Paris 2015 (2): échec prévisible devant l’impossible

Pour son calcul de la quantité de gaz à effet de serre que l’humanité pourra émettre sans compromettre profondément les chances d’éviter que le climat ne s’emballe, le GIEC identifie les émissions de CO2 occasionnées par la combustion de pétrole, de charbon et de gaz et par la production du ciment, environ 70% de toutes les émissions. Le calcul n’inclut pas une prise en compte des émissions des autres gaz à effet de serre comme le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O). Comme le résume pour décideurs du rapport du premier groupe de travail du GIEC souligne (p.25-26), tenir compte de ces autres émissions exigerait des réductions correspondantes dans les émissions anthropogéniques de CO2.

Le calcul du budget carbone utilisé par le DDPP dans son récent rapport préliminaire s’avère donc très conservateur, c’est-à-dire très en dessous de ce qui est vraisemblablement nécessaire pour éviter un réchauffement excessif de la planète. Tel qu’esquissé dans la première partie de cet article, les travaux du DDPP estiment néanmoins qu’il faudrait presque éliminer l’utilisation de l’énergie fossile pour respecter notre budget carbone. Du moins, les émissions par personne doivent être réduites de 70% et la capture et la séquestration des émissions restantes s’avèrent clé dans leurs projections. Bref, le DDPP, dont les scénarios frôlent l’irréalisme, nous donnent une bonne idée des énormes défis en cause pour la COP-21 à Paris en décembre 2015.

En dépit du fait que la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec a montré de façon convaincante qu’il sera impossible d’atteindre une réduction des émissions du Québec de 20% d’ici 2020, l’ensemble des acteurs continuent à prôner cet objectif (qui était une réduction de 25% pour le gouvernement précédent). Nous semblons être devant une situation au Québec où la reconnaissance de l’impossibilité d’atteindre en suivant notre paradigme actuel nos propres objectifs, beaucoup trop restreints, aboutit à une sorte de paralysie (pour voir des indications que le présent gouvernement n’a pas l’intention de l’atteindre, voir le dossier de la cimenterie Port-Daniel).

De la même façon, il est difficile de croire que les auteurs de Deep Decarbonization et de ses stratégies pays par pays (DDP) croient en leurs propositions, tellement elles exigent des interventions que l’on doit juger irréalistes. Le travail fait fi de tout ce qui a bloqué celles des mouvements environnemental et social pendant des décennies : croissance économique prioritaire, contraintes politiques, intérêts divergents, actifs et investissements majeurs confrontés à un échouage, recherche de compétitivité alors que tout dépend dans le DDPP d’une collaboration à l’échelle planétaire. Plus important, probablement, il y a la question des coûts, que les auteurs du DDPP remettent à une deuxième étape de leur travail, la première étant consacrée de façon presque exclusive à détailler les approches technologiques concevables. Le tout se fait, par ailleurs, sans aucune prise en considération d’autres contraintes, d’autres crises ; le DDPP ne cherche que les moyens d’éviter un emballement du climat maintenant qu’ils sont convaincus, enfin, qu’il s’agit d’une véritable menace.

Les stratégies pays par pays, le test

Pour ce dossier, c’est un peu le message de l’économie verte en général, où on nous présente les propositions du mouvement environnemental maintenant repris par des entrepreneurs, des gouvernements, par tout le monde – ou presque… Deep Decarbonization, mené par des gens les plus sérieux du monde, propose en fait qu’il faudra reconnaître le caractère de «stranded assets» – des actifs échoués – pour la plus grande partie des réserves fossiles, se confrontant à la réalité déjà en place et créant de nombreux problèmes politiques.

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On peut jeter un coup d’œil aux scénarios (préliminaires) pour 4 des 15 pays, l’Australie, la Chine, le Canada et les États-Unis, pour se donner une petite idée (le commentaire de Paul Racicot sur la première partie de cet article allait dans ce sens). Pour atteindre l’objectif du respect du budget carbone, le DDPP propose qu’il faut que l’Australie élimine complètement l’utilisation du charbon (tout en gardant une industrie pour l’exportation, mais cela vers des pays qui réduisent eux-aussi leurs émissions)…. Un changement radical récent dans les orientations gouvernementales (avec un changement de gouvernement) va tout simplement dans le sens contraire, et est en train d’éliminer les énergies renouvelables.

L’exploitation des sables bitumineux au Canada serait stabilisée selon son DDP, contrairement aux intentions profondes du gouvernement et des investisseurs de les voir s’accroître. Tout ce qui bouge dans le secteur sera assujetti aux exigences de la capture et de la séquestration des émissions. En même temps, on note que cette technologie est devenue hors de prix et est en train d’être abandonnée.

Le DDP pour la Chine, suivant les orientations de China 2030, prévoit l’urbanisation d’environ 13 millions de personnes par année, et reconnaît les immenses quantités d’acier et de ciment qui seront requises, générant d’emblée d’immenses quantités d’émissions correspondantes. Pour éviter ce résultat, le DDP compte sur des améliorations substantielles dans la l’énergie nécessaire pour la production de ces deux intrants (entre autres), tout en ciblant des technologies en basse teneur de carbone pour l’ensemble du secteur de la construction.  Le PIB par personne du pays, le plus populeux du monde, s’accroîtra de six fois d’ici 2050, là aussi suivant les orientations du travail de la Banque mondiale et du Gouvernement de la Chine dans China 2030. (suite…)

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Îles fortifiées : la «transition» énergétique

On trouve un peu partout, au Québec et ailleurs dans les sociétés riches, des orientations et des mouvements qui ciblent un accroissement de la production d’énergie renouvelable face au pic du pétrole et la hausse de son prix. On l’appelle couramment «la transition énergétique», et on doit bien noter que pour certains pays, comme les États-Unis, tout comme pour le Québec, la tendance est plutôt pour des ressources fossiles endogènes, surtout le pétrole et le gaz de schiste. En général, cette tendance est associée à la volonté de trouver des remplacements pour le pétrole et ainsi permettre de maintenir le «développement économique», mettant à l’écart d’autres orientations en matière de développement.

Hall ÉROI 2007 et 2030

Ici au Québec, on peut penser aux travaux de l’IRÉC, mais également à des propositions des groupes environnementaux et à tout ce qui tourne ou tournait autour de la filière éolienne. Les surplus d’électricité prévus pour une quinzaine d’années, jumelés à la perte temporaire du marché américain pour des exportations en raison de la baisse du prix du gaz et donc de l’électricité, avec l’exploitation à grande échelle du gaz de schiste, ont radicalement changé la donne. Un récent colloque à l’ACFAS ciblait le potentiel de développement territorial (lire des régions) en fonction d’une «transition énergétique» axée sur l’éolien. Comme participant au panel de clôture, le colloque m’a fourni l’occasion d’intervenir dans ce dossier, mais en mettant l’accent sur la situation plus générale. Voici les grandes lignes de la première partie de ma présentation.

Approche «éthique»: contraction/convergence

En 1987, la Commission Brundtland (CMED), dans le chapitre sur l’énergie (p. 206) de son Rapport, a introduit (à moins qu’elle n’ait été déjà dans l’air) la nécessité d’une approche de «contraction/convergence» face à la volonté de rechercher partout l’énergie essentielle au développement. Fondement de l’approche de la CMED, la reconnaissance qu’il y a une limite quant à la quantité d’énergie qui puisse être produite, au-delà de laquelle le développement se buterait à des conséquences négatives. Le Rapport proposait une limite de consommation globale d’énergie de 11,2 TW et reconnaîssait que cette limite était à toutes fins pratiques déjà atteinte; la Commission jugeait que d’autres scénarios ciblant une consommation plus importante comportait des risques inacceptables. Dans le but d’atteindre une équité dans les fondements du développement des différentes sociétés, il fallait donc, pour 2020, voir les pays riches réduire leur consommation d’énergie pour permettre aux pays pauvres d’en accroître la leur.Turmel Tableau Holdren

John Holdren, actuellement conseiller en science et technologie du Président Obama mais pendant des décennies professeur à Harvard et à l’Université de la Californie et expert en matière d’énergie et de changement climatique, est intervenu dans le dossier cinq ans plus tard, avec plus de détail que ce qui se trouvait dans le Rapport Brundtland. Déjà, la limite prônée par la CMED était dépassée, et Holdren jugeait inévitable une cible de peut-être 19 TW en 2025, alors que la contraction/convergence serait bien enclenchée, et de 27 TW en 2050, moment où l’humanité, rendue à 9 milliards de personnes, pourrait peut-être se permettre une consommation finale équitable de 3 kW par personne (voir le tableau). Entre autres, on voyait dans cette «programmation» la contrainte majeure imposée par la croissance démographique, la population mondiale n’ayant été que 5,3 milliards de personnes en 1990… Le scénario s’approchait de celui de la CMED jugé seulement cinq années plus tôt comme «irréaliste».

Tout récemment, l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques (IRIS) est intervenu avec la présentation d’un calcul du «budget carbone» de l’humanité en 2014 en fonction des travaux du GIEC, plus précisément du troisième tome du cinquième rapport de cette instance onusienne, récemment publié. Selon les travaux du GIEC, l’humanité a déjà émis les deux-tiers du carbone que l’atmosphère, et le système climatique global, sont capables d’assimiler. Peu importe les énormes réserves potentielles de pétrole, de charbon et de gaz qui peuvent rester, la civilisation actuelle ne pourra les consommer sans courir à sa perte. C’est à noter que la CMED et Holdren ciblaient l’ensemble de la consommation d’énergie, alors que ces travaux récents du GIEC et de l’IRIS ne ciblent que l’énergie fossile; celle-ci représentait et représente quand même et toujours plus de 80% de la consommation totale d’énergie dan le monde, en 1987, en 1992, en 2014.

Lorsque l’on regarde l’histoire de notre consommation d’énergie depuis l’intervention de la CMED il y a un quart de siècle, on doit constater que celle-ci a continué à augmenter en termes absolus, et cela de façon dramatique. Probablement plus important, cette augmentation s’est faite sans la moindre tendance au respect d’une approche contraction/convergence. Nous faisons face à l’iniquité dans le développement que la CMED cherchait justement à décrire et à condamner, iniquité qui pourrait bien se révéler plus dangereuse que le dépassement des limites de la capacité de support de la planète. Du moins pour les sociétés riches, la «contraction» est devenue presque une fatalité, mais cela dans un contexte mondiale que la CMED voulait éviter.

Approche de repli: îles fortifiées

Une intervention de l’Office national de l’énergie (ONÉ) du Canada en 2007 décrit bien cette situation; il y présentait ses projections pour la période allant jusqu’en 2030.ONÉ 2007 Les projections étaient (et sont toujours) basées sur une détermination de la croissance économique souhaitable (nécessaire pour permettre le maintien du développement en cours…), sur les exigences que cela définissait en matière de demande pour l’énergie et sur le prix qu’il fallait pour permettre cela. L’ONÉ projetait, dans son «pire scénario», un prix du baril de pétrole de 85$ atteint en 2010 et maintenu à ce niveau jusqu’en 2030; il y a une augmentation de la consommation (comme dans tous les scénarios) mais plus faible, à 0,7%/année, en raison de la hausse du prix. L’ONÉ appelait ce scénario celui des «îles fortifiées» (la ligne rouge du graphique), en soulignant que l’atteinte d’un tel prix serait préoccupante : «Les préoccupations en matière de sûreté dominent ce scénario qui est caractérisé par une agitation géopolitique, une absence de confiance et de coopération sur la scène internationale, et des politiques gouvernementales protectionnistes» (voir l’ensemble de la section, p.99s). Six mois plus tard, le prix a atteint 145$, nous avons vécu le printemps arabe et la préoccupation restait tout entière…

L’ONÉ ne croyait guère que nous allions dans cette direction, mais il est revenu dans son rapport de 2011 à un scénario adapté à ce qui s’était passé, mais prévoyant toujours les mêmes tendances, finalement inévitables devant le principe de base à l’effet qu’il fallait maintenir la croissance économique. L’ONÉ est loin d’être seul dans ces orientations. Ce sont les mêmes pour toutes les agences d’énergie, incluant l’Agence internationale de l’énergie de l’OCDE et l’Energy Information Administration des États-Unis. J’en ai déjà parlé dans d’autres articles sur ce blogue, ainsi que dans différentes présentations.

(suite…)

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Quel Manifeste!

Tout récemment, deux chercheurs de l’IRIS ont publié un document sur le «budget carbone» du Québec, selon les sources scientifiques les plus réputées qui soient, les membres du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui a publié le premier volet de son cinquième rapport en septembre dernier.  Ils soulignent que pour pouvoir espérer limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés C, un consensus mondial, il faut que les émissions globales des GES ne dépassent pas environ 3000 Gt de CO2 entre 1861 et 2100, et les deux-tiers de celles-ci ont déjà été émises. À partir de ces données, les chercheurs font le calcul du «budget carbone» du Québec, c’est-à-dire les réductions d’émissions qui s’imposent si le Québec va faire sa part dans l’effort.

Il est fascinant de voir ce travail s’insérer dans un processus déjà en place dans le rapport de la Commission Brundtland de 1987, soit celui de la contraction/convergence qui (i) établit des limites quant à la quantité d’énergie fossile qui peut être utilisée selon une application évidente du principe de précaution et (ii) distribue l’énergie qui peut ainsi être consommée de façon équitable, reconnaissant les énormes inégalités actuelles (et dans les années 1980). Une contraction est nécessaire dans les pays riches, et une convergence se met en branle ainsi pour atteindre (en 2020, pour Brundtland, soit demain) une consommation équitable (égale) par l’ensemble de l’humanité dans sa recherche d’un bien-être.[1]

En contraste avec ceci, nous voyons l’Agence internationale de l’énergie de l’OCDE (AIÉ), l’Energy Information Administration des États-Unis (EIA) et l’Office national de l’énergie canadien (ONÉ) faire des projections sur la demande de carburants fossils (surtout) jusqu’en 2030, 2035, 2050. Ces projections se font par une approche complètement à l’envers de celle de Brundtland. On estime la croissance économique qui pourrait être jugée acceptable et on calcule ensuite l’énergie qui serait nécessaire pour soutenir cette croissance. On insère un prix estimé dans le portrait, normalement un prix qui ne dérangerait pas les orientations économiques, mais qui a été rarement en ligne avec le vrai prix, et cela depuis des années.

Tout comme l’approche, les résultats sont à l’envers de ceux des travaux du GIEC et de Brundtland : l’AIÉ voit une production (et une consommation correspondante) passer d’environ 90 mb/j (millions de barils par jour) aujourd’hui à plus de 100 mb/j en 2030 (Kjell Aleklett, Peeking at Peak Oil, Springer 2012, p.70); l’EIA prévoit une augmentation de la consommation mondiale d’énergie d’ici 2035 de 44% par rapport à celle d’aujourd’hui  (figure 113 du document, reproduit ici)Hughes Figure 113 ;  l’ONÉ, avec ajustement pour le Québec par le ministère des Ressources naturelles (MRN), prévoit une augmentation de la consommation d’énergie au Québec de 28% par rapport à aujourd’hui. Ailleurs, ces augmentations sont projetées en voyant la part de l’énergie fossile dans le bilan aux alentours de 80-85%; pour le Québec, la projection de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec est pour une augmentation de la consommation d’énergie fossile en 2030 de plus de 25% (Document de consultation, p.40-41).  Nulle part ne voit-on un effort de reconnaître les émissions de GES qui seraient en cause.

Le concepteur même de l’idée d’un «développement durable» nous fournissait une vision de notre développement possible il y a un quart de siècle. Pourtant, et en dépit de l’omniprésence d’un discours sur ceci, tout va dans le sens contraire de ce que Brundtland voyait comme nécessaire pour «assurer notre essor [économique et] social», dans les termes du premier paragraphe du Manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole, qui présente la même vision que les agences de l’énergie.

La pauvreté de perspective de ce Manifeste reflète, finalement, celle de l’ensemble de nos économistes, incapables d’intégrer dans leur modèle les enjeux écologiques devenus dramatiques. Suivant un paradigme consacré maintenant depuis des décennies, les signataires mettent en priorité la nécessité d’un développement économique – avant le développement social, dans le premier paragraphe, et ce n’est pas un accident. En fait, c’est «l’essor économique» qui doit primer, parce que les signataires ne voient pas comment le développement social puisse se faire sans le maintien de la croissance (l’essor) économique. (suite…)

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L’échec du mouvement social et la nécessaire transition sociale de la société

Le tout premier article de mon blogue portait sur l’échec du mouvement environnemental. Deux années d’observation du mouvement alors que j’en étais retraité en raison de mes fonctions comme Commissaire au développement durable m’ont bouleversé. Les engagements quotidiens au sein de Nature Québec et de son prédécesseur l’Union québécoise pour la conservation de la nature (UQCN pendant 25 ans (et davantage en fonction d’engagements qui remontent aux années 1960) semblent avoir empêché le recul nécessaire pour en faire le bilan.

Le mouvement social face au néolibéralisme pendant les dernières décennies constate plus clairement son échec et se distingue assez clairement ainsi du mouvement environnemental. L’échec est celui de décisions politiques, sociales et économiques, décisions qui peuvent être renversées, reflet d’un phénomène omniprésent dans les sociétés humaines depuis toujours. En contraste, l’échec du mouvement environnemental ne pourra pas être renversé. Pour la première fois, le renversement de nos institutions sociales et économiques devra se faire dans un contexte d’effondrement écologique à l’échelle planétaire. Et en dépit de la reconnaissance des dégâts causés par le néolibéralisme, grand nombre d’intervenants des mouvements social et environnemental sont convertis au discours de l’économie verte; les économistes hétérodoxes quant à eux montrent une énorme difficulté à reconnaître que ce n’est pas que le modèle néolibéral qui est en question, mais le modèle économique de base lui-mêmeDSC00461_2Cette situation, et la dominance du néolibéralisme, complexifient énormément la «transition sociale de la société» vers un modèle résilient et soutenable. Je l’ai décrite dans mon article sur la COP19 de Varsovie comme ciblant une nouvelle société marquée par une profonde sobriété, une société ayant une allure « paysanne » et « villageoise ».

Une récente publication de deux importants acteurs du mouvement social, Louis Favreau et Mario Hébert, cible «une transition écologique de l’économie», expression qui fournit le titre même du document. Le titre du document de Favreau et Hébert suggère en fait que la transition serait celle de l’économie, reprenant le discours et même la conceptualisation de l’économie comme presque une entité indépendante de son lieu d’action, les sociétés humaines. Pour eux, une telle «transition» serait fonction de changements dans le modèle économique, marqués par des transformations fondées sur le respect des contraintes écologiques. Je suis intervenu auprès des économistes hétérodoxes en publiant sir le site d’Économieautrement un autre texte dont l’objectif était de voir ces acteurs importants pour une telle transformation reconnaître la nécessité d’un changement dans les fondements mêmes de la «science» économique. L’ensemble des informations que je mets en évidence sur ce site suggère que ce modèle ne peut pas être transformé, qu’il n’y aura pas une telle «transition» et que, de toute façon, le modèle semble s’approcher d’un effondrement de par ses propres tendances internes.

Il y aura transition, cela paraît assez clair, et cette transition en sera une de la société elle-même, structurée profondément par ses activités économiques suivant le modèle de la croissance. Ce qui est presque encourageant dans l’échec du mouvement social des dernières décennies est que ce mouvement possède les idées, les orientations et même les initiatives susceptibles de marquer la transformation de la société contemporaine. Contrairement à l’argument du livre de Favreau et Hébert et à celui des tenants, plus généralement, de l’économie verte, la transition sera donc une transition sociale de la société et non pas une transition écologique de l’économie. (suite…)

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Note pour mes lecteurs/commentateurs

Je viens d’apprendre que plusieurs commentaires de 2017 à 2019 ne m’ont pas été signalés par mon système. Cela incluait deux longues réflexions – finalement, une seule en deux parties – de Gilles Gagné de l’Université Laval et indépendamment – 1. et 2. Le texte de Gilles Gagné représente une perspective sur la science qui mérite d’être lue. Mieux, je suis d’accord avec presque le tout, et cela m’a ramené à relire l’article qu’il commentait. Finalement, c’est presque exclusivement le titre qui semble proposer encore de la recherche scientifique. Mon article de février 2019 sur le troisième lien et l’auto privée dans La Presse+ représente le sens de mes propos, je crois.

Normand Mousseau et sa Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEEQ) a calculé ce qui serait nécessaire pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) du gouvernement de 25 % pour 2020. C’était de la science appliquée et les résultats fournissaient des images, des objectifs compréhensibles pour quiconque intervenait/intervient dans le débat. Mon problème avec le Pacte était que, restant dans les généralités, il ne fournissait pas d’ancrage pour les interventions, alors que Gagné me voyait prétendre qu’il faut «s’engager dans la recherche et l’exposé d’une solution technique globale» … 

Nous voilà trois ans plus tard – encore une fois, mes excuses – et la situation d’est empirée, avec un bilan récent pour 2019 venant du ministère de l’Environnement montrant que nous manquons encore l’objectif, et de loin. Et Gilles Gagné intervient encore, cette fois avec l’annonce par courriel (il a dû remarquer l’absence de réponse de ma part à sa réflexion de 2019, et mon retard à répondre à son récent courriel…), et je relance la réflexion avec copie de sa récente (le 5 décembre 2021) communication:

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Notes sur Climat Québec – Gilles Gagné

Martine Ouellet a manifesté récemment son intention de diriger un nouveau parti politique québécois destiné à prendre en compte d’une manière frontale les causes et les conséquences des changements climatiques et des dégradations environnementales. Le programme de ce parti mettra la question écologique au principe de son action, plutôt que d’en faire une variable accessoire du développement économique, et il proposera aux Québécois de subordonner l’action gouvernementale, dans tous les domaines, aux mesures de justice sociale et aux transformations des politiques de l’État que les changements climatiques rendent d’ores et déjà nécessaires. Il ravive ainsi ce qu’il reste de l’idée même de l’État en mettant au centre de la question climatique les conditions institutionnelles de l’action collective.

Je mets d’entrée de jeu entre parenthèses les accusations d’intransigeance, de radicalisme ou d’irréalisme dont Martine Ouellet a pu faire l’objet dans le passé, d’abord parce que ces jugements pourraient très bien relever du constat de Pierre Falardeau selon lequel «On va toujours trop loin pour ceux qui ne vont nulle part», ensuite parce que le dossier historique de Martine Ouellet sur la question de l’environnement fait montre d’une approche marquée au coin du réalisme et de la lucidité et finalement parce que les débats sur les «personnalités» relèvent plus souvent du divertissement médiatique que de la politique.

Je vous écris aujourd’hui pour vous proposer mon interprétation de la valeur de cette démarche et pour recueillir les réflexions qu’elle a pu vous inspirer. Je trouve pour ma part que l’initiative de Martine Ouellet a des mérites intrinsèques en plus d’arriver à un moment où la question environnementale, après avoir été  victime» de la covid, risque de partir en promesses hyperboliques, comme on l’a vu ces derniers jours, des promesses du genre de celles qui font consensus mais qui ne font absolument rien d’autre.

Loin de simplement tabler, à des fins électorales, sur la «respectabilité» de la question environnementale, Climat Québec soutient que cette question doit s’emparer de tous les enjeux et les redéfinir en profondeur. En privilégiant ainsi la voie d’une révision de l’esprit même des politiques publiques, ce parti risque de soulever les passions dans tous les milieux, contre lui-même dans bien des cas, comme cela arrive lorsqu’il devient nécessaire d’envisager un changement de cap. La question environnementale n’est pas simplement une priorité de plus, que l’on peut innocemment ajouter à la liste. Ceux qui abordent le marché politique selon cette perspective doivent être soumis à une critique commandée par une alternative réaliste, radicale pour cette raison même.

Voici, en quelques points, comment je vois les choses.

1. Rompre avec l’économisme

Faire de la question environnementale le prisme d’évaluation de toutes les orientations politiques oblige à procéder à un examen critique fondamental des logiques économiques qui reproduisent aujourd’hui, de par leur nature même, les pratiques qui détruisent les milieux naturels dont nous dépendons. Il ne s’agit donc pas là d’un programme spécialisé, d’une approche sectorielle ou d’une single issue politics. Toutes les décisions, toutes les politiques, toutes les lois et tous les enjeux devront être repensés d’une manière congruente avec cette orientation structurante, conformément au fait que la question du climat est elle-même maintenant devenue cet «éther particulier qui détermine le poids spécifique de toutes les formes d’existence», comme le disait un sociologue bien connu. En allant du libre-échange intégral de la globalisation actuelle jusqu’à la «mobilité» délirante des facteurs de production (humains compris) engendré par l’abaissement constant des couts du transport, en passant par la fuite en avant technique promue par les spéculations financières basées sur l’innovation, ce sont des pans entiers de l’économie capitaliste qui devront, pas à pas, être déplacés et mis à leur place.

2. Échapper au mythe d’un développement durable et d’un miracle technologique vert

Dans le même sens, il me semble réconfortant de constater que la déclaration initiale d’intention de Climat Québec n’inscrive pas son projet sous la bannière d’un miraculeux Green New Deal. Les technologies vertes, soi-disant orientées vers le développement durable, sont des technologies comme les autres, aussi couteuses, aussi polluantes, aussi risquées et aussi inégalitaires que la plupart des «nouvelles technologies» (comme on le voit avec le vaccin dans plusieurs pays), et en faire la planche de salut du développement économique relève de la pensée magique. Dire, ce qui est forcément vrai, que les technologies de substitution qui s’imposeront à nous créeront de nombreux emplois, c’est dire aussi qu’elles seront dispendieuses et moins efficaces parce que moins consommatrices de ressources et que l’accès à leurs produits, aussi bénéfique soit-il, risque d’introduire de nouveaux problèmes de justice sociale. Bien que nous soyons en droit d’espérer que plusieurs des solutions alternatives ponctuelles en cours d’expérimentations iront dans le bon sens et qu’elles seront éventuellement généralisables, il est clair qu’il n’y aura pas de miracle technologique vert qui nous permettrait de continuer à faire de la croissance du revenu réel notre principal mécanisme de justice sociale. Certes, il y a et il y aura forcément de «bonnes idées» techniques en cours de route, mais elles seront frugales et elles déplaceront sans doute les jouissances de la quantité vers la qualité.

3. Désarrimer le progrès social de la croissance

Dans les sociétés actuelles, en effet, où chacun est entrainé à attendre de la productivité «globale» une hausse réelle de son niveau de consommation (12 paires de chaussettes bangladaises pour 9,99 $, un demi-gallon de cornichons roumains pour 3,97 $, un forfait avion/hôtel au Mexique pour moins de 1000 $, etc.), l’espérance placée par chacun dans une «croissance pour soi» basée sur la baisse des prix relatifs de produits d’usage courant rend «acceptable» l’inégale distribution des fruits de cette croissance, et justifie la croissance elle-même par voie de conséquence. Ce mécanisme social de justification de l’inégalité, qui repose sur un étirement de l’échelle des revenus réels en échange d’une élévation de l’échelle elle-même, est basé sur la consommation de la planète et il est en conséquence destiné à s’enrayer. Le «développement vert», qui permettrait de pérenniser le fonctionnement de ces espérances individuelles compensatrices, est un mythe disgracieux entretenu par l’alliance des spéculateurs et des naïfs.

4. S’adapter dès maintenant aux effets avérés des changements climatiques

Point aussi important que les précédents, Climat Québec ne me semble pas concevoir les dégradations environnementales uniquement comme la menace de problèmes futurs qui pourraient encore être évités. La flèche noire du réchauffement a déjà quitté la corde de l’arc et elle atteint dès maintenant ses premières victimes. Pour chaque société politique, cela veut dire que l’adaptation aux changements climatiques doit être menée en parallèle avec la lutte contre son aggravation future. Il est clair que les mesures d’adaptation qui s’imposent dès maintenant ne doivent pas nous détourner de celles qui visent à limiter les dégradations encore évitables et que c’est, au contraire, en prenant en compte les méfaits déjà présents que nous prendrons l’exacte mesure et la juste conscience du problème collectif qui nous attend encore. La «simple» menace de fin du monde pour le siècle prochain ne sert qu’à donner du temps aux vœux pieux de la petite politique et elle favorise le cynisme : «après nous le déluge» et «à long terme nous sommes tous morts».

On pourrait évidemment soutenir que «l’adaptation collective» aux dégradations environnementales est la pire des politiques, puisqu’elle vise à les rendre «possibles» en les rendant tolérables socialement, et qu’il vaudrait mieux déclarer la guerre totale à ce qui peut encore être évité.

Le problème, c’est évidemment qu’il s’agit là d’une approche abstraite et qu’en réalité c’est l’effort de compenser socialement, dès maintenant, les méfaits avérés qui favorisera la détermination politique à lutter pour renverser les tendances qui sont encore réversibles. Il est clair, par exemple, que nous avons dès à présent besoin de «taxes écologiques» qui visent les produits et les pratiques émettrices de carbone, des taxes qui devraient d’ailleurs accroitre beaucoup plus substantiellement les prix de marché qu’elles ne le font actuellement. Mais il est tout aussi clair que de telles mesures (qui accroissent le prix du transport, et partant celui des denrées, par exemple) ne peuvent être mises en place sérieusement sans de puissants transferts fiscaux qui éviteraient de les faire porter par les citoyens dont le budget est essentiellement absorbé par ces produits de base. Ce genre de problème doit être attaqué dès maintenant, sous tous ses angles. L’affaire des gilets jaunes enseigne ce qu’il en coute d’agir autrement: on ne pas punir par une taxe sur l’essence ceux que la transformation des logements en actifs spéculatifs a chassés vers les périphéries urbaines sans leur transférer fiscalement les moyens de se passer de l’essence. Ces problèmes sociaux, qui sont eux-mêmes d’une complexité qui donne le vertige, se combinent à la complexité écologique elle-même et font reculer la classe politique vers des accords «globaux» qui ne feront pas le travail sur le terrain et qui entretiennent le mythe d’une globalisation verte. En réalité, la manière dont cette combinaison se réalise est particulière à chaque société et la dévolution par en haut des problèmes, même si elle est nécessaire dans plusieurs cas, ne sert pour l’heure qu’à en décharger les «élus», amateurs de réélections.

5. Une alternative aux pizzas partisanes «all dressed» qui alimentent le clientélisme

Alors même que les arbitrages exigés par la social-démocratie deviennent en eux-mêmes toujours plus difficiles et plus imparfaits, leur combinaison avec les arbitrages que rend nécessaires la dégradation des milieux les rend carrément impossibles pour une politique qui prétend accorder une égale «priorité» à des objectifs contradictoires les uns avec les autres. On ne peut pas, simultanément et à égalité, attirer les emplois technoscientifiques du grand capital, accroitre les exportations, favoriser la croissance économique, attirer la main-d’œuvre et soutenir l’expansion démographique, protéger les terres agricoles, abandonner l’agriculture à la compétition chimique, améliorer la couverture santé en protégeant la propriété intellectuelle des molécules miracles, ouvrir le marché des denrées en faveur des consommateurs, favoriser la concentration urbaine des hautes technologies, limiter la spéculation foncière, exonérer les gains de capitaux sur les résidences, subventionner l’exploitation des ressources de toute nature, protéger les investissements, favoriser la mobilité, attirer les cryptomonnaies et lutter contre le réchauffement climatique au nom de la justice intergénérationnelle, le tout en prétendant cyniquement harmoniser en vrac toutes ces orientations avec les droits individuels (à l’enfant, à l’émigration, à une image corporelle de qualité, à la sécurité, à l’identité, au respect, à la non-discrimination, à l’action positive, à la poursuite du bonheur, etc.). Le seul fait que la politique partisane continue de traiter les citoyens comme un ensemble de clientèles bornées dont chacune n’entend que les promesses qui lui sont adressées et les imagine compatibles avec la lutte au réchauffement est l’indication la plus sure que bon nombre de politiciens ont démissionné. Alors qu’il faudrait de toute évidence évoquer des choix difficiles, annoncer des reculs et des restrictions, dissiper le mythe de la croissance éternelle et annoncer des partages et des transferts qui mettront la solidarité à rude épreuve, on choisit de laisser la réalité elle-même imposer, éventuellement, ses exigences, ses catastrophes et ses enseignements et on se promet d’avoir le courage d’agir quand il sera devenu évident pour tous qu’il ne reste plus qu’à subir.

En entretenant le mensonge selon lequel il est possible de faire de tous les objectifs des priorités, la politique partisane n’a plus de programme et se rend en conséquence incapable du moindre arbitrage. La social-démocratie a été de longue date aux prises avec les choix difficiles qu’implique la volonté de corriger les effets spontanés du marché sur les catégories sociales les moins à même de faire reconnaitre politiquement la valeur de leur travail. La crise écologique vient simplement complexifier encore ces difficultés et elle pousse à l’adoption d’un jovialisme irresponsable qui tient la «société» (méprisable au par ailleurs) pour un réservoir inépuisable de gratifications et de «réparations» qu’il appartient aux représentants politiques de rendre compatibles les unes avec les autres. 

Faire de la question du climat le principe général d’évaluation de l’action étatique impliquerait déjà, dans un premier temps, une hiérarchisation des problèmes écologiques qui pourrait ensuite être elle-même enrichie. Mais surtout, cette politique fournirait un principe de justification des choix tragiques que la situation nous impose et elle serait fondée sur la conscience du fait que l’action écologique a des couts, qu’elle comporte des désagréments, qu’elle exige une transformation à long terme des habitudes, qu’elle se traduira dans des limitations à la liberté du capital et que dans l’ensemble elle représentera un nouveau défi de justice sociale. 

Le but de Climat Québec ne me semble évidemment pas de soutenir que l’action écologique mènera au désastre économique; à cause de la réduction inévitable de la consommation (et du gaspillage) des ressources naturelles, et donc de la réduction de l’efficacité de certaines activités productives, elle sera même très probablement favorable à l’emploi. La question est qu’il faudra choisir et qu’il faudra pour cela disposer d’une capacité transparente et justifiable de hiérarchiser enfin les fameuses «priorités».

6. Un objectif robuste pour dissiper les faux-fuyants : la justice climatique 

C’est du moins à la lumière de cet allongement irrationnel de la liste des priorités que je comprends la détermination de Climat Québec de placer son action et ses propositions sous l’égide de la «justice climatique» et de faire valoir l’obligation de recadrer la social-démocratie dans une nouvelle architecture économique. Car le nœud de la question climatique est de toute évidence une question sociale et politique, vu que la «solution» technique et formelle du problème du réchauffement est en elle-même d’une simplicité enfantine : il «suffirait» d’interdire partout l’usage des énergies fossiles pour que le problème disparaisse comme il est arrivé. Contre ce genre d’abstraction, la vraie question est donc de trouver le moyen de sortir progressivement du pétrole sans jeter les deux tiers de l’humanité dans une famine qui durerait un siècle. Au vu de la nature de ce défi, il n’est pas moins évident que la route d’une telle justice climatique ne pourra pas être trouvée d’un coup de baguette magique et que cette condition sine qua non de toute action climatique, la justice, exigera un réalisme et une prudence à la mesure des dangers que garde en réserve la radicalité de tâche. La solidarité sociale, le point d’appui de toute social-démocratie, est encore aujourd’hui une réalité «nationale» et elle ne peut pas être mobilisée, ni directement ni prochainement, au niveau planétaire. Ce sont les «réserves de tradition» et les capacités avérées de mise en commun dont disposent les sociétés politiques existantes qui doivent être sollicitées en premier. Les engagements quantitatifs globaux, qui posent déjà des problèmes de «justice développementale internationale», devront d’abord atterrir dans les pratiques réelles par la médiation d’une aptitude nationale à la justice climatique, un point de départ qu’il faut en conséquence considérer comme la condition d’un processus d’apprentissage qui pourra être élargi à mesure qu’il portera des fruits.

7. L’autonomie politique, condition de la justice climatique 

Tout cela conduit Climat Québec à la nécessité d’articuler un tel programme de justice climatique à celui de l’indépendance du Québec. Il s’agit là d’une attitude réaliste, en dépit des apparences qu’elle donne d’associer une entreprise difficile à une entreprise impossible. 

D’abord, il est assez évident que Climat Québec ne prendra pas le pouvoir aux prochaines élections et que ce parti commencera par redéfinir l’espace du débat politique québécois en mettant les yeux de tout le monde, en commençant par ceux des politiciens, devant les trous. 

Ensuite, dans la perspective d’action à moyen terme qui me semble être la sienne, ce parti ne peut pas soutenir que les Québécois doivent se porter collectivement responsables du bon usage du morceau de la planète dont ils ont l’usufruit sans qu’ils n’aient la pleine responsabilité de la société politique qu’ils y construisent. Séparer la question constitutionnelle de la question écologique serait faire de cette dernière une question technique en la séparant des conditions de l’action politique, et cela alors même qu’elle a son essence dans la redistribution sociale et dans les dimensions étatiques, institutionnelles et idéologiques de sa mise en œuvre. Le programme de justice climatique doit s’inscrire dans le sens d’une histoire québécoise fondée sur la préservation des capacités politiques d’habiter humainement les quelques arpents de neige où le sort a réunis ceux qui s’y trouvent maintenant, «chez eux» à égalité de participation mais à différents titres d’ancienneté et de séniorité substantielles. 

Comme pour les individus, et comme pour toutes les entités dont la vie est soumise au temps et qui sont sujettes à la mort, l’existence des sociétés est une fin pour elles-mêmes et c’est sur une telle téléonomie partagée que reposent ultimement toutes les capacités accessoires de mise en commun. Dans les conversations de l’Universum humain, les sociétés qui prétendent à l’existence doivent faire la preuve, par ce qu’elles ont à dire et par ce qu’elles peuvent réaliser, de leur titre à l’existence. Les différentes incarnations du désir et de la capacité de durer, réciproquement reconnues, que rassemble le Québec forment le trait commun le plus fondamental de cette communauté politique, le genre de patrimoine qui peut, à l’occasion et devant de grands dangers, surmonter les torts historiques et les différences de classe pour accomplir de grandes choses.

Sans compter que la nécessité de l’indépendance ne peut se traduire, et encore moins dans la présente conjoncture climatique, dans la prétention immodeste de faire cavalier solitaire. La responsabilité écologique engage l’humanité tout entière, à commencer par les sociétés les plus riches, mais elle doit se traduire sur le terrain en suivant les contours de chaque écoumène particulier et mobiliser d’abord, sur la base du sentiment et de l’expérience concrète des dégradations, les capacités sociales d’arbitrage et de transfert de ceux qui les habitent. 

Or, il n’y a pas d’unité canadienne parce qu’il n’y a pas de société canadienne. Le Canada britannique, en tant que rassemblement colonial d’une pluralité de sociétés qui représentaient pour lui autant de dangers, n’a eu de cesse d’en réduire les membres au statut d’individu, ce qui a presque été réussi pour les sociétés autochtones et acadienne et à un moindre degré pour la société canadienne en formation. Conformément à la logique impériale, qui est devenue son modus operandi, il a accordé à certains les privilèges de l’irresponsabilité tout en les tempérant par des punitions ciblées pour d’autres, il a divisé les élites et il s’est construit contre le principe républicain, c’est-à-dire en éloignant les peuples des questions décisives. Tout cela ne peut pas être défait, et ne doit d’ailleurs faire l’objet d’aucune excuse morale stérile. 

Il se trouve cependant, toute chose ayant sa contradiction, que les politiques de proximité et la gestion du territoire ont été dévolues, selon la logique impériale, vers des pouvoirs locaux qui ont dès lors favorisé l’évolution politique de sociétés qui ont pris la couleur de leur territoire et où se sont sédimentés le sens et la manière de l’habiter, de s’y reconnaitre et persister dans l’existence. Cela est vrai maintenant à nouveau pour les sociétés autochtones, qui ont ainsi rompu dans les faits, dans la foulée de l’exemple québécois, avec la logique de dissolution à l’œuvre dans le fourretout individualiste de la loi sur les Indiens. 

Les questions climatique et écologique donnent maintenant à cette pluralité des écoumènes un relief déterminant: les sociétés maritimes de l’Est et de l’Ouest, celle du bassin laurentien, celle des Grands Lacs, celles des plaines et les multiples sociétés du Nord devront chacune trouver dans leur histoire les ressources collectives pour assumer à l’endroit de la Terre la part des responsabilités qui doivent être assumées localement. Les mesures technocratiques à vocation universelle, comme le prix du carbone, le marché spéculatif des droits de pollution ou encore celles qui découlent du principe du pollueur-payeur, aussi nécessaires soient-elles, n’engendrent pas par elles-mêmes, et certainement pas davantage dans le Canada des individus qu’ailleurs, la disposition sociale à décider du juste partage de leurs couts. À défaut de réduire la distance entre la théorie et la pratique, les mesures climatiques «globales», laissées à elles-mêmes, risquent de provoquer des attitudes de déni, comme on le voit déjà ou, pire, de favoriser l’adoption cynique de la stratégie du passager clandestin, celui qui se contente de revendiquer sa part des avantages collectifs qui résultent de réductions supportées par les autres. La lutte au réchauffement climatique ne peut pas davantage se contenter d’une moralisation des comportements individuels qu’elle ne peut être menée du haut d’un imperium global étriqué, inventé à reculons pour la circonstance: leur articulation reposera sur la responsabilité des communautés politiques concrètes à l’égard de leurs conditions écologiques d’existence.  

8. L’obligation de sortir du pétrole que nous fait la possibilité d’en sortir

L’élément décisif d’un tel engagement sur la voie de la responsabilité écologique, celui qui le rend pratiquement obligatoire «pour nous», est l’extraordinaire dotation énergétique de l’écoumène québécois (en eau, en vent et en ensoleillement). Sortir du pétrole, la première étape de la réduction de l’empreinte écologique, restera impossible en général tant qu’elle ne sera pas devenue réelle quelque part. C’est parce que le blé ou la vigne ont d’abord été «cultivée» là où ces plantes poussaient «naturellement» qu’il a ensuite été possible, par des adaptations successives, par des imitations et par des émulations, de les cultiver pratiquement partout. Tout processus d’apprentissage collectif repose sur des expériences qui se glissent dans la pratique sociale sans exiger d’abord que tout le reste soit remis à zéro mais qui transforment la totalité de l’intérieur, de proche en proche, progressivement, et qui se cristallisent finalement dans des formes sociales inédites qui auraient été impossibles au départ. 

La diversification «nationale» de la lutte au réchauffement climatique est nécessaire pour cette raison. En maintenant cette lutte au plus près des conditions écologiques locales et surtout en cultivant d’abord les formes existantes de la solidarité sociale, cette segmentation est la condition de la multiplication des expériences et des «projets pilotes», et donc aussi de la découverte progressive des possibilités de généralisation technique et d’élargissement des dispositions collectives aux redistributions.

Contrairement à la situation de jeu à somme nulle où s’étaient mises les puissances nationales modernes, en effet, pour lesquelles la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens, la lutte au changement climatique est un jeu à somme positive où les avancées de chacun accroissent les capacités de tous. Même le Canada pétrolier profiterait davantage d’avoir parmi ses alliés obligatoires une république engagée sur la voie de l’électrification et de la lutte au gaspillage que d’être irrité en permanence par une province de profiteurs qui semblent, au moins aux yeux des Albertains, dilapider en jouissances de paresseux les fruits de la redistribution pétrolière. Cela permettrait d’office à un Rest of Canada, plus centralisé, de sortir de la rivalité négative qui le définit, de resserrer sa démocratie sociale (en suivant sa tendance NPD) et de profiter franchement de l’expérience québécoise pour organiser sa propre lutte au réchauffement. Loin de ce que l’on appelait l’égoïsme national, l’autonomie des communautés nationales est d’ores et déjà la condition de leur participation créative à la recherche d’un avenir dont il est encore impossible d’anticiper l’architecture.

9.  De la «mappe» des ressources aux territoires de la responsabilité

En se montrant à la hauteur des possibilités extraordinaires que la nature leur offre pour se porter responsables de sa préservation et en risquant les choix difficiles que cela exige, les Québécois feraient honneur aux capacités d’habiter ce pays qu’ils ont appris de ceux qui les ont cultivées en premier et ils donneraient à leurs aménagements institutionnels, à leurs produits et à leurs méthodes une valeur éminente dans l’Universum humain. Sans être obligés de présenter leur route comme étant le One Best Way de l’avenir universel, une prétention à laquelle le Canada multiculturel s’est pour sa part condamné pour surmonter ses contradictions, sans être obligés non plus de se défendre au jour le jour contre ce programme colonial postnational bienpensant (qui n’est évidemment pas sans valeur), les Québécois pourraient redécouvrir le sens d’une habitation du monde qui exclurait d’emblée l’idée de propriété collective du territoire (ainsi que celle de sa mise en exploitation à titre de simple ressource). Les sociétés ne sont pas propriétaires de la partie du monde qui les abrite, au mieux elles en sont les usufruitières et les fiduciaires, et elles devront dans l’avenir être jugées sur la base du respect qu’elles lui témoignent. 

Les rapports entre les sociétés de l’écoumène québécois s’en trouveraient d’ailleurs, au moins en principe, simplifiés: en devenant un impératif conscient, le respect dû au monde qui nous a précédé et qui nous a rendu possibles renverserait à nouveau le pays, cette fois en faveur d’une cosmologie amérindienne pour laquelle il s’agissait là d’une vérité naturelle. Le pays serait renversé à nouveau et la triste croyance des impérialistes qui, ayant acheté l’argent, se crurent autorisés à acheter la terre et le travail de ses habitants, serait finalement mise à sa place, au musée des déroutes dont on revient ou dont on meurt. Les communautés politiques existantes auraient dès lors assez à faire pour nettoyer le devant de leur porte qu’elles y trouveraient peut-être une raison de ne pas se disputer la rue à titre de gangs.

La conscience des limites: faire d’un facteur d’anxiété un motif d’action

Je vous concède volontiers que nous sommes infiniment loin de tout cela. Mais en même temps, me semble-t-il, c’est en gros là où nous sommes, entre deux sentiments: celui de la réalité massive du problème, d’un côté, et celui de l’insoutenable légèreté de la politique de l’autre. En conséquence, et à défaut de s’imposer, idéologiquement et raisonnablement, il se peut que la primauté de la question écologique continue de s’imposer par elle-même, effectivement et aveuglément pour ainsi dire: par des catastrophes naturelles, par des tyrannies, par des guerres, par des conversions de masse à une moralité subjective qui fera autant de torts à la liberté qu’elle lui offrira de garanties, par des délestages démographiques, par des effondrements économiques, par des pandémies, par des murs pour enfermer les surplus et par des invasions, etc.

Alors que les États sont tenus à l’impuissance par l’état de fait économique qu’ils croient les servir, des partis d’opposition, partout en Occident, adoptent par les temps qui courent de fantastiques programmes écologiques, des programmes qui, par-dessus tout le reste, annoncent en prime la fin des réalités nationales et le passage au cosmopolitisme. Un chausson avec ça?

Ou bien Climat Québec fera bientôt partie du lot, et de la surenchère des bonnes intentions, ou bien il établira par là le fait qu’il faut maintenant faire des choix et limiter les attentes, qu’il faut un principe de justice pour répartir les couts et les avantages de ces orientations, qu’il faut une capacité démocratique de les rendre impératives, c’est-à-dire, finalement, un désir historique de faire société.

La première fonction de Climat Québec, en somme, pourrait être d’enseigner qu’il faut commencer quelque part, puisqu’il n’y a pas encore de sociétés qui soient n’importe où, par ce qui y est déjà possible concrètement, puisque tout ne l’est pas.

*****

Si vous avez lu jusqu’ici, je me permets quelques ajouts de lecture. (i) Je viens de terminer la relecture de Guérir du mal de l’infini d’Yves-Marie Abraham (2019), d’où est presque absent tout effort de concrétiser dans l’action les propos plus qu’intéressants. Le livre fournit le contexte pour une action comme Climat Québec, en mettant l’accent sur le fond du mal, la mythologie derrière l’idée de la croissance mentionnée par Gagné vers le début de son texte. (ii) Plus directement, Yves Cochet, ancien ministre français de l’Environnement, a publié en 2019 un livre, Devant l’effondrement: Essai de collapsologie, qui consacre l’effondrement projeté par Halte à la croissance et en poursuit les implications. Gilles Gagné et Martine Ouellet ne semblent pas prêts à accepter le constat d’un effondrement, ou peut-être plutôt, voient des actions qui nous permettraient d’éviter la paralysie. (iii) On peut écouter le court message de Martin Ouellet pour lancer Climat Québec.

Je reviens sur ces questions en janvier.

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Mauvais choix d’objectif

Pendant les années 1990, je collaborais avec un autre membre de la Table ronde nationale sur la question des coûts des changements climatiques. Lui, président d’une compagnie de réassurance agricole, compilait les données de la Swiss Re et, à l’occasion, intervenait pour réduire les dommages occasionnés par la grêle dans les prairies. Au fil des ans, nous avons vu les coûts monter dramatiquement au Canada, tout comme les dommages, et après un certain nombre d’années, nous avons abandonné le suivi de la situation, qui paraissait déjà hors de contrôle.

Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC) nous fournit des pistes et des projections sur la situation depuis trente ans maintenant, et les gens qui suivent ces rapports sont obligés de constater la même chose : la situation s’empire constamment et est à toutes fins pratiques hors de contrôle. Éric Desrosiers, journaliste à l’économie au Devoir, est parmi ces gens, et il vient de consacrer son analyse hebdomadaire à la situation décrite par une fuite du GIEC, et son constat semble rejoindre celui des autres, que nous atteignons le point de non-retour. La rédactrice en chef du journal, Marie-Andrée Chouinard, a repris l’analyse le lendemain en allant au plus général. Son éditorial, «Pour éviter le pire», n’entre pas dans la longue série de réflexions sur la situation en offrant des scénarios pour sortir de la crise, mais constate avec son titre que c’est trop tard, que nous devons aujourd’hui chercher à éviter le pire, et non à établir les assises pour en sortir.

L’objectif des pays riches est de maintenir les modes de vie actuels, en les adaptant aux exigences des réductions, entre autres (et cela seulement en principe) en rendant le transport électrique. Cela ne soulève même pas le fait que probablement les deux tiers de l’humanité n’ont même pas la possession d’un véhicule personnel dans leurs visées. Y penser démultiplierait le défi déjà colossal, même si l’on peut penser que les pays riches pourraient poursuivre sans trop de problèmes comme depuis des décennies et ne pas tenir compte de cette inégalité dans les modes de vie.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1120836/caa-quebec-dix-solutions-congestion-routiere

Desrosiers commence assez raide, en partant des nouveaux engagements du gouvernement canadien pour des réductions des GES de 40% à 45% d’ici 2030 (cela par rapport à 2010, point de référence en changement constant, alors que la référence pour le GIEC, beaucoup plus exigeante, est toujours 1990). Desrosiers cite Yves Giroux, le Directeur parlementaire du budget, dans un nouveau rapport:

L’ampleur et la vitesse des changements nécessaires [pour atteindre ce nouvel engagement] rendront sa réalisation difficile. Le problème n’est pas tant le manque de solutions vertes disponibles, il y explique, mais il faudrait entre autres qu’environ la moitié des ventes de véhicules neufs soient des véhicules «zéro émission» dès l’an prochain. Il faudrait aussi que les propriétaires de bâtiments soient soudainement pris d’une urgente envie de remplacer leurs systèmes de chauffage par des thermopompes et les industries d’un irrépressible désir de conversion aux petits réacteurs nucléaires modulaires.

Desrosiers poursuit, avec d’autres références:

Près de la moitié des réductions de GES qui doivent mener à la carboneutralité d’ici 2050 devront venir de technologies qu’il reste encore à trouver, a admis l’émissaire américain pour le climat, John Kerry. Il faudrait aussi construire l’équivalent du plus grand parc solaire au monde, chaque jour, au cours des 30 prochaines années, a estimé pour sa part l’Agence internationale de l’énergie, ainsi que dix installations de captage du carbone par mois à compter de 2030 alors que le monde n’en compte actuellement que 26.

Un défi colossal…

Tous ces calculs, toutes ces projections, s’insèrent dans une volonté de maintenir les modes de vie actuels (cela en laissant à d’autres interventions des réductions des inégalités qui font, par exemple, que les deux-tiers de l’humanité ne pensent même pas à l’idée d’avoir une auto), parce que l’alternative est inimaginable. Pourtant, un regard sur les implications de tous ces gestes visant à maintenir nos modes de vie de bute rapidement à d’autres constats tout aussi inimaginables :

Desrosiers en est conscient, et cite d’autres sources. Il semble être rendu au constat de nous deux à la Table ronde il y a pus de 20 ans…

Mais voilà. A-t-on vraiment le choix ? Si même un succès partiel de la lutte contre le réchauffement climatique coûtera horriblement cher, ce n’est rien en comparaison des coûts économiques, écologiques et humains du statu quorappelait pour une énième fois une étude du géant de la réassurance Swiss Re en avril

Et me voilà moi-même à un retour dans le passé dans la réflexion, et un retour à mon livre Trop Tard qui, suivant les projections du Club de Rome dans Halte à la croissance, nous mettait devant l’effondrement aux alentours de 2025. J’ai recommencé mes articles pour le blogue avec une référence à la récente publication d’Yves Cochet, Devant l’effondrement, dans la foulée des travaux sur la collapsologie; le document du GIEC ne nous en éloigne pas.

Ce qu’il y a à ajouter à ces réflexions est le fondement des analyses des collapsologues, le fondement de Halte, soit que la source des changements climatiques est notre recours aux énergies fossiles et que ce qui se passe de ce côté-là est peut-être plus dramatique que ce qui se passe du côté du climat. J’ai fait une mise à jour sur la situation par rapport au pétrole conventionnel pour suggérer que le déclin de cette énergie, qui est au cœur du fonctionnement de nos sociétés, est toujours à projeter suivant les projections du Club de Rome de 1972. Nous faisons face à l’effondrement beaucoup plus tôt que ce qui est imaginable en ce qui a trait aux changements climatiques…

Près de chez nous: The Green New Deal

 On Fire: The Burning Case for a Green New Deal a été publié par Naomi Klein en 2019, à la suite de son livre Tout peut changer (This Changes Everything) de 2014. Dans ce récent livre, elle a misé sur le parti travailliste dans la Royaume Unie, qui a subi une défaite historique par la suite. Reste à voir le sort qui sera réservé à une autre cible de Klein, le Green New Deal aux États-Unis, actuellement dans une version proposée par la nouvelle administration Biden pour combler la «décennie zéro» inscrite par Klein en 2014. C’était comme une sorte de fin, pour elle, des efforts pour gérer les défis contemporains (surtout, celui des changements climatiques). La décennie achève

Le projet de loi sur les infrastructures fournit une idée de ce qui pourrait être fait pour se mettre en mode «transition» aux États-Unis. Il est en discussion dans la législature américaine depuis des mois, et fait partie de l’approche d’ensemble de l’administration Biden qui cherche entre autres à mettre en branle une transformation de l’économie américaine pour qu’elle se libère de sa dépendance aux énergies fossiles. Si la transformation de mettait en place, ce serait ce que Klein recherche, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’une intervention des démocrates, que les congrès est divisé presque 50-50 et qu’il n’y a aucun espoir que les républicains aillent en ce sens. Les travaux sont fondés, entre autres, sur l’étude de Princeton et al publiée le 15 décembre 2020 (il comporte quelque 350 pages).

Philippe Gauthier en a fait un portrait en fournissant ses critiques et préoccupations par rapport à cet travaux. Je les résume ici, sans rentrer dans le rapport lui-même.

Ce genre de plan dépend largement des hypothèses de départ, qui sont ici très optimistes. Est-il vraiment raisonnable d’espérer zéro émissions nettes avec un mix énergétique reposant encore jusqu’à 38 % sur les carburants fossiles?

L’étude évalue des scénarios de transition qui se distinguent surtout par le rythme de l’électrification et par un recours plus ou moins massif aux technologies de capture et de séquestration du carbone (CCS). Les coûts financiers sont au cœur de ces scénarios.

La séquestration sous le sol (CCS), soit en l’absorbant dans de la biomasse (BECCS) soit en le retirant directement de l’air ambiant avant de le stocker sous terre (DAC), représente de bien belles techniques sur le papier, mais qui n’ont pas fait leurs preuves à grande échelle. Mais peu importe! Elles permettent aux chercheurs de Princeton de promettre un monde où l’on brûlera une abondance de carburants fossiles tout en ramenant les émissions à zéro.

De manière générale, les scénarios misent sur une augmentation rapide de la capacité solaire et éolienne, de même qu’un recours accru a la biomasse.

Détail à noter, les batteries occupent peu de place dans ces plans. C’est essentiellement l’hydrogène qui permet de gérer l’intermittence et les variations saisonnières.

Pour réduire les coûts de la transition, on suppose que les équipements polluants ne sont remplacés qu’en fin de vie. On tient compte du fait que des technologies comme les véhicules électriques et les pompes à chaleur utilisent moins d’énergie que les moyens actuels pour atteindre les mêmes résultats. On tient aussi compte du coût relativement élevé de l’abandon des carburants liquides.

On mise aussi sur de sérieux gains d’efficacité. Au final, l’intensité énergétique de l’économie américaine (la quantité d’énergie utilisée pour produire une unité de PIB) s’améliore de 1,7 à 3,0 % par année, selon les scénarios. Ceci paraît optimiste, dans la mesure où ces gains sont actuellement d’à peu près 1% par année. 

Le déploiement de l’énergie solaire s’accélère dans tous les scénarios, sauf un, où il se poursuit au rythme actuel. On estime que la capacité éolienne va tripler d’ici 2030, alors que la capacité solaire va quadrupler. On parle ici de parcs à l’échelle commerciale, pas de déploiements sur les toits. En 2030, les États-Unis devraient déployer chaque année plus d’énergie renouvelable que la Chine. La manière dont ces objectifs seront atteints fait l’objet de très peu de discussion. 

Ces projections reposent sur l’hypothèse que le prix du pétrole et du gaz va rester peu élevé.

Jusqu’ici, les scénarios proposés paraissent assez raisonnables (c’est Gauthier qui le dit). Le tableau se complique lorsqu’on mesure la part de la biomasse et de l’hydrogène. 

Dans l’ensemble, cette partie apparaît assez faible. Pour fonctionner, l’un des scénarios nécessite beaucoup plus de biomasse que ce qui est réellement disponible.

 L’utilisation de carburants fossiles et d’hydrogène basé sur les fossiles ou la biomasse reste importante dans le plan. Les émissions de CO2 pourraient encore atteindre 1,8 milliard de tonnes en 2050. On espère éliminer ce carbone après coup par un recours massif au stockage géologique et par la production de carburants de synthèse. Il s’agit là de la partie la plus fragile du plan, à mon avis.

Une critique en bonne et due forme de ces hypothèses dépasserait largement le cadre de ce blogue. Il suffira de rappeler que jusqu’ici, les rares essais de capture et de séquestration du CO2 n’ont eu lieu qu’à une échelle réduite et qu’ils ont rarement été concluants. La technologie fonctionne, mais elle est malcommode, ne capture pas 100% des émissions et s’avère beaucoup plus coûteuse que prévu. Le plan repose, sans base formelle, sur l’idée que ces coûts vont diminuer. De plus, on ne sait pas très bien qui doit payer pour ce service.

Le plan ne s’interroge pas du tout sur la capacité de l’industrie minière à fournir les matériaux nécessaires et sur celle de l’industrie manufacturière à les transformer en panneaux solaires et en éoliennes en temps voulu. La question de l’approvisionnement en batteries est à peine évoquée elle aussi. 

Les deux formes d’énergie sont intimement liées dans cette étude, parce qu’on présume qu’une bonne partie de la biomasse sera utilisée pour produire de l’hydrogène – et que le carbone libéré par cette transformation sera capturé et séquestré de manière permanente à coût modéré.

Cette hypothèse commode (et très contestable) permet de présenter la biomasse comme une manière de compenser les émissions des carburants fossiles toujours présentes dans les divers scénarios. À l’horizon 2050, 100% de la biomasse disponible (résidus agricoles et forestiers) serait utilisée pour produire des carburants. Dans certains scénarios, il faudrait aussi convertir plus de terres agricoles à la production de biomasse, par exemple plus de maïs pour produire de l’éthanol.

Détail remarquable, il n’est pas beaucoup question de biogaz. Cette décision n’est pas formellement expliquée, mais semble être motivée par le désir de séquestrer le carbone. Le biogaz serait donc séparé en ses deux composantes, carbone et hydrogène. Le premier serait stocké, le second, utilisé tel quel ou sous forme de carburants de synthèse. Le gaz naturel fossile serait aussi converti en hydrogène, un procédé qui est présenté comme peu émetteur dans la mesure où le CO2 émis serait stocké. Des technologies non éprouvées à grande échelle (pyrolyse de la biomasse, Fischer-Tropsch renouvelable) jouent un rôle important dans ces plans.

Il est à noter que le plan ne propose pas de stockage de l’électricité par batterie, hormis dans les véhicules électriques. La gestion de l’intermittence est assurée par le stockage sous forme d’hydrogène ou d’autres carburants, qui sont ensuite reconvertis en électricité au besoin. La quantité de carburant nécessaire sur une base horaire ou saisonnière ne fait l’objet d’aucune évaluation.

J’inscris ces réflexions au long parce qu’elles fournissent une vision d’ensemble des approches nécessaires – en notant l’absence de recours à des batteries – pour même penser à une transition. Cela est dans le contexte où tous les scénarios aboutissent en 2050 avec un recours plus ou moins important aux énergies fossiles dans le portrait d’ensemble. En fait, et pour le mettre simplement, il n’est pas envisageable de penser maintenir les activités économiques actuelles en visant à remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables.

Autrement dit, nous sommes déjà dans une situation où il nous fait envisager des réductions dans notre utilisation de l’énergie et, presque par conséquent incontournable, dans notre mode de vie. Par ailleurs, on doit penser à tout un ensemble d’autres interventions visant à éliminer (au moins, réduire de façon importante) les inégalités entre pays, voire à l’intérieur de pays comme les États-Unis, alors que ces inégalités semblent plutôt structurelles en regardant le système que le plan Biden cherche à modifier. 

Une nouvelle société s’impose

Bref, l’effort de mettre de l’avant le Green New Deal, avec ses options, nous met devant la nécessité de sortir du cadre de la «normalité» qui constitue pourtant presque l’unique approche dans l’ensemble des sociétés.

Il n’y a presque pas de pays ou d’organisation qui n’est pas dans le processus de préparer la «transition énergétique». Presque sans exception, l’effort vise à remplacer les systèmes énergétiques actuels par des systèmes fondés sur les énergies renouvelables. Nulle part ou presque on ne voit impliquée une réduction de la consommation totale de l’énergie comme objectif complémentaire. The Green New Deal, dont on parle maintenant depuis quelques années, rentre dans une telle perspective, et les interventions de la nouvelle administration Biden dans ce domaine semble adopter la même approche. Cela fait quand même des années que nous voyons assez clairement que les avancées des énergies renouvelables ne permettent nullement de les voir capables de remplacer, en qualité et en quantité, les énergies fossiles. Gail Tverberg fait des billets sur ce thème depuis longtemps. En fait, cette tendance de fond fait partie de l’adhésion au modèle économique visant la croissance et incapable de penser en d’autres termes, y ajoutant la confiance extrême dans la technologie pour rendre le tout cohérent. 

En fait, nous sommes rendus au devoir de constater que nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs en matière d’émissions de GES. L’alternative est de cibler des objectifs visant à réduire notre consommation de matières premières et d’énergie, ce qui comporte d’emblée un changement plutôt radical dans notre mode de vie. Ce n’est pas pour demain des orientations sociales et politiques en ce sens…

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Retour à l’anormal?

Cela fait un an que j’ai alimenté le blogue pour la dernière fois. En bonne partie, mon absence était due à la maladie, mais une partie de cette absence tenait de mes difficultés à voir clair dans ce qui se passait et, surtout, à ce qui allait se passer. Ces difficultés sont reflétées dans cette première (longue) intervention de ma part depuis un an, où je fais part de mon sens qu’il n’y a pas grand’ monde qui intervient dans le sens de l’anormal d’Alain Deneault (voir plus bas). Je n’ai pas suivi tout ce qui se passait, tout ce qui s’écrivait, et j’offre les réflexions ici, en partie, comme invitation aux lecteurs de compléter ma courte bibliographie et la réflexion elle-même. J’ai l’impression que ce sont les Français, dont Pablo Servigne, avec son Comment Tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie de 2015, et Yves Cochet, avec Devant l’effondrement : Essai de collapsologie, de 2019 qui cherchent à pousser sur le sens de l’anormal, connu depuis le livre de Servigne, non autant comme la décroissance, mais comme la collapsologie. Je me dirigeais en ce sens lors de mon départ du bureau du Vérificateur général au début de 2009, mais cela a nécessité les Français pour m’aider à avancer dans la réflexion.

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Depuis deux ans, et mis en exergue par la pandémie dans mes propres réflexions, deux de mes sources préférées (et cela depuis des décennies) ont signalé une source d’alarme par la publication d’un nouveau livre. Jared Diamond a publié en 2019 Upheaval : How Nations Cope with Crisis and Change, une sorte de suite à Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed (2005) avec un titre évoquant la thématique de l’effondrement de l’original de 2005.  La table avait été mise en 1997 avec Guns, Germs and Steel : The Fates of Human Societies. Finalement, le livre n’avance pas la réflexion, et cela est signalé par le court texte de Wikipedia qui en parle.

Moisés Naím of The Washington Post states : « In the same way that his previous and far more rigorous work, Guns, Germs, and Steel, suffered from an excessive reliance on geography to explain complex, multidimensional events, Upheaval suffers from an overreliance on psychology. But in some ways, it doesn’t matter. Though the analysis stumbles, the virtues of Diamond’s storytelling shine through. Ignore his attempts to force the therapeutic 12-step onto history. Ignore also his correct but unsurprising musings about the dangerous threats facing humanity (nuclear weapons, climate change, resource depletion and inequality). Instead, let this experienced observer with an uncanny eye for the small details that reveal larger truths take you on an expedition around the world and through fascinating pivotal moments in seven countries. Upheaval works much better as a travelogue than as a contribution to our understanding of national crises. »

Colin Kidd of The Guardian writes : « Diamond’s methods – drawing direct parallels between personal and national trauma, and between the psychology of individuals and the character of nations – are not those practised by historians, who tend to emphasise the particularity of circumstance and the intricate unrepeatability of events. Diamond nonetheless plots in counterpoint the various predicaments he discusses, alert, in as non-deterministic a mode as he can manage, to the open textures of historical possibility. The prophet spares us chiselled commandments, but we have been warned. »

Finalement, Diamond se trouvait confronté à écrire un livre sur la société moderne face à l’effondrement ou un livre qui abandonnerait cette entreprise et qui poursuivrait la réflexion de 2005. Il a choisi la deuxième option, et le lecteur se trouve figé dans le temps de la réflexion.

Thomas Homer-Dixon a contribué d’importantes, et très différentes, analyses de cet ensemble de phénomènes qui marquent le monde contemporain. Après des interventions mettant en relation la complexité de la situation, il a formulé une vision plutôt globale de la situation dans The Ingenuity Gap (2000), suivi en 2006 par The Upside of Down : Catastrophe, Creativity and the Renewal of Civilization, qui fournissait les fondements pour une autre version de l’effondrement qui s’annonçait, teintée par des éléments d’un certain optimisme face à l’avenir, avec la référence au renouveau dans le titre et sa réflexion sur la question dans la dernière section du livre.

Nous attendions donc depuis 15 ans la façon dont il allait aborder les défis ainsi esquissés et qui, en dépit de l’optimisme affiché, laissaient planer des perspectives de catastrophe. Il vient de publier en 2020, en pleine pandémie, Commanding Hope : The Power We Have to Renew a World in Peril. Le livre présente une sorte d’idéologie de l’espoir, dans de nombreuses ramifications, sans proposer des suites aux analyses rendant l’effondrement probable. Comme avec Diamond, le lecteur se trouve figé dans le temps de la réflexion.

Une pause, préparation pour un retour à l’anormalité?

On peut apercevoir des éléments du défi dans l’effort d’Yves Cochet dans son livre alors qu’il cherche à esquisser les grandes lignes des nouvelles sociétés qui pourraient sortir de l’effondrement. Cochet fournit au moins des pistes pour la réflexion qui semble s’imposer, et que j’essayais de commencer à aborder dans mon livre de 2017 Trop Tard : La fin d’un monde et le début d’un nouveau. La dernière année m’a fourni l’occasion de voir si j’étais capable de démêler ce qui se passe, ce qui se profile, ce qui pourrait nous arriver.

On peut comparer cet effort de Cochet avec des interventions pendant l’année de trois autres de mes sources préférées, Éric Pineault, Yves-Marie Abraham et Alain Deneault. Pour m’y préparer, c’était déjà une expérience inhabituelle que de survoler plusieurs documents couvrant les dernières années, cela dans un cadre où rien ne semble se passer en termes de développements dans la réflexion sur ces efforts.

Éric Pineault nous offre quelques précisions face à un article de Nicolas Marceau, un de nos économistes démontrant le déni généralisé de ces professionnels, et y aborde la grande vision globale d’Abraham ciblant justement une approche qui vise à «produire moins, partager plus, décider ensemble». Il nous réfère à des travaux qui continuent, au sein du Front commun pour la transition énergétique, avec sa Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, cela dans une perspective où nous serions en mesure de gérer la «transition»; en même temps, nous apprenons sans surprise que le secteur de l’économie qui semble parmi les mieux en train de se redresser, en contradiction avec les objectifs de la Feuille de route, est celui de l’automobile et cela avec une proportion de 70% de VUS dominant les achats…

Deneault souligne bien le défi, un retour à l’anormal, dans un texte de novembre 2020 qui n’aborde quand même pas les pistes non pas de solution mais de préparation – ce sera pour d’autres travaux – alors que nous sommes devant une couverture médiatique omniprésente sur la pandémie, et sur la nécessité d’en sortir avec une économie remise en marche, couverture qui ne porte que sur un retour à la normale. C’est la situation aux États-Unis avec les programmes massifs de l’administration Biden. Ceux-ci sont fascinants dans l’abstrait mais risquent fort de ne pas se matérialiser mais nous pousser plutôt vers une dégradation de la situation globale d’avant la pandémie. Celle-ci était marquée par des crises partout, et l’énorme demande pour du pétrole qui sera en cause nous ramènera au scénario de l’effondrement associé au déclin du pétrole conventionnel.

Yves-Marie Abraham avait déjà entamé la démarche cherchant à esquisser la nouvelle société qui nous attend – que nous voudrions – dans Guérir du mal de l’infini (2019), et dans un article qui y revient dans Polemos-décroissance; l’article est une autre réplique à l’article de Marceau, mais ce nouveau site représente une intervention dans le sens que je recherche, en suivi au forum organisé par les responsables à la fin de 2019 avec pour programme Effondrement: Fin d’un monde, construire un nouveau? [1]. Abraham reste dans les grandes lignes de sa pensée et n’aborde pas ce qui se passe en fonction de nos apprentissages venant, par exemple, de la pandémie.

Bref, sans faire un survol de l’ensemble des interventions parues pendant la pandémie, je ne vois pas beaucoup de travail dans le sens de Cochet et qui cherche à saisir les implications – et possiblement les conséquences – de la pandémie dans le cadre d’analyses qui prévoient un effondrement. Par ailleurs, j’avais écrit pendant l’année en suivant d’autres sources que je considère fiables (Nafeez Ahmed, Thomas Homer-Dixon, Andrew Nikiforuk); à la relecture de ces écrits, je suis surpris de voir jusqu’à quel point ces sources semblent s’être trompées dans leurs efforts pour comprendre ce qui se passait, ce qui allait se passer (virulence de la pandémie en termes de décès, plutôt faible extension dans les pays pauvres, impressionnant développement de vaccins très efficaces – pour les pays riches, …). De mon côté, une partie de mon silence venait de mon incapacité à comprendre moi-même.

Il reste certaines découvertes.

L’avenir?

Ma dernière intervention sur le blogue portait sur un échange en mars dernier avec Philippe Gauthier lors d’un forum virtuel organisé par des étudiantes des HEC, où Gauthier se montrait assez optimiste concernant un retour à la normale, alors que j’étais plutôt d’avis que la pandémie mettait en cause les fondements de mon analyse (dans ses grandes lignes celle de Cochet aussi) quant à l’effondrement qui nous guette, prévoyant une baisse importante de la consommation du pétrole dans les années à venir et un début possible de l’effondrement. Gauthier semble avoir vu plus clair, ce dont on peut juger en regardant un récent rapport de Rystad qui nous voit, dans le domaine du pétrole, en route vers un retour à la normale d’ici un an ou deux.

Gauthier nous en fait un portrait en partant d’un rapport récent de l’AIÉ, incluant les émissions des deux dernières années.

Dans une chronique du Devoir, Gérard Bérubé fait un reportage sur une étude d’Oxford Economics et le PNUE montrant que l’ensemble des interventions touchant la relance représente un effort «vert pâle» face à l’urgence d’un virage radical et cela, sans même mentionner que ces interventions inadéquates vont contribuer invraisemblablement à l’effondrement.

La déstabilisation économique actuelle a commencé de façon assez intéressante, avec l’arrêt des croisières (foyers de propagation de la COVID-19) et des vols de touristes vers le sud et le soleil. Il s’agissait d’un impact visible et important sur peut-être 25% de nos populations dans les pays riches. L’abandon des saisons de plusieurs sports professionnels ainsi que le report des Jeux Olympiques est venu plus tard déranger la vie de ces mêmes personnes. Et pendant ce temps, l’obligation de distanciation faisait en sorte qu’une multitude d’activités culturelles, allant du cinéma aux pièces de théâtre et touchant d’autres parties de la population, disparaissaient aussi de la scène. Que ces activités reviennent ou non a peu d’importance vitale pour le commun des mortels, sauf en reconnaissant que nombre de ceux-ci travaillent à bas salaire en soutien des activités en cause et ont perdu leur emploi.

Les pertes d’emploi ont fait leur apparition dans les nouvelles quotidiennes, et rapidement. Il y a plusieurs années, lors de la fermeture du gouvernement américain en raison de désaccords sur le budget, c’était frappant de voir des employés du gouvernement fédéral, sûrement pas payés au salaire minimum, se montrer en difficultés financières après deux ou trois semaines sans travail. La même chose est arrivé avec la COVID-19, et on pouvait également la voir ici au Canada. Finalement – les chiffres varient – peut-être la moitié de la population semble mener une vie qui lui laisse sans recours après quelques semaines.

À ces gens-ci il faut ajouter les employés des bars et des restaurants et d’un ensemble de petites entreprises qui fermaient rapidement, forcément, avec le confinement. Avec cela, on voyait ce qui est devenu évident avec le passage du temps : les gens bien dans les pays riches dépendent pour leurs services de gens beaucoup moins bien, les travailleurs dans les secteurs de services. On peut y ajouter d’autres en agriculture, entre autres : l’activité agricole, et la chaine d’approvisionnement en Amérique du Nord, dépendent en bonne partie de travailleurs venant du sud de la frontière. Probablement les plus en évidence dans nos vies étaient les «anges gardiennes» de la santé faisant la manchette depuis le début, et faisant partie des bas salariés.

Les clients de ces commerces et de ces activités se trouvent probablement parmi les 25% des mieux nantis de la population aussi; ce sont les travailleurs à faible revenu et sans assurance emploi (ni souvent assurance santé aux États-Unis…) de ces commerces qui se voyaient du jour au lendemain dépourvus de ce qu’il leur fallait pour vivre de semaine en semaine. Et, avec le temps, il devenait évident que toute la population se fiait d’une façon ou d’une autre aux soutiens en matière de santé.

C’est ici où on pourra peut-être trouver certaines conséquences long terme de la pandémie, en dépit des énormes efforts des gouvernements pour venir en aide à de nombreuses personnes et entreprises frappées par la pandémie. Les gens bien vont pouvoir reprendre leurs croisières et leurs voyages dans le sud, leurs sorties aux restaurants et dans les bars, avec un coussin d’épargne accumulé pendant le confinement rendant ceci d’autant plus possible. Le portrait reste plus clair maintenant qu’avant la pandémie : les gens bien servis par les gens moins bien, et la disparition partielle de ces activités devenue permanente pour les gens n’ayant pas pu résister à la longue période sans emploi, sans pouvoir servir les gens bien qui ne venaient pas chercher leurs services.

Bref, même s’il y a eu une baisse importante pendant un certain temps de la consommation de pétrole, les activités des gens bien vont reprendre et rien ne suggère que la reprise de cette activité sera affectée par la situation à la sortie de la pandémie. Cela semble nous mettre dans une situation assez proche de celle qui prévalait avant la pandémie, et le questionnement quant à la possibilité de maintenir ce mode de vie, peut-être encore et surtout face à l‘approvisionnement en pétrole conventionnel, reste pertinent. C’est peut-être cela que la pandémie nous a montré : les activités sociales et culturelles «de base» semblent dépendre d’une partie de la population qui est très fragile et qui risque de répondre rapidement à tout changement dans la vie ordinaire par une chute vers la pauvreté; une autre partie de la population dépend pour ses distractions/activités de cette autre partie de la population et, quand celles-ci sont perturbées, est capable d’engranger une épargne en attente du retour de la situation normale.

Cette deuxième partie de la population n’a pas été frappée de plein fouet par la pandémie, et se prépare à reprendre ses activités «normales» dans l’après-COVID, comme on s’attend à une reprise de la production et de la consommation de pétrole conventionnel – et non-conventionnel. Les énormes investissements prévus par l’administration Biden visent à aider la première partie de la population par une aide plutôt directe, mais à stimuler la reprise des activités de la deuxième partie de la population, entre autres avec le programme d’infrastructures, mais plus généralement par un ensemble de mesures qui vont redynamiser l’activité économique, l’activité sociale étant plutôt directement fonction de cela.

Et voilà, le confinement et la pause dans la vie ordinaire de cette partie nous donnent peut-être une idée de la vie après l’effondrement, où cette deuxième partie de la population va être frappée par le déclin plutôt rapide de l’activité manufacturière, quand le pétrole va manquer… Une partie assez importante de la population étant en mode survie – et cela indirectement en fonction de soutiens gouvernementaux provenant de fonds eux-mêmes peu sécures -, l’apparente «récession» qui viendrait avec le ralentissement de l’activité économique «normale» mettrait le reste de la population en situation de déclin, tendant aussi vers un mode survie. C’est la situation déjà pour une grande partie de la population humaine, et, dans ce contexte, il n’y aura pas de recours possible à de plus fortunés pour venir à la rescousse…

[1] À cet égard, voir sur ce site l’intéressant l’article de Philippe Gauthier sur le nécessaire pour la construction d’un vélo, même dans une période low-tech…. Par ailleurs, mes remerciements au blogue de Gauthier pour plusieurs portraits de la situation actuelle.

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Pour sortir du pétrole – vraiment…

Le mouvement environnemental en général me paraît assez mal orienté, et j’essaie ici – comme je ferai par la suite – de préciser mes critiques et mes analyses, sachant que celles-ci doivent également être mieux énoncées.

J’ai récemment eu l’occasion de faire une présentation à un groupe environnemental très impliqué dans les différentes coalitions intervenant dans l’opposition au fracking, à Énergie Est et à d’autres aspects du positionnement «sortir du pétrole». J’y ai fait un effort d’élaborer – et de clarifier – mon sens que ces interventions, bien ancrées dans la tradition du mouvement et tout à fait justifiées, manquent quand même la cible principale.

Je laisse de coté ce qui semble être une volonté de la part de plusieurs des groupes nationaux ici au Québec de ne pas mettre en évidence et critiquer les énormes dérapages des différents gouvernements au Canada pour respecter les exigences de l’Accord de Paris. Cette volonté, ce refus d’engager les vrais débats qui s’imposent, me désappointent mais relèvent d’une autre sorte de façon de manquer la cible. On peut avoir une idée des importantes lacunes dans le «positionnement» canadien en lisant Gagner la guerre du climat : Douze mythes à déboulonner de Normand Mousseau; les «pistes» qu’il propose ne font que renforcer le constat que nous ne gagnerons pas cette guerre et devons nous préparer pour les conséquences, travailler sur une position de repli.

Les interventions des groupes régionaux me dérangent d’une autre façon. Je me suis déjà dit que les pipelines Keystone XL, Énergie Est et les autres allaient être construits peu importe l’opposition, qui est loin d’en être une des seuls groupes environnementaux. Par après, j’ai commencé à avoir des doutes, tellement les campagnes semblaient aller plutôt bien. Je voudrais tenter d’aborder les enjeux d’une toute autre manière ici, soupçonnant de nouveau que l’opposition ne réussira pas à arrêter les projets, en dépit d’un investissement de temps et d’énergie impressionnant, et convaincu que cette opposition devrait s’orienter autrement de toute façon.

La question du rendement de nos ressources en énergie fossile

Ceci aussi je me l’étais déjà dit aussi: si Keystone XL et Énergie Est sont construits, ils ne fonctionneront pas longtemps, laissant comme principal impact ceux de la construction, et non ceux des fuites etc., qui sont les risques à long terme soulignés par l’opposition. De la même façon, l’opposition à l’exploitation des sables bitumineux eux-mêmes pourrait être plus pertinemment faite aussi.

Je me fonde sur des analyses qui ne paraissent presque jamais dans les interventions, d’après mon suivi de celles-ci. Ces analyses tournent autour du pic de pétrole, mais en insistant sur la distinction fondamentale à faire entre les énergies fossiles conventionnelles et celles non conventionnelles. Pour le charbon, la distinction est probablement plus celle entre le charbon de haute qualité et le reste (mais il en reste de la bonne qualité, avec un ÉROI de plus de 50, déconcertant…), mais pour le pétrole et le gaz, elle insiste sur la question de l’accès aux gisements, de plus en plus difficile et coûteux et exigeant de technologies performantes.

J’en parle assez souvent: il s’agit de la question du «rendement énergétique» de ces ressources, de leur ÉROI (retour en énergie sur l’investissement en énergie). J’ai l’impression que les pétrolières (et les autres) ciblent presque uniquement les coûts qui sont en cause face au prix requis pour une rentabilité de l’exploitation, présumant que le prix va remonter; cela est dans le cadre d’une concurrence mondiale qui semble être au cœur de la baisse du prix depuis 2014, qui suivait une surexploitation entre autres des réserves de gaz de schiste aux États-Unis.

Résumé succinct

Drilling Down, Tainter et Patzek, figure 3.9

L’ÉROI du pétrole conventionnel découvert en Arabie saouidite dans les années 1930 était environ 100 (100 barils extraits pour un baril requis en investissement). Aujourd’hui, nous parlons d’un ÉROI de l’ensemble de la production mondiale qui s’approche du 15, et voilà le défi. Le graphique fournit une image de la situation: l’ÉROI va baisser davantage dans les années à venir en partie en raison de la baisse dans l’exploitation des gisements conventionnels, en partie parce qu’il y a de plus en plus de ressources non conventionnelles dans l’approvisionnement (même si bien limitées par rapport au passé du conventionnel), et celles-ci ont dès le départ un ÉROI assez bas – à moins que les réserves manquantes (le bleu pâle) soient comblées par des découvertes de nouveaux gisements de pétrole conventionnel…

Pour situer ce qui me dérange dans les interventions actuelles, il importe de souligner que l’ÉROI des sables bitumineux est en bas de 5, peut-être aussi bas que 3. Les travaux de Charlie Hall aboutissent au constat qu’il nous faut un approvisionnement en énergie avec un ÉROI au-dessus de 10 pour soutenir notre civilisation, énergivore (voir aussi un autre article de Hall).

La «récession permanente» prévisible

Autrement dit, il me semble assez clair qu’au fur et à mesure que notre approvisionnement dépendra des énergies non conventionnelles, nous allons nous trouver assez rapidement avec un ÉROI global et un coût d’exploitation qui frôleront la non rentabilité en ce qui a trait au maintien de notre civilisation.

Ce constat suggère qu’il n’y aura pas d’exploitation accrue des gisements des sables bitumineux, parce que la production pétrolière qui en proviendra ne permettra pas le maintien de l’ensemble d’infrastructures physiques et sociales qui définissent notre civilisation. Il se peut que les pipelines seront construits par Enbridge ou Transcanada, en se fiant à leur conviction dans une remontée des prix pouvant couvrir leurs coûts d’exploitation. Il ne se pourra presque pas que les sables bitumineux puissent nous fournir ce qu’il nous faut pour nous maintenir.

Ceci s’explique en partie par le coût nécessaire pour l’exploitation des sables bitumineux, qui s’approche de 100$ le baril pour de nouveaux projets (entre 43$C et 70$C pour l’extraction, entre 60$ US et 75$ US livré selon le plus récent rapport du Canadian Energy Research Institute). Il s’explique en plus par le fait que les coûts d’exploitation et l’ÉROI bas résultent de l’importance d’énergie fossile dans le processus d’extraction.

Face à cette situation, il y a eu des décisions des majors (Shell, Exxon, Statoil, autres) de se retirer des sables bitumineux, n’y voyant pas d’intérêt économique pour le court et le moyen termes. Leurs actifs ont été achetés par deux ou trois compagnies canadiennes, dont je ne réussis pas à concevoir le raisonnement dans la planification inhérente dans leurs acquisitions autre que le retour de prix trop élevés…

Ce qu’un ensemble de récessions depuis les années 1970 suggère est qu’un tel prix dépasse la capacité de notre civilisation à se procurer l’énergie qui lui est nécessaire. Il se peut que le creux dans le prix actuel soit temporaire, et qu’il y ait une nouvelle resurgence de production à des prix rentables. J’en doute, mais si oui, il semble assez clair qu’une telle situation nous mettra devant une autre récession assez rapidement, celle-ci fort probablement plus sérieuse que les précédentes. Comme Tim Morgan le caractérise dans Perfect Storm, nous sommes devant une situation économique définie en fonction d’une «récession permanente»: nous sommes au bord de la falaise…

Morgan cliff

Comment agir

J’imagine qu’il demeure important de contester les pipelines et les autres projets d’exploitation et de transport de pétrole et de gaz qui essaiment actuellement, au cas où, comme un ami dans les groupes nationaux m’a répondu face à ces réflexions, l’analyse suggérée soit erronée. L’opposition à ces projets exige de la part des acteurs, comme c’était le cas pour contester les projets de terminaux de gaz naturel liquifié (Rabaska, Cacouna) qui ne se sont pas réalisés, comme ce serait le cas à Québec pour un projet de troisième lien pour permettre l’accroissement du transport par automobile, qui ne verra jamais le jour, comme ce sera peut-être/probablement le cas pour tout ce qui tourne autour des sables bitumineux.

Devant la probabilité calculée de façon raisonnable et assez conservatrice, et devant l’importance des enjeux, je réponds qu’il faut se préparer aussi et presque plutôt – au moins, en même temps – pour la sortie du pétrole tout court. Il faut nous organiser en préparation de cela, alors que les groupes nationaux et les groupes régionaux se démènent à contester les menaces de court terme. Comme j’ai souligné dans mon article sur le livre Sortir le Québec du pétrole, déjà mentionné plus haut:

Le débat pour nous sortir du pétrole a beaucoup trop porté sur la bataille traditionnelle cherchant pour une énième fois à stopper des projets de notre mal-développement. Il reste toujours un besoin urgent pour faire le portait réaliste d’un Québec ayant passé à travers l’effondrement. Marcil débute le livre en soulignant que cet effondrement s’en vient, mais le livre n’arrive à nous fournir que quelques pistes pour passer à travers. Commençons par cibler une réduction de 50% de notre consommation d’énergie. Ensuite, cherchons à trouver comment identifier ce qu’il nous faut pour vivre sur cette planète malmenée (et pas seulement le long du fleuve à risque d’être malmené), avec l’idée que cela aussi se situera dans l’ordre de 50% de moins, en travail rémunéré tout comme en objets de consommation…

La nouvelle approche pourrait commencer avec une reconnaissance de l’échec de la COP21 et l’échec tout à fait prévisible de l’Accord de Paris (surtout si l’on se restreint au Canada et au Québec), comme Bill McKibben commence à réaliser en regardant les orientations de Justin Trudeau. Cette reconnaissance ne doit pas nous amener à mettre l’accent en priorité sur les adaptations nécessaires aux débordements du climat (qui viendront), mais à nous attaquer au système économique qui définit notre civilisation, notre société, système qui s’approche d’une récession permanente où le pétrole ne sera pas omniprésent et où l’automobile, pour cette raison et pour d’autres, ne le sera pas non plus…

L’automobile privée

Voilà un autre élément du positionnement qui ne me semble pas adéquat actuellement. L’opposition à tout ce qui tourne autour des sables bitumineux se fait dans le cadre d’une sortie du pétrole qui doit être précisée dans ses propres exigences. D’une part, il me semble inacceptable de nous voir souligner les risques potentiels de l’exploitation et du transport du pétrole des sables bitumineux alors que nous avons accepté sans la moindre préoccupation un approvisionnement en pétrole depuis des décennies provenant d’outre-mer, où des risques étaient souvent des réalités.

Les impacts se faisaient sentir dans des pays qui, par ailleurs, se trouvent souvent sur des listes dressées pour critiquer les pays qui ne respectent pas différents droits humains (pour un récent exemple, voir la chronique de Francine Pelletier dans Le Devoir du 3 mai dernier, qui fournit le lien à l’article de McKibben) et qui bénéficient – qui dépendent, assez souvent – de leurs expéditions de pétrole. Nous aurions dû «sortir du pétrole» il y a longtemps, si le raisonnement impliqué dans l’opposition actuelle était appliqué avec rigueur en tenant compte des externalités sociales et environnementales.

D’autre part, et probablement plus important dans le portrait, il y a des leurres dans l’opposition qui prône la sortie du pétrole. Plusieurs – presque tous – présument implicitement ou explicitement que nous allons pouvoir faire cette sortie en remplaçant l’énergie fossile par les nouvelles énergies renouvelables, cela donc en maintenant le modèle économique et de société que nous connaissons actuellement. J’ai déjà fait plusieurs articles ici pour souligner les failles importantes dans ces présomptions.

Depuis le 5e rapport du GIÉC en 2013-2014 et la COP21 de décembre 2015, nous devons aussi tenir compte d’autres aspects de la sortie du pétrole, soit la réduction dramatique et rapide de nos émissions de GES – maintenant quantifiés et avec un échéancier. Ici aussi, je suis intervenu avec plusieurs articles pour souligner l’importance – finalement, l’impossibilité – de ses nouvelles exigences. Pour le positionnement qui nous voit électrifier nos transports et ainsi régler nos défis en matière d’émissions, je souligne que dans sa politique énergétique de 2016 le gouvernement québécois vise une flotte en 2030 de 5 millions d’automobiles, et on n’y trouvera qu’un million de véhicules électriques. L’Accord de Paris ne nous permettra pas d’être si lents, cela sans même parler des exigences similaires (mais plus importantes) pour l’ensemble des pays riches et de la résolution des inégalités qui doivent primer dans la confrontation à notre situation, y compris en matière de transports, mais non seulement là.

Du travail à faire encore

Bref, je m’attendrais à ce que les groupes, nationaux et régionaux, interviennent face à des défis sociaux bien plus complexes et plus dérangeants pour le public que le passage de pipelines, de trains et de tankers. Notre défi, celui du mouvement environnemental, est bien plus social qu’environnemental, même en voulant agir pour éviter le pire des changements climatiques.

Un des grands dépotoirs à ciel ouvert de Ciudad Guatemala fournit de l'activité pour la population d'un bidonville qui s'y accote. Le recyclage en cause ne sortira quand même pas le bidonville de sa misère.

Un des grands dépotoirs à ciel ouvert de Ciudad Guatemala fournit de l’activité pour la population d’un bidonville qui s’y accote. Le recyclage en cause ne sortira quand même pas le bidonville de sa misère.

 

MISE À JOUR le 8 mai

Dans un article du Devoir de ce matin, au moins deux des signataires représentent des groupes nationaux. Leur article insiste sur la non rentabilité de l’exploitation des sables bitumineux, cela en suivant les décisions de plusieurs acteurs et tel que suggéré dans mon article, et sur les risques que cela fait courir à la Caisse de dépôt avec ses investissements dans le secteur.

Par contre, les signataires suggèrent que les décisions de la Caisse présument de l’échec de l’Accord de Paris et vont donc à l’encontre du positionnement du gouvernement du Québec à cet égard. Je ne sais pas à quoi ils réfèrent en pensant que le gouvernement du Québec cherche à respecter l’Accord de Paris. Je suggère que la lecture du livre de Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat, fournit les bases d’un questionnement quant à leur position à eux à cet égard…

Derrière le tout, les signataires mettent en évidence «la transition énergétique» comme source de réplique, avec «l’essor des énergies renouvelables» et font référence à l’horizon de 2050. Il reste à voir quand les groupes nationaux vont se pencher sur les exigences quantifiées et avec échéancier de l’Accord, ce sur quoi j’insiste dans l’article.

 

 

 

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… comme une hache fend le bois – partie 2, la réalité à cibler

Le manifeste Grand bond vers l’avant cible en priorité un ensemble d’injustices et de crises dans la société contemporaine: respect des droits des autochtones, internationalisme, droits humains, diversité et développement durable. La pauvreté et les inégalités arrivent dès la deuxième phrase. Reconnaissant le rôle fondamental que joue l’énergie dans toute société, il souhaite «des sources d’énergie qui ne s’épuiseront jamais, pas plus qu’elles n’empoisonneront la terre».

 La décennie zéro de Klein: un peu de clarté au loin avant l'orage

La décennie zéro de Klein: un peu de clarté au loin avant l’orage

Le manifeste suggère que «les avancées technologiques ont mis ce rêve à notre portée» et semble proposer, suivant la réflexion de Stephen Lewis, une transition vers une nouvelle société en utilisant de grands chantiers de construction d’énergies renouvelables pour compenser les pertes d’emplois dans le secteur de l’énergie fossile – et la perte de cette énergie même. Il n’est pas clair que la compensation puisse être complète, face à d’autres priorités comme une prise en compte de la situation des autochtones et la remise en état de nos infrastructures existantes «qui tombent en ruines». En outre, le manifeste demande de mettre un frein aux accords commerciaux, dont celui avec l’Europe et celui «trans-pacifique». Devant de tels enjeux, il serait probablement prudent de prévoir que la transition soit plus cahoteuse que prévue.

 Transformations ou transition?

Le manifeste Grand bond vers l’avant propose des transformations en profondeur du système canadien, dans l’important secteur de l’énergie, dans l’agriculture qui domine le paysage dans plusieurs provinces, dans les fondements fiscaux de son budget. En fait, le manifeste semble dessiner d’importants éléments de la «transition», et si ces éléments exigent plus que le manifeste laisse entendre, nous sommes en mesure de croire que cela ne changera pas la conviction de ses initiateurs que ces éléments s’imposent[1].

Auparavant, des propositions analogues cherchaient à s’insérer dans une transition progressive. Un leitmotif du manifeste, un leitmotif du scénario du DDPC, un leitmotif de Tout peut changer de Naomi Klein, une des initiatrices du manifeste – nous sommes dans la décennie zéro de Klein d’après son jugement de 2013… -, est l’urgence.  Le terme est omniprésent depuis longtemps, mais ces récentes interventions semblent davantage ciblées en ce sens. Pour la partie du manifeste touchant l’énergie, nous sommes devant des propositions qui transformeraient radicalement et rapidement l’économie canadienne en apportant des changments importants sur le plan social, en termes d’emplois et leur emplacement aussi bien qu’en termes des types d’emplois, finalement, dans la structure même de ce secteur de l’économie et de la société.

Le manifeste Grand bond vers l’avant ne fournit aucune indication pour soutenir le propos à l’effet que la nouvelle économie ainsi créée constituerait une amélioration par rapport à l’actuelle, ni une idée des transformations profondes et perturbatrices qui seraient en cause. Mon analyse des interventions de Greenpeace Internationaldu DDPP et du DDPC indique le maintien sur le long terme des inégalités dénoncées par le manifeste et fournit un contexte pour les «avancées technologiques»: elles sont limitées et comportent le maintien des inégalités à l’échelle planétaire. Aussi important – et c’était déjà reconnu dans le discours de Stephen Lewis à la convention du NPD –, il n’y a aucune raison de croire que les transformations proposées vont se réaliser, et certainement pas dans le court terme. Déjà, le nouveau gouvernement canadien a clairement indiqué sa volonté de poursuivre l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux et la construction d’oléoducs pour le permettre. Peu importe que la situation mondiale actuelle aille dans le sens contraire, l’espoir des promoteurs est que cette situation soit temporaire. Cela est même un élément du manifeste Grand bond vers l’avant qui termine en soulignant que «cette pause dans la folie de l’expansion ne devrait pas être perçue comme une crise, mais bien comme un cadeau».

Et la vision d’une autre société?

Dans sa présentation de ses dix grandes orientations, Dialogues pour un Canada vert met en priorité et comme action immédiate l’établissement d’un prix pour le carbone. Le problème avec cette approche, qu’on aboutisse ou non à en mettre en place, est que le niveau du prix est établi politiquement[2]. Nous voyons l’importance, plus généralement, d’interventions pouvant toucher, et perturber, des groupes entiers de la société.

Ce document d’appui au manifeste aborde différents éléments de l’Indice de progrès véritable (IPV), dont la question des redevances provenant de l’exploitation des ressources non renouvelables, soit les mines, incluant l’extraction d’énergie fossile. Dans le secteur des mines métallifères, l’approche généralisée au Canada, et incluant le Québec, est désastreuse, contraire aux principes de base de l’économie écologique; une application de ces principes, à toutes fins pratiques la nationalisation, aurait comme résultat très souvent une incapacité de procéder sur le plan économique, tellement le prix requis ne rencontrerait pas celui des marchés mondiaux. Il ne faudrait pas compter trop sur les redevances comme source de revenus pour un État qui cible les services.

Les tout récents budgets de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador fournissent une indication indirecte de l’erreur de cette approche, qui ne reconnaît pas ces principes de l’économie écologique détaillés dans le chapitre de mon livre sur l’activité minière. Par leur nature même, l’exploitation de telles ressources ne peut continuer indéfiniment, et les revenus qui peuvent être générés (avec des redevances sans comparaison plus importantes que celles recherchées habituellement par les provinces) doivent être utilisés, non pas pour les besoins courants, mais pour établir des sources de revenus permanents pouvant être mises en place. Les problèmes actuels de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador proviennent de la baisse du prix du pétrole et d’autres minérales, mais indirectement on peut croire que cette baisse est liée à une situation où les ressources minérales en générales deviennent de plus en plus difficiles à trouver et, par la suite, coûteuses à extraire. L’intérêt dans l’immédiat, à juger par les décisions politiques à leur égard, est de créer des emplois, mais voilà, cette approche est de court terme.

Une prise en compte de l’IPV est déjà implicite dans la proposition d’abandonner les énergies fossiles, avec comme modèle la Norvège. Plus généralement, les coûts associés aux externalités environnementales et sociales sont tels qu’ils définissent presque la nécessité de la décarbonisation; les coûts des changements climatiques sont la plus importante soustraction dans le calcul de l’IPV, qui réduit le PIB des trois quarts. Le CCPA ne propose dans la liste fournie dans mon premier article sur Grand bond vers l’avant que de couper les subventions à l’exploitation de l’énergie fossile, mais le manifeste cible clairement l’exploitation elle-même.

En fait, comme le DDPC montre, le défi principal serait de réussir dans les cinq autres composantes du scénario de décarbonisation. Si cela est réussi, les changements dans l’économie canadienne (l’Alberta ou le Québec bénéficiant des conditions établies par les marchés mondiaux, mais pas les deux) seraient finalement politiques, comme nous voyons avec les débats internes au sein du NPD.

Devant un choix que l’on ne veut pas confronter

L’intervention associée au Nouveau parti démocratique signale une situation assez dramatique, et non seulement pour les politiciens qui militent en son sein. Elle représente une intention, qui semble être claire, de reconnaître «ce que nous sommes et de décider de changer» – du moins, dans nos gestes à nous. Le manifeste fournit plusieurs pistes pour un mouvement qui agirait en fonction de l’échec de ses volontés.

Le manifeste aborde en effet vers la fin une autre façon de concevoir la nouvelle société voulue par beaucoup d’entre nous. Il s’agit de mettre un accent sur une économie de services plutôt que sur une économie fondée sur l’extractivisme.

La transition vers une économie qui tient compte des limites de notre terre requiert aussi de développer les secteurs de notre économie qui sont déjà sobres en carbone : ceux des soins, de l’éducation, du travail social, des arts et des services de communications d’intérêt public. Un service de garde universel comme celui du Québec devrait d’ailleurs avoir été implanté dans tout le Canada, il y a longtemps. Tout ce travail, dont une grande partie est accomplie par des femmes, est le ciment qui permet aux communautés humaines et résiliantes de tenir, et nous aurons besoin que nos communautés soient le plus solide possible, face au cahoteux futur qui nous attend.

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Le texte laisse à d’autres économies, à d’autres sociétés, l’exploitation des ressources nécessaire pour produire nos biens matériels et cible une résilience chez nous. Par contre, le type de développement décrit ne comporte pas la création de bénéfices monétaires importants et ne semble pas définir la résilience en termes économiques; au contraire, il comporte normalement des coûts. Les auteurs du manifeste semblent vouloir diminuer l’importance de la question des revenus qui seraient requis par l’État dans ce nouvel arrangement et suggèrent la litanie de changements proposés par le CCPA comme réponse. Ceux-ci méritent une analyse plus approfondie quant à ses implications pour l’économie d’où ils proviendraient.

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Plus directement, il est temps de voir l’ensemble des acteurs associés aux démarches qui cherchent à nous sortir des crises reconnaître ce qui devient encore plus clair avec la démarche du NPD. Nous sommes devant une impasse économique et politique en dépit de l’urgence reconnue. Stephen Lewis nous a fourni une vision qui semble être écartée par les options politiques réalistes (comme Thomas Mulcair cherchait). Grand bond vers l’avant fournit plusieurs pistes permettant de décrire la nouvelle société qui se trouve «en avant», mais elle est drôlement plus contrainte que le manifeste indique.

Cette société n’est pas celle de l’économie et de la croissance vertes dans laquelle la «transition» se ferait sans heurts. Elle pourrait bien être une société centrée sur les services, mais avec des moyens moins importants que rêvés. Elle semble être beaucoup plus celle projetée par Halte à la croissance il y a près de 45 ans, une société qui doit composer avec un effondrement du système économique responsable, de toute façon et en grande partie, des crises qui sévissent. Ce serait une société sans les revenus de la croissance calculés par le CCPA et où il y aurait un accent sur les services, voire sur la coopération, sur la collaboration, sur le bénévolat, mais où l’accent sur ces services marquerait la vie quotidienne à la place de la recherche de plus en plus de bien matériels.

 

 

 

 

[1]  On constate d’emblée que le manifeste a été initié par le ROC, mais avec plusieurs signataires initiateurs québécois dans les arts (Denis Villeneuve, Dominic Champagne, Xavier Dolan. Leonard Cohen, Naomi Klein, Yann Martel), mais en termes d’organisations, seulement la Fondation David Suzuki et Greenpeace, par leurs organisations canadiennes, avec Coule pas chez nous. Une deuxième étape y mettait Éric Pineault et Gabriel Nadeau-Dubois comme signataires et, parmi les organisations, Le monde à bicyclette. Les informations terminent avec les endorsements/appuis: Amis de la terre de Québec; ATTAC-Québec; Cercle des Premières nations de l’UQAM; Chorale du peuple (Occupons Montréal); Climate Action Network; Divest Concordia; Parti vert du Canada et du Québec; Québec solidaire. Voir le site du manifeste pour l’ensemble des signataires. Dialogues, référence pour le manifeste, met en évidence plusieurs auteurs et participantes québécois (dont Catherine Potvin, Louis Fortier, Normand Mousseau, Pierre-Olivier Pineau, Christian Messier, d’autres). Le manifeste Élan global représente une initiative québécoise avec plusieurs éléments correspondants.

[2] Dans Le Devoir du 12 avril il y a un court article sur la perte possible de l’industrie de l’acier long en Allemagne et peut-être en Europe qui souligne jusqu’à quel point cet aspect de la problématique peut être important. Un des facteurs dans la crise de l’acier en Europe: le prix du carbone déjà en place…

Ces annonces sont survenues alors que 45 000 salariés allemands de la sidérurgie manifestaient lundi à travers l’Allemagne à l’appel du syndicat IG Metall pour clamer leur inquiétude. « Il faut combattre les importations à bas prix en provenance de Chine et empêcher le renchérissement des certificats de CO2 », a plaidé IG Metall en référence à une réforme proposée par Bruxelles du système de négoce de certificats d’émissions de CO2, qui pénaliserait davantage les industries

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… comme une hache fend le bois – partie 1, la complexité de l’espoir

Je suis plutôt convaincu que Halte à la croissance dessine notre avenir à assez court terme, un avenir compliqué par d’autres aspects de la crise sociale, mais personne ne semble vouloir agir en ce sens. Dans une sorte de position de repli, je regarde les propositions touchant l’économie verte, justement fondées sur le rejet de Halte et sur l’idée que les énergies renouvelables nous permettront de maintenir notre système économique tout en protégeant nos écosystèmes planétaires; le travail de Greenpeace International avec des partenaires industriels des secteurs de l’éolien et du solaire semble assez clairement montrer qu’un effort à l’échelle mondiale en ce sens ne réglera pas nos problèmes, mais encore, cela ne semble rien changer dans les positions. Finalement, en abandonnant même l’idée qu’il nous faut mieux reconnaître les inégalités dans le monde, j’ai décidé de regarder de nouveau le manifeste Grand bond vers l’avant, où nous n’aurons qu’à nous occuper de nos propres affaires, laissant à d’autres celles des autres.

Stephen LewisJ’y étais amené en écoutant l’impressionnant discours de Stephen Lewis devant la convention du NPD le 9 avril dernier. Lewis y était aussi émouvant et impressionnant que d’habitude alors que le journaliste de CBC News Neil Macdonald le décrit comme quelqu’un qui «présente la vérité comme une hache fend le bois». (Thomas Mulcair, qui manifeste une certaine jalousie envers sa liberté d’expression et une hâte d’être rendu là, aura beaucoup à faire pour en avoir le charisme…)

Lewis a donné le ton en proposant de renoncer au contrat d’équipement militaire à l’Arabie saoudite en orientant des investissements promis pour les infrastructures pour compenser la perte de quelque 3000 emplois qui serait en cause. Face aux enjeux touchant l’exploitation des sables bitumineux, il était moins direct, mais s’est référé au manifeste Leap – Grand bond vers l’avant[1]. Ce manifeste esquisse les grandes lignes d’un programme qui s’offre comme réponse au défi des changements climatiques – et beaucoup plus. Le manifeste est peint en rose; Avi Lewis, fils de Stephen et un des initiateurs, le décrit comme signalant «un profond espoir». De mon coté, je voudrais le présenter en mettant en évidence les transformations sociales et économiques profondes qu’il propose. Je n’aborderai pour ce faire que les parties «techniques» touchant l’énergie, l’agriculture et le financement.

Les enjeux touchant l’énergie

Le manifeste se fonde sur plusieurs travaux formels. Tout d’abord, il se réfère à Dialogues pour un Canada vert, que j’ai déjà analyse dans ce blogue, qui suggère qu’il est possible pour le Canada d’éviter le réchauffement extrême; Dialogues se fie à une collaboration d’Ouranos pour deux simulations, dont une pour le RCP4.5 du GIÉC qui donne de l’espoir. Comme point de départ pour ce qui serait nécessaire, il propose que toute l’électricité canadienne soit produite à partir de sources renouvelables (ou du moins, basses en carbone) d’ici deux décennies. Il s’agit du seul objectif chiffré dans tout le document[2].

En complément à cette première composante du portrait, le manifeste est clair qu’il faut éviter toute construction de nouvelles infrastructures énergétiques pour l’exploitation des ressources fossiles, celles-ci compromettant les interventions pour des décennies; entre autres, il n’y aurait donc pas de nouveaux oléoducs et il n’y aurait pas d’expansion dans l’exploitation des sables bitumineux. Le manifeste a la grande qualité de mettre au clair ce qui est sous-entendu dans les débats à travers le Canada concernant ces infrastructures.

Face à la perte à moyen terme de peut-être 45000 (ou est-ce 25000?) emplois dans le secteur de l’exploitation des énergies fossiles (surtout en Alberta et en Saskatchewan), Lewis a noté que le secteur des énergies renouvelables est très créateur d’emplois et a suggéré implicitement qu’il faut faire une partie importante du «grand bond vers l’avant» dans ces provinces. Voilà une autre composante pour les travaux d’infrastructure prévus par le gouvernement canadien, soit la construction d’installations solaires et éoliennes en quantités massives permettant progressivement le remplacement des emplois actuels dans l’industrie de l’énergie fossile avec de nouveaux et différents. Pourquoi pas?

Si l’objectif du manifeste est de chercher à compenser des pertes d’emplois en présumant d’une croissance continue du secteur de l’énergie, typique des adhérents à l’économie verte, nous sommes devant un tout autre défi, alors que ceux déjà engagés sont majeurs. Par ailleurs, le secteur est actuellement en déclin en réaction au prix mondial du pétrole et le DDPC postule qu’il est possible que cela soit une situation permanente – sans impacts désastreux sur la situation au Canada, mais nécessairement sur l’Alberta, s’il n’y a pas d’approche compensatoire. En outre, le manifeste insiste sur la priorité à accorder aux autochtones pour les projets visant le développement de ces énergies propres, ce qui implique d’importantes conciliations face aux précédents engagements implicites.

Pour l’ensemble du défi énergétique d’ici 2050, le manifeste se fie à Jacobson et Delucchi, «Providing all global energy with wind, water, and solar power, Part I: Technologies, energy resources, quantities and areas of infrastructure, and materials et Part II: Reliability, system and transmission costs, and policies (2011). Ces auteurs proposent que toute l’énergie du monde pourrait être fournie par le vent, le solaire et l’hydroélectricité (wind, water and sunlight – WWS) d’ici 2050[3]; le travail représente une alternative aux propositions de Greenpeace International, qui ne cite pas ces travaux.

Le résumé de la Partie I:

Climate change, pollution, and energy insecurity are among the greatest problems of our time. Addressing them requires major changes in our energy infrastructure. Here, we analyze the feasibility of providing worldwide energy for all purposes (electric power, transportation, heating/cooling, etc.) from wind, water, and sunlight (WWS). In Part I, we discuss WWS energy system characteristics, current and future energy demand, availability of WWS resources, numbers of WWS devices, and area and material requirements. In Part II, we address variability, economics, and policy of WWS energy. We estimate that 3,800,000 5 MW wind turbines, 49,000 300 MW concentrated solar plants, 40,000 300 MW solar PV power plants, 1.7 billion 3 kW rooftop PV systems, 5350 100 MW geothermal power plants, 270 new 1300 MW hydroelectric power plants, 720,000 0.75 MW wave devices, and 490,000 1 MW tidal turbines can power a 2030 WWS world that uses electricity and electrolytic hydrogen for all purposes. Such a WWS infrastructure reduces world power demand by 30% and requires only 0.41% and 0.59% more of the world’s land for footprint and spacing, respectively. We suggest producing all new energy with WWS by 2030 and replacing the pre-existing energy by 2050. Barriers to the plan are primarily social and political, not technological or economic. The energy cost in a WWS world should be similar to that today.

Le résumé de la Partie II :

Here, we discuss methods of addressing the variability of WWS energy to ensure that power supply reliably matches demand (including interconnecting geographically dispersed resources, using hydroelectricity, using demand-response management, storing electric power on site, over-sizing peak generation capacity and producing hydrogen with the excess, storing electric power in vehicle batteries, and forecasting weather to project energy supplies), the economics of WWS generation and transmission, the economics of WWS use in transportation, and policy measures needed to enhance the viability of a WWS system. We find that the cost of energy in a 100% WWS will be similar to the cost today. We conclude that barriers to a 100% conversion to WWS power worldwide are primarily social and political, not technological or even economic.

Leur tableau 4 (1160) fournit le calcul mondial pour l’offre en 2030, mais ils ne fournissent pas explicitement les bases du calcul. Il s’agit de projections de l’EIA (Energy Information Administration) des États-Unis pour les besoins (tableau 2), et d’analyses des potentiels des différentes technologies pour l’offre, suivant le tableau 3 (1159). Il faudrait passer par plusieurs démarches pour obtenir la demande canadienne en 2030, mais on peut présumer que ce serait majeur. Le travail présume comme Greenpeace International le maintien des tendances actuelles et maintiendrait ainsi les inégalités en termes d’accès à l’énergie; à titre d’exemple, les États-Unis utiliseraient entre 16% et 18% de toute la production mondiale en 2030.

Jacobson et Delucchi calculent la superficie terrestre nécessaire pour les emplacements pour ces équipements, et insistent qu’ils ont adopté une approche qui prend en compte un ensemble d’impacts environnementaux avec l’objectif de les minimiser en fonction des technologies en cause (1155). Ils abordent explicitement et en détail – l’absence de ceci était un défaut fondamental du travail de Greenpeace International – la question des ressources requises pour leur fabrication dans la section 5 de la partie I.

L’agriculture au Canada

Le manifeste aborde également la question de l’agriculture et semble suggèrer de la transformer en agriculture paysanne.

Le passage à un système agricole beaucoup plus local et axé sur des impératifs écologiques réduirait notre dépendance aux carburants fossiles, favoriserait la capture du carbone dans le sol, et aiderait à traverser les moments difficiles dans l’approvisionnement mondial, en plus de produire une nourriture plus saine et abordable pour tout le monde.

Il s’agit d’un élément de plateforme obligatoire, même si, dans ce cas, il n’y a pas de références fournies et l’intervention semble cibler surtout le défi climatique; comme pour l’énergie, il y a une multitude de sources pour une telle approche. Un ensemble de réflexions sur les perturbations sociales occasionnées par l’agriculture industrielle depuis des décennies y va directement.

Par ailleurs, ce qui est en cause est un élément assez important de la correction du PIB fourni par l’IPV: les externalités environnementales et sociales de notre forme d’agriculture sont telles qu’il est assez convaincant que la meilleure approche est justement son abandon. Les propos du manifeste restent néanmoins beaucoup trop limités pour en saisir les implications, et celles-ci pourraient être énormes. Il s’agit assez clairement du rejet de l’agriculture industrielle à grand déploiement pour favoriser une agriculture paysanne. À l’échelle des prairies, ou de l’Ontario, une telle proposition comporterait une transformation radicale de l’économie et de la société, avec des conséquences plutôt difficiles à évaluer. La proposition vise néanmoins clairement des actions en ce sens.

Le manifeste fait intervenir aussi des ajustements pour les individus. Prétendre que les aliments seraient plus abordables dans un tel système, par exemple, est probablement lié à l’idée, entre autres, que nous allons arrêter les importations d’aliments exotiques. Cela représenterait un changement de comportement très important et aurait des impacts sur le secteur agroalimentaire tout comme sur la population.

Au Québec, la proposition revient assez directement aux efforts de l’Union paysanne de concurrencer et, finalement, remplacer, l’UPA. Encore une fois, cela représente une transformation profonde du paysage, littéralement et figurativement, en ciblant la production porcine et les cultures de maïs et de soya, et probablement la production laitière. Il s’agit d’interventions touchant une majorité des activités agricoles dans la province.

Et le financement de tout cela

Le manifeste Grand bond vers l’avant nous réfère, pour soutenir sa faisabilité, à un document du Canadian Center for Policy Alternatives (CCPA) écrit par Bruce Campbell, Seth Klein et Marc Lee. Les principaux éléments sont assez bien connus, et reviennent régulièrement:

  • Mettre fin aux subventions versées à l’industrie des combustibles fossiles permettrait au gouvernement fédéral de récupérer environ 350 millions de dollars par année (et plus encore si les gouvernements provinciaux emboîtaient le pas).
  • Créer une taxe nationale sur les transactions financières pourrait générer 5 milliards de dollars par année.
  • Mettre fin au traitement fiscal spécial pour le revenu tiré de gains en capital permettrait de récupérer 7,5 milliards de dollars par année (et plus pour les gouvernements provinciaux).
  • Rétablir le taux d’imposition des sociétés au niveau de 2006 pourrait générer 6 milliards de dollars par année.
  • S’attaquer aux paradis fiscaux permettrait de récupérer 2 milliards de dollars par année
  • Établir une nouvelle fourchette d’imposition de revenu fédérale aux ménages à revenu plus élevé que 250 000 $ pourrait générer environ 3,5 milliards de dollars par année.
  • Réduire les dépenses militaires au niveau d’avant le 11 septembre permettrait d’épargner entre 1 et 1,5 milliard de dollars par année.
  • Éliminer la nouvelle mesure de fractionnement du revenu et les autres réductions d’impôt pour les familles ayant des enfants permettrait de récupérer 7 milliards de dollars par année.
  • Établir une taxe nationale sur le carbone d’à peine 30 $/tonne (même niveau que la taxe sur le carbone actuelle de la C.-B.) permettrait de générer 16 milliards de dollars par année.

Un des auteurs du document, Marc Lee, dans son rapport “Fair and Effective Carbon Pricing”, a quantifié la dernière proposition et aboutit à une taxe sur le carbone pour la Colombie Britannique qui monte à $200 la tonne.

D’autres documents produits par le CCPA peuvent être consultés dans le cadre de son initiative sur la justice climatique. Le manifeste implique une source dans le budget alternatif du CCPA pour cet ensemble de propositions; ce budget est produit chaque année mais est fondé sur une économie en croissance à l’image de celle critiquée. Le manifeste reste ainsi dans le portrait peint en rose, avec l’hypothèse de base du CCPA que les importantes interventions dans l’économie et dans la structure financière gouvernementale ne comportent pas une mise en cause de celles-ci.

Tout ce qui en découle présume donc d’une conviction que l’économie verte est possible, et qu’elle est en effet une croissance verte. Je suggère des problèmes avec cette conviction depuis longtemps maintenant, et je n’ai pas encore vu un semblant de réponse à mes différentes interventions, dont celles sur mon blogue. Le calcul de l’IPV pour le Québec suggère que le PIB surévalue l’activité économique par les trois quarts lorsque l’on en soustrait les coûts de ses externalités. Cela plombe en principe les projections de croissance, et assez rapidement aboutit aux constats de crises dans différents secteurs de la société, si non de l’économie.Couverture Monitor

The Monitor, le bulletin bi-mensuel du CCPA, n’adhère pas toujours et traditionnellement à ses hypothèses de l’organisme parent, et fournit souvent d’intéressantes perspectives complémentaires.  Dans le numéro de janvier-février 2016, l’éditorial “Not Working” passe proche de la déprime en soulignant la difficulté de voir l’alternative à l’économie actuelle et en voyant les tendances qui minent l’ensemble des hypothèses du manifeste, y compris un constat d’échec (ou presque) de la COP21. S’y trouve spécifiquement sur ce sujet un article de Marc Lee.

Jacobson et Delucchi suggèrent dans la partie II de leur travail que les coûts projetés des nouvelles énergies, y compris pour leurs besoins en entreposage et en réseautage, sembleraient moindres que ceux des projections pour les énergies fossiles. Il est toutefois impossible de calculer les coûts de l’ensemble des transformations proposées par le manifeste Grand bond vers l’avant, de ces bouleversements, et il est donc plutôt difficile de voir comment les nouveaux revenus gouvernementaux proposés pourraient servir.

Retour à Stephen Lewis

Le manifeste était conçu pour influencer la campagne électorale de l’automne dernier et ensuite le positionnement du Canada à la COP21. Il n’a pas influencé la campagne, et les constats de Stephen Lewis lors de la convention du NPD étaient à l’effet que la COP21 était un échec sérieux, même si le manifeste Grand bond vers l’avant représentait toujours de l’espoir. Pour Lewis (comme pour moi), nous devons justement aller plus loin (et immédiatement, pour suivre le manifeste et le DDPC). Lewis prétend pourtant que les travaux pour un plan d’action canadien dans le respect de l’Accord de Paris ne seront qu’«une charade». Cette série d’échecs – le dernier à confirmer d’ici quelques mois – implique qu’il faut un Plan B pour le manifeste, et cela ne s’intègre pas très bien dans le ton peint en rose qui le caractérise.

À suivre dans le prochain article.

 

 

[1] On doit noter que la version française ajoute à la référence au Canada dans le sous-titre de la version anglaise «et le Québec» – assez curieux.

[2] Dialogues ne présente en fait qu’une synthèse intéressante et englobante d’un ensemble de connaissances qui existent depuis des années, voire des décennies, en lien avec des objectifs d’une société soutenable et plus égalitaire. L’initiative regroupe 70 checheurs universitaires qui ont contribué à la rédaction ou à la révision du document, mais il ne semble pas y avoir aucune recherche nouvelle. Il est particulièrement déroutant de n’y trouver pas de données pouvant indiquer, par exemple, ce qui serait nécessaire comme actions concrètes. Une référence pour l’objectif en matière d’électricité mentionne le travail du DDPC, mais non pas pour l’ensemble de celui-ci.

Dialogues propose une série de dix grandes orientations dont le traitement reste presque toujours dans le flou, l’initiative ayant vraisemblablement l’objectif principal de pousser le gouvernement canadien à faire les calculs qui s’imposent, et ensuite à prendre les décisions qui en découlent:

1: établir un prix sur le carbone; 2: Inclure des objectifs audacieux de production d’électricité à faibles émissions de GES dans les plans d’actions climatiques du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux; 3: Intégrer le secteur de la production pétrolière et gazière dans les politiques climatiques; 4: Adopter une politique énergétique à multiples niveaux ayant comme éléments centraux l’efficacité énergétique et la coopération en matière d’électrification; 5: Adopter rapidement des stratégies de transport à faibles émissions de GES dans l            ’ensemble du Canada; 6: Intégrer l’aménagement du paysage dans les politiques de planification des             infrastructures, d’utilisation des terres, de transport et d’énergie; 7: Soutenir la transformation du secteur du bâtiment en un secteur neutre en carbone ou même au bilan carbone positif; 8: Protéger la biodiversité et la qualité de l’eau durant la transition vers une société viable et sobre en carbone, tout en visant une approche nette positive; 9: Soutenir les pratiques viables de pêches, de foresterie et d’agriculture la réduction des émissions de GES, la séquestration du carbone, la protection de la diversité biologique et de la qualité de l’eau; 10: Faciliter la transition vers une société viable et sobre en carbone par l’établissement des institutions adéquates ouvertes à la participation citoyenne. 

[3] Cette référence reste donc à un niveau très général, et le document ne cherche pas à calculer ce qui serait requis au Canada pour réaliser ce qui serait en cause. Jacobson et Delucchi proposent que toute la nouvelle énergie requise d’ici 2030 pourra être produite par WWS (wind, water, sunshine) en éliminant le charbon, même avec CCS, et (comme Greenpeace International) le nucléaire; ils présument une importante croissance démographique et économique sur le long terme mais proposent (leur Table 2 dans la partie I) que la demande finale en énergie venant du WWS serait réduite du tiers (ils disent 30%) par rapport aux projections pour l’énergie (surtout) fossile en 2030; ce serait encore une augmentation en termes absolus, mais les chiffres de départ ne sont pas fournis. Leur Table 3 indiquent une capacité de production de WWS beaucoup supérieure à la demande prévue.

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