J’ai gagné le prix en sciences et mathématiques de ma promotion d’école secondaire, et c’était une bonne école. À l’âge de 17 ans, j’ai néanmoins pris la décision de poursuivre mes études dans un programme généraliste qui ciblait les grands auteurs et une approche pédagogique qui prônait le dialogue plutôt que la déduction. Par la suite, j’ai quand même pu me faire le plaisir de lire, pendant mes années dans ce programme d’études, l’œuvre complète des Éléments d’Euclide et des Coniques d’Apollonius. Plus tard, j’ai croisé le fer avec La géométrie de Descartes et les Principia mathematica de Newton, livre le plus difficile que j’ai confronté dans toute ma carrière. J’ai fait mon doctorat sur L’Almageste de Ptolomée et sa démonstration de deux façons d’expliquer comment le soleil tourne autour de la terre… Plus tard encore, dans mon enseignement, et sans diplôme en mathématiques mais en collaboration avec mes collègues mathématiciens, j’ai mis mes étudiants en contact avec La théorie de parallèles de Lobachevski et la Science absolue de l’espace de Bolyai, montrant qu’Euclide semblait avoir tout faux, et les Essais sur la théorie des nombres de Dedekind (j’ai même fourni un complément à sa présentation).
Elle n’était donc pas inconnue, cette entrée dans le monde abstrait que j’ai faite en lisant la récente publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke. J’avais déjà lu avec intérêt les deux travaux précédents de cette équipe dirigée par Luc Godbout. Reste que j’étais frappé cette fois-ci de me sentir si loin dans l’abstrait. Explication partielle: entretemps, je m’étais consacré à deux années de travaux dans le monde d’Excel, avec les chiffres et les calculs en abondance, pour présenter un Indice de progrès véritable aux économistes du Québec, histoire de suggérer que c’est le temps de mettre les pendules à l’heure.
Le raisonnement euclidien
En lisant cette récente étude, j’y trouvais, suivant les bons exemples mathématiques, une longue section sur les hypothèses (les axiomes et postulats de mon lointain Euclide), hypothèses démographiques, économiques et budgétaires. Ma lecture ne comportait pas de critique du raisonnement mathématique fondamental à cet ouvrage, et je pouvais même constater que les hypothèses de base pour les projections ne prennent que les données les plus «évidentes», c’est-à-dire celles fournies par l’expérience des dernières décennies et les projections fournies par l’Institut de la statistique du Québec et le ministère des Finances[1]. Leur analyse de sensibilité, par ailleurs, ne fait que jouer avec les chiffres des hypothèses, toujours dans l’abstrait. Les résultats des projections des auteurs sont plutôt déconcertantes: des déficits structurels dans le budget de l’État, en permanence.
Sans suggérer un parallèle sérieux ni avec le livre ni avec le lecteur, je me sentais un peu comme Lobachevski regardant les parallèles d’Euclide en lisant le document : Qu’est-ce qui changerait si je jouais avec les hypothèses? me demandais-je. Finalement, à la fin de la lecture, je voulais créer un autre monde que celui décrit par les auteurs, mais non pour changer les projections déconcertantes. Je voulais voir ce qui pourrait se passer dans le vrai monde alors que notre société se prépare à foncer dans un mur, selon les auteurs de cet ouvrage, et selon mes propres analyses. Éric Desrosiers suggère, à sa lecture du document, qu’il est probablement possible de «passer à travers» le mur, plutôt que de le frapper, «à condition seulement que l’on sorte d’une logique de changements à la marge et que l’on ose chercher de nouvelles solutions. En tout cas, cela vaudrait la peine d’essayer». C’est ce que j’appelle l’optimisme opérationnel. À mon sens, c’est justement une sorte de géométrie non-euclidienne qu’il nous faut.
Les auteurs concluent en laissant à nos décideurs la tâche de voir au changement de logique, de paradigme, changement qu’eux-mêmes ne semblent pas apercevoir comme aussi fondamental que Desrosiers :
En fait, l’objectif principal de notre analyse consiste à répondre à l’invitation pressante de l’OCDE à procéder à une évaluation des perspectives budgétaires à long terme des gouvernements afin de promouvoir la transparence budgétaire. Comme l’indique l’OCDE, la soutenabilité budgétaire est un concept «qui intègre la solvabilité, la stabilité de la croissance économique, la stabilité de la fiscalité et l’équité intergénérationnelle». Dans cet esprit, la projection développée permet de juger de la soutenabilité budgétaire des finances du gouvernement du Québec aux horizons 2030 et 2050 (p.59, mes italiques).
Et un raisonnement «non-euclidien»: correction des projections sur les finances publiques
Finalement, les projections de l’ouvrage ne fournissent absolument pas les fondements permettant de porter un jugement adéquat sur la soutenabilité budgétaire du gouvernement aux horizons 2030 et 2050. Les arguments mathématiques aboutissent aux résultats des projections, et ceux-ci constituent ses conclusions. De là à suggérer que les résultats peuvent s’appliquer au vrai monde requiert une application qui dépend de toute une autre série de facteurs, dont une révision des hypothèses pour permettre la transition plus adéquate au réel. Je puis commencer à décrire le changement requis avec un calcul du monde «non-euclidien» que j’ai fait pour mon livre sur l’IPV. (suite…)
Ma lecture de journal de lundi était intrigante cette semaine, en raison de deux chroniques par des journalistes, cela après une autre chronique plus que pertinente du samedi précédent.
François Brousseau fournit pour Le Devoir des analyses politiques des dossiers internationaux intéressantes, cela de façon régulière. De temps en temps, il ne peut s’empêcher de se trouver confronté en même temps à des sujets qui soulèvent la question des critères d’analyse qui méritent réflexion. C’était le cas pour moi en lisant sa chronique sur le progrès politique et social en Tunisie ces temps-ci. Sa description me rappelait l’expérience de la vague orange au Québec il y a deux ans, expérience qui m’a amené à souhaiter une vague arc-en ciel au Québec, histoire justement de nous voir essayer de renouveler nos institutions. J’étais prêt à voir à l’Assemblée nationale une majorité de «potiches», et je n’étais pas seul.
Bref, je me demande si on devrait vraiment regretter «l’amateurisme et l’impréparation» politiques et «l’incompétence économique» des nouveaux politiciens en Tunisie, suivant les propos de Brousseau dans sa chronique. La «compétence économique» me paraît pleine de risques de nos jours. Et le fait que l’opposition à l’Ennahda, avec «des forces éparses et divisées», manquait de structure – autre institution pleine de risque de nos jours – mais a réussi à se donner un «véritable débat social, politique et médiatique» était plutôt encourageant.
Finalement, ses bémols me rappelaient plutôt les espoirs des mouvements de 2011, ceux des indignés et des Occupy Wall Street (où une certaine incompétence économique était complète et voulue!).
Guy Taillefer ne manque pas la chance de mettre l’accent sur cette incompétence économique dans sa chronique «Des arbres et du charbon», portant sur le débat environnement-économie en Inde. La chronique m’a rappelé une émission que j’ai vue à la télévision chinoise en 2009 quand Jairam Ramesh, ministre Indien de l’Environnement à l’époque, était interviewé par un assez bon journaliste à CCTV-9 lors de son passage à Shanghai. Ramesh a souligné que jamais ils ne pourraient faire en Inde ce que la Chine a fait dans la mise en place du PuDong, le quartier financier de Shanghai construit totalement à neuf sur un site presque «vierge», occupé seulement par des milliers de paysans agriculteurs – ils ont été expulsés – et abritant des milieux humides importants. La démocratie indienne, disait Ramesh, ne laisserait pas passer une telle affaire. Je n’avais pas entendu parler des suites dans la carrière de Ramesh, mais Taillefer nous informe que le positionnement de Ramesh en général a «choqué les milieux d’affaires et ses collègues du cabinet» et il a été remplacé.
Le statut «déprimant» de l’occupant actuel du poste, ministre de l’Environnement et de l’Énergie, m’a intrigué. J’ai encore sur mes tablettes la cocarde que j’ai reçue lorsque j’ai participé au Comité international du Nord-Est sur l’énergie (la rencontre annuelle des gouverneurs et des premiers ministres) en 1991, quand j’étais sous-ministre adjoint à l’Environnement. J’imagine que les responsables ne comprenaient pas ce que je faisais là, et j’étais identifié «Environnement et Industry – Province of Quebec»! C’était précisément l’époque où Gérald Tremblay (Industrie) et Pierre Paradis (Environnement) avaient tellement besoin de s’entendre que je proposais à mes amis qu’ils devraient échanger de postes…
Quant au reste, Taillefer laisse l’ambiguïté régner tout au long de la chronique, dont la première phrase souligne qu’il y a «une opinion trop répandue en Inde qui veut que ses lois sur la protection de l’environnement entravent indûment la croissance économique du pays» Il poursuit: »C’est faux, mais ça colle». Rendu à la fin, Taillefer cite Rajiv Lall, un «capitaine de l’industrie des infrastructures», qui affirme que «notre cible de croissance annuelle de 9% est incompatible avec nos aspirations environnementales» et que le moment serait propice, selon lui, de »prendre le temps de réfléchir». Taillefer conclut en notant que Lall ne voit pas du tout que la machine politique y soit disposée, et «en avant la fuite».
Selon Taillefer, le Premier ministre Manmohan Singh se plaint que les «lois vertes» étouffent l’économie indienne. Je donnais justement une conférence hier pour souligner jusqu’à quel point l’ensemble de l’élite politique, économique et médiatique québécoise va dans le même sens. On ne peut pas se permettre de manquer le bateau face à l’occasion d’exploiter notre pétrole, disaient-ils dans son manifeste récent, cela sans donner des indications qu’ils ont des connaissances de ce qui est en cause. Ils promettaient tout simplement «les plus hauts standards environnementaux» pour gérer la situation. Nous étions plusieurs à riposter, avec un autre manifeste. Les signataires du premier manifeste n’incluaient pas les André Caillé, Lucien Bouchard et André Boisclair de notre élite québécoise, déjà acquis à l’industrie du pétrole. Carole Beaulieu, éditrice de L’actualité, semble aller dans le même sens dans son dernier éditorial, et Alain Dubuc cherche même à souligner – à tort – «trois non-sens économiques» dans notre manifeste. La différence que je remarquais en lisant Taillefer: l’Inde a au moins un Rajiv Lall, parmi les capitaines de l’industrie, pour souligner l’incohérence!
La chronique de samedi du journaliste en économie Éric Desrosiers portait sur «l’art délicat de passer à travers les murs» maintenant construits dans l’édifice économique lui-même, et j’y reviens dans mon prochain article sur le blogue en commentant la récente publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, La soutenabilité budgétaire des finances publiques du gouvernement du Québec. Leur constat: les finances publiques du Québec ne sont pas soutenables. J’ai abordé l’ensemble de ces enjeux cette semaine dans une conférence que j’ai présentée au Centre universitaire de formation en environnement et en développement durable de cette même Université. Ma conférence s’intitulait «Comment gérer l’échec d’une carrière et celui d’une société?» Le thème de la série de conférences est «Initiateurs de changement» et j’ai dû insister sur l’échec de mes 45 ans d’efforts pour obtenir du changement de la part de nos élites!
by Lire la suiteJe venais d’écrire mon dernier article, sur les enjeux visés par le Manifeste pour sortir de la dépendance au pétrole, que voilà, je découvrais l’intervention d’un autre économiste, d’un autre éditorialiste, qui me pousse à poursuivre. Alain Dubuc, dans La Presse du 22 janvier, sort un éditorial qui propose que le manifeste «sombre dans la caricature», ceci en raison de trois non-sens économiques qui s’y trouvent. Je les passe un par un.
1. Le premier consiste à douter qu’une éventuelle production pétrolière réduise nos importations de pétrole. «Il est cependant irresponsable d’affirmer, car il n’y a aucune preuve ni garantie, que l’exploitation en sol québécois réduira durablement et significativement ce déficit commercial.» On ne devrait pas à avoir à prouver des évidences. Chaque baril de pétrole produit au Québec réduira le déficit commercial d’autant. L’ampleur de la réduction du déficit commercial dépendra essentiellement de l’importance de cette production.
Ce que Dubuc ne mentionne pas est que les signataires du Manifeste pour le pétrole présument – et je dirais souhaitent – que nous consommions de plus en plus de pétrole dans les années à venir. Ce souhait est celui de l’ensemble du milieu économique, qui projettent une augmentation énorme de la consommation des combustibles fossiles dans les prochaines années. J’en ai décrit les paramètres dans mon récent article sur ce Manifeste pour le pétrole. Si la production souhaitée ici ne compense pas l’accroissement également souhaitée de notre consommation, le déficit commercial augmentera. Rien ne nous dit que la production hypothétique pourrait atteindre la hausse de la consommation de 28% projetée pour le Québec…
2. Le second porte sur la crainte que la production pétrolière compromette nos efforts pour réduire notre dépendance au pétrole. Mais pourquoi en serait-il ainsi? Les Québécois voudront-ils brûler plus d’essence parce qu’elle vient de chez nous? Cette crainte vient peut-être du fait qu’on plaque inconsciemment au pétrole le modèle hydroélectrique où, parce que c’est notre électricité, on la vend au rabais et on encourage la surconsommation.
Il faut bien se demander comment les Québécois vont se comporter, mais il faut aussi associer la volonté du gouvernement, finalement, des trois principaux partis, de procéder à l’exploitation comme une orientation qui va dans le sens contraire d’une volonté de réduire notre consommation, en termes absolus. Finalement, c’est le même problème que le premier: pour l’ensemble des agences énergétiques des pays riches, la croissance économique dépendra d’une hausse de la consommation des combustibles fossiles – et cela en fonction de projections d’un prix pas trop élevé…
3. Mais l’argument le plus étrange, c’est de douter que cette production puisse procurer des bénéfices économiques, notamment parce que «les entreprises privées détiennent l’essentiel des droits d’exploitation», en faisant référence au cas norvégien. Pourquoi aller si loin? On peut regarder juste à côté, à Terre-Neuve, même si ça fait moins chic, où l’exploitation du pétrole a eu un impact majeur et déclenché une véritable révolution.
Pendant ma deuxième année comme Commissaire au développement durable, j’ai mené la vérification des interventions gouvernementales dans le secteur minier qui a causé un certain émoi lors de sa publication en mars 2009. Comme disait le communiqué émis à ce moment-là, «les analyses fiscales et économiques produites par le MRNF ne lui permettent pas d’établir de façon claire et objective si le Québec retire une compensation suffisante en contrepartie de l’exploitation de ses ressources naturelles». Le rapport lui-même est plus clair: «Pour la période allant de 2002 à 2008, 14 entreprises n’ont versé aucun droit minier alors qu’elles cumulaient des valeurs brutes de production annuelle de 4,2 milliards de dollars. Quant aux autres entreprises, elles ont versé pour la même période 259 millions de dollars, soit 1,5 p. cent de la valeur brute de production annuelle». L’exploitation pétrolière est toujours une activité minière.
L’adoption de la nouvelle loi sur les mines avant les Fêtes n’a rien changé à ce portrait, sur le plan économique. Un article du Devoir de mai 2013 fait le point, en citant les propos d’Yvan Allaire, président de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques et qui a suivi le débat de façon assidue: «À force de reculer, le gouvernement péquiste a accouché lundi d’un régime d’impôt minier «pire» que celui hérité du gouvernement libéral».
Comme je souligne presque avec consternation dans l’article publié hier, ce sont bien plutôt les économistes et les dirigeants politiques qui les suivent qui font presque de la caricature dans leur insistance pour un développement économique qui ne veut pas tenir compte du calcul des externalités et des questions d’échelle dans les activités économiques des sociétés. À ce sujet, voir l’ensemble des documents sur ce site sous la rubrique Indice de progrès véritable, dont la Synthèse du livre que j’ai publié en 2011 et qui passe inaperçu chez les économistes que je visais avec ce travail, ainsi que le rapport du VGQ sur l’empreinte écologique que j’ai produit en 2007.
by Lire la suiteLe Manifeste pour sortir de la dépendance au pétrole semble faire assez de vagues pour me permettre de croire que vous l’avez vu. Le contraste entre les deux manifestes récents (pour l’autre, voir mon dernier article sur ce blogue) met en évidence les énormes paris qui marquent les processus décisionnels, voire les processus délibératifs qui ont cours aujourd’hui.
Lors de la rédaction du document, il y a eu des échanges sur la pertinence ou non d’inclure la recommandation visant une réduction de 25% de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2020 – soit l’objectif du gouvernement actuel et le minimum proposé par le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC). La réflexion sur le Manifeste me ramène dans ce contexte au document de consultation de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec dont j’ai déjà parlé dans mon article Consultation sur les enjeux énergétiques : un exercice bâclé.
Le document de consultation présente un scénario possible, un parmi de nombreux, pour atteindre cet objectif, soit :dans le secteur résidentiel, convertir 100 000 logements encore chauffés au mazout ou au gaz naturel à l’électricité (sur environ 650 000 logements non chauffés à l’électricité); dans le secteur commercial et institutionnel, convertir environ 31 000 bâtiments – fermes d’élevage, exploitations agricoles, bâtiments institutionnels, lieux de culte, hôpitaux et écoles; dans le secteur des transports, retirer de la route ou convertir à l’électricité environ 2,1 millions d’automobiles ou camions légers (tout près de 50% du parc; dans le secteur industriel, réduire de plus des deux tiers les émissions de l’industrie de l’aluminium.
Les commissaires notent qu’il s’agit d’un très grand défi et proposent que la façon de le relever est de saisir «l’occasion [que ce défi représente] de développement économique sur la base de l’efficacité énergétique et de l’énergie verte» (p.55). Ils doivent penser aussi qu’il s’agit d’un défi impossible à relever en ses propres termes, mais ils ne le disent pas. Nous ne le disons pas non plus dans notre Manifeste, sachant que si nous ne relevons pas le défi, nous sommes dans le trouble comme société.
Pour les commissaires, non seulement leur proposition pour du développement économique n’entrainêrait pas de nouvelles émissions (ils parlent d’«énergie verte») mais il prendrait les gains de l’efficacité énergétique (dans l’usage de l’électricité – déjà en surplus) pour poursuivre davantage de développement : ils ne le pensent pas nécessaire de réduire notre consommation globale d’énergie, contrairement à ce que Brundtland proposait déjà il y a un quart de siècle. Tout en ayant un air très sérieux, la proposition des commissaires est incompréhensible et finalement farfelue. Pour le reste, ils rejoignent les signataires du Manifeste pour le pétrole en proposant l’exploitation de nos hypothétiques réserves de pétrole. Un but de notre récent Manifeste est de souligner des défis que la Commission, tout comme les signataires de l’autre manifeste, ne reconnaissent pas et dont l’absence dans la réflexion semble expliquer l’incompréhensible.
C’est une restructuration fondamentale de nos sociétés et de leurs activités économiques qu’il faut cibler. L’utilisation abusive de combustibles fossiles et la production de quantités astronomiques de GES d’origine fossile par l’humanité, surtout dans les dernières décennies, sont des composantes d’un portrait de notre situation qui n’est que partiel, et les commissaires, comme les signataires du manifeste pour le pétrole, ne voient même pas celui-ci, associé au défi que représentent les changements climatiques. Je n’ai pas besoin de rentrer dans le détail pour le reste. Il s’agit des crises contemporaines dans presque tous les secteurs de notre activité et dans presque tous les écosystèmes qui permettent à nos sociétés de se maintenir en vie. On peut parler des crises de l’eau douce, de celle des océans et des risques importants pour la santé associés à la pollution de l’air dans de nombreuses villes, peut-être surtout dans les pays émergents. On peut parler des crises de l’alimentation derrière (en partie) le printemps arabe et les propositions d’élargir nos bases diétaires pour inclure des insectes et des aliments à base d’algues. On peut parler des crises de la biodiversité. Et j’en passe.
Le développement économique prôné par les commissaires est pris pour acquis comme l’objectif de toute politique énergétique et leur travail est de fournir les bases pour la prochaine, d’orienter le développement économique de notre société. C’est la même chose pour les signataires du Manifeste en faveur de l’exploitation des ressources énergétiques qui gisent possiblement sous la surface de notre territoire. Ce développement se poursuivrait, doit se poursuivre, selon le modèle que nous connaissons de mieux en mieux. Ses promoteurs font abstraction de l’ensemble des crises générées par le recours à ce modèle, proposant que de «hauts standards de protection environnementale» règleront ses aspects négatifs. Étrangement, ils semblent incapables de voir que de tels standards sont en place depuis des décennies, décennies pendant lesquelles les crises se sont développées. (suite…)
by Lire la suiteTout récemment, deux chercheurs de l’IRIS ont publié un document sur le «budget carbone» du Québec, selon les sources scientifiques les plus réputées qui soient, les membres du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui a publié le premier volet de son cinquième rapport en septembre dernier. Ils soulignent que pour pouvoir espérer limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés C, un consensus mondial, il faut que les émissions globales des GES ne dépassent pas environ 3000 Gt de CO2 entre 1861 et 2100, et les deux-tiers de celles-ci ont déjà été émises. À partir de ces données, les chercheurs font le calcul du «budget carbone» du Québec, c’est-à-dire les réductions d’émissions qui s’imposent si le Québec va faire sa part dans l’effort.
Il est fascinant de voir ce travail s’insérer dans un processus déjà en place dans le rapport de la Commission Brundtland de 1987, soit celui de la contraction/convergence qui (i) établit des limites quant à la quantité d’énergie fossile qui peut être utilisée selon une application évidente du principe de précaution et (ii) distribue l’énergie qui peut ainsi être consommée de façon équitable, reconnaissant les énormes inégalités actuelles (et dans les années 1980). Une contraction est nécessaire dans les pays riches, et une convergence se met en branle ainsi pour atteindre (en 2020, pour Brundtland, soit demain) une consommation équitable (égale) par l’ensemble de l’humanité dans sa recherche d’un bien-être.[1]
En contraste avec ceci, nous voyons l’Agence internationale de l’énergie de l’OCDE (AIÉ), l’Energy Information Administration des États-Unis (EIA) et l’Office national de l’énergie canadien (ONÉ) faire des projections sur la demande de carburants fossils (surtout) jusqu’en 2030, 2035, 2050. Ces projections se font par une approche complètement à l’envers de celle de Brundtland. On estime la croissance économique qui pourrait être jugée acceptable et on calcule ensuite l’énergie qui serait nécessaire pour soutenir cette croissance. On insère un prix estimé dans le portrait, normalement un prix qui ne dérangerait pas les orientations économiques, mais qui a été rarement en ligne avec le vrai prix, et cela depuis des années.
Tout comme l’approche, les résultats sont à l’envers de ceux des travaux du GIEC et de Brundtland : l’AIÉ voit une production (et une consommation correspondante) passer d’environ 90 mb/j (millions de barils par jour) aujourd’hui à plus de 100 mb/j en 2030 (Kjell Aleklett, Peeking at Peak Oil, Springer 2012, p.70); l’EIA prévoit une augmentation de la consommation mondiale d’énergie d’ici 2035 de 44% par rapport à celle d’aujourd’hui (figure 113 du document, reproduit ici) ; l’ONÉ, avec ajustement pour le Québec par le ministère des Ressources naturelles (MRN), prévoit une augmentation de la consommation d’énergie au Québec de 28% par rapport à aujourd’hui. Ailleurs, ces augmentations sont projetées en voyant la part de l’énergie fossile dans le bilan aux alentours de 80-85%; pour le Québec, la projection de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec est pour une augmentation de la consommation d’énergie fossile en 2030 de plus de 25% (Document de consultation, p.40-41). Nulle part ne voit-on un effort de reconnaître les émissions de GES qui seraient en cause.
Le concepteur même de l’idée d’un «développement durable» nous fournissait une vision de notre développement possible il y a un quart de siècle. Pourtant, et en dépit de l’omniprésence d’un discours sur ceci, tout va dans le sens contraire de ce que Brundtland voyait comme nécessaire pour «assurer notre essor [économique et] social», dans les termes du premier paragraphe du Manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole, qui présente la même vision que les agences de l’énergie.
La pauvreté de perspective de ce Manifeste reflète, finalement, celle de l’ensemble de nos économistes, incapables d’intégrer dans leur modèle les enjeux écologiques devenus dramatiques. Suivant un paradigme consacré maintenant depuis des décennies, les signataires mettent en priorité la nécessité d’un développement économique – avant le développement social, dans le premier paragraphe, et ce n’est pas un accident. En fait, c’est «l’essor économique» qui doit primer, parce que les signataires ne voient pas comment le développement social puisse se faire sans le maintien de la croissance (l’essor) économique. (suite…)
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