Forum économique mondial : les risques 2014
Chaque année, la lecture du rapport sur les risques globaux produit par le Forum économique mondial (Davos) constitue un moment qui rend davantage préoccupantes mes analyses et mes perceptions déjà bien ancrées. Finalement, les risques identifiés – classés entre autres par genre et par âge, où presque sans exception les femmes et les jeunes perçoivent les risques comme plus importants – ciblent bien, selon ma compréhension de la situation. Mais le texte qui les présente semble écrit par les hommes et les plus vieux. Plus important, les décisions face à ces risques seront prises par ces mêmes groupes et, tout comme dans le texte lui-même, on y voit une contradiction constante entre la conviction qu’il y ait besoin d’une croissance économique renouvellée et le constat que cette croissance est la source de bon nombre des problèmes, des risques. Le modèle économique est omniprésent, même si dans un habit différent, et on sent qu’il ne fournit pas les réponses, même aux auteurs.
Les inégalités à travers les sociétés humaines (cliquez sur la photo) ont été identifiées par les leaders de Davos dans un rapport de novembre 2013 comme la deuxième préoccupation la plus importante pour l’avenir en termes de tendances et le PEW Research Centre y va de sa couverture du travail: la tendance vers les inégalités suit seulement celle touchant la zone de guerre qu’est le Moyen Orient actuellement dans la liste.
Dans le rapport de 2014 lui-même sur les risques systémiques globaux, ces inégalités sont classées quatrième, avant même les risques associés aux changements climatiques.
La NASA : les risques d’effondrement
Tout récemment, The Guardian a publié un article ”NASA-funded study: industrial civilisation headed for ‘irreversible collapse’?” résumant les propos d’une étude commanditée par la NASA (National Aeronautic and Space Administration des États-Unis). «La survie de la civilisation en cause» dans la bande annonce des nouvelles de Radio-Canada passait brièvement ici pour en signaler la nouvelle.
L’article paraîtra dans Ecological Economics en avril, mais les auteurs ont déjà publié une version préliminaire du modèle en cause. sous le titre ”A Minimal Model for Human and Nature Interaction”. Contributeur clé à l’effondrement modélisé : les inégalités croissantes entre les élites et les pauvres. L’article de 2012 fournit une idée de la façon dont le modèle est bâti et montre plusieurs étapes de sa complexification. Les composantes du modèle HANDY – population, eau, climat, agriculture, énergie – rappellent celles de Halte à la croissance, mais les auteurs insèrent leurs projections et leurs analyses dans un contexte historique de plus en plus reconnu, celui de l’effondrement de civilisations. En fonction de ces cinq paramètres, le modèle est donc conçu pour suivre les interactions, d’une part, de l’évolution de la capacité de support des écosystèmes mais, d’autre part, de la stratification économique des sociétés entre des riches (Elites) et des pauvres (Commoners) – les inégalités. Selon les conclusions de ce travail, d’après The Guardian, la situation actuelle dans le monde est telle que l’effondrement de la civilisation actuelle sera difficile à éviter, cela dans les prochaines décennies.
L’intérêt du modèle, qui semble beaucoup moins complexe et plus théorique que celui des chercheurs du MIT derrière Halte à la croissance, se trouve surtout dans son effort d’introduire le facteur socio-économique dans la réflexion. Comme c’est le cas pour un ensemble d’organisations internationales et même nationales, on doit bien présumer que la NASA commandite une multitude d’études touchant ses champs d’intervention et n’en entérine pas nécessairement leurs conclusions, dont celles de cette étude. Reste que la NASA montre avec cette commandite – comme le ministère de la Défense des États-Unis l’a fait par rapport aux changements climatiques il y a déjà quelques années – une capacité de tenir compte de risques qui ne semblent pas être à l’ordre du jour des politiciens de la planète.
McQuaig et Brooks : le mouvement de fond
Je viens de terminer un nouveau livre (2012) de Linda McQuaig, auteure fascinante et candidate du NPD défaite de peu récemment dans une élection complémentaire à Toronto – dans un fief conservateur. Billionaires’ Ball : Gluttony and Hubris in an Age of Epic Inequality comporte des présentations assez approvondies de nombreux enjeux financiers et économiques, et il faut bien croire que cela explique que Neil Brooks est co-auteur de l’ouvrage; Brooks est directeur du programme gradué en Taxation de Osgood Hall Law School à Toronto.
Vers la fin du livre, McQuaig commente une tendance aux États-Unis (et ici au Canada?) qui est commune à la droite et à la gauche, les menant, pour différentes raisons, à abandonner l’effort de corriger les inégalités dans la société, pour mettre l’accent sur l’objectif d’éliminer la pauvreté. Dans une chronique de février dernier, Éric Desrosiers souligne justement que le président Obama, dans son récent discours sur l’état de l’Union, a fait pourtant de ces inégalités une priorité pour ses interventions à venir. Pour McQuaig et Brooks, la gauche a abandonné cet effort face à un mouvement bien orchestré de la droite qui rend tout ciblage des riches presque perdu d’avance. Ceci est en contraste total avec le contexte politique qui a suivi le New Deal de FDR, où il y avait des taux d’impositions sur les riches autour de 70%, le double du maximum aujourd’hui.
McQuaig et Brooks insistent sur l’importance des inégalités dans la plupart des pays riches (et pauvres – l’inégalité en Chine est l’équivalent de celle aux États-Unis), et Desrosiers y va avec des chiffres impressionnants : «95 % des gains de revenus depuis la Grande Récession de 2009 sont allés aux 1 % les plus riches et 90 % des moins riches ont continué de s’appauvrir, selon le Fonds monétaire international (FMI)». Sa chronique termine avec une citation de l’ancient secrétaire américain au Travail Robert Reich, qui se demandait dans un récent blogue, «Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grabuge? … Les réformes sont moins risquées que les révolutions, mais plus on attend et plus on risque de se retrouver avec la seconde option.»
Contexte pour mes propres travaux (suite…)
by Lire la suitePaul Racicot pose une série de questions en lisant mon dernier article sur l’équité entre les générations: «Et qu’en est-il de la population japonaise vieillissante ? Comment fait-elle face à ce phénomène ? Qu’en sera-t-il de son avenir – d’un point de vue démographique – en regard de sa faible entrée d’immigrants dans sa population ?» Une réflexion en guise de réponse.
J’ai déjà publié mes réflexions sur cet ensemble de questions, dans un article de mai dernier. Racicot pose ses questions à partir de la deuxième partie de mon article sur l’équité entre les générations, où je mets l’accent sur le facteur démographique (alors que c’était le facteur économique auquel je réfléchissais dans mon premier article sur le Japon). Je ne sais pas pourquoi il cible le Japon plutôt que d’autres, mais cela me permet une nouvelle réflexion.
Je ne connais pas le Japon de façon particulière, mais je sais d’abord qu’il s’agit d’une île (archipel), et cela situe l’enjeu démographique : dans les pays continentaux, une population en surabondance ou poussée par celle dominante qui s’étend peut toujours espérer (en principe) migrer quelque part. Cela donne aujourd’hui d’intéressantes populations de «minorités» dans le sud-est asiatique, par exemple. Sur une île, il n’y a pas beaucoup d’options pour la migration. Dans le cas du Japon, la densité de la population est élevée, avec 339,7 habitants/km² sur l’ensemble du pays en 2009 et 1 523 habitants/km² en ne considérant que les zones habitables – considérable, même si c’est seulement le tiers de la densité du Territorie palestinien occupé, celle-ci proche de la densité de l’île de Montréal, qui a une densité de 3 861,6 habitants/km2… Bref, la question de la taille optimale et même maximale de la population se pose assez directement sur une île ou dans une enclave, même si, dans un monde surpeuplé partout, la distinction n’est pas si importante que ça, comme je soulignais en publiant l’autre article avec l’illustration de la planète Terre vue par les premiers astronautes – c’est toute une île…
Mon premier reflexe en lisant la série de questions de Racicot est de me référer à The Security Demographic : Population and Civil Conflict After the Cold War (le document ne semble plus accessible en ligne, et je l’ai donc déjà mis sur mon site). Il s’y trouve une série d’analyses en fonction de quatre facteurs de stress démographique : une forte proportion de jeunes dans la population ; une croissance urbaine rapide ; compétition pour les terres arables et l’eau ; mortalité venant de VIH/SIDA frappant la population adulte. Différents pays se trouvent devant différents défis en fonction de la présence variable de ces stress. La «sécurité démographique» du titre du livre est la stabilisation des enjeux démographiques décrits.
L’historique du Japon à travers une proportion très importante de jeunes dans la période autour de la Deuxième Guerre mondiale se présente aujourd’hui avec une fertilité basse et une proportion de jeunes dans la population également basse. Aujourd’hui, les experts ont tendance à trouver une telle situation presque alarmante, même si la situation inverse de la première moitié du siècle dernier l’était beaucoup plus, à en juger par ses conséquences…
Le premier facteur de stress est bien sous contrôle. C’est le troisième qui me paraît pertinent pour répondre aux questions de Racicot. Le Japon figure parmi les quelques pays au monde où l’absence de terres arables est jugée extrême ; il n’y a que 0,04 ha par personne, environ la moitié du seuil critique et le cinquième de ce qui est jugé adéquat, soit 0,2 ha par personne. Pour plusieurs pays, une telle situation est le résultat de conditions géographiques, mais assez souvent, elle est plutôt le résultat d’une augmentation importante de la population. Pour ce qui est de celle du Japon, sa population est passée de 44 millions en 1900 à 92 millions en 1960 à 128 millions aujourd’hui.
La réponse à une telle situation se trouverait, pourrait-on croire, du coté de l’importation des denrées alimentaires. À cet égard, il est intéressant de noter que le Japon se trouve voisin de la Chine (0,1) et de la Corée du Sud (0,04) et pas loin de l’Inde (0,15). Dit autrement, on peut presque trouver dans ces quelques pays le défi souligné à répétition par la FAO à l’effet que des crises alimentaires se profilent à l’horizon. La Corée du Sud et le Japon se trouvent dans la catégorie d’extrême stress démographique, la Chine et l’Inde dans la catégorie de grand stress. Ensemble, il s’agit de prés de 3 milliards de personnes qui se trouvent dans des pays incapables de les nourrir à partir de leurs propres ressources.
Pour répondre donc à la question : le Japon se trouve avec une population trois fois celle d’il y a 100 ans mais en voie de réduire, tranquillement, cette population. Ce faisant, il s’oriente vers une baisse éventuelle du niveau de stress en cause, mais cela ne se fera pas sentir pour longtemps et le pays sera exposé à des risques et des coûts importants face à la concurrence prévisible pour les denrées alimentaires dans les prochaines décennies.
Seuls les économistes (et ceux qui les prennent comme guides) favorisent toujours une croissance démographique finalement n’importe où, histoire d’y trouver une composante importante de la croissance économique. De façon plutôt spontanée, le Japon rejette une telle orientation ; la Chine, avec la loi d’un seul enfant, a évité l’ajout d’environ 400 millions de personnes à sa population, même si des démographes et des économistes semblent toujours favoriser une reprise de sa croissance démographique ; l’Inde pour sa part ne donne pas d’indication d’une stabilisation de sa population, qui risque dans quelques années de dépasser celle de la Chine (j’ai déjà fait un petit calcul à cet égard : l’Inde connaît l’ajout net à sa population de plus de 50,000 personnes, par jour).
Dans ce contexte, la formulation de la dernière question de Racicot semble fournir une indication d’où elle vient, soit du pays du modèle économique. La réponse: les stress démographiques du Japon seront moindres s’il n’y a pas d’immigration. Pour un pays destiné à connaître quand même des stress extrêmes dans son effort de nourrir sa population, il s’agit d’une bonne affaire…
by Lire la suiteAutant il peut être facile de dresser des portraits du passé, autant il est difficile d’en dresser de l’avenir. Une collaboration entre L’actualité, le Regroupement des jeunes chambres de commerce et la Fondation Chagnon a permis de créer récemment un Indice québécois d’équité entre les générations (IQÉG). Le numéro de mars de L’actualité en a fait le dossier de la page couverture et de l’éditorial.
Comme ces sources l’indiquent, les responsables ont formé deux comités de sages, un de jeunes et un de vieux, pour leur permettre d’obtenir des points de vue assez variés sur la question (j’ai été invité à participer à ce deuxième comité). Les échanges ont porté entre autres sur les différents indicateurs dont l’IQÉG va tirer ses données. Finalement, l’IQÉG dans sa première version est un indice synthétique avec 27 indicateurs, jugés de valeur égale, et dont aucun n’est vraiment capable d’influer sur le résultat global de façon importante. L’Indice fournit un portrait de la question l’égalité intergénérationnelle pour la période 1976-2011.
Il n’y a pas de table des matières pour le document de base, mais celui-ci comporte à la fin (pages 67-79) une sorte d’annexe touchant la soutenabilité de ce que l’Indice cherche à suivre. L’analyse porte sur quatre enjeux: le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles; la dette publique; les finances publiques à l’avenir; l’épargne pour la retraite. Les concepteurs de l’IQÉG n’ont pas trouvé le moyen d’inclure ces enjeux directement dans l’Indice, mais ils reconnaissent leur importance pour un portrait complet, incluant des perspectives d’avenir.
L’indice, comme voulu, présente donc un portrait assez intéressant des relations entre les jeunes de 25 à 34 ans et les autres parties de la population pendant une période à peu près équivalente à une génération. Sur cette période, il y a eu une progression assez positive à partir d’un creux autour de la récession de 1991-1992.
Probablement l’indicateur le plus frappant de l’ensemble est l’Indice 21 portant sur le taux de satisfaction générale à l’égard de la vie chez les 25-34 ans. Celui-ci transcrit les résultats de l’Enquête sociale générale de Statistique Canada conduite 8 fois pendant la période, résultats qui montrent un déclin presque constant depuis 1990, et presque l’image à l’envers de celle fournie par l’Indice lui-même. En dépit des tendances globales suggérées par l’IQÉG, qui suggère une amélioration plutôt constante dans la position des jeunes, ces enquêtes montrent une grande inquiétude de ces mêmes jeunes face à leur avenir.
Voilà le défi, et le dilemme, qui sont associés à ce nouvel indice. Il fournit un portrait assez satisfaisant de la situation des jeunes par rapport aux autres couches de la société, et la mise en évidence des 27 indicateurs constitue un intérêt principal de l’indice, qui regroupe et met en relation ainsi un ensemble d’enjeux souvent traités en isolation.
Déjà, pour ces indicateurs, les données n’étaient pas toujours facilement disponibles; pour ce qui est des fondements de toute société, les écosystèmes et les ressources dont elle dépend, l’absence de données était encore plus marquée, comme j’avais bien découvert lors du travail pour mon livre sur l’Indice de progrès véritable (IPV). Les trois indicateurs touchant l’environnement dans l’Indice se noyent dans l’ensemble, pour ce qui est de leurs indications.
Pour l’économie écologique, une telle approche aurait été défaillante de toute façon. Les enjeux pour la civilisation actuelle ne peuvent être conçus comme une sorte d’équilibre entre les facteurs environnementaux, sociaux et économiques, comme on entend souvent lors de discours sur le développement durable. Notre avenir comme société sera fonction d’écosystèmes en santé et de ressources naturelles disponibles en quantités suffisantes pour répondre aux besoins de l’humanité.
Seulement au Québec, pendant la période couverte par l’IQÉG, la population s’est accrue de 27%, soit 1 669 000 millions de personnes, dont la satisfaction des besoins exige et exigera davantage de tout par rapport à la population antérieure. C’est la situation que ceci suggère, reflet de celle à l’échelle planétaire, qui fournit le contexte pour l’annexe de l’IQÉG sur la soutenabilité. Ce n’est pas l’absence de données pour la création de suffisamment d’indicateurs pour l’indice qui est en cause, mais la dépendance des indicateurs eux-mêmes à des phénomènes de fond qui doivent être identifiés séparément pour avoir une idée de la capacité à maintenir les tendances à l’avenir. L’IPV se bute à une situation analogue : partant des «dépenses personnelles» du PIB comme base, ses composantes corrigent les indications de ce dernier mais reste dans la situation de surconsommation fondamentale que le PIB ne cherche pas à évaluer: les «dépenses personnelles» en causent s’appellent également la «consommation» dans le discours économique. Seul le recours à un indicateur comme l’empreinte écologique permet de ramener le tout à la réalité.
Les concepteurs de l’IQÉG portent leur attention dans la réflexion sur la soutenabilité sur les quatre enjeux qu’ils jugent particulièrement importants et identifient les deux premiers comme cruciaux, même si séparément il ne semblerait pas y avoir de problème (en termes d’un calcul surtout monétaire concernant l’impact sur le revenu futur des jeunes).
Ils font référence aux travaux de l’équipe de Luc Godbout de la Chaire en fiscalité et finances publiques de l’Université de Sherbrooke pour cerner de sérieux problèmes pour les finances publiques dans un avenir assez rapproché. J’avais déjà analysé ces travaux, soulignant leurs liens avec le modèle économique qui ne tient pas compte des externalités. En ajoutant le coût de ces externalités, suivant mes travaux sur l’IPV, l’envergure de ces problèmes sérieux est doublée. L’article dans L’actualité cite Godbout :
Je ne veux pas avoir l’air de tenir des propos apocalyptiques, pour ne pas paralyser les décideurs et leur donner l’impression qu’il n’y a rien à faire. Mais si les gouvernements ne prennent pas des mesures maintenant pour faire face au problème et qu’ils continuent de gérer à la petite semaine, année après année, pour résorber les déficits, les prochaines générations devront payer plus d’impôts pour obtenir moins de services.
Non seulement ses travaux sont-ils justement dramatiques, mais l’ajout fourni par mes calculs, où les coûts des changements climatiques dominent, l’obligerait bien à admettre qu’ils sont en effet catastrophiques. (suite…)
by Lire la suiteC’était du jamais vu au Québec, à l’image de ce qui se passait ailleurs, en Afrique du Nord, en Europe, aux États-Unis. La population était dans la rue, mobilisée, dans toute sa couleur. Le Jour de la Terre de 2012 était l’aboutissement du «printemps érable», lui même se déroulant dans la foulée du printemps arabe, du mouvement des indignés, de Occupy Wall Street. J’en étais observateur, fasciné. Et la manifestation pacifique que constituait la marche du Jour de la Terre 2012 sortait d’un cadre pour l’événement qui l’avait rendu presque grotesque. Il semblait y avoir de l’espoir.
Des contacts avec certains participants suggéraient très rapidement qu’il n’y avait pas de mobilisation pour des suites, pour la transformation d’un événement en un mouvement. Ce n’était pas long avant que la réalité s’installe et que la marche soit devenue un souvenir en attendant que les groupes environnementaux s’organisent pour le prochain Jour de la Terre. Absents étaient justement de ce successeur de 2013 les groupes de femmes, d’étudiants collégiaux et universitaires, d’autochtones, de syndicalistes, de tout ce qui avait marqué l’événement de 2012. Nous restions quand même avec la présence d’une opposition officielle à Ottawa résultant de la vague orange qui s’était déferlée sur le Québec lors des élections fédérales de 2011 et qui n’était même pas une composante du Jour de la Terre 2012, mais qui en avait manifesté certains de ses traits.
Ce n’était pas une surprise de voir le gouvernement Marois, très rapidement après son élection en septembre 2012, montrer les orientations devenues nécessaires pour n’importe quel gouvernement qui se prend au sérieux dans les démocraties modernes. Comme j’esquisse régulièrement dans ce blogue, dont les trois derniers articles, les enjeux énergétiques deviennent de plus en plus cruciaux, complémentaires aux enjeux fiscaux et économiques marqués entre autres par les défis de l’endettement – et cela sans oublier les inégalités qui marquent les sociétés actuelles et pour lesquelles il n’y a pas de porte de sortie pour le moment. Autant une révision souhaitable de la fiscalité pour inclure davantage les riches dans le financement des activités de l’État ne représente pas une solution miracle à une situation associée à la disparition de la croissance économique et la «richesse» qu’elle a générée pendant des décennies, autant une volonté de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement en combustibles fossiles non conventionnels ne remédie pas à un déclin inéluctable de l’abondante énergie bon marché qui nous a soutenu pendant des décennies aussi.
L’effort de gérer l’espoir, maintenant lui aussi un souvenir plutôt lointain d’une capacité à assurer le bien-être, se bute à ces phénomènes intrinsèques dans la définition de notre situation. Le résultat de l’effort a été une série de décisions qui constituaient, finalement, la répudiation de l’espoir en fonçant la société dans des mesures d’austérité et à la recherche de pétrole autochtone. Même l’illusoire Plan Nord a trouvé une réincarnation dans le Nord pour tous, autre manifestation de l’espoir qui démontre une incapacité à compter.
Le jour du lancement des élections provinciales, Jean-Robert Sansfaçon, mon économiste un peu cible au Devoir, a publié un éditorial qui s’attaque au symbole même de notre situation, une société Hydro-Québec qui – tout en ayant des atouts impressionnants pour notre avenir – n’a plus d’avenir dans le portrait économique que nous nous sommes fait de nous-mêmes. Le rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec en fait la démonstration convaincante. L’ère de la production de «richesse» par la construction de barrages est terminée et nous avons même un important coût à payer pendant les prochaines années pour avoir cru trop longtemps dans le rêve, pour avoir poursuivi la production d’énergie au-delà des besoins.
«Qui peut refuser de développer ses richesses naturelles, demandent certains ? En effet… pourvu que cela soit rentable, qu’on en ait vraiment besoin, et qu’on soit prêt à en payer le prix. Ce qui n’est pas le cas», se plaint-il. À la place, nous allons devoir payer plus pour notre électricité. Même l’électricité! et cela face à un prix pour le gaz de schiste aux États-Unis en-dessous du prix coûtant de son exploitation et qui risque d’y rester un certain temps, avant que la bulle de cette énergie non conventionnelle n’éclate. Sans vouloir esquisser une plateforme pour la campagne qui s’amorce, l’éditorial rentre directe dedans, en notant que la campagne ne portera pas sur la politique énergétique, comme elle devrait faire.
Le même jour du déclenchement des élections, c’est plutôt Françoise David et Québec solidaire qui ont occupé la scène en proposant justement une orientation globale, soit de reprendre l’élan du printemps érable (et j’ajoute, du Jour de la Terre 2012). Québec solidaire annonce qu’il a les moyens de se promener à travers le Québec avec un autobus de campagne, pour la première fois. À regarder les enjeux, à regarder l’ancrage des trois partis principaux dans le modèle économique dominant mais sur une voie de sortie, avec une partie de notre bien-être en prime, il y a lieu de penser que le moment est venu de chercher à ressusciter le mouvement du printemps 2012, de transformer l’autobus en symbole de la marche de 2012. Comme dit David, «Je voudrais que toutes les personnes qui ont pris à coeur le printemps érable se demandent: quel parti politique incarne le mieux le véritable changement économique, politique, social et culturel? On est les seuls à l’incarner».
Il n’est pas nécessaire de décortiquer les différents éléments du Plan vert de Québec solidaire, ni les autres parties de sa plateforme (et je laisse de coté Option nationale pour éviter la dispersion du vote). Il n’est même pas nécessaire d’adhérer à l’ensemble de ses prises de position, dont la souveraineté. Québec solidaire nous offre l’occasion de nous mobiliser autour du rejet du modèle économique qui nous a mis dans une situation de crise et qui nous mène dans le mur. Même si lui-même a montré quelques tentations à l’égard du modèle économique qu’il est presque inimaginable de voir hors jeu, cela aussi peut être mis entre parenthèses. On peut se permettre d’imaginer une sorte de caucus des «poteaux» qui seraient élus dans la manifestation d’une vague arc-en-ciel et qui auraient à se débrouiller avec les vrais enjeux, ceux associés aux crises permanentes que j’esquisse dans ce blogue.
Pour répondre au souhait de Sansfaçon de voir la politique énergétique comme élément central de la campagne, j’offrirais même quelques pistes partielles pour les débats. Tout d’abord, une reconnaissance que nous avons perdu la chance de maîtriser les changements climatiques et l’annonce que nous nous retirons des préparatifs illusoires pour une conférence des parties à Paris en décembre 2015. Les élus à travers la planète prétendent vaguement qu’ils vont finalement y arriver à une entente internationale pour faire l’impossible, une réduction dramatique de notre consommation des combustibles fossiles et des émissions de gaz à effet de serre qui en résultent. Cela fait longtemps que cet enjeu n’est plus environnemental mais social et économique et le symbole des crises marquées entre autres par notre dépendance au pétrole (et au charbon, et au gaz). Viendrait en même temps toute la série de débats qui n’ont pas eu de suites après les émotions de 2012, et qui touchent les autochtones, les jeunes, les femmes, les étudiants, finalement, toutes les couches et toutes les composantes de la société (en oubliant le 1%) qui étaient mobilisés en 2012.
Nous n’aurons qu’à écouter dans les jours qui viennent les discours creux sur la nécessité de traiter des «vraies affaires», de cibler la «prospérité» et de remettre de l’argent dans les poches des «consommateurs» pour en être convaincus: Nous sommes déjà une vague arc-en-ciel qui le savons déjà. Reste à voir si la vague sans force depuis deux ans puisse se transformer en un tsunami.
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C’est comme cela que Jean-François Blain s’est exprimé suite au dépôt du rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ). En effet, et contre toute (?) attente, le rapport a évité les pièges du départ et représente un énoncé détaillé et intéressant d’orientations qui, comme disait Sanfaçon dans Le Devoir, ne sont quand même pas nouvelles pour bon nombre. Il s’agit d’orientations qui doivent être renouvelées régulièrement, même si c’est pour être oubliées par la suite, comme disent également Sansfaçon et Boileau.
En bonne partie, le rapport aurait pu être écrit d’avance, quitte à reconnaitre sa contribution, la mise à jour des débats qui se font depuis des décennies, comme le rapport le souligne, dans la section 4.3, par exemple. Parmi les sujets de ces débats mis à jour se trouvent la maîtrise de l’énergie dans le sens du rapport, l’aménagement du territoire en tenant compte des enjeux énergétiques, un meilleur code du bâtiment, des emplois à créer en fonction des occasions offertes par les approches de l’efficacité énergétique, une restructuration des transports en ciblant la mobilité. La présentation du rapport offre aussi un cadre assez global du contexte dans lequel l’action doit s’inscrire dans les prochaines décennies dans le survol des différentes sources d’énergie. Finalement, le rapport fera ce que ses prédécesseurs ont fait, contribuer à des débats et à des prises de décision qui vont continuer à se faire en fonction d’une multitude de considérations politiques qui ne relèvent que peu souvent d’orientations fondées sur la prise en compte de l’ensemble du contexte socio-économique et environnemental.
Le langage du rapport est direct et assez transparent, tout comme les analyses présentées. Ce qui se trouvait dans le document de consultation, un certain optimisme par rapport au développement économique comme fonction du développement énergétique, est devenu un constat de sobriété nécessaire et même inévitable pour l’avenir – «l’objectif central des prochaines décennies est d’éviter la faillite écologique de la planète», disent les commissaires. Voilà probablement ce que Dubuc n’aime pas, même si le rapport ajoute que cet objectif est visé «sans pour autant négliger le bien-être et la prospérité des sociétés» (p.90). Et comme le rapport dit un peu plus loin, il faudra «réduire les émissions de GES sans sacrifier la croissance ou, du moins, la qualité de vie» (p.91).
Certains des changements par rapport à l’insistance sur le développement économique dans le document de consultation étaient plutôt faciles. Par exemple, l’idée d’utiliser les gains présumés en fonction de l’efficacité énergétique, tout un pan du document de consultation, s’avère inappropriée, puisqu’il y a déjà d’énormes surplus dont même les plus inspirés des économistes ont de la difficulté à concevoir une utilisation. Ces surplus sont le résultat, en bonne partie, de la volonté de faire du «développement économique» en vase clos (pour citer Dubuc), et cela depuis longtemps. La section 3.1 aborde ce sujet sous le thème de la responsabilité, et fournit finalement quelques exigences presque évidentes qui doivent l’encadrer.
Déjà, la section 2.2, «Au-delà des changements climatiques, le monde change», souligne la fin de l’intérêt du développement hydroélectrique comme moteur de l’économie, ceci surtout face au développement du gaz de schiste aux États-Unis, que la Commission prévoit se maintenir pour une assez longue période avec des prix bas. C’est la fin de l’approche fondée sur l’offre et des visées d’exportation; la maîtrise d’énergie est le nouveau modèle proposé, une meilleure utilisation de l’énergie sous toutes ses formes. Le refus d’écouter les intérêts économiques qui ne voient pas l’environnement comme pertinent pour le développement économique semble avoir été pour autant presque facile. L’accent à venir sera sur l’amélioration du parc immobilier, sur un meilleur aménagement du territoire (contre l’étalement urbain, par exemple) et sur une meilleure productivité énergétique du secteur industriel.
Ce qui m’a frappé le plus dans le document de consultation était le calcul pour un scénario de réduction de 25% des émissions de GES pour 2020, cible du gouvernement Marois et des groupes environnementaux; les mesures nécessaires paraissaient tout à fait irréalisables. Le rapport y revient dans le chapitre 7 en constatant que l’atteinte de cet objectif n’est pas possible selon des perspectives raisonnables d’intervention. Je ne trouve nulle part, par ailleurs, des groupes qui semblent avoir fait des calculs qui pourraient montrer le contraire. (suite…)
by Lire la suiteOn obtient une idée de l’ampleur des préjugés induits par le modèle économique en lisant la récente chronique d’Alain Dubuc dans La Presse portant sur le rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ). Dubuc débute avec la confusion inhérente dans la position des économistes qui insistent que l’activité économique se fait dans une bulle plutôt que sur la planète Terre. Une «militante environnementaliste» comme la ministre Ouellet n’a pas de place dans des jugements économiques importants, dit-il – même si elle est ingénieure ayant justement près de vingt ans d’expérience dans le milieu économique.
Montrant le préjugé presque universel à l’effet que les enjeux environnementaux sont secondaires et doivent le rester, Dubuc transforme la mention, dans le mandat de la CEÉQ, de la lutte contre les changements climatiques en une orientation environnementale au dépens de volets de développement économique. Pourtant, la première phrase de la note de la Ministre dans le document de consultation insère cette problématique dans un cadre plus vaste et qui devrait normalement être reconnu :
Avec la lutte contre les changements climatiques, l’augmentation importante du prix du pétrole et les bouleversements associés à l’exploitation des hydrocarbures non traditionnels, la question de l’énergie occupe l’avant-scène depuis une dizaine d’années.
En fait, mais apparemment dans ma confusion, j’avais vu le document de consultation de la CEÉQ justement comme un outil de promotion du développement économique, en dépit de son titre et de ses orientations apparentes… Cette vue semblait même intégrale au mandat donné à la CEÉQ, repris dans la lettre de transmission du rapport Maîtriser notre avenir énergétique pour le bénéfice économique, environnemental et social de tous :
La consultation en vue de l’adoption d’une politique énergétique en 1996 marquait déjà une sorte de première : on mandatait un ministère «à vocation économique» à encadrer la réflexion, plutôt que le BAPE, reconnu pour ses capacités à intégrer l’ensemble des enjeux dans les différents dossiers qu’il avait traités depuis 1980. Pour Dubuc, même l’idée d’une consultation par le MRN, dirigé par une «militante environnementaliste», faisait fausse route, l’empêchant d’intégrer le point de vue économique : «Autre manifestation de la circularité de l’exercice, le rapport repose beaucoup sur les audiences que la commission a tenues, où s’est manifesté le déséquilibre des points de vue que l’on peut constater dans les débats énergétiques – la domination du discours environnementaliste et le silence des milieux économiques qui n’ont d’ailleurs pas été bien accueillis aux audiences.» Difficile de voir comment il a pu constater le silence des milieux économiques, mais on doit présumer que ceux-ci ne reconnaissant pas plus que Dubuc le fait que les enjeux énergétiques, déjà d’une envergure impressionnante, ne peuvent pas se traiter en ciblant uniquement le développement économique.
Finalement, Dubuc semble – presque «tour simplement» – contre l’effort du rapport d’intégrer l’ensemble d’enjeux mentionnés par la Ministre dans sa note dans le document de consultation. Il va jusqu’à inventer un cycle dans les approches aux problématiques de l’énergie qui suggère – étrange pour un porte-parole des milieux économiques – de reporter les décisions, et, doit-on présumer, l’adoption d’une nouvelle politique énergétique, pour continuer à poursuivre avec les décisions ad hoc. « En énergie, il y a un changement de paradigme tous les cinq ou 10 ans. Il est présomptueux et risqué de définir les choix d’une génération à partir d’une situation qui changera encore. Et de le faire sur un mode qui est presque cavalier.» L’effort de synthèse de 300 pages faisant référence constamment à près de 500 mémoires est «presque cavalier» !
En terminant, Dubuc propose une nouvelle conception du role des consultations publiques, qu’il réussit à voir comme se faisant «en vase clos». Pour agir correctement, dit-il, il faut que les responsables de la consultation remplacent les responsables politiques et s’assurent de l’application de leurs recommandations : «Ce rapport, produit en vase clos, fait penser à certains rapports du coroner qui proposent de grands changements qui ne seront jamais appliqués. Une commission, pour être pertinente, ne doit pas seulement émettre des idées, elle doit aussi assurer leur mise en oeuvre. Sinon, c’est la tablette.»
Il y a beaucoup d’indications déjà que le rapport va être tabletté, justement parce que les responsables politiques mettent l’accent, comme Dubuc, sur le développement économique dans un contexte où ce n’est pas le secteur de l’énergie qui est sujet à un changement de paradigme, mais le modèle économique lui-même. On pouvait voir la grande inquiétude des milieux économiques dans la publication de leur manifeste sur le développement du secteur pétrolier, où la pauvreté de la réflexion était déconcertante. Avec l’intervention de Dubuc, c’est au tour de l’incohérence…
À VENIR : une réflexion sur le rapport de la CEÉQ
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