Réflexions sur une transition
Une nouvelle transition
Lors d’un passage en Australie récemment, j’ai rencontré mon homologue commissaire d’un des États du pays. Pendant un souper et au profit d’une bonne bouteille de vin et d’une longue conversation, nous avons constaté que nous tenions un discours à peu près pareil : nous avons vécu la meilleure vie de l’histoire de l’humanité; nous sommes nés et nous avons grandi dans deux des pays les plus riches de tous les temps, les États-Unis d’Amérique et l’Australie. Chacun de nous faisait son petit ajout : j’avais évité, de par mon âge et une série d’exemptions, la guerre du Viet Nam (la guerre américaine, comme elle est connue au Viet Nam même); lui avait évité, de par son âge, la guerre de Corée. Nous étions séparés par deux ans et « cela a fait toute une différence ».
De par nos responsabilités et nos expériences, nous partagions un autre constat : cette belle vie a été plus ou moins partagée par plusieurs centaines de millions de personnes dans les pays « développés » et cela pendant plusieurs décennies – environ la durée de nos vies respectives. Plus, elle a « coûté la vie » à plusieurs milliards de personnes pendant cette même période. En plus, elle a réussi à mettre en cause aujourd’hui la survie de la planète elle-même telle qu’elle existe actuellement.
Je ne me permettais pas de dire ceci ouvertement pendant mon passage chez le Vérificateur général. De façon plus générale, j’avais évité d’être aussi « catastrophiste » comme intervenant connu dans les milieux de l’environnement et du développement avant d’être nommé Commissaire. Me faire associer à une telle approche m’aurait condamné trop souvent à un rejet par mes interlocuteurs comme « alarmiste ».
Pendant mes deux années en poste, quelques changements se sont quand même opérés. Ma source préférée côté vision d’ensemble de notre situation fâcheuse a sorti un nouveau livre soulignant, avec des appuis convaincants, que nous avons passé le point de non-retour. Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans les quatre tomes de son quatrième rapport, a constaté qu’il n’y a plus aucun doute sur la réalité des changements climatiques, sur les menaces qu’ils portent en eux, et sur leur origine humaine. Le Programme des Nations Unies pour l’environnement a publié une mise à jour du rapport Brundtland vingt ans après sa première publication; non seulement toutes les crises soulignées par Brundtland en 1987 existent toujours, mais elles s’annoncent encore plus sérieuses. Joseph Stiglitz, prix Nobel de l’économie, constatait en 2006, dans son livre Un autre monde, l’échec de la globalisation sur une période de cinquante ans et proposait sa refonte en profondeur. Le groupe responsable du suivi des Objectifs du millénaire pour le développement, principal engagement pris lors du Sommet des Nations-Unies de Johannesburg en 2002 (suivant une décision de 2000) constate de son coté que tous les signes démontrent que les engagements envers les pays pauvres ne seront pas respectés. Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et auteur d’un rapport sur le coût des changements climatiques rédigé pour le Royaume-Uni, a conclu qu’il faudrait investir chaque année 1 % du PIB mondial pour contrer la progression des changements climatiques. Tout dernièrement, le directeur général de l’UNESCO lançait un livre qui pose la question, « Peut-on encore sauver l’humanité? »
J’ai changé pendant les deux années passées chez le Vérificateur général, rejoignant maintenant tout ce monde qui semble être « catastrophiste ». Quarante ans d’expérience m’avaient déjà appris que mettre l’accent sur l’environnement, c’était poursuivre une orientation qui mène, qui a déjà mené à l’échec. Je ne veux plus entendre parler – pas plus d’ailleurs que nos politiciens, qui n’ont pas prononcé le mot « environnement » une seule fois pendant le débat des chefs de la campagne électorale de 2008 – de nouveaux problèmes environnementaux et de nouvelles catastrophes écologiques. Nous en savons déjà assez pour nous forcer à entrer en action – une action dont nous ne connaissons pas la forme précise, que la plupart des gens ne reconnaissent toujours pas.
Comme le constate l’OCDE[1], la poursuite de la croissance du PIB va de pair avec la croissance de la consommation, comme facteur décisif, et tout comme avec la croissance de la production de déchets. Comme mon rapport de décembre 2007 le montrait, penser que l’effort de récupération et de recyclage peut contrer cette croissance est une illusion.
C’est pourtant cette croissance qui est le leitmotiv de toutes les interventions actuelles visant à contrer les crises qui surgissent. Je crois maintenant que nous n’en sortirons que par une gestion de crises, variées, d’origines différentes, mais conjuguées de telle façon que nous devrons essayer de gérer l’ensemble en même temps. Et il est fort à parier que les mêmes comportements qui nous enfoncent dans ces crises depuis plus de vingt ans vont subsister et que même l’idée d’une « gestion » de ces crises est une illusion. Je quitte donc le Vérificateur général avec une nouvelle perspective qui complète celle qui m’avait amené là et celle qui a inspiré le travail du gouvernement lors de la préparation de la Loi sur le développement durable et de la création d’un poste de Commissaire au développement durable.
Je retourne dans la société civile après avoir voulu croire, pour une deuxième fois, que nos institutions gouvernementales, qui sont le reflet de notre propre comportement, pourront néanmoins relever les défis qui nous confrontent. Selon l’expérience acquise auprès des entités vérifiées tout comme chez celle qui les vérifie, ce n’est pas le cas. Je me prépare à reprendre le « bâton du pèlerin », cette fois-ci encore assez calme, assez serein, mais convaincu quand même que les gens de ma génération – précisément – ont non seulement connu la meilleure vie de l’histoire de l’humanité, mais vont probablement survivre assez longtemps pour en connaître ses conséquences.
Un modèle…
Dans son Apologie, Socrate se décrit comme ayant été une mouche qui a irrité sans cesse le cheval endormi de grande lignée qu’est l’État. Il avait essayé un certain temps de servir cet État comme élu, mais a assez rapidement compris qu’il ne lui serait pas possible d’y survivre, devant les décisions prises constamment sans égard à ce qui était requis. Il savait qu’en embrassant la profession de mouche à cheval, rôle qu’il n’avait jamais cessé d’assumer pendant toute sa carrière, et jusque dans son procès, il savait que sa vie était à risque, mais non sa survie comme « serviteur de l’État », dans un sens plus philosophique ou spirituel, mais aussi réel.
Pendant mes quarante ans d’enseignement, je n’ai presque pas donné de cours sans qu’un dialogue de Platon mettant Socrate à l’avant-scène n’en fasse partie. Dans l’Apologie, qui constitue le discours consacrant la fin de sa carrière, Socrate insiste sur le fait qu’il n’a jamais « enseigné » quelque chose, que ses actions pendant des décennies n’ont jamais prétendu garantir des résultats, qu’il a plutôt cherché – et réussi – à irriter et à ennuyer des interlocuteurs qui pensaient avoir un certain savoir. La seule chose qu’il connaissait, disait-il – et cela le distinguait de beaucoup de ses contemporains – , était qu’il n’avait pas de connaissances. Finalement, en tant que mouche à cheval professionnelle, il concevait « l’enseignement » comme principalement orienté vers le saisi de ces interlocuteurs dans leurs contradictions et leurs certitudes, plutôt que vers la transmission d’une vérité quelconque.
Socrate est mon modèle depuis maintenant 50 ans, et Platon mon auteur préféré. Mais alors que Socrate a jugé bon de ne jamais écrire un mot, je n’arrive pas à l’imiter dans cette décision. Et alors que Platon n’a jamais écrit une page pour transmettre sa propre pensée et qu’il a plutôt choisi de transmettre des « transcriptions » des dialogues de Socrate, je ne suis pas aussi convaincu que j’ai le bon outil dans mes écrits. Assez souvent, ceux-ci constituent quand même une sorte de récit de mes propres « dialogues » dans la poursuite incessante, non pas d’un résultat, mais d’un exercice définissant de plusieurs façons ma vie et la vie humaine elle-même.
Comme mon modèle, j’ai pratiqué un enseignement qui n’a donc jamais prétendu « transférer » un savoir à d’autres; mes « textes » étaient ceux d’auteurs ayant fait leur mieux pour éclairer le monde, et la lecture de ces textes, les uns après les autres, démontrait sans cesse que prétendre au savoir n’est pas la chose la plus appropriée pour nous, ni comme lecteurs, ni comme professeurs. Pour bon nombre de mes collègues, il était malheureux que je prive mes élèves d’apprentissages.
En ceci, le philosophe rejoint néanmoins la tradition scientifique reconnue depuis maintenant plusieurs centaines d’années, la science bâtie sur une méthode hypothétique qui cherche par sa nature même à se dépasser, à rechercher une nouvelle façon de voir et de comprendre les choses, sans prétendre – pour les scientifiques conscients, c’est explicite – atteindre une vérité. De mon côté, le philosophe errant que je suis « met en valeur » le constat principal de ma thèse de doctorat en philosophie des sciences, celui d’un Ptolémée montrant deux façons alternatives, mais équivalentes, dans leur prise en compte des phénomènes, de démontrer comment le soleil tourne autour de la terre….
Dans ma « carrière » parallèle à l’enseignement, je crois avoir également senti, et cela, depuis (trop) longtemps, que nous ne pouvons prétendre bien comprendre les enjeux du développement, encore moins convaincre nos décideurs de poser les meilleurs gestes en ce sens. J’ai senti que, comme citoyens d’une société démocratique – suivant Socrate –, nous avons néanmoins le devoir d’essayer de faire de notre mieux et au moins d’interpeller ces mêmes décideurs. Ceci non pas parce que nous avons la vérité, mais parce que nous savons ce qu’eux ne savent pas, soit qu’ils ne l’ont pas.
…à suivre
J’ai donc passé quelques décennies à « irriter » les décideurs privés et publics qui prenaient leurs décisions, mais qui ne cherchaient pas tout le temps, peut-être pas souvent, à ce qu’elles soient les meilleures possibles. Quarante ans après avoir commencé la bataille avec ce monde, je dois constater que nous sommes aujourd’hui dans une situation bien pire que celle qui prévalait dans le temps, alors que nous pensions déjà qu’il y avait problème. Après avoir irrité mon plus récent patron, je dois donc chercher aujourd’hui de nouvelles cibles.
J’ai récemment eu la tâche de répondre à un universitaire prétendant présenter un portrait de la situation actuelle en matière de développement [durable]. Les écologistes, disait-il dans son portrait, n’ont jamais fait autre chose que critiquer, sans proposer des pistes d’action ou des solutions. J’ai décidé de prendre un exemple dans le domaine de l’énergie pour répliquer : en 1976, Amory Lovins, un jeune physicien, a écrit un texte pour la revue Foreign Affairs, peut-être la plus prestigieuse dans le secteur des affaires étrangères aux États-Unis. L’article, étoffé par un plan de développement en matière d’énergie, présentait les pistes à suivre pour éviter que le pays ne devienne dépendant de sources externes pour son énergie, ne devienne dépendant de l’énergie, tout court. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que les propositions de Lovins ressemblent dans le détail à ce qu’ont proposé les deux candidats à la présidence des États-Unis durant la campagne électoral de 2008, 32 ans plus tard. Propositions toujours en plan.
Contrairement à mon modèle, ma réplique n’a pas été faite devant quelques observateurs amusés par mon travail de mouche à cheval, et le professeur Bernard Sinclair-Desgagné s’en est peut-être sorti sans même avoir lu mon petit document. Finalement, cela fait quarante ans que mes interventions – mes propositions de pistes de solution – tombent dans des oreilles de sourds, celles de décideurs qui, sans cesse et trop souvent de façon délibérée, nous ont menés dans une situation de crise planétaire. Lovins ne semble guère avoir mieux réussi.
En étant nommé Commissaire au développement durable, je me sentais le plus près du « pouvoir » dans ma carrière. Je devais déposer chaque année un rapport à l’Assemblée nationale dans lequel je faisais part de mes constats en matière de développement. Les sujets de mon premier rapport ne les ont pas vraiment saisis, à part le calcul de notre « empreinte écologique », qu’ils ont aujourd’hui peut-être oubliée. Je crains que les sujets du deuxième rapport connaissent un sort similaire : alors que les entités responsables en connaissent déjà les conclusions, il est possible que le gouvernement aille dans le sens contraire au sens souligné dans les rapports de vérification déposés.
Que je reste encore dix ans ce faisant (et je note que le commissaire fédéral a « célébré » récemment son dixième anniversaire, avec un constat d’échec à plusieurs égards), je dois présumer que de telles interventions ne cherchent qu’à influencer le virage qui est nécessaire en matière de développement. Finalement, j’ai pu continuer à me consacrer pendant mes deux années comme commissaire à la vie de réflexion en continu, cherchant à éviter la « vie non examinée » qui, pour Socrate, était celle de trop de ses contemporains, une « vie qui ne mérite pas d’être vécue ».
J’ai pu pousser la réflexion avec une équipe déterminée à faire sa part, et qui va continuer à le faire après mon départ. Ce que je souhaite à mon équipe, c’est quelque chose qui est peut-être encore à ses premiers balbutiements, pour plusieurs d’entre eux. Je souhaite à tous les membres de mon équipe de réaliser qu’ils doivent continuer à prendre conscience des menaces qui pèsent sur notre civilisation et à rechercher des solutions, mais en même temps, qu’ils doivent continuer à se dévouer à la réalisation de leur potentiel comme êtres humains, cela dans la réflexion continue encouragée par Socrate.
Réduire notre empreinte
Mon équipe a réalisé en 2007 le calcul de l’empreinte écologique du Québec. Elle a bien vu que ce calcul nous mettait devant le constat difficile, à savoir qu’il nous faudrait trois planètes, voire cinq, si tous les autres êtres humains se permettaient – pouvaient se permettre – de vivre comme nous. Mon homologue commissaire australien et moi faisions le même constat au printemps. Le temps de payer pour tout le luxe que notre société s’est permis depuis six ou sept décennies semble venu.
Si nous mettions en œuvre les gestes nécessaires pour réduire notre empreinte des deux tiers (disons), rien ne fonctionnerait. Comme individus, nous devons poser constamment quelques-uns de ces gestes, mais ce doit être nos décideurs, notre société comme ensemble, qui doivent prendre la responsabilité de poser les gestes pouvant influer sur l’ensemble. Le « petit geste à la fois » n’est pas capable de répondre aux défis devant nous.
Il n’est pas utile de nourrir un sentiment de culpabilité, même si nous sommes grossièrement responsables de la situation actuelle, les gens de mon âge davantage que d’autres. Pour ma part, et avec ma conjointe, j’ai posé un geste il y a quarante ans qui restera sûrement ma plus importante réponse à ma culpabilité et à mes contraintes : après la naissance de notre deuxième enfant, nous avons décidé de mettre fin explicitement et volontairement à la croissance de la famille. Au moins comme cela nous avons évité de fournir d’autres Nord-Américains à la frénésie de la consommation qui leur est propre. Nous sommes quatre et nous produisons déjà suffisamment d’empreinte pour mon goût – et il n’y a pas de petits-enfants, curieuse étape imprévue qui est peut-être un signe avant-coureur….
Une lecture récente du « bestseller » américain Mange, Prie, Aime me fournit, peut nous fournir, quelques balises, un peu dans la tradition de Socrate. Après un an en visite de désarroi dans trois pays différents, Elizabeth Gilbert débute sa narration en soulignant qu’il s’agit d’une initiation pour le lecteur à la méditation, cela en partageant ses propres expériences maintenant conclues. Elle considère son Introduction comme le 109e grain du chapelet composé des 108 autres grains du japa mala qu’est le livre. En « égrenant ce chapelet », nous avons l’occasion de réfléchir, suivant sa « discipline méthodique », sur nos propres réactions face à la narration. Celle-ci est un curieux mélange de stress, d’humour, de méditation et d’affaires courantes (alimentation épicurienne, sexe, relations amicales, frustrations, etc.), couronné par le partage de son amour pour Felipe qui, nous savons, fait toujours partie de sa vie à elle. Elle n’a pas fini dans l’ashram.
À la fin du livre, nos propres idées de la méditation et de la recherche de la vérité ne sont plus ce qu’elles pourraient sembler être lorsqu’elle en parle dans le 109e grain, au début. Grâce à Gilbert, nous avons éprouvé certaines expériences qui, au minimum, ont augmenté notre capacité de questionner notre vie quotidienne tout en continuant à la savourer. C’est un peu comme ça qu’il faut vivre avec la conscience de notre empreinte écologique, voire avec les défis de notre vie humaine.
Pendant mon séjour chez le Vérificateur général, ce qui m’a inspiré davantage que le travail de vérification que faisaient mes équipes, lui-même stimulant tout en étant troublant dans ses constats (et peut-être dans ses résultats), est le travail que j’ai entrepris pour mieux cerner les enjeux du développement et pour fournir un cadre pour sa vérification, plus globalement. Depuis des mois maintenant, toutes les sociétés « développées » sont confrontées à des crises financières et économiques à une échelle pas vue depuis des décennies. Tous les décideurs cherchent à savoir comment « relancer » l’économie, cela en stimulant la consommation dont elle est fonction.
Nous sommes peut-être devant un des scénarios que j’avais proposés comme sujet potentiel des travaux de ma troisième année, l’arrivée de crises conjuguées tout à fait prévisibles à court – ou, au mieux, à moyen – terme. Et peut-être que l’effort de gestion de crise va apparaître, est devenu, incontournable. Face à l’analyse de cette crise, de ces crises – les enjeux sont dans les billions de dollars, et la dégradation planétaire massive y est pour quelque chose – , les normes comptables ne permettent pas d’inscrire des « passifs environnementaux » au-delà de quelques centaines de millions de dollars. Une approche minimale à l’évaluation des changements climatiques, de la perte de biodiversité, de la pollution généralisée des cours d’eau et tout le reste – sans même commencer à prendre en compte des enjeux sociaux – se chiffrerait d’emblée dans les dizaines de milliards de dollars de coûts non comptabilisés.
Les parlementaires avaient probablement autre chose en tête que l’identification de quelques passifs comptabilisables selon les règles lorsqu’ils ont décidé d’autoriser une vérification du développement non viable de la société québécoise, pour l’aider dans l’effort d’effectuer un virage dans ce développement. Pour le moment, en se restreignant à ses outils traditionnels, je me demande si le Vérificateur général est adéquatement équipé pour y répondre.
Dans la couverture des crises, le PIB fait aujourd’hui les manchettes comme rarement, en temps normal. Dans mes travaux de deuxième année, mon orientation de base portait sur l’élaboration de cet Indice de progrès véritable annoncé en décembre 2007 et qui permettrait une meilleure vision globale de cette course à la consommation comme gage du développement. L’indice, s’il était calculé, montrerait fort probablement que notre bien-être est plafonné depuis trente ans, qu’il y a d’importants freins au véritable développement associés aux problèmes sociaux et environnementaux reconnus par presque tous; en outre, il aiderait à mieux cibler les points d’insertion pour des actions de redressement.
Ce redressement ne se fera pas en cherchant à augmenter notre population, facteur clé dans le PIB via la consommation des individus qui s’y inscrit. À cet égard, le Québec n’est pas différent d’une multitude de nations, de pays, d’ethnies à travers le monde qui se sentent menacés par le fait qu’ils doivent composer avec d’autres plutôt que d’avoir le pouvoir d’une majorité. Ce ne sera pas non plus en poussant pour le maintien du système trop matérialiste que l’empreinte identifie comme mal orienté.
Le fruit du travail sur cet indice permettant l’identification des points d’insertion pour des activités de redressement ne se trouvera pas dans le rapport; il attendra que je puisse le terminer comme mouche à cheval libre de contraintes. Par contre, un tel travail de la société civile ne constitue pas un travail de redressement, pas plus que celui du Vérificateur général; il ne fait qu’indiquer le chemin, pour les décideurs publics et privés, pour la société toute entière.
Les défis ne manquent pas
Finalement, le patron a pris deux ans pour terminer le processus d’entrevue qui aurait servi à me mettre en place comme Commissaire au développement durable, sous son autorité. Lors de l’étape des entrevues, j’ai été choisi parmi plus d’une centaine de candidats, « pour ma crédibilité », me disait-on. Obligé de nommer un Vérificateur général adjoint pour le développement par la décision de l’Assemblée nationale, le Vérificateur général, à la fin du processus de recrutement formel, n’était pas assez prêt pour établir des attentes, un plan de travail, une complicité. Il a décidé de prendre le temps nécessaire pour se donner une idée plus claire de ce qu’il voudrait comme Commissaire au développement. Ce qu’il savait d’avance était qu’il fallait maintenir un recours aux normes de comptabilité et aux règles bien établies de la vérification pour aller de l’avant. Quatre ans en poste lui avaient montré la voie.
De mon côté, je me suis mis à assimiler les orientations, les obligations et les attentes de la Loi sur le vérificateur général (LVG) et la Loi sur le développement durable (LDD) et à cibler le développement comme l’objet explicite et évident de la législation. La modification de la LVG en même temps que l’adoption de la LDD a en effet ajouté « la vérification de la mise en œuvre du développement [durable] » au mandat du vérificateur. Ce que je savais était que, tout en maintenant et en respectant les normes et les règles, il en fallait plus. Il fallait une série de nouvelles règles permettant d’aborder les activités du gouvernement en fonction de leur contribution au développement. Quarante ans d’expérience avaient montré la voie, aussi perfectible soit-elle.
Les deux se sont entendus sur le fait que ce développement était l’objet de leurs préoccupations. Voilà l’aspect positif du travail des deux, mais voilà aussi le contexte dans lequel s’est conclu un échec entre eux, l’un cherchant à assurer le maintien de la crédibilité de l’organisation, l’autre cherchant à bâtir un cadre pour la vérification du développement qui serait crédible, mais sans pouvoir s’inscrire dans les normes ou les méthodes « généralement reconnues ». Finalement, j’ai été choisi comme le candidat à tester, en raison de ma crédibilité; je termine mon séjour ayant été jugé une menace pour la crédibilité de l’organisation.
Le Canada, le Québec rentrent dans la crise maintenant, sans noter que c’est une crise de développement, voyant encore moins qu’il faut intégrer, dans les réponses à ce qui est pris comme une crise strictement économique, une prise en compte des contraintes environnementales et des enjeux sociaux. Le gouvernement navigue à vue, l’Assemblée nationale ne siège pas, on n’écoute pas la société civile, les acteurs économiques crient au secours. Celui que les parlementaires voulaient comme la source de rappels à l’ordre se trouve pour le moment sans un Commissaire qui pourrait intervenir, et sans un cadre pour le faire. À l’instar des interventions du Vérificateur général sur la dette, un tel cadre pourrait aider à orienter les interventions sur les énormes enjeux de développement, actuellement à risque. Seule la société civile maintient l’insistance sur une perspective plus globale, mais avec toutes les faiblesses qu’on lui reconnaît. J’y retourne.
Je me sens un peu comme Christina dans le film de Woody Allen, Vicky, Christina, Barcelona. J’étais prêt pour le défi, me disant que c’était quasiment créé pour moi, mais toute une aventure quand même. J’ai embarqué, convaincu que je pouvais faire quelque chose. Je me trouvais néanmoins sur une drôle de scène : entouré de comptables dont ma mère avait un jugement très sévère il y a des décennies – je n’y comprenais rien -, mais en qui je voyais, dans leur rigueur, une opportunité pour faire avancer la cause; et alors que j’avais passé ma carrière à me méfier de ceux qui en faisaient profession, j’étais sous l’autorité du seul économiste dans le bureau. J’ai choisi mon approche et j’ai embauché deux autres économistes : je connaissais et je suivais depuis vingt ans des pistes chez les économistes qui visaient à corriger ce qui était derrière la méfiance. J’ai lancé les travaux visant à concrétiser les défis inhérents dans la LDD et à encadrer les efforts de les vérifier.
À la fin, c’était l’économiste en chef, lui aussi très conscient des lacunes de la « science » économique, qui n’en pouvait plus. Christina s’est retrouvée assez rapidement en compagnie de l’ex de Juan Antonio, l’homme à qui elle s’était offerte; moi je me suis trouvé, après deux ans en compagnie du patron qui s’était consacré à son âme comptable, à avoir réveillé l’économiste, qui était de retour.
La narration de Woody Allen, toute moqueuse qu’elle soit en décrivant les péripéties de ses personnages, ne permet pas au spectateur de négliger la réflexion à travers les aventures plutôt ludiques. Le récit d’Elizabeth Gilbert, lui aussi moqueur, ne permet pas au lecteur d’éviter une méditation à travers des aventures mêmes rocambolesques. Suivant le modèle de Socrate, la mouche risque fort de retrouver de nouveau son cheval, mais riche de deux ans d’expériences marquantes. Elle en profitera sûrement dans ce retour à la société civile….
Le 2 décembre 2008
[1]. « Malgré les efforts déployés durant près de 30 ans à l’égard des politiques d’environnement et de gestion des déchets mises en place par les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), le volume de déchets pour l’ensemble de l’OCDE continue d’évoluer au même rythme que la croissance économique. En effet, l’augmentation de 40% enregistrée depuis 1980 dans le produit intérieur brut de l’OCDE s’est accompagnée, durant la même période, d’une hausse de 40% des déchets municipaux. Les dépenses à la consommation présentent également les mêmes tendances. »
Selon les projections de l’OCDE, le PIB des pays membres de l’OCDE devrait augmenter de 70 à 100% d’ici l’an 2020. On répugne à imaginer un monde où la production de déchets municipaux sera également de 70 à 100% supérieure aux niveaux déjà abondants qu’on connaît actuellement.
Durant les années 1990, la majorité des ministères de l’Environnement des pays de l’OCDE ont commencé à adopter comme objectifs clés la « réduction à la source » et la « prévention de la pollution ». En d’autres termes, cela signifiait mettre au rebut le minimum de résidus, en mettant prioritairement l’accent sur les efforts de prévention, généralement suivis du recyclage.
Il est devenu clair qu’en pratique, la prévention nous pose un paradoxe persistant. Au total, 65% des déchets municipaux des pays de l’OCDE continuent de prendre le chemin d’une mise au rebut définitive, et la majorité des investissements publics et privés consacrés au secteur des déchets sont alloués au recyclage, et non à la prévention. Selon certaines estimations, la prévention représente à peine 10 à 20% de tous les efforts de réduction des déchets.
Ce dilemme déborde largement le problème de la production de déchets municipaux en aval de la consommation. Une hausse marquée de la demande de biens de consommation peut se traduire par un accroissement des déchets associés aux activités d’amont telles que l’extraction, la fabrication et la distribution. En fait, il y a production de déchets tout au long du déroulement des activités économiques, dans les cycles des matériaux.
Lentement, les déchets générés au début du cycle des matériaux suscitent un intérêt croissant. Selon des études récemment effectuées par l’Institut des ressources mondiales pour quatre pays de l’OCDE (Allemagne, Japon, États-Unis et Pays-Bas), les flux cachés de matières émanant de l’activité minière, des opérations de terrassement et d’autres sources représentent jusqu’à 75% du total des matériaux employés par ces économies industrielles. »
Fabio Vancini, Écocycle 7, Direction de l’environnement, OCDE