Pendant les années 1990, le ministère des Ressources naturelles a identifié une «limite nordique» définissant l’extension maximale de l’exploitation forestière. Il le faisait dans un cadre ciblant le respect d’objectifs écologiques, soit la capacité de croissance productive et de régénération des forêts après coupe. Lors d’une émission de Découverte le dimanche 20 janvier dernier, des chercheurs en foresterie de l’Université du Québec à Chicoutimi UQAC) sont intervenus pour promouvoir des projets d’extension de la limite nordique bien plus au nord que la limite actuelle.
Ces interventions sont surprenantes, même si elles se font dans un contexte où l’UQAC est reconnue généralement pour des interventions en ce sens. Lors de l’émission, la présentation par l’ensemble des intervenants de phénomènes de changements dans les écosystèmes de la taïga, aux limites de la forêt boréale, était convaincante. Ce qui l’était moins, voire pas du tout, était la prétention des chercheurs du Centre de recherche sur la Boréalie et du Consortium de recherche sur la forêt boréale commerciale, à l’encontre de l’avis des autres, qu’il faut (i) arrêter la progression de la taïga vers le sud et (ii) transformer les éclaircies de la forêt boréale par des plantations. Une absence fondamentale d’analyse économique marquait ces propositions.
En 2011 j’ai publié, chez MultiMondes, un livre sur un Indice de progrès véritable (IPV) qui cherche à fournir des perspectives économiques peu reconnues sur l’ensemble des enjeux associés à notre développement. Partant de données officielles fournies par le ministère des Ressources naturelles (MRN), le chapitre 2 sur l’exploitation forestière propose une analyse en trois étapes (en voir un résumé dans la synthèse, pages 7-10) .
Dans la première étape, l’IPV évalue (i) la dégénération progressive de cette forêt en termes économiques, en tenant compte de la perte de rendement monétaire au fur et à mesure que la coupe s’étend au nord, (ii) le coût de plus en plus important du transport du bois et des produits du bois alors que les parterres de coupe s’éloignent des scieries et des marchés, (iii) le coût du programme de reboisement et de sylviculture associé à la dégénération des écosystèmes forestiers suite aux coupes et – indépendamment de la question de distance – (iv) le faible rendement associés aux pratiques de coupe par rapport à un modèle fourni par la station de recherche de l’Université Laval à la Forêt Montmorency.
Une deuxième étape, impossible à réaliser faute de données, insiste sur la nécessité, pour un portrait adéquat du progrès associé à cette activité, de calculer le coût des externalités environnementales et sociales de l’exploitation forestière : dégradation de la forêt comme écosystème, perte de biodiversité en fonction des pratiques de coupe, changements apportés par les pratiques de coupe au régime hydrique, dégradation et impact sur l’écoulement des rivières ayant leur origine en forêt par l’érosion et, autrefois, par le flottage du bois, déstructuration des nombreux villages qui dépendent, souvent de façon exclusive, des opérations en forêt, de l’exploitation d’une scierie ou d’une usine de pâtes et papiers.
Une troisième étape du calcul est critique, puisqu’il en en va de l’intérêt même de poursuivre l’exploitation forestière telle que nous le faisons depuis le début de la colonie. En effet, l’État obtient des entreprises qui exploitent la forêt à peine un bénéfice suffisant pour couvrir les coûts du programme de sylviculture, soit ce qui est nécessaire pour maintenir ou accroître la productivité de la ressource. L’IPV estime la rente manquante associée à l’octroi de droits de coupe, finalement à titre gratuit.
Le calcul de l’IPV conclut que les coûts identifiés, sans même que l’on puisse évaluer le coût des externalités, dépassent la valeur ajoutée qui est suivie par le PIB, ceci retenu par le gouvernement comme l’indice de référence. En autant qu’elle génère de l’activité « économique », l’exploitation forestière est jugée d’intérêt public. Pour obtenir ce résultat, soit l’activité des milliers de travailleurs ainsi que celle qui découle de cette première en injectant des revenus dans les communautés, l’État donne la matière première, un capital de la société, aux entreprises.
Nous concluons que les bénéfices de l’exploitation de la forêt doivent être réévalués et sa gestion réorientée. En fait, le programme de redevances pour les détenteurs de droits de coupe semble être conçu en fonction d’une analyse de la situation qui conclut qu’un soutien coûteux au secteur primaire, d’où provient la ressource pour les scieries, et un soutien coûteux aux scieries, d’où provient une bonne partie de la matière première des papetières, se justifient par les emplois créés ou maintenus et qui seraient inexistants sans l’approvisionnement à prix fortement réduit venant de la forêt elle-même. C’est une approche qu’on associe souvent à une économie de «république bananière» – à la différence de meilleurs salaires. Mais comme il arrive dans de telles situations, les papetières elles-mêmes, cible de l’intervention de l’État, se trouvent en crise et ferment les usines les unes après les autres, mettant en question tout le processus, dans ses propres termes.
Le portrait des quelque 187 zones d’exploitation fourni par les outils du Ministère MRN, en fonction des coûts de l’exploitation du bois dans chaque zone, montre explicitement que la majorité des zones ne sont même pas minimalement rentables : les coûts d’exploitation n’arrivent même pas à couvrir les coûts du programme de sylviculture. Ces zones sont presque par définition celles qui se trouvent les plus éloignées des centres de population et près de la limite nordique.
Ce qui motive les forestiers de l’UQAC à proposer d’intervenir au-delà de cette limite est donc un mystère. Ils veulent transformer des écosystèmes qui évoluent sans intervention directe de l’industrie. Plus, ils veulent les transformer en luttant contre des cyles de feu de plus en plus rapprochés, en luttant donc contre une conséquence des changements climatiques. Pour ce faire, ils veulent que l’État intervienne en soutenant l’industrie comme il le fait au sud de la limite nordique, en exigeant seulement que les « bénéfices » de l’intervention permettent de maintenir un programme de reboisement.
Comme dit un autre intervenant à l’émission, Louis Bélanger, professeur d’écologie forestière à l’Université Laval et responsable de la Forêt Montmorency au sein de la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique, la forêt au nord de la limite nordique n’est même pas une ressource renouvelable. Il aurait pu dire la même chose pour une bonne partie de la forêt au sud de la limite. Il y a en effet d’importants risques écologiques pour cette autre partie de la forêt boréale, cela associés à l’exploitation déjà non rentable de celle-ci.
Les chercheurs de l’UQAC ne font intervenir, lors l’émission, aucune prise en compte de ce fait que déjà la grande majorité de ces zones proches de la limite nordique ne réussissent pas à produire de « bénéfices ». Il n’y a, plus globalement, aucune prise en compte du fait que l’exploitation industrielle actuelle ne fournit que de faibles bénéfices à la société, et cela seulement pour quelques zones dans le sud de la province. Finalement, ils ciblent une intervention, semble-t-il en l’occurrence économique, sans se poser des questions quant à ce que c’est que l’économie associée à la foresterie au Québec.
Comme indiqué lors de l’émission, il ne reste qu’environ 10 ans avant que l’industrie n’arrive à la limite nordique et la fin des forêts vierges vouées à l’exploitation sous le régime actuel. Le représentant de l’entreprise Produits forestiers Résolu (autrefois AbitibiBowater) souligne quant à lui qu’il y a déjà du travail à faire au sud de la limite nordique pour faire produire la forêt selon son plein potentiel, laissant entendre (à travers les coupures de l’entrevue par l’émission) qu’il connaît bien la situation décrite par l’IPV. Le forestier en chef Gérard Szaraz insiste que la priorité doit être le sud, dans une situation (on peut présumer de cette hypothèse) où les ressources financières du gouvernement ne sont pas abondantes et où son mandat est de cibler un développement qui soit «durable». Louis Bélanger souligne que s’il avait de l’argent, il ne le mettrait pas dans le projet de l’UQAC d’aménager la forêt au nord de la limite nordique. Et Serge Payette, chercheur du Centre d’études nordiques, exprime le souhait qu’il y ait possibilité d’exploiter la forêt au sud de la limite nordique d’ici peut-être 70 ans, reconnaissant l’état de dégradation actuelle de cette forêt, situation reconnue en fait pour tous les intervenants.
Les décisions de nos gouvernements dans leur ensemble sont prises en cherchant à maintenir et à augmenter «l’activité économique», et elles ont recours à un suivi du PIB comme indicateur des résultats. L’IPV fournit de nombreuses pistes pour corriger l’erreur de base dans cette approche, soit celle de ne pas tenir compte de facteurs jugés non économiques par le paradigme actuel mais qui restent cruciaux pour la société. Dans le cas de l’exploitation forestière, nous sommes devant une «activité économique» qui n’est ni économique ni rentable, pour une très bonne partie de l’activité, avant même de se soucier de ses impacts environnementaux et sociaux.
L’émission de Découverte nous fournit une bonne occasion pour non seulement obliger les acteurs qui prônent des interventions non souhaitables en soi, comme ceux de l’UQAC, de chiffrer leurs interventions ; il nous permet d’espérer que les acteurs qui voient clairement la situation et qui en reconnaissent les implications écologiques et économiques chiffrent également leurs jugements. Nous ne pouvons continuer à nous agiter en pensant que les agissements représentent du progrès, surtout devant une situation où le « long terme » devient rapidement le « court terme ». La limite nordique est une limite plutôt écologique, alors que nous faisons face à d’autres limites aussi, économiques, celles-là.
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Saguenay, le 19 février 2013
Monsieur Mead
Vous avez écrit sur votre blogue un commentaire intitulé «En foresterie, la limite nordique actuelle n’est déjà pas une limite rentable» suite à la diffusion d’un reportage de l’émission Découverte de Radio-Canada du 20 janvier dernier. Vous y interpellez directement des chercheurs en foresterie de l’UQAC. Comme un tel reportage de 12 minutes ne peut refléter toutes les subtilités de la pensée complexe sur un sujet aussi complexe, nous voudrions préciser la position réelle des chercheurs mis en cause concernant le dossier de la limite nordique des forêts attribuables.
Même si vous nous le demandez, notre commentaire ne portera pas sur la dimension économique de votre analyse. Aucun de nous n’a les compétences pour vous donner un avis là-dessus. Nous privilégions le dialogue pour la prise de décision. Nous pouvons échanger sur nos connaissances et opinions sur la forêt, mais ces connaissances vont être de différents ordres. Nous ne connaissons pas les calculs économiques réalisés par les différents acteurs dans les ministères et les entreprises qui nous permettraient de nous faire une opinion pour vous la donner, comme vous ne connaissez peut-être pas en détail le processus naturel d’ouverture des peuplements d’épinette noire dans la forêt fermée au sud et au nord de la limite nordique. Ensemble nous sommes détenteurs de plus d’information. Ne croyez pas que nous voulons ignorer la vôtre : nous ne pouvons rien en dire pour l’instant, ce n’est pas la même chose.
Notre commentaire va plutôt porter sur les dimensions écologique et forestière, soit celles pour lesquelles l’équipe de Découvertes nous a contactés il y a un peu plus d’un an. Vous avez compris du reportage que nous sommes «intervenus pour promouvoir des projets d’extension de la limite nordique bien plus au nord que la limite actuelle». Nous pouvons vous assurer que tel n’est pas notre position, même si le reportage peut en laisser l’impression.
Nous préconisons la position suivante : «Il est important de définir une limite de gestion pour les forêts attribuables et de retirer des calculs de possibilité forestière le bois qui pousse au-delà de cette limite. De plus, nous ne pensons pas qu’il faille pour l’instant reboiser les territoires situés au nord de la limite même si nos résultats scientifiques pris au sud nous montrent qu’il y aurait intérêt à valider l’idée».
Ce qui sème la confusion, nous semble-t-il, c’est que nous persistons tout de même à défendre nos résultats scientifiques publiés ou en voie de l’être. Certains d’entre eux sont clairs quant au fait qu’il y a au nord de la limite nordique des peuplements productifs qui sont en tout point semblables à ceux retrouvés plus au sud. Comme ils sont soumis aux mêmes perturbations naturelles (feux, épidémies d’insecte, chablis, quoique le régime peut être différent), ils pourraient donc être récoltés tout aussi bien que ceux plus au sud si on juge que les méthodes mises en application respectent les obligations que la société québécoise s’est données au fil des ans; incluant celles exigeant le retour à un peuplement équivalent à celui récolté. Mais ce n’est parce qu’on peut le faire qu’on doit le faire. Décrire n’est pas prescrire et n’en dispense pas (Comte-Sponville).
Il en va de même pour la question des plantations. Nos résultats scientifiques de plantation réalisée il y a 10 ans un peu au sud de la limite nordique montrent que les semis survivent et croissent. À notre connaissance, il n’y a aucune contre indication de nature écologique qui pourrait laisser croire que ce soit si différent au nord de la limite nordique. Mais ce n’est parce qu’on peut le faire qu’on doit le faire.
Pour décider de couper ou de planter, plusieurs autres dimensions doivent s’ajouter à notre cadre d’analyse, lequel n’est basé que sur des résultats scientifiques validés par les pairs (ou en voie de l’être). Vous faites mention de l’une de ces autres dimensions avec l’économie. Nous savons aussi que les membres du comité scientifique chargé d’examiner la limite nordique des forêts attribuables mis en place par le ministre des Ressources naturelles et de la faune du Québec en 2005 en ajoutent d’autres, en plus de prendre une échelle d’analyse beaucoup plus large que l’échelle peuplement. Nous le savons car l’un d’entre nous est membre du dit comité. Quel en sera le résultat ? Nous devrons attendre encore un peu car, contrairement à ce qui est affirmé dans le même reportage, le rapport final n’a pas encore été déposé à la Ministre.
Nous continuons de penser que la seule limite écologique réelle est celle qui sépare le domaine de la pessière à mousses du domaine de la pessière à lichens, soit celle qui a été définie il y a déjà plusieurs années et qui est située beaucoup plus au nord que la limite nordique des forêts attribuables. Le besoin de définir une limite plus au sud répond avant tout à des impératifs de bonne gestion de cette ressource renouvelable qu’est la forêt dominée par l’épinette noire.
Il est surprenant que quelqu’un qui ne nous a jamais rencontrés pose un jugement aussi définitif sur tout ce qui sort de l’UQAC. Remarquez que vous n’êtes pas le seul. Nous en déduisons donc que nous avons sûrement une part de responsabilité à assumer pour cela. Dans le cas présent, nous n’avons pas été assez précis avec les gens de Découvertes. Nous voulions dire que l’aménagement forestier est techniquement faisable autant au nord qu’au sud de la limite nordique, mais nous sommes tout à fait conscients que les conditions ne sont pas réunies pour qu’il s’agisse là d’une option recommandable à ce moment ci de notre existence. Notre conclusion : travaillons au sud de la limite ; il y a du boulot pour plusieurs années à venir.
Nous voulons participer avec nos recherches à des décisions d’aménagement forestier qui tiennent compte autant de la nature que des humains. Et nous pensons que le seul moyen d’y parvenir, c’est d’honorer les divergences de tous ces humains qui avec les meilleures intentions du monde s’y emploient. Comme nous ne pouvons pas tout savoir, tout connaître, et comme nous sommes persuadés que les meilleures décisions sont élaborées dans le dialogue avec des personnes qui amènent des points de vue différents, nous privilégions les discussions avec l’ensemble des acteurs impliqués et qui se sentent concernés. Nous avons besoin des meilleures décisions pour que le monde ressemble plus à l’idéal que nous avons dans la tête et nous pensons que personne n’a le monopole de ces décisions. Nous devons les construire ensemble.
Nous avons une position éthique en ce qui concerne le développement : il devrait avoir pour finalités un monde plus libre (plus démocratique), plus juste (concerne la création de richesses ET leur répartition), plus vert (un meilleur partenariat avec la nature) et plus responsable (porter avec les générations antérieures la responsabilité du monde que nous léguons aux générations futures). Et nous pensons que l’aménagement forestier peut contribuer à ce monde-là… s’il est pensé et mis en œuvre avec les acteurs concernés (nous en sommes, vous en êtes) et qui s’impliquent dans sa définition.
Daniel Lord, Hubert Morin et Nicole Huybens, professeurs
Université du Québec à Chicoutimi
Le but de mon intervention était de faire inclure dans les débats une nouvelle compréhension des enjeux. Mon travail sur notre gestion des forêts publiques m’amène à la conclusion que l’approche actuelle (et depuis assez longue date) comporte leur dégradation et donc des conséquences pour les gens qui en dépendent pour leur vie.
Plus de la moitié de mon texte représente un résumé du travail que j’ai fait en ce sens. Le chapitre 2 de mon livre, en entier, peut être consulté sur le blogue, et la référence est fournie dans mon texte. La réponse des professeurs de l’UQAC insiste sur leur refus de commenter le résumé et de lire le travail que j’ai fait. En même temps, elle insiste sur l’importance du dialogue, activité qui a marqué de façon prioritaire ma carrière de professeur pendant 40 ans. Ce qu’il faut retenir est que le dialogue peut se faire apparemment sans la prise en compte d’éléments que j’ai introduits comme un des participants au dialogue. Ces éléments sont « économiques » dans un sens très général du terme.
La réponse des chercheurs termine avec la présentation de leur position éthique concernant le développement. S’y trouve une série de caractéristiques de celui-ci, où l’on remarque des généralités qui insistent pour passer à coté de mon intervention et qui ne semblent même pas y inclure une composante économique. À cet égard, je voudrais de mon coté insister sur le fait que les débats à caractère éthique sont aussi exigeants que ceux à caractère économique.
Les chercheurs de l’UQAC insistent sur l’importance du dialogue, insistent sur leurs bonnes intentions en matière d’aménagement et insistent pour refuser de même aborder la mise en question de cet aménagement que je présente. Autant ils indiquent que Découverte n’a pas livré leur véritable pensée, autant leur réponse fait de même…
Drôle de science :
«Comme ils sont soumis aux mêmes perturbations naturelles (feux, épidémies d’insecte, chablis, quoique le régime peut être différent), ils pourraient donc être récoltés tout aussi bien que ceux plus au sud»
Si on récolte une forêt avant qu’elle ne brûle, elle ne brûlera pas et tous les processus de régénération de la forêt qui dépendent du feu de forêt n’auront pas lieu.
Ça fait des centaines de millions d’années que les forêts se débrouillent très bien sans intervention humaine, laissons-les donc vivre leur vie tranquilles.