Le débat actuel sur les activités d’exploitation forestière de la compagnie Produits forestiers Résolu est intéressant, mais comme c’est le cas depuis des décennies, il semble manquer un élément primordial. Le bas de vignette de la photo dans la réplique du pdg de Résolu dans Le Devoir du vendredi 19 décembre met la table : «Le Québec peut se montrer très fier des résultats obtenus par son industrie forestière». Il n’est pas évident qui est responsable de ce constat, mais il cache une multitude de problématiques.
La «boîte noire» du ministère des Ressources naturelles
Dans mon travail sur l’Indice de progrès véritable (IPV), je cherchais des données pour le calcul du coût des externalités de nos activités économiques dans différents secteurs. Je n’ai pas trouvé de meilleure source que les données du ministère des Ressources naturelles du Québec (MRN) pour le secteur forestier, données abondantes et traitées par deux programmes développés par des instituts de recherche du secteur, FÉRIC et FORINTEK. Les représentants de l’industrie réfèrent à ce travail du Ministère comme une «boîte noire», sans jamais fournir les critiques implicites dans cette description. Les responsables gouvernementaux, à ma connaissance, n’ont jamais élucidé leur utilisation des deux modèles pour expliquer les publications faites chaque année qui en montrent les résultats de leur application, même si une présentation à la Commission Coulombe en 2004 en a fourni quelques pistes. Les milieux universitaires semblent reconnaître la possibilité de certaines faiblesses dans le travail, mais en même temps une concordance entre ce travail et leurs propres constats quant aux enjeux du secteur.
Comme je conclus dans le chapitre du livre consacré au secteur forestier, à moins que les données du MRN et les modèles informatiques qu’il utilise ne soient tout simplement erronées, l’exploitation de nos forêts se fait à perte sur la très grande majorité des parterres de coupe. À toutes fins pratiques, la forêt est donnée aux exploitants, et l’activité y est maintenue par la volonté des gouvernements successifs de préserver des emplois dans les régions ressources, alors que toute l’histoire de ces régions est bâtie sur l’exploitation forestière, cela remontant aux origines de la colonie.
Le débat actuel se confronte donc aux constats généraux découlant du calcul de l’IPV. De toute évidence, ceux-ci s’insèrent dans les travaux du Club de Rome dans Halte à la croissance insistant sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des facteurs de notre développement, et la vision d’ensemble que cela fournit. Suivant une telle approche, ni la foresterie, ni l’agriculture, ni l’exploitation minière ne représente au Québec une activité économique dans un sens acceptable.
L’exploitation de nos ressources naturelles n’est pas une activité économique
La foresterie maintient des milliers de personnes au travail, résultat de décisions politiques qui peuvent bien se justifier, mais non pas en fonction de paramètres économiques. Il s’agit d’une approche au développement qui cherche à concilier occupation du territoire par des communautés qui y sont ancrées, exploitation des ressources naturelles renouvelables dans le but d’apporter des bénéfices à ces communautés et maintien des conditions qui rendent ces deux objectifs possibles. (suite…)
by Lire la suiteCela fait plusieurs fois que je commence à lire ce livre The Third Industrial Revolution de Jeremy Rifkin, auteur que j’ai bien apprécié par des livres antérieurs. Ma première impression lors de courtes consultations : Rifkin embarque dans l’économie verte sans voir le portrait global, quand même surprenant pour un penseur de son niveau.
Maintenant, après lecture trois ans en retard, je vois d’importantes nuances à apporter à mes premières impressions presque aléatoires. Tout d’abord, l’essai constitue la meilleure approche à la promotion de l’économie verte que j’ai vue à date, et ce n’est presque pas cela. Finalement, la lecture en est fascinante. Rifkin est conscient d’un nombre impressionnant de facteurs qui entrent dans le portrait des défis actuels. On le trouve vendeur, entrepreneur, promoteur – de sa vision de la Troisième révolution industrielle (TIR), et, on sent, de lui-même : le livre détaille les nombreuses connaissances et contacts de Rifkin parmi l’élite politique, industrielle et commerciale de ce monde et, jusqu’à un certain point, la reconnaissance semble bien méritée.
Une narration qui se tient
En fait, après un premier chapitre qui détaille les énormes défis auxquels nous faisons face, Rifkin ouvre son jeu dans le deuxième. Pour réussir quelque chose, Rifkin insiste, il (lui) faut une narration, un «story line». Et il fonce : nous sommes devant une fin de partie («endgame») de l’ère industrielle du 20e siècle et en train de connaître sa transformation radicale, transformation qui constitue, finalement, un ensemble d’orientations en matière d’énergie et de stratégies de communication qui marque une nouvelle ère, une troisième révolution industrielle.
Rifkin met de l’avant les cinq piliers de la TIR et insiste sur leur importance comme un ensemble tout au long du livre : (i) la transition à l’énergie renouvelable; (ii) la transformation du capital bâti mondial en micro-centrales d’énergie; (iii) le déploiement partout dans le bâti et dans les infrastructures de technologies d’entreposage de l’énergie intermittente typique des énergies renouvelables ; (iv) l’utilisation de la technologie d’Internet pour transformer le réseau de distribution énergétique (le grid) partout en des réseaux qui partagent, agissant comme Internet; (v) la transition des équipements des systèmes de transport vers les technologies du plug-in et du fuel-cell reliées aux réseaux de distribution (37).
La narration, qui ne rejoint pas celles prônant l’énergie verte tellement elle comporte justement une vision cohérente qui ne s’insère presque pas dans l’économie actuelle, se tient. L’énergie renouvelable (i) comporte partout des limites, et nécessite une filière, le bâti (ii), qui permet de pousser plus loin ces limites ; l’intermittence de l’ensemble de ces énergies requiert des capacités d’entreposage (iii) pour rendre utilisable le nouveau potentiel et cela à son tour nécessite des réseaux de distribution et de transmission suivant un modèle proche de celui d’Internet; finalement, le transport, fondamental dans la civilisation moderne, se maintient seulement s’il s’insère dans l’ensemble, branché. (L’hydrogène y est toujours important dans le (iii) et le (v), fidèle à son livre The Hydrogen Economy, mais cette partie, non cruciale, n’est pas convaincante.)
La critique du modèle économique actuel inclut une réflexion sur une hypothèse de la TIR qui n’est jamais rendue explicite, même s’il reconnaît le défi en cause : une capacité, dans le respect des constraintes des ressources et de l’entropie (dont les changements climatiques), de produire les quantités d’énergie renouvelable impliquées partout dans la narration. Rifkin propose des gains en efficacité énergétique et en économies d’énergie mirabolants (210-212), mais qui sont néanmoins fort probablement essentiels pour ses propositions. À cet égard, on ne trouve nulle part le défi que constitue l’ÉROI plutôt faible des énergies renouvelables (et surtout de l’énergie solaire), et ceci est probablement le talon d’Achille de toute sa présentation. Pour les pays riches.
Une narration qui se tient (peut-être) pour les riches
Pour les pays pauvres, il ne se trouve dans le livre aucun effort d’esquisser ce qui serait en cause. Il fait référence au 40% de la population humaine qui cherche à survivre avec moins de 2$ par jour au début du premier chapitre (13), à la toute fin du dernier chapitre (269) et à une occasion dans la narration (63). Il exprime un espoir que cette masse d’humanité pourra connaître un saut dans son développement, qui ne serait pas obligé de passer par l’expérience des pays riches. La réflexion la plus proche à ce sujet se trouve dans la présentation des différents efforts d’établir des territoires continentaux de libre échange partout, en Afrique, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Asie du sud-est, là où les réseaux énergétiques du troisième pilier pourraient être intégrés. En dépit des défis, il dit ne pas voir de Plan B, une narration alternative.
Dans cette réflexion, comme un peu partout, Rifkin est tellement engagé dans l’application de la TIR à différentes échelles, celle de la ville (Rome, San Antonio, Utrecht), celle du pays (Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne) et celle des continents qu’il semble oublier le contexte fourni par l’économie actuelle et sa recherche d’une croissance sans fin de l’activité. Les échecs dont il fait le constat dans le troisième chapitre où il passe «de la théorie à la pratique» mériteraient une meilleure caractérisation de la façon dont ses conseils étaient, ou n’étaient pas, impliqués dans tout ce qui se passait dans ces années juste avant (et juste après) la Grande Récession.
En effet, Rifkin le promoteur et le narrateur semble assez conscient des limites auxquelles son projet se bute, même en ne ciblant que les pays riches. Rifkin souligne (198) qu’il a publié en 1980 Entropy, intervention assez précoce pour le sujet et le Chapitre 7, «Retiring Adam Smith», fournit une sorte de cours 101 en économie écologique. Il y fait l’argument que le modèle économique actuel est complètement dépassé : en ce qui a trait à sa recherche de productivité, à sa conception même de propriété (vs. accès), à l’importance qu’il accorde au capital financier dans l’oubli du capital social, à la place des marchés par rapport aux réseaux sociaux (et autres) (227). Des changements fondamentaux dans ces composantes du modèle vont caractériser la nouvelle société de collaboration qu’il présente.
L’exclusion par les économistes des externalités dans leur recherche d’un équilibre entre l’économie de production et de consommation comporte l’oubli de celle de la nature et des lois de la thermodynamique. Rifkin complète cette critique en soulignant les faiblesses du PIB comme indicateur de cet équilibre, entre autres en fournissant des références aux études sur le rôle de la thermodynamique dans les améliorations de la productivité et dans la croissance économique elle-même (210-211). Il fait référence aux indicateurs qui en tiennent compte, entre autres l’Indice de progrès véritable (222), indicateurs qui seraient pertinents pour la nouvelle société collaborative.
Une vision limitée
L’ approche de ce promoteur d’un programme souffre constamment d’une vision qu’il semble bien consciemment accepter comme contrainte et limitée. En dépit de références ici et là, la TIR est conçue et vendue aux habitants des pays riches, ceux qui ont connu la deuxième révolution industrielle. Plusieurs milliards de personnes restent en marge, Rifkin exprimant l’espoir que les prochaines décennies de la TIR vont atteindre l’ensemble de la population humaine. La vision est proche de celle du The Resilience Imperative : Cooperative Transitions to a Steady-State Economy de Michael Lewis et Pat Conaty, une sorte de receuil d’un autre ensemble de préparatifs pour la société de collaboration, la société solidaire. Clairement, pour Rifkin, la société de consommation tire à sa fin, avec la transformation en cours et devant le pic non seulement du pétrole mais de la mondialisation elle-même. La nouvelle en sera une où le jeu profond (le «deep play») sera dominant et où le commerce qui domine aujourd’hui sera remplacé par la collaboration et une dominance de la société civile, le «troisième secteur».
Il est difficile de bien saisir le portrait du «paradigme économique en train d’émerger», même si, comme il dit, le livre est le récit d’un joueur de l’intérieur («insider») de cette émergence (4). Différents éléments de ce paradigme apparaissent ici et là dans le texte, et à répétition, et ils constituent peut-être les aspects les plus convaincants de son argument : agriculture soutenue par la communauté; impression 3-D; Grameen Shakti; les réseaux sociaux; Wikipedia; Linux; Commun’auto. On voit dans ses exemples, et beaucoup d’autres, des mouvements importants dans la société actuelle qui semblent suggérer différents aspects de la TIR. Et l’intervention de l’élite, les jeunes éduqués, surtout, de nombreuses sociétés dans le Moyen Orient et l’Afrique du Nord dans le printemps arabe lui suggère un aspect social de la transformation qui va s’imposer (en dépit des dérapages qui ont eu lieu après la publication du livre). D’autre part, ses excursions dans les exemples suggèrent que cette nouvelle société en serait une presque végétarienne et presque sans présence de l’automobile personnelle, mais il ne rentre justement pas dans ces «détails».
Finalement, Rifkin est intéressant pour son effort de construire le portrait d’une (nouvelle) civilisation ayant le potentiel de se maintenir dans le temps. Il tient compte de nombreuses tendances actuelles qui semblent là pour rester, et cela de façon déterminante. Il est bien conscient des crises qui sévissent, et ne semble même pas présumer qu’elles seront résolues de façon à permettre cette civilisation à percer.
En fait, le tout est présenté par un promoteur d’une narrative faisant abstraction de tout ce qui est impliqué dans les travaux actuels sur les échéanciers de plus en plus serrés et de plus en plus catastrophiques dans leurs implications. Nous ne semblons pas avoir les 40 ans qu’il propose comme son propre échéanier, et il est fort probable que n’ayons pas non plus les ressources, non renouvelables et surtout énergétiques, fondamentales pour la mise en place de cette civilisation. Toute la présentation de ce vendeur d’idées chevronné s’insère – assez mal, comme il le dit, dans les tendances contraires – dans l’esprit que j’ai déjà identifié (suivant l’Office national de l’énergie) comme celui des populations d’îles fortifiées; non seulement présente-t-il les énormes obstacles à son projet, dans les pays riches, il ne suggère d’aucune façon comment ce projet pourrait inclure les pays pauvres. Ceux-ci, doit-on insister, risquent de ne pas, de ne plus, accepter le sort que le modèle économique et politique actuel et l’héritage de la colonisation par les pays riches leur réservent.
À LIRE: The Zero Marginal Cost Society: The Internet of Things, The Collaborative Commons, and The Eclipse of Capitalism, publié en 2014.
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Dans mes réflexions sur les rapports qui ont été publiés depuis l’été pour contribuer aux échanges et aux négociations préparatoires à la COP21 en décembre prochain, j’ai souligné (i) que le calcul du budget carbone par le GIEC et sa reconnaissance par les responsables de ces rapports représentent une avance majeure par rapport à Copenhague et (ii) que l’échec prévisible des efforts de respecter ce budget risque de résulter dans des dérapages importants dans les communications des responsables et dans la couverture par les médias. J’ai également insisté sur le fait que tous ces rapports représentent en priorité la promotion de l’économie verte plutôt que la recherche de solutions au défi des changements climatiques – et qu’ils échouent dans leurs efforts à date.
Je suis récemment tombé sur une entrevue intéressante qui souligne les mêmes risques, entrevue fournie à chinadialogue par Kevin Anderson, ancien directeur du Tyndall Centre, centre de recherche académique brittanique reconnu en la matière. Je suggère la lecture de cette entrevue. pour les perspectives qu’elle offre, histoire aussi de se préparer pour les discours qui passeront à coté des enjeux réels.
chinadialogue est un journal en ligne avec siège à Beijing, Londres et Delhi, et qui utilise des journalistes aussi bien étrangers que chinois. C’est un site intéressant pour suivre ce qui se passe en Chine en matière d’environnement tout comme pour une couverture des impacts de la Chine ailleurs. Récemment, il a publié des articles sur l’entente Chine/États-Unis, soulignant les énormes défis devant la nécessité d’abandonner l’accent sur le charbon dans ce pays.
MISE À JOUR: Anderson a fait une présentation il y a deux ans, en novembre 2012, sur l’ensemble de la problématique. «Real clothes for the Emperor: Facing the challenges of climate change» peut être consulté en version YouTube, en PowerPoint ou par transcription.
by Lire la suiteRésumé: De nombreuses analyses montrent que la croissance ne livre plus les résultats d’autrefois, et qu’il est temps de lui dire adieu. Jean Gadrey, économiste français bien orienté, souligne cette situation mais insiste que les critiques du dogme de la croissance, sans proposition d’une alternative, ne mènent nulle part. Sa proposition, prenant l’argent «là où il existe», sert à répondre aux défis budgétaires de la France, mais est finalement aussi illusoire que d’autres efforts; elle est faite sans recours à la croissance, mais dans une approche que l’on peut décrire comme celle des «gated communities». Des auteurs québécois sont intervenus récemment pour protester contre les programmes d’austérité et nous confrontent à un recul par rapport aux constats de Gadrey et à d’anciens acquis face au mythe de la croissance. Un document clé de l’IRIS publié en 2009, «Repenser la gauche économique selon ses propres critères» semble être complètement oublié, et mérite d’être revisité. Nous sommes devant une situation où les contraintes budgétaires sont réelles, où les interventions néo-libérales pour les résoudre évitent de cibler les vrais enjeux mais où l’ensemble des acteurs, dans leurs efforts de gérer les défis budgétaires actuels, oublient que ceux-ci ne sont que la pointe de l’iceberg. L’effort d’éviter l’austérité dans les sociétés riches passe à coté de l’austérité permanente vécue dans les sociétés pauvres et le fait que l’humanité dans son ensemble dépasse déjà la capacité de support de la planète.
Une relecture des rapports de la Banque mondiale sur les enjeux pour l’agriculture associés aux changements climatiques, une relecture de l’ensemble des rapports récents ciblant la COP21, permet de mieux en saisir les implications pour nous dans les pays riches. Je suis amené à aborder cette réflexion en regardant de plus près les efforts menés par les pays riches pour assainir leurs budgets en invoquant la nécessité de programmes d’austérité (relative…). Il faut bien reconnaître que la plupart de ces efforts s’insèrent dans un processus où la financiarisation des processus décisionnels et la recherche d’une «reprise» de la croissance économique s’associent à un modèle économique aux allures néo-libérales mettant un accent sur «les vraies affaires». Je suis bien d’accord avec les efforts de contester ce modèle, menés entre autres par les économistes hétérodoxes (et ceux atterrés), mais je veux mettre un accent sur ce qui me paraît plus fondamental mais négligé constamment par ces mêmes économistes.
Le chemin d’une autre prospérité
Il faut regarder les enjeux d’un tout autre oeil pour mieux saisir les implications des effondrements projetés par le Club de Rome et probablement déjà en cours. (suite…)
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