Réflexions sur une transition
Une nouvelle transition
Lors d’un passage en Australie récemment, j’ai rencontré mon homologue commissaire d’un des États du pays. Pendant un souper et au profit d’une bonne bouteille de vin et d’une longue conversation, nous avons constaté que nous tenions un discours à peu près pareil : nous avons vécu la meilleure vie de l’histoire de l’humanité; nous sommes nés et nous avons grandi dans deux des pays les plus riches de tous les temps, les États-Unis d’Amérique et l’Australie. Chacun de nous faisait son petit ajout : j’avais évité, de par mon âge et une série d’exemptions, la guerre du Viet Nam (la guerre américaine, comme elle est connue au Viet Nam même); lui avait évité, de par son âge, la guerre de Corée. Nous étions séparés par deux ans et « cela a fait toute une différence ».
De par nos responsabilités et nos expériences, nous partagions un autre constat : cette belle vie a été plus ou moins partagée par plusieurs centaines de millions de personnes dans les pays « développés » et cela pendant plusieurs décennies – environ la durée de nos vies respectives. Plus, elle a « coûté la vie » à plusieurs milliards de personnes pendant cette même période. En plus, elle a réussi à mettre en cause aujourd’hui la survie de la planète elle-même telle qu’elle existe actuellement.
Je ne me permettais pas de dire ceci ouvertement pendant mon passage chez le Vérificateur général. De façon plus générale, j’avais évité d’être aussi « catastrophiste » comme intervenant connu dans les milieux de l’environnement et du développement avant d’être nommé Commissaire. Me faire associer à une telle approche m’aurait condamné trop souvent à un rejet par mes interlocuteurs comme « alarmiste ».
Pendant mes deux années en poste, quelques changements se sont quand même opérés. Ma source préférée côté vision d’ensemble de notre situation fâcheuse a sorti un nouveau livre soulignant, avec des appuis convaincants, que nous avons passé le point de non-retour. Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans les quatre tomes de son quatrième rapport, a constaté qu’il n’y a plus aucun doute sur la réalité des changements climatiques, sur les menaces qu’ils portent en eux, et sur leur origine humaine. Le Programme des Nations Unies pour l’environnement a publié une mise à jour du rapport Brundtland vingt ans après sa première publication; non seulement toutes les crises soulignées par Brundtland en 1987 existent toujours, mais elles s’annoncent encore plus sérieuses. Joseph Stiglitz, prix Nobel de l’économie, constatait en 2006, dans son livre Un autre monde, l’échec de la globalisation sur une période de cinquante ans et proposait sa refonte en profondeur. Le groupe responsable du suivi des Objectifs du millénaire pour le développement, principal engagement pris lors du Sommet des Nations-Unies de Johannesburg en 2002 (suivant une décision de 2000) constate de son coté que tous les signes démontrent que les engagements envers les pays pauvres ne seront pas respectés. Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et auteur d’un rapport sur le coût des changements climatiques rédigé pour le Royaume-Uni, a conclu qu’il faudrait investir chaque année 1 % du PIB mondial pour contrer la progression des changements climatiques. Tout dernièrement, le directeur général de l’UNESCO lançait un livre qui pose la question, « Peut-on encore sauver l’humanité? »
J’ai changé pendant les deux années passées chez le Vérificateur général, rejoignant maintenant tout ce monde qui semble être « catastrophiste ». Quarante ans d’expérience m’avaient déjà appris que mettre l’accent sur l’environnement, c’était poursuivre une orientation qui mène, qui a déjà mené à l’échec. Je ne veux plus entendre parler – pas plus d’ailleurs que nos politiciens, qui n’ont pas prononcé le mot « environnement » une seule fois pendant le débat des chefs de la campagne électorale de 2008 – de nouveaux problèmes environnementaux et de nouvelles catastrophes écologiques. Nous en savons déjà assez pour nous forcer à entrer en action – une action dont nous ne connaissons pas la forme précise, que la plupart des gens ne reconnaissent toujours pas.
Comme le constate l’OCDE[1], la poursuite de la croissance du PIB va de pair avec la croissance de la consommation, comme facteur décisif, et tout comme avec la croissance de la production de déchets. Comme mon rapport de décembre 2007 le montrait, penser que l’effort de récupération et de recyclage peut contrer cette croissance est une illusion.
C’est pourtant cette croissance qui est le leitmotiv de toutes les interventions actuelles visant à contrer les crises qui surgissent. Je crois maintenant que nous n’en sortirons que par une gestion de crises, variées, d’origines différentes, mais conjuguées de telle façon que nous devrons essayer de gérer l’ensemble en même temps. Et il est fort à parier que les mêmes comportements qui nous enfoncent dans ces crises depuis plus de vingt ans vont subsister et que même l’idée d’une « gestion » de ces crises est une illusion. Je quitte donc le Vérificateur général avec une nouvelle perspective qui complète celle qui m’avait amené là et celle qui a inspiré le travail du gouvernement lors de la préparation de la Loi sur le développement durable et de la création d’un poste de Commissaire au développement durable.
Je retourne dans la société civile après avoir voulu croire, pour une deuxième fois, que nos institutions gouvernementales, qui sont le reflet de notre propre comportement, pourront néanmoins relever les défis qui nous confrontent. Selon l’expérience acquise auprès des entités vérifiées tout comme chez celle qui les vérifie, ce n’est pas le cas. Je me prépare à reprendre le « bâton du pèlerin », cette fois-ci encore assez calme, assez serein, mais convaincu quand même que les gens de ma génération – précisément – ont non seulement connu la meilleure vie de l’histoire de l’humanité, mais vont probablement survivre assez longtemps pour en connaître ses conséquences.
Un modèle…
Dans son Apologie, Socrate se décrit comme ayant été une mouche qui a irrité sans cesse le cheval endormi de grande lignée qu’est l’État. Il avait essayé un certain temps de servir cet État comme élu, mais a assez rapidement compris qu’il ne lui serait pas possible d’y survivre, devant les décisions prises constamment sans égard à ce qui était requis. Il savait qu’en embrassant la profession de mouche à cheval, rôle qu’il n’avait jamais cessé d’assumer pendant toute sa carrière, et jusque dans son procès, il savait que sa vie était à risque, mais non sa survie comme « serviteur de l’État », dans un sens plus philosophique ou spirituel, mais aussi réel.
Pendant mes quarante ans d’enseignement, je n’ai presque pas donné de cours sans qu’un dialogue de Platon mettant Socrate à l’avant-scène n’en fasse partie. Dans l’Apologie, qui constitue le discours consacrant la fin de sa carrière, Socrate insiste sur le fait qu’il n’a jamais « enseigné » quelque chose, que ses actions pendant des décennies n’ont jamais prétendu garantir des résultats, qu’il a plutôt cherché – et réussi – à irriter et à ennuyer des interlocuteurs qui pensaient avoir un certain savoir. La seule chose qu’il connaissait, disait-il – et cela le distinguait de beaucoup de ses contemporains – , était qu’il n’avait pas de connaissances. Finalement, en tant que mouche à cheval professionnelle, il concevait « l’enseignement » comme principalement orienté vers le saisi de ces interlocuteurs dans leurs contradictions et leurs certitudes, plutôt que vers la transmission d’une vérité quelconque.
Socrate est mon modèle depuis maintenant 50 ans, et Platon mon auteur préféré. Mais alors que Socrate a jugé bon de ne jamais écrire un mot, je n’arrive pas à l’imiter dans cette décision. Et alors que Platon n’a jamais écrit une page pour transmettre sa propre pensée et qu’il a plutôt choisi de transmettre des « transcriptions » des dialogues de Socrate, je ne suis pas aussi convaincu que j’ai le bon outil dans mes écrits. Assez souvent, ceux-ci constituent quand même une sorte de récit de mes propres « dialogues » dans la poursuite incessante, non pas d’un résultat, mais d’un exercice définissant de plusieurs façons ma vie et la vie humaine elle-même.
Comme mon modèle, j’ai pratiqué un enseignement qui n’a donc jamais prétendu « transférer » un savoir à d’autres; mes « textes » étaient ceux d’auteurs ayant fait leur mieux pour éclairer le monde, et la lecture de ces textes, les uns après les autres, démontrait sans cesse que prétendre au savoir n’est pas la chose la plus appropriée pour nous, ni comme lecteurs, ni comme professeurs. Pour bon nombre de mes collègues, il était malheureux que je prive mes élèves d’apprentissages.
En ceci, le philosophe rejoint néanmoins la tradition scientifique reconnue depuis maintenant plusieurs centaines d’années, la science bâtie sur une méthode hypothétique qui cherche par sa nature même à se dépasser, à rechercher une nouvelle façon de voir et de comprendre les choses, sans prétendre – pour les scientifiques conscients, c’est explicite – atteindre une vérité. De mon côté, le philosophe errant que je suis « met en valeur » le constat principal de ma thèse de doctorat en philosophie des sciences, celui d’un Ptolémée montrant deux façons alternatives, mais équivalentes, dans leur prise en compte des phénomènes, de démontrer comment le soleil tourne autour de la terre….
Dans ma « carrière » parallèle à l’enseignement, je crois avoir également senti, et cela, depuis (trop) longtemps, que nous ne pouvons prétendre bien comprendre les enjeux du développement, encore moins convaincre nos décideurs de poser les meilleurs gestes en ce sens. J’ai senti que, comme citoyens d’une société démocratique – suivant Socrate –, nous avons néanmoins le devoir d’essayer de faire de notre mieux et au moins d’interpeller ces mêmes décideurs. Ceci non pas parce que nous avons la vérité, mais parce que nous savons ce qu’eux ne savent pas, soit qu’ils ne l’ont pas.
…à suivre
J’ai donc passé quelques décennies à « irriter » les décideurs privés et publics qui prenaient leurs décisions, mais qui ne cherchaient pas tout le temps, peut-être pas souvent, à ce qu’elles soient les meilleures possibles. Quarante ans après avoir commencé la bataille avec ce monde, je dois constater que nous sommes aujourd’hui dans une situation bien pire que celle qui prévalait dans le temps, alors que nous pensions déjà qu’il y avait problème. Après avoir irrité mon plus récent patron, je dois donc chercher aujourd’hui de nouvelles cibles.
J’ai récemment eu la tâche de répondre à un universitaire prétendant présenter un portrait de la situation actuelle en matière de développement [durable]. Les écologistes, disait-il dans son portrait, n’ont jamais fait autre chose que critiquer, sans proposer des pistes d’action ou des solutions. J’ai décidé de prendre un exemple dans le domaine de l’énergie pour répliquer : en 1976, Amory Lovins, un jeune physicien, a écrit un texte pour la revue Foreign Affairs, peut-être la plus prestigieuse dans le secteur des affaires étrangères aux États-Unis. L’article, étoffé par un plan de développement en matière d’énergie, présentait les pistes à suivre pour éviter que le pays ne devienne dépendant de sources externes pour son énergie, ne devienne dépendant de l’énergie, tout court. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que les propositions de Lovins ressemblent dans le détail à ce qu’ont proposé les deux candidats à la présidence des États-Unis durant la campagne électoral de 2008, 32 ans plus tard. Propositions toujours en plan.
Contrairement à mon modèle, ma réplique n’a pas été faite devant quelques observateurs amusés par mon travail de mouche à cheval, et le professeur Bernard Sinclair-Desgagné s’en est peut-être sorti sans même avoir lu mon petit document. Finalement, cela fait quarante ans que mes interventions – mes propositions de pistes de solution – tombent dans des oreilles de sourds, celles de décideurs qui, sans cesse et trop souvent de façon délibérée, nous ont menés dans une situation de crise planétaire. Lovins ne semble guère avoir mieux réussi.
En étant nommé Commissaire au développement durable, je me sentais le plus près du « pouvoir » dans ma carrière. Je devais déposer chaque année un rapport à l’Assemblée nationale dans lequel je faisais part de mes constats en matière de développement. Les sujets de mon premier rapport ne les ont pas vraiment saisis, à part le calcul de notre « empreinte écologique », qu’ils ont aujourd’hui peut-être oubliée. Je crains que les sujets du deuxième rapport connaissent un sort similaire : alors que les entités responsables en connaissent déjà les conclusions, il est possible que le gouvernement aille dans le sens contraire au sens souligné dans les rapports de vérification déposés.
Que je reste encore dix ans ce faisant (et je note que le commissaire fédéral a « célébré » récemment son dixième anniversaire, avec un constat d’échec à plusieurs égards), je dois présumer que de telles interventions ne cherchent qu’à influencer le virage qui est nécessaire en matière de développement. Finalement, j’ai pu continuer à me consacrer pendant mes deux années comme commissaire à la vie de réflexion en continu, cherchant à éviter la « vie non examinée » qui, pour Socrate, était celle de trop de ses contemporains, une « vie qui ne mérite pas d’être vécue ».
J’ai pu pousser la réflexion avec une équipe déterminée à faire sa part, et qui va continuer à le faire après mon départ. Ce que je souhaite à mon équipe, c’est quelque chose qui est peut-être encore à ses premiers balbutiements, pour plusieurs d’entre eux. Je souhaite à tous les membres de mon équipe de réaliser qu’ils doivent continuer à prendre conscience des menaces qui pèsent sur notre civilisation et à rechercher des solutions, mais en même temps, qu’ils doivent continuer à se dévouer à la réalisation de leur potentiel comme êtres humains, cela dans la réflexion continue encouragée par Socrate.
Réduire notre empreinte
Mon équipe a réalisé en 2007 le calcul de l’empreinte écologique du Québec. Elle a bien vu que ce calcul nous mettait devant le constat difficile, à savoir qu’il nous faudrait trois planètes, voire cinq, si tous les autres êtres humains se permettaient – pouvaient se permettre – de vivre comme nous. Mon homologue commissaire australien et moi faisions le même constat au printemps. Le temps de payer pour tout le luxe que notre société s’est permis depuis six ou sept décennies semble venu.
Si nous mettions en œuvre les gestes nécessaires pour réduire notre empreinte des deux tiers (disons), rien ne fonctionnerait. Comme individus, nous devons poser constamment quelques-uns de ces gestes, mais ce doit être nos décideurs, notre société comme ensemble, qui doivent prendre la responsabilité de poser les gestes pouvant influer sur l’ensemble. Le « petit geste à la fois » n’est pas capable de répondre aux défis devant nous.
Il n’est pas utile de nourrir un sentiment de culpabilité, même si nous sommes grossièrement responsables de la situation actuelle, les gens de mon âge davantage que d’autres. Pour ma part, et avec ma conjointe, j’ai posé un geste il y a quarante ans qui restera sûrement ma plus importante réponse à ma culpabilité et à mes contraintes : après la naissance de notre deuxième enfant, nous avons décidé de mettre fin explicitement et volontairement à la croissance de la famille. Au moins comme cela nous avons évité de fournir d’autres Nord-Américains à la frénésie de la consommation qui leur est propre. Nous sommes quatre et nous produisons déjà suffisamment d’empreinte pour mon goût – et il n’y a pas de petits-enfants, curieuse étape imprévue qui est peut-être un signe avant-coureur….
Une lecture récente du « bestseller » américain Mange, Prie, Aime me fournit, peut nous fournir, quelques balises, un peu dans la tradition de Socrate. Après un an en visite de désarroi dans trois pays différents, Elizabeth Gilbert débute sa narration en soulignant qu’il s’agit d’une initiation pour le lecteur à la méditation, cela en partageant ses propres expériences maintenant conclues. Elle considère son Introduction comme le 109e grain du chapelet composé des 108 autres grains du japa mala qu’est le livre. En « égrenant ce chapelet », nous avons l’occasion de réfléchir, suivant sa « discipline méthodique », sur nos propres réactions face à la narration. Celle-ci est un curieux mélange de stress, d’humour, de méditation et d’affaires courantes (alimentation épicurienne, sexe, relations amicales, frustrations, etc.), couronné par le partage de son amour pour Felipe qui, nous savons, fait toujours partie de sa vie à elle. Elle n’a pas fini dans l’ashram.
À la fin du livre, nos propres idées de la méditation et de la recherche de la vérité ne sont plus ce qu’elles pourraient sembler être lorsqu’elle en parle dans le 109e grain, au début. Grâce à Gilbert, nous avons éprouvé certaines expériences qui, au minimum, ont augmenté notre capacité de questionner notre vie quotidienne tout en continuant à la savourer. C’est un peu comme ça qu’il faut vivre avec la conscience de notre empreinte écologique, voire avec les défis de notre vie humaine.
Pendant mon séjour chez le Vérificateur général, ce qui m’a inspiré davantage que le travail de vérification que faisaient mes équipes, lui-même stimulant tout en étant troublant dans ses constats (et peut-être dans ses résultats), est le travail que j’ai entrepris pour mieux cerner les enjeux du développement et pour fournir un cadre pour sa vérification, plus globalement. Depuis des mois maintenant, toutes les sociétés « développées » sont confrontées à des crises financières et économiques à une échelle pas vue depuis des décennies. Tous les décideurs cherchent à savoir comment « relancer » l’économie, cela en stimulant la consommation dont elle est fonction.
Nous sommes peut-être devant un des scénarios que j’avais proposés comme sujet potentiel des travaux de ma troisième année, l’arrivée de crises conjuguées tout à fait prévisibles à court – ou, au mieux, à moyen – terme. Et peut-être que l’effort de gestion de crise va apparaître, est devenu, incontournable. Face à l’analyse de cette crise, de ces crises – les enjeux sont dans les billions de dollars, et la dégradation planétaire massive y est pour quelque chose – , les normes comptables ne permettent pas d’inscrire des « passifs environnementaux » au-delà de quelques centaines de millions de dollars. Une approche minimale à l’évaluation des changements climatiques, de la perte de biodiversité, de la pollution généralisée des cours d’eau et tout le reste – sans même commencer à prendre en compte des enjeux sociaux – se chiffrerait d’emblée dans les dizaines de milliards de dollars de coûts non comptabilisés.
Les parlementaires avaient probablement autre chose en tête que l’identification de quelques passifs comptabilisables selon les règles lorsqu’ils ont décidé d’autoriser une vérification du développement non viable de la société québécoise, pour l’aider dans l’effort d’effectuer un virage dans ce développement. Pour le moment, en se restreignant à ses outils traditionnels, je me demande si le Vérificateur général est adéquatement équipé pour y répondre.
Dans la couverture des crises, le PIB fait aujourd’hui les manchettes comme rarement, en temps normal. Dans mes travaux de deuxième année, mon orientation de base portait sur l’élaboration de cet Indice de progrès véritable annoncé en décembre 2007 et qui permettrait une meilleure vision globale de cette course à la consommation comme gage du développement. L’indice, s’il était calculé, montrerait fort probablement que notre bien-être est plafonné depuis trente ans, qu’il y a d’importants freins au véritable développement associés aux problèmes sociaux et environnementaux reconnus par presque tous; en outre, il aiderait à mieux cibler les points d’insertion pour des actions de redressement.
Ce redressement ne se fera pas en cherchant à augmenter notre population, facteur clé dans le PIB via la consommation des individus qui s’y inscrit. À cet égard, le Québec n’est pas différent d’une multitude de nations, de pays, d’ethnies à travers le monde qui se sentent menacés par le fait qu’ils doivent composer avec d’autres plutôt que d’avoir le pouvoir d’une majorité. Ce ne sera pas non plus en poussant pour le maintien du système trop matérialiste que l’empreinte identifie comme mal orienté.
Le fruit du travail sur cet indice permettant l’identification des points d’insertion pour des activités de redressement ne se trouvera pas dans le rapport; il attendra que je puisse le terminer comme mouche à cheval libre de contraintes. Par contre, un tel travail de la société civile ne constitue pas un travail de redressement, pas plus que celui du Vérificateur général; il ne fait qu’indiquer le chemin, pour les décideurs publics et privés, pour la société toute entière.
Les défis ne manquent pas
Finalement, le patron a pris deux ans pour terminer le processus d’entrevue qui aurait servi à me mettre en place comme Commissaire au développement durable, sous son autorité. Lors de l’étape des entrevues, j’ai été choisi parmi plus d’une centaine de candidats, « pour ma crédibilité », me disait-on. Obligé de nommer un Vérificateur général adjoint pour le développement par la décision de l’Assemblée nationale, le Vérificateur général, à la fin du processus de recrutement formel, n’était pas assez prêt pour établir des attentes, un plan de travail, une complicité. Il a décidé de prendre le temps nécessaire pour se donner une idée plus claire de ce qu’il voudrait comme Commissaire au développement. Ce qu’il savait d’avance était qu’il fallait maintenir un recours aux normes de comptabilité et aux règles bien établies de la vérification pour aller de l’avant. Quatre ans en poste lui avaient montré la voie.
De mon côté, je me suis mis à assimiler les orientations, les obligations et les attentes de la Loi sur le vérificateur général (LVG) et la Loi sur le développement durable (LDD) et à cibler le développement comme l’objet explicite et évident de la législation. La modification de la LVG en même temps que l’adoption de la LDD a en effet ajouté « la vérification de la mise en œuvre du développement [durable] » au mandat du vérificateur. Ce que je savais était que, tout en maintenant et en respectant les normes et les règles, il en fallait plus. Il fallait une série de nouvelles règles permettant d’aborder les activités du gouvernement en fonction de leur contribution au développement. Quarante ans d’expérience avaient montré la voie, aussi perfectible soit-elle.
Les deux se sont entendus sur le fait que ce développement était l’objet de leurs préoccupations. Voilà l’aspect positif du travail des deux, mais voilà aussi le contexte dans lequel s’est conclu un échec entre eux, l’un cherchant à assurer le maintien de la crédibilité de l’organisation, l’autre cherchant à bâtir un cadre pour la vérification du développement qui serait crédible, mais sans pouvoir s’inscrire dans les normes ou les méthodes « généralement reconnues ». Finalement, j’ai été choisi comme le candidat à tester, en raison de ma crédibilité; je termine mon séjour ayant été jugé une menace pour la crédibilité de l’organisation.
Le Canada, le Québec rentrent dans la crise maintenant, sans noter que c’est une crise de développement, voyant encore moins qu’il faut intégrer, dans les réponses à ce qui est pris comme une crise strictement économique, une prise en compte des contraintes environnementales et des enjeux sociaux. Le gouvernement navigue à vue, l’Assemblée nationale ne siège pas, on n’écoute pas la société civile, les acteurs économiques crient au secours. Celui que les parlementaires voulaient comme la source de rappels à l’ordre se trouve pour le moment sans un Commissaire qui pourrait intervenir, et sans un cadre pour le faire. À l’instar des interventions du Vérificateur général sur la dette, un tel cadre pourrait aider à orienter les interventions sur les énormes enjeux de développement, actuellement à risque. Seule la société civile maintient l’insistance sur une perspective plus globale, mais avec toutes les faiblesses qu’on lui reconnaît. J’y retourne.
Je me sens un peu comme Christina dans le film de Woody Allen, Vicky, Christina, Barcelona. J’étais prêt pour le défi, me disant que c’était quasiment créé pour moi, mais toute une aventure quand même. J’ai embarqué, convaincu que je pouvais faire quelque chose. Je me trouvais néanmoins sur une drôle de scène : entouré de comptables dont ma mère avait un jugement très sévère il y a des décennies – je n’y comprenais rien -, mais en qui je voyais, dans leur rigueur, une opportunité pour faire avancer la cause; et alors que j’avais passé ma carrière à me méfier de ceux qui en faisaient profession, j’étais sous l’autorité du seul économiste dans le bureau. J’ai choisi mon approche et j’ai embauché deux autres économistes : je connaissais et je suivais depuis vingt ans des pistes chez les économistes qui visaient à corriger ce qui était derrière la méfiance. J’ai lancé les travaux visant à concrétiser les défis inhérents dans la LDD et à encadrer les efforts de les vérifier.
À la fin, c’était l’économiste en chef, lui aussi très conscient des lacunes de la « science » économique, qui n’en pouvait plus. Christina s’est retrouvée assez rapidement en compagnie de l’ex de Juan Antonio, l’homme à qui elle s’était offerte; moi je me suis trouvé, après deux ans en compagnie du patron qui s’était consacré à son âme comptable, à avoir réveillé l’économiste, qui était de retour.
La narration de Woody Allen, toute moqueuse qu’elle soit en décrivant les péripéties de ses personnages, ne permet pas au spectateur de négliger la réflexion à travers les aventures plutôt ludiques. Le récit d’Elizabeth Gilbert, lui aussi moqueur, ne permet pas au lecteur d’éviter une méditation à travers des aventures mêmes rocambolesques. Suivant le modèle de Socrate, la mouche risque fort de retrouver de nouveau son cheval, mais riche de deux ans d’expériences marquantes. Elle en profitera sûrement dans ce retour à la société civile….
Le 2 décembre 2008
[1]. « Malgré les efforts déployés durant près de 30 ans à l’égard des politiques d’environnement et de gestion des déchets mises en place par les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), le volume de déchets pour l’ensemble de l’OCDE continue d’évoluer au même rythme que la croissance économique. En effet, l’augmentation de 40% enregistrée depuis 1980 dans le produit intérieur brut de l’OCDE s’est accompagnée, durant la même période, d’une hausse de 40% des déchets municipaux. Les dépenses à la consommation présentent également les mêmes tendances. »
Selon les projections de l’OCDE, le PIB des pays membres de l’OCDE devrait augmenter de 70 à 100% d’ici l’an 2020. On répugne à imaginer un monde où la production de déchets municipaux sera également de 70 à 100% supérieure aux niveaux déjà abondants qu’on connaît actuellement.
Durant les années 1990, la majorité des ministères de l’Environnement des pays de l’OCDE ont commencé à adopter comme objectifs clés la « réduction à la source » et la « prévention de la pollution ». En d’autres termes, cela signifiait mettre au rebut le minimum de résidus, en mettant prioritairement l’accent sur les efforts de prévention, généralement suivis du recyclage.
Il est devenu clair qu’en pratique, la prévention nous pose un paradoxe persistant. Au total, 65% des déchets municipaux des pays de l’OCDE continuent de prendre le chemin d’une mise au rebut définitive, et la majorité des investissements publics et privés consacrés au secteur des déchets sont alloués au recyclage, et non à la prévention. Selon certaines estimations, la prévention représente à peine 10 à 20% de tous les efforts de réduction des déchets.
Ce dilemme déborde largement le problème de la production de déchets municipaux en aval de la consommation. Une hausse marquée de la demande de biens de consommation peut se traduire par un accroissement des déchets associés aux activités d’amont telles que l’extraction, la fabrication et la distribution. En fait, il y a production de déchets tout au long du déroulement des activités économiques, dans les cycles des matériaux.
Lentement, les déchets générés au début du cycle des matériaux suscitent un intérêt croissant. Selon des études récemment effectuées par l’Institut des ressources mondiales pour quatre pays de l’OCDE (Allemagne, Japon, États-Unis et Pays-Bas), les flux cachés de matières émanant de l’activité minière, des opérations de terrassement et d’autres sources représentent jusqu’à 75% du total des matériaux employés par ces économies industrielles. »
Fabio Vancini, Écocycle 7, Direction de l’environnement, OCDE
Sur la page titre, le récent document de Calderón et Stern sur les enjeux économiques associés aux changements climatiques s’affiche : «Nous vivons à un moment de grand potentiel – We live in a moment of great opportunity». Nous avons déjà vu ce discours ici, lors de la parution du document de consultation de la Commssion sur les enjeux énergétiques du Québec. Celui-ci proposait que la menace apparente des changements climatiques constituait plutôt une occasion d’affaires. Après des mois de consultation et d’analyse, les commissaires ont fait amende honorable dans leur rapport final. Leur conclusion : le Québec ne pourra même pas atteindre un objectif de réduction de ses émissions qui correspond à ce qui est jugé minimalement nécessaire par le GIEC, alors qu’en même temps nos dirigeants fonçaient les yeux fermés dans le sens opposé, avec leur Manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole.
Comment comprendre le message de Calderón et Stern?
Le problème avec un document comme celui de Calderón et Stern est qu’il ne constitue pas une analyse de la situation actuelle et à venir, mais l’imposition d’une orientation et la présentation de toute une série de mesures qui – si elles étaient réalistes – pourraient concrétiser l’orientation dans la réalité. C’est un peu comme un jeu de bluff au poker, sauf que les
mains sont ouvertes. Le lecteur qui l’analyse est obligé d’y aller avec la démonstration de sa faiblesse, alors que le journaliste ne fait que constater la gageure. C’est ce que fait Éric Desrosiers à deux reprises dans Le Devoir, d’abord dans un reportage intitulé «Protéger la terre à un coût dérisoire», ensuite dans une chronique intitulée «Rompre avec l’inertie».
Desrosiers revient sur le jeu de poker en soulignant, dans un autre contexte, la faiblesse de l’ensemble des efforts de gérer les risques de l’avenir avec une planification sérieuse :
Aussi boiteux que puisse souvent être l’exercice, le fait d’attribuer un coût monétaire à un problème est parfois le meilleur moyen de mettre en lumière son importance (gravité) relative et de se faire entendre dans un monde où l’économie est la valeur cardinale.
Une commission indépendante a dévoilé cette semaine un volumineux rapport dans lequel des experts estiment le coût économique de la lutte contre les changements climatiques d’ici 2030 à moins de 1 % à 4 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit l’équivalant d’un petit retard de croissance de 6 à 12 mois sur un horizon d’une quinzaine d’années.
On pourrait discuter longuement de la fiabilité de telles estimations sur des phénomènes aussi complexes, ainsi que du caractère réducteur de ramener à un coût économique un problème touchant tellement d’autres facettes de notre vie sur terre. Ces chiffres ont tout de même le mérite de retourner contre leurs auteurs les arguments de ceux qui — sur la base de données factuelles tout aussi fragiles sinon plus encore — disent que la bataille contre les changements climatiques ramènerait nos économies à l’âge de pierre.
Ce message est repris en éditorial par Guy Taillefer le lendemain du sommet de New York où il note quand même qu’il n’y a pas de plan B, que le bluff est dangereux. Jeudi le 25 septembre Gérard Bérubé ajoute sa voix à ce qui semble être une unanimité au sein des journalistes du Devoir, à l’effet que les leaders économiques ont fourni les réponses aux catastrophistes et que le tout semble raisonnablement en main.
Mes efforts comme catastrophiste de vulgariser les travaux du Club de Rome et d’une multitude d’autres analyses concernant les effondrements possibles dans un proche avenir constituent une mise blank, un appel au bluff où je présente mon jeu, aussi défaillant soit-il. Pour poursuivre l’image, (suite…)
by Lire la suiteDans mon texte sur l’échec du mouvement social, je mets un accent sur l’adhésion des leaders de ce mouvement au discours sur l’économie verte. Suivant les économistes hétérodoxes, dont les orientations rejoignent les leurs, ces leaders cherchent aujourd’hui à intégrer dans leurs interventions une prise en compte des défis écologiques. Arrivant à ceci plutôt récemment, ils semblent voir dans le discours sur le développement durable, transformé après un quart de siècle dans un discours sur l’économie verte, la bonne voie. Ils reprennent ainsi les objectifs du mouvement environnemental sans réaliser que celui-ci les proposent depuis des décennies.
Bruno Massé a fait un article sur cette problématique dans le Huffington Post en décembre, citant mon entrevue avec Éric Desrosiers dans Le Devoir, et des interventions de David Suzuki que j’ai déjà citées dans le texte sur l’échec du mouvement social, comme point de départ. Il poursuit en insistant sur la dérive que constitue le développement durable – et maintenant l’économie verte. Selon son analyse, c’était un contrat faustien où le mouvement environnemental a vu la chance d’influer plus directement sur les causes des crises, les intervenants des milieux économiques, mais en cédant leurs principes. Massé trouve que c’est ce contrat qui est à l’origine de l’échec aujourd’hui constaté par plusieurs et il a probablement raison que c’était, finalement, une mauvaise piste. Aujourd’hui, «la dissonance cognitive a atteint son paroxysme et le mouvement n’a plus le choix, il doit s’éteindre ou devenir autre chose», conclut-il. Et il promettait de revenir avec ses propres pistes.
Il tient sa promesse dans un deuxième article paru le 2 février dans le même Huffington Post. Il y propose «quatre pistes de réflexion pour un mouvement environnemental efficace, solidaire et mobilisant». Le première est l’adoption d’une «realpolitik écologiste», qu’il associe à une «stratégie qui s’appuie sur le possible, négligeant les programmes abstraits et les jugements de valeur, et dont le seul objectif est l’efficacité». C’est étonnant de voir cette première proposition, qui suggère que les décennies d’action du mouvement environnemental marquaient des efforts dans l’abstrait, et non dans la recherche du possible. Pourtant, cela est précisément son analyse du contrat faustien où le mouvement environnemental a cherché à paraître «réaliste» dans l’espoir de pouvoir négocier avec les milieux économiques et politiques. Il distingue son realpolitik d’une «conception de ce qui est viable politiquement et intéressant pour les médias de masse, plutôt que ce qui est nécessaire au sens réel»; il attribue cette conception au mouvement environnemental et l’appelle une approche abstraite. À la place, il faut des propositions qui sont «proportionnelles aux problèmes». Il m’est impossible de voir comment il pense que cela représente le «possible».
Sa deuxième piste est la création d’une alliance avec les luttes sociales. Ici je le rejoins, au point où j’y vois quelques chances pour s’adapter aux effondrements qui viennent (mais à noter les commentaires sur mon blogue qui soulignent l’énorme défi que cela représente). «Une fois les causes environnementales et sociales unies, il devient possible de passer d’une position défensive (la résistance) à une position offensive (la transgression)», dit-il. Il est probablement vrai que le mouvement environnemental a trop mis un accent sur les enjeux écologiques en laissant à d’autres les causes sociales, mais de la même façon, le mouvement social a laissé aux environnementalistes le soin de mener les batailles pour la sauvegarde des écosystèmes. Ce dernier mouvement montre une naïveté face aux défis en cause, maintenant qu’il en est beaucoup plus conscient, beaucoup trop tard. Massé semble rejoindre cette naïveté en suggérant que la combinaison d’offensives sociales et écologiques – ni l’un ni l’autre des mouvements n’a été restreint à des approches défensives, comme Massé suggère – est dans le domaine du realpolitik.
La troisième piste de Massé est la construction d’un contre-pouvoir effectif, c’est-à-dire «tangible, matériel, immédiat dans le temps et l’espace». La faiblesse de cette piste se manifeste dès l’énoncé, alors que Massé suggère que des décennies de sensibilisation ont réussi et qu’il ne reste que des «résistances au changement» à combattre, dont le déni et la récupération du message. Encore une fois, Massé quitte son analyse du premier article et rentre dans un discours d’une extrême simplification. Il a probablement raison que les personnes au sommet de la hiérarchie ne peuvent pas être rejointes – je le constate depuis trop longtemps déjà – , mais il ne semble pas voir que le public est justement à des décennies de comprendre les efforts de sensibilisation du mouvement environnemental – et les décideurs le savent. Il reste lui-même dans l’abstrait en insistant que «le pouvoir effectif est incontournable» et en suggérant qu’un réseau de «solidarité démocratique, tangible, réelle, qui peut se manifester physiquement dans l’espace» est un moyen de mieux poursuivre le changement de paradigme nécessaire. Reste que le Jour de la Terre 2012 semblait offrir un potentiel en ce sens que tout le monde a manqué. J’ai commenté le manque de leadership qui était en cause.
Finalement, la quatrième piste de Massé représente sa reconnaissance de «la lutte pérenne contre le désespoir» ressenti par nous qui constatons les échecs. «Être écologiste, c’est prendre conscience de l’aliénation de l’espèce humaine avec son habitat». Pour éviter les pièges d’un tel positionnement, Massé souligne la nécessité de créer des «milieux sains, démocratiques et non discriminatoires». Il faut que les militant-e-s se permettent une vie humaine à travers leurs engagements, décourageants dans leur manque de succès. Comme il dit, «il tient de fixer des buts signifiants qui peuvent être remplis de façon satisfaisante». Encore une fois, je rejoins Massé dans cette façon de voir, ayant fait trois biographies différentes pour mon blogue, dont une qui représente mon insistance de rester en contact avec cette nature merveilleuse qui motive mes engagements.
Le problème, et Massé vient proche de le dire, est que voilà, cela représente non pas une piste pour passer outre les échecs, mais bien plutôt le constat des échecs dans un certain calme, en recherchant même un certain plaisir. J’ai essayé de me situer plus profondément dans ce désir humaniste de rester avec un certain contrôle, tout en reconnaissant le déclin en cours, avec mon petit texte «Mouches», écrit au moment où je quittais mon bureau de Commissaire au développement durable. Plus je pense à ce que je constate au fil des écrits dans ce blogue, plus je reviens à mon constat de base, que c’est Socrate qui est mon mentor, celui qui s’est décrit dans sa «profession» comme une mouche à cheval. Le cheval a finalement eu raison de lui, mais seulement après une longue vie pleine de l’expérience humaine. Je m’espère la même chose, même si, seulement dans les dernières semaines, au moins trois ou quatre de mes efforts de piquer le cheval sont restés confrontés à un silence assourdissant.
On sens que Massé est lui-même inconfortable avec le constat d’échec, mais son effort de maintenir un «optimisme opérationnel» comporte autant de dérapages que le mien dans la préparation d’un livre où chaque chapitre présentera un monde possible, mais incohérent avec les possibilités du realpolitik – en dehors de crises.
by Lire la suiteDans les notes que j’ai écrites en quittant le bureau du Commissaire au développement durable, fin 2008 (CDD – mouches), je souligne que j’ai eu, avec d’autres dans la même situation, l’énorme chance de vivre probablement la meilleure vie de l’histoire de l’humanité. Cela signale la chance d’avoir grandi aux États-Unis, le pays le plus riche de l’histoire, la chance d’avoir pu éviter le service militaire au Viet Nam marquant un point tournant dans l’histoire de ce pays, et d’avoir passé une bonne partie de ma vie adulte dans un autre pays parmi les plus riches de l’histoire, le Canada.
À cela doit s’ajouter une autre chance, celle d’avoir pu mener une vie double, voire triple, pendant des décennies (Life Report). Même en ayant une charge de 70 heures par semaines comme prof à St. John’s College, alors que nos deux enfants étaient très jeunes et mon épouse menait sa propre vie professionnelle, j’ai réussi à inventer le temps pour m’activer au sein de mouvement environnemental naissant, dans les années 1960. Inspiré par les ouvrages de Rachel Carson (Silent Spring, 1962) et de Paul Ehrlich (The Population Bomb, 1968), nous intervenions dans une multiplicité de dossiers qui allaient justement s’identifier ainsi en restant préoccupants pendant les décennies qui allaient suivre : démographie, énergie, urbanisation, conservation, développement tout court. En 1970, j’ai même pu tenir un kiosque lors de la célébration (…) de la première Journée de la terre. J’y présentais les enjeux associés aux choix entre des bouteilles à usage multiple et à usage unique ainsi que les nouvelles cannettes en aluminium. Vingt ans plus tard, j’étais le haut fonctionnaire au Québec responsable de l’effort de gérer les impacts du recours phénoménal aux deux derniers choix, les moins verts de l’ensemble. Vingt ans plus tard encore, nous sommes devant une situation semblable, mais avec des quantités astronomiques reflétant la croissance de tout pendant les 40 ans depuis cette première Journée de la terre.
J’ai quitté le Nouveau Mexique pour m’établir au Québec en 1973, alors que je venais d’acquérir ma copie de Limits to Growth du Club de Rome. Cet ouvrage, publié en 1972, me guide depuis quarante ans, tellement il a pu établir par le génie de l’informatique ce que nous appelons aujourd’hui l’analyse des systèmes. S’y trouve le reflet de centaines d’équations qui mettent en relation, par boucles de rétroaction, autant de facteurs qui influencent l’évolution de notre civilisation. Mise à jour en 1992 et 2004, le travail s’est avéré non seulement un exercice de projection (jusqu’en 2100) mais un exercice également de prédiction. Des analyses poussées tout récentes démontrent que les données réelles couvrant les facteurs en cause tracent des courbes qui coïncident avec celles du pire scénario de l’ouvrage d’origine. Comme souligne Dennis Meadows, directeur de l’équipe (Smithsonian 2012), tout indique que nous nous dirigeons vers un mur dans les deux prochaines décennies, et le compte à rebours a déjà commencé.
Je suis ce calendrier depuis donc longtemps, tout en essayant de contribuer à une amélioration constante des efforts de la société à détourner les trajectoires en question. La plupart des gens qui me connaissent de l’extérieur présument que l’activité du militant est ma « profession » depuis tout ce temps. J’étais plutôt capable de m’y impliquer en ayant comme « base » ma profession de professeur (bio du prof). J’ai eu la chance, encore dans cet autre contexte, de pouvoir me consacrer à temps plein et avec grand plaisir à mes responsabilités professionnelles : enseignement, administration, participation aux activités communautaires. Ce plaisir, et ce temps plein, n’enlevaient pas pour autant un autre temps plein que j’ai pu consacrer à mon bénévolat dans le mouvement environnemental, avec la collaboration même de mes collègues et directeurs au collège.
En arrivant au Québec en 1973, j’ai découvert que le mouvement environnemental n’y était qu’à peine arrivé, SVP et STOP manifestant à Montréal ses premiers balbutiements. J’ai combiné mon plaisir (bio du naturaliste) à faire de l’ornithologie (superbe entrée dans la connaissance des écosystèmes) avec la volonté de m’impliquer, et je me suis joint au Club des ornithologues du Québec pour cela, obtenant le mandat (presque carte blanche, tellement mes collègues étaient au début de leur compréhension des enjeux) de représenter l’organisme dans les « dossiers ».
La proposition du gouvernement de remblayer le fleuve en face de Québec, proposition qui planifiait presque sans y penser la destruction d’un des meilleurs écosystèmes de la province favorisant les oiseaux (sans parler des poissons et d’autres bibittes), marquait un point tournant. Les enjeux étaient rendus davantage évidents avec des projets un parallèle : après avoir empiété gravement sur la rive nord du littoral du Lac Saint-Pierre quelques années avant, le gouvernement du Québec proposait d’endiguer sa rive sud, mettant en sérieux danger par le cumul des atteintes probablement le plus intéressant écosystème de la province; en dépit de son propre classement le mettant numéro 1 au Canada, le gouvernement du Canada proposait d’endiguer le marais salant de Kamouraska, pour permettre d’y implanter une agriculture marginale.
L’Union québécoise pour la conservation de la nature (UQCN) est née des décombres. L’autoroute prévue pour les Battures de Beauport s’est faite donner une courbe pour en protéger une partie; les digues dans le marais de Kamouraska ont été rapprochées de la terre ferme, épargnant le tiers du marais; le projet au Lac Saint-Pierre a été presque totalement abandonné. Les groupes fondateurs de l’UQCN avaient appris que tout se jouait en amont, des années avant les premiers signes des travaux. Cet apprentissage a marqué les prochaines décennies du mouvement environnemental, dont l’UQCN que je présidais pendant la très grande partie de la période.
Ma présidence a été interrompue en 1990 et 1991 quand j’étais nommé Sous-ministre adjoint au Développement durable et à la Conservation au ministère de l’Environnement du Québec. J’y ai occupé ce poste pendant deux années, agissant entre autres comme Secrétaire de la deuxième Table ronde québécoise sur l’environnement et l’économie, après avoir servi comme membre de la première Table. Les tables rondes, au Québec et partout au Canada, découlaient d’interventions à la suite des travaux de la Commission Brundtland entre 1985 et 1987. La nécessité d’intégrer les différents enjeux sociétaux associés au « développement » rejoignait ma réalisation dès mes études collégiales de cette nécessité dans ma vie professionnelle comme prof où j’enseignais autour de tables rondes en touchant de nombreux domaines (bio du prof).
Quand il était clair que le Ministre et ses collègues ne voyaient dans cette initiative qu’une menace pour leurs intérêts politiques, j’ai démissioné; précisément, j’ai refusé de faire perdre le temps à environ 60 représentants de la société civile qui intervenaient en soutien à leurs représentants à la Table ronde, quitte à faire perdre le mien pour un certain temps… Après un intérim fourni par différents collègues pendant la période 1990-1994, j’ai repris les rênes de l’UQCN et j’y suis resté pendant une autre décennie. Mon travail de généraliste exigeait la collaboration extrêmement importante, et impressionnante, d’une multitude d’autres bénévoles, experts dans les différents domaines d’intervention de l’organisme, le tout soutenu par d’autres bénévoles n’ayant pas une expertise particulière mais une volonté d’agir.
À l’adoption de la Loi sur le développement durable (LDD), qui créait le poste de Commissaire au développement durable, je voyais là un défi que je ne pouvais pas ne pas essayer de relever. Je me disais apte à me trouver parmi les cinq premiers candidats, et nous nous préparions à l’UQCN (devenue Nature Québec) pour le départ possible d’un dirigeant bénévole qui y oeuvrait à temps plein. Voilà, j’ai obtenu le poste, ayant souligné mon désir de faire intervenir dans le discours sociétal et politique certaines mises en cause du modèle économique actuel. Mon patron a vu la situation autrement une fois mis devant le désir concrétisé (L’indice de progrès véritable et Résumé en versions très préliminaires); aller à l’encontre des modèles en place l’exposait à des critiques incompatibles avec sa vision du poste de Vérificateur général de l’État.
Pendant ces deux années comme Vérificateur général adjoint, je me trouvais à l’écart des interventions dans l’actualité où je m’étais trouvé depuis près de 40 ans. Tout en gérant mon équipe, je lisais, j’écrivais et – surtout – je réfléchissais à la situation. L’échéancier du Club de Rome était toujours là et je voyais de plus en plus clairement l’échec des mes années d’effort pour renverser les tendances. Même la LDD parlait de la nécessité d’un virage, mais rien dans les interventions du gouvernement n’en signalait un. J’ai réalisé avec fermeté et clarté ce que je ressentais depuis longtemps : la source de l’échec du mouvement environnental se trouvait dans le modèle économique qui exige une croissance illimitée de l’activité humaine dans un monde et sur une planète limités. J’ai récemment transformé les «observations» que j’ai préparées pour mon deuxième rapport (devenu le rapport du Vérificateur général de mars 2009) en un texte dont le résumé a été présenté lors d’un colloque de l’École nationale d’administration publique.
Voilà donc l’explication de ce blogue, mis en place par le militant dont la pensée est mue par le prof de longue date et la motivation par le naturaliste de longue date aussi. Le mouvement environnemental ne peut consacrer son échec sans disparaître et les économistes (presque toute la profession) qui soutiennent le modèle économique devenu une idéologie semblent incapables de renier leur formation. Les décideurs qui ont un recours presque aveugle à ces mêmes économistes, et qui mettent toujours les enjeux environnementaux et même sociétaux à la remorque de ceux économiques, perdraient leurs élections s’ils ne le faisaient pas, tellement la population ne voit pas les dangers. Et les media ne réussissent pas à y voir clair et à améliorer la vision des autres.
janvier 2013, petite mise à jour septembre 2013
Lire la suiteL’enseignement a fourni tout au long de ma vie un complément aux interventions dans la société civile (Life Report). Àlors que les efforts de promouvoir un développement qui soit soutenable ont engagé des qualités et des compétences qui ont évolué avec l’expérience, une carrière dans l’enseignement a permis d’approfondir les fondements de cette expérience. J’ai réussi dans cette carrière à poursuivre les orientations établies dès mon entrée au collège, à la fin des années 1950. Fondées sur la lecture du livre de Mortimer Adler, How To Read a Book, j’ai pu me consacrer à des exercices qui cherchaient toujours à mettre les auteurs et leurs livres à l’avant plan de mon travail. Il n’est plus nécessaire, depuis l’arrivée de l’impression, de présenter des livres dans les cours; ces livres peuvent être lus directement. Le travail du prof devient (voir L’actualité d’octobre 2012) un qui aide les étudiants à mieux approfondir ce qu’ils ont lu, cela en insistant sur le dialogue qui permet de valider sa lecture en le mettant en regard de celles d’autres.
Pour ce travail, ma propre lecture de l’œuvre de Platon, dès ma première année au collège, m’a mis en contact avec Socrate, resté mon mentor toute ma vie (voir «Un philosophe écologiste errant», dans Liberté (mai 1996) et ma réflexion en quittant le poste de Commissaire en 2008 «Mouches»). Socrate n’a jamais écrit, et s’abstenait, dans ses dialogues avec les élites d’Athènes, de prétendre faire des discours. Tout portait sur la confrontation d’idées, dans le but de faire sortir les erreurs et les faussetés dans le discours de tout le monde, et, indirectement et à travers le dialogue, de permettre un approfondissement de ses propres idées.
Voué à une carrière dans les sciences, les mêmes expériences au collège, dans le programme bâti sur celui de St.John’s College, ont transformé les orientations pour former un humaniste, un généraliste à la recherche d’une vérité incomplète et partielle, dans tous les domaines. L’écrit devient un complément à l’exercice du dialogue, quittant le modèle de Socrate et Platon, tout en essayant d’éviter celui d’Aristote. Le modèle devient Montaigne, inventeur du concept de l’essai dans l’écrit. À travers ses essais, retravaillés au fil des ans, sans le moindre souci d’une importance à accorder à l’édition, Montaigne a plutôt mis l’accent sur des sources de ces réflexions et sur l’importance de poursuivre l’écrit dans la conviction qu’il est imparfait.
De nos jours (disons le 20e siècle), Wittgenstein a poursuivi les grandes lignes de ces autres modèles, dans ses Investigations. Un sujet lui permettait, paragraphe par paragraphe, d’approndir sa réflexion, tout en l’amenant à changer de sujet et se lancer dans une nouvelle. Il pouvait revenir sur l’une ou l’autre, plus tard, sans se soucier outre mesure de s’assurer d’une cohérence avec ses réflexions antérieures. Cela marquait un contraste profond pour l’auteur des Tractatus Logico-Philosophicus, œuvre de sa jeunesse (et de la mienne), où tout le contraire le dominait, jusqu’à ce qu’il ait sa rencontre quelque part avec son Socrate (Wittgenstein).
Le professeur et ses étudiants représentaient, pour de nombreux collègues et observateurs, des exemples d’égarés parmi les intellectuels : des lectures très variées, et toujours en révision, des écrits tentatifs et visant la correction bien plutôt que la propogation de vérités, des dialogues qui n’aboutissaient pas à des conclusions pouvant être inscrites pour la postérité. La table ronde, ou plutôt ovale, a marqué toute la carrière, au début à St. Mary’s College (California) où j’ai pris mon B.A., ensuite à St. John’s College (New Mexico) et Champlain St. Lawrence (Québec). J’ai enseigné pendant 25 ans à ce dernier collège.
Même lors de mes études au doctorat à l’Université Laval, où le caractère magistral des cours allait à l’encontre de tous mes principes, j’ai pu une fois faire l’école buissonnière : pendant ma dernière année de doctorat, j’ai réussi à assister comme auditeur libre (et participant actif) à un cours en table ronde sur le roman français du XXe siècle, en même temps qu’un de mes cours en philosophie. Nous étions seulement 15, nous lisions plusieurs romans de chaque auteur, chaque semaine, et nous échangions sur nos lectures. C’était le meilleur cours de mes trois années de doctorat! Suivant le constat et le principe qui m’amènent à rejeter les cours magistraux, je n’ai pas assisté à un seul des cours en philosophie, mais j’ai pu en obtenir les notes et passer l’examen, à travers une certaine angoisse lors du rattrapage…
Dans l’effort de remédier aux défauts de mes études à Laval, j’ai décidé de poursuivre mes études à l’University of Chicago, avec un gourou de mes années au collège. Nous faisions le Comité pour l’analyse des idées et l’étude des méthodes, tout un défi. C’était révélateur, suffisant pour influencer ma carrière par la suite, même si j’ai décidé de terminer le doctorat formel à Laval, plutôt de consacrer sept années de plus à Chicago.
Je me suis marié à une Québécoise pendant ce même automne de ma dernière année de doctorat, événement presque emblématique de ma recherche d’une vie non régie exclusivement par la pensée. Et nos deux enfants sont nés pendant le passage à Chicago, ces deux nouveaux êtres étant ègalement une influence marquante pour ma vie personnelle.
janvier 2013
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