Alain Dubuc de La Presse a saisi l’occasion de critiquer récemment le positionnement du gouvernement Harper en matière de changements climatiques pour critiquer également les groupes environnementaux. « Le gouvernement Harper, dit-il, a peut-être davantage contribué à compromettre le développement énergétique du Canada que le mouvement environnementaliste. On le voit dans les tensions avec l’administration Obama, incapable d’approuver le projet du pipeline Keystone en raison de l’insensibilité environnementale d’Ottawa.»
Sous-estimer les défis
Dubuc touche des questions de fond, mais manque la cible dans sa critique des groupes environnementaux, tout comme dans son analyse des enjeux énergétiques. Keystone XL est bloqué (jusqu’à après les élections de mi-terme en novembre…) par une opposition au recours aux sables bitumineux pour des raisons environnementales mises de l’avant par les groupes américains.
Dubuc est sensible à un ensemble de gestes hostiles à une gestion environnementales appropriée et, de façon surprenante, propose que c’est cela qui bloque Keystone. Il prétend, sans s’expliquer, que la contribution aux changements climatiques des énergies non conventionnelles est exagérée, et que le gouvernement Harper pourrait montrer une sensibilité environnementale sans risque pour le développement économique : on peut «tempérer le rythme de leur développement, investir plus pour réduire [mais non éliminer] leurs effets négatifs, et intégrer dans leur prix les coûts en cause.» Dubuc suit dans ceci le FMI, dont la directrice générale Christine Lagarde avait insisté, quelques jours plus tôt, sur les mêmes points.
Mal présenter le développement durable
Le texte débute en suggérant que le développement durable est la conciliation de la logique de la croissance économique et les exigences de l’environnement. Cette conception, très répandue, est inadéquate, surtout quand conciliation signifie l’établissement d’un équilibre entre les exigences des deux. L’objectif presque inconscient est de suggérer une «voie du milieu», d’être raisonnable. Cette voie n’est plus une option, même si elle pouvait l’être il y a encore 25 ans. Comme le texte l’indique, c’est ainsi que les intervenants du coté économique prétendent doser la croissance, même si personne ne le fait, finalement.
Tout récemment, j’eu ai l’occasion de relire en bonne partie le rapport Brundtland, à l’occasion d’une nouvelle impression du document puisque les stocks en étaient épuisés. J’ai même contribué un texte de présentation à cette nouvelle édition (qui ne change pas un mot du rapport), où je souligne ce qui me paraît clairement l’approche de Brundtland aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux.
Le travail de Brundtland constitue la référence de base pour comprendre le «développement durable», même si la littérature sur la question est volumineuse et l’usage du terme est tel qu’il a perdu presque tout son sens. Mon texte pour la nouvelle édition souligne l’accent mis par Brundtland sur la nécessité de corriger les énormes inégalités entre les pays riches et les pays pauvres comme fondamental au processus de développement. C’est dans un tel contexte que le rapport parle de la croissance économique.
Comprendre le développement dans un contexte de limites
Dans mon texte, je prends pour exemple le chapitre 5 sur l’énergie, mais j’aurais pu tout aussi bien prendre le chapitre 8 sur la croissance industrielle ou le chapitre 3 sur le rôle de l’économie pour montrer ce fondement de l’ouvrage. Brundtland présente dans le chapitre 5 l’approche de «contraction/convergence», soulignant (i) les écarts (en 1987, et toujours en 2014…) entre la consommation d’énergie par les riches et par les pauvres et insistant (ii) sur la nécessaire reconnaissance d’une limite plutôt absolue quant à la consommation totale d’énergie possible. L’objectif devait être (iii) d’atteindre une bonne partie de la convergence, une consommation équilibrée et équitable par les riches et par les pauvres, vers 2020 (…). J’ai fait le portrait de l’expérience, ratée, dans un autre article.
L’IRIS est parti du récent rapport du GIEC pour faire une mise à jour de cette approche, probablament sans connaître ses antécédents dans le rapport Brundtland. Comme Brundtland, le GIEC part du consensus qu’il y a une limite à ne pas dépasser de 450 ppm de C02 dans l’atmosphère (pour éviter l’augmentation de 2 degrés Celsius, cette limite étant déjà jugée probablement insuffisante). Cet objectif comporte un autre, dans la consommation des combustibles fossiles, en termes absolus (quitte à l’adapter si la technologie de capture et séquestration était appliquée à une échelle inimaginable). Le calcul de l’IRIS verrait le Québec obligé de réduire ses émissions (une composante de la réflexion de Brundtland) de 40%, et cela d’ici 2020…
Se faire critiquer parce que l’on ne le souligne pas
Bref: si nous suivons l’approche de Brundtland quant à une obligation d’atteindre une équité dans l’utilisation des ressources de la planète, et le calcul du GIEC quant aux quantités absolues de combustibles fossiles pouvant être utilisées sans risquer la catastrophe, il n’est plus possible de penser doser la croissance économique, comme le voudrait Dubuc, parce que cela comporte la croissance de la consommation de ces énergies comme d’un ensemble de ressources matérielles. Il ne peut plus être question d’équilibrer les contraintes imposées par l’incompatibilité entre la croissance économique et la maintien des écosystèmes en état de fonctionnement.
Dubuc critique les groupes, qui bloqueraient le développement énergétique en fonction de ce qu’il appelle leur refus global : ils sont contre les gazoducs, contre le gaz de schiste, contre l’exploration pour du pétrole dans le golfe. Finalement, la critique se fait dans un contexte où les interventions des groupes, tout à fait justifiées en soi, ne sortent pas de la tradition de critique qui a échouée et qui permet aux opposants comme Dubuc de penser, cas par cas, qu’il y a des moyens de remédier aux impacts (en dépit d’un bilan tout à fait négatif en ce sens dont il est question de déni dans leurs discours).
En effet, les groupes embarquent dans le débat sur le choix entre les pipelines et le transport par voie ferroviaire, sur les risques de déversements lors d’une exploitation éventuelle dans le golfe, sur les perturbations sociales associées à l’exploitation possible du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent, sur la destruction d’un site qu’ils jugent de grande valeur écologique dans le cas d’Anticosti. Ce faisant, ils rentrent dans les débats presque sans fins, et presque tous perdus d’avance (à juger par l’expérience de quatre ou cinq décennies de tels débats).
Économie verte et batailles perdues
Derrière ces débats, bon nombre des groupes voient bien la menace des changements climatiques mais ne semblent pas parvenir à mettre en évidence les fondements de leur «refus global». Comme les signataires du Manifeste en faveur de l’exploitation du pétrole, Dubuc insiste, vers la fin de son article, sur la nécessité de poursuivre avec notre consommation de ces ressources pour encore des décennies, tout en soulignant comme eux l’intérêt en termes de croissance économique d’une diminution de nos importations par une exploitation ici.
Il passe directement de ces constats sur le PIB à des constats sur notre «mieux-être», ce faisant en rejettent les analyses qui nous montrent que le PIB n’est pas un indicateur approprié pour ce mieux-être. Il suggère qu’il faut tempérer l’exploitation des sables bitumineux (et les ressources potentielles au Québec, faut-il croire) – pour diminuer les émissions de GES ? selon quelles orientations ? si c’est dans le respect des recommandations du GIEC, cela est impossible – et investir davantage pour contrer les impacts environnementaux – alors que le gouvernement du Québec se trouvera dans une impasse budgétaire pour des années et ayant suspendu des travaux pour l’élimination du déficit d’entretien des infrastructures actuelles.
Ceci passe proche d’être le discours de l’économie verte prônée et mise de l’avant par l’ensemble des groupes (lors de la campagne électorale de 2012) et par plusieurs d’entre eux dans les interventions qui continuent. Je l’ai déjà souligné : l’approche de l’économie verte, maintenant endossée par l’OCDE, par Rio+20, par le FMI et la Banque mondiale, bref, par l’ensemble des acteurs institutionnels sur la scène internationale, est possible parce que l’économie verte intègre dans sa conception le maintien de la croissance. Même s’il n’y a plus aucun fondement pour ce dogme de la croissance qui se tient face aux défis sociaux et environnementaux, face à l’échec des efforts depuis des décennies en matière de «convergence» entre pays riches et pays pauvres, face aux liens directs entre la croissance et la dégradation des écosystèmes de la planète.
Une confrontation de paradigmes s’impose
Le discours de Dubuc à ces égards rejette non seulement les analyses sur le rôle du PIB (cf. le rapport de Stiglitz, Sen et Fitoussi de 2009), mais les orientations de Brundtland (et donc du «développement durable» tel que je crois qu’il se comprend le mieux) et les résultats des travaux du GIEC (l’intégration des vrais coûts est à toutes fins pratiques impossible sans des perturbations économiques majeures – comme nous le verrons à Paris l’année prochaine). Comble presque d’ironie, il remet aussi en cause les revendications des groupes environnementaux, alors que celles-ci cherchent justement à éviter les conclusions qui s’imposent pour éviter d’être marginalisés face aux FMI, BM et OCDE de ce monde.
Harper préfère tout simplement être explicite à ces égards…
MISE À JOUR: Deux jours plus tard, Dubuc récidive, pour présenter les critiques de l’OCDE des politiques canadiennes en matière d’énergie. Comme dans son premier texte, il insiste à la fin sur la nécessité de poursuivre l’exploitation des sables bitumineux (et des réserves possibles au Québec de combustibles fossiles: «La conclusion, ce n’est pas de condamner le développement des ressources pétrolières, y compris les sables bitumineux, mais de bien l’encadrer, de compenser intelligemment ses effets environnementaux et économiques. En un mot, de doter le Canada d’une véritable politique énergétique et environnementale.» Ni Dubuc, ni le FMI, ni l’OCDE ne semblent avoir calculé le coût de la prise en compte des externalités associées au développement des énergies non conventionnelles. Dans mon livre sur l’IPV, c’est de loin le coût le plus important, un coût tel qu’il rend le souhait de Dubuc inatteignable. Dubuc ne revient pas à sa critique des groupes dans le deuxième texte, mais voilà, cette idée de pouvoir «compenser intelligemment ses effets environnementaux» mériterait critique à son tour.
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