, je soulignais que l’accent peut-être démésuré sur les changements climatiques risque de nous mener à ne pas voir l’ensemble des crises qui sévissent, qui interagissent et qui ne se comprennent pas en isolation. En contrepartie, je rappelais le travail du Club de Rome dans Halte où plus d’une centaine de composantes interagissanes de notre civilisation sont traitées ensemble par le modèle, d’où des projections qui me paraissent toujours assez bien fondées.
Pierre-Alain Cotnoir m’a posé des questions en réaction (le 20 juillet) :
Je partage votre réalisme et du même coup je suis curieux de connaître votre appréciation de deux contributions. La première, c’est celle du Dr. Guy R. McPherson, auteur de Going Dark où il défend la thèse d’une humanité vouée à l’extinction à fort brève échéance (http://www.guymcpherson.net/books.html). La seconde, c’est celle du site Arctic-News (http://arctic-news.blogspot.ca/) animé par l’énigmatique Sam Carana (existe-t-il vraiment ou est-ce un collectif qui se cache sous ce nom?).
Je ne connaissais ni McPherson ni Wadhams ni Carana, et j’ai regardé ce que les liens fournissaient comme introduction à leurs positions. C’est en effet dramatique, mais je me suis donné du temps pour réfléchir avant d’essayer de fournir une réponse probablement banale de toute façon. Un échange avec un autre lecteur pendant ce temps a souligné que mon blogue, qui critique sans proposer des solutions à une longue série d’interventions (Klein, Rifkin, Lovins, Villeneuve, Favreau et d’autres) donne l’impression que j’ai abdiqué (voir ma réflexion sur le livre de Claude Villeneuve, Est-il trop tard ?) et proposait que je lance des idées encourageantes.
Un des objectifs de ce blogue est d’essayer de faire réfléchir de nombreux intervenants qui, ensemble, pourraient bien dessiner des pistes d’attaque pour nous préparer pour l’effondrement plutôt que pour la transition (plutôt en douceur…) dont de nombreux auteurs parlent constamment et patiemment. (suite…)
by Lire la suiteRésumé. Par indirection, une réflexion sur le Partenariat transpacifique (PTP), en esquissant le caractère social bien plus qu’économique de notre agriculture. L’idée d’une nouvelle agriculture est introduite en se référant à un autre chapitre du projet de livre Indignés sans projets? Ensuite, une analyse est présentée des dérapages majeurs du soutien gouvernemental via l’Assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) et de l’objectif social de la gestion de l’offre en cause dans les négociations sur le PTP. Finalement, ni le 60% de l’agriculture soutenue par l’ASRA ni le 40% protégée par la gestion de l’offre ne s’insère dans l’économie de marché, et cela ouvre la porte à un nouveau modèle par les principes mêmes qui sont en cause. Le fait que les coûts des externalités de l’agriculture équivalent aux bénéfices des produits (subventionnés) ne fait qu’accentuer l’intérêt d’un changement radical du système. Le PTP arrive à un moment où même la Chine est en train de penser sérieusement à un nouveau modèle, tellement ses défis l’amènent ailleurs que dans la mondialisation style actuel. Il est temps que l’énorme mouvement social auquel a donné naissance la grève des étudiants en 2012 soit ressuscité et mis en branle.
Probablement le principal constat venant de mon récent voyage en Chine, le quatrième, était la mise en cause de mon sens que le paysan chinois représente un des «modèles» pour la société humaine après l’effondrement du système économique actuel. Partout où je voyageais en campagne, c’était le même constat: les jeunes ont quitté les villages, d’une part parce que la vie de paysan chinois ne représente pas un idéal pour eux, d’autre part parce que le rêve de la vie à Shanghai en représente un – même s’il ne semble pas que les jeunes trouvent des emplois dans les villes…
Fermiers, les jeunes?
Tout récemment, j’ai reçu d’Yvon Poirier le texte pour la présentation de l’économie sociale et solidaire, sa contribution au livre Les indignés sans projets? – des pistes pour le Québec. Il s’agit d’un élément clé dans la conception d’un Québec passant à travers l’effondrement du système économique actuel. La revitalisation des milieux ruraux constitue un élément central dans la vision qui soutient le chapitre, et le livre. En même temps, j’ai eu l’occasion de faire une entrevue pour un journaliste de L’actualité alimentaire. Pensant au thème soulevé, le vrai coût des aliments, j’ai relu le chapitre de mon livre sur l’agriculture (voir les pages 10-14 de la Synthèse, si vous n’avez pas le livre) et, par la suite, la chronique de Josée Blanchette sur le «retour à la terre» de certains jeunes (et il me resterait à peut-être revoir la vidéo d’une présentation par le jeune agriculteur dont il est question dans la chronique de Blanchette).
«C’est un métier extraordinaire qui se caractérise moins par la quantité d’heures passées au travail et le salaire que par la qualité de vie qu’il procure. Peu de gens peuvent l’imaginer, mais en dépit de l’intensité de notre travail, il reste beaucoup de temps pour faire autre chose. Notre saison débute lentement en mars pour se terminer en décembre. C’est tout de même neuf mois de travail pour trois mois de temps libre.» – Jean-Martin Fortier, Le jardinier-maraîcher
J’ai fait part des tendances manifestées par ces jeunes, pour le moment marginaux, devant un groupe d’étudiants à l’Université d’Ottawa l’an dernier. J’y présentais mon sens qu’il faut se préparer pour un autre modèle économique et que ces tendances marginales ne devraient pas rester ainsi très longtemps. Deux des étudiants sont venus me voir, pour souligner que cela est justement leur objectif en termes de carrière. Sauf que ce n’est pas une évidence, nos jeunes en général étant même beaucoup plus ancrés dans le modèle actuel que les jeunes Chinois. (suite…)
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