Fermes impossibles? – 1

Une réflexion sur les enjeux du développement rural sur la base de mes quelques expériences bien trop limitées. Une émission de Grands reportages souligne la complexité de la situation en Chine, où la volonté de maintenir la croissance économique à l’intérieur du pays se bute aux limites de celle-ci et se trouve en contradiction avec le maintien de la vie en milieu rural. Il y a un bref survol du livre de référence sur la culture du riz dans le monde permet de voir quelques pistes qui sont en évolution face aux pressions démographiques et la nécessité de continuer à nourrir le monde, et un résume d’un récent article sur le choix entre l’agriculture industrielle qu’il faut rejeter et l’importance de soutenir plutôt la production paysanne. Un deuxième article partira de cette réflexion pour regarder brièvement la situation au Québec.

Pour l’écologiste de longue date que j’étais, c’était un choc en 1998 et 1999 de voir pendant deux voyages à Madagascar, et plus tard, lors d’un autre voyage à Bali en 2008, les plaines inondables des rivières, et les rivières elles-mêmes, complètement transformées en rizières; ici et ailleurs dans les pays riches, nous nous battons pour essayer de maintenir l’intégrité de la biodiversité que représentent ces habitats, mais dans de nombreux pays, c’est clair que la vie des paysans dépend directement de ces transformations.

Vallée transformée en écosystème rizicolePendant mes quatre voyages en Chine, j’étais impressionné par la diversité des paysages ruraux et des villages de paysans qui les occupaient; j’ai dû en visiter plus d’une vingtaine. Plusieurs des visites étaient dans des régions des minorités, probablement considérées comme plus pauvres que celles occupées par les Han, mais d’autres étaient carrément dans des régions de grande production et souvent près des grandes villes. En 2011, j’ai suivi d’est en ouest de multiples variantes de la culture du maïs (et de la pomme de terre) dans le nord du pays, en 2009, 2010 et 2015 des variantes de rizières et de culture de blé dans le centre et le sud. C’était frappant de voir du monde partout dans les champs et dans les rizières, en 2015 presque pour la première fois avec une petite machinerie en soutien au travail manuel.

Impressions et perceptions à étoffer

Lors d’un colloque il y a plusieurs années organisé par Rodolphe De Koninck, professeur de l’Université de Montréal spécialisé dans les cultures de la Malaisie et de l’Indonésie (entre autres) pendant sa longue carrière (fils de mon patron de thèse au doctorat et que j’ai rencontré pour la première fois, en Californie, en 1960…), j’ai entendu que l’année d’un(e) riziculteur représentait environ 3000 heures de travail dans des conditions de subsistance (alors que c’est environ 2000 heures, le maximum chez nous dans les pays riches). C’était déconcertant puisque, à travers mes voyages et le portrait des paysans que j’esquissais au fur et à mesure, jumelé à mon effort de comprendre intellectuellement le défi contemporain de l’humanité face à de nombreuses contraintes, j’arrivais à l’idée que l’avenir de l’humanité ne résidera pas dans les villes, mais bien plutôt à la campagne, et cela pour les milliards de personnes que sont les paysans.

Pendant mon voyage en 2015, j’ai également eu l’occasion de chercher et de voir partout – c’en était un des objectifs – des indications des «villes fantômes», ces groupes d’édifices en hauteur neufs et en grand nombre qui ne sont tout simplement pas occupés et dont la construction était une partie importante de l’activité économique qui faisait la merveille du cas chinois pendant plus de 20 ans. En échangeant avec des chauffeurs de taxis locaux à de nombreuses occasions, je recevais la même réponse à ma question : les gens ne peuvent pas payer le prix de ces logements et c’est pour cela qu’ils restent inoccupés. En complément, j’avais vu – et j’avais lu – que de nombreux paysans, surtout en périphérie des grandes villes (il y en a beaucoup en Chine!) perdaient plutôt sans rémunération appropriée et tout simplement leurs lopins de terre, devant l’urbanisation galopante et des pratiques déloyaux des responsables municipaux qui en faisaient la promotion.

Une toute récente émission des Grands reportages de Radio-Canada, diffusé le 26 janvier, fournit des composantes du portrait. Travailleurs journaliers en attente de travail sur un coin de la ville de ChongqingLa Chine est en train de mettre en œuvre China 2030, dont la partie ciblant la réaménagement de quelque 300 millions de Chinois ruraux dans les villes. Cela vise à libérer l’espace pour des parcs industriels en périphérie des grandes villes, là où les autorités souhaitent créer des emplois pour les paysans déplacés de leurs villages. L’émission prend le cas de Chongqing pour décortiquer la situation. Sur les 20 millions de paysans vivant en périphérie de la ville de 10 millions d’habitants, le plan prévoit d’ici 2030 en déménager la moitié dans de nouvelles tours à logement, en construction depuis 2011; j’y ai passé en 2010 et déjà la ville était impressionnante par le nombre de gratte-ciel. Les anciens paysans n’auront pas de loyer à payer pour leurs nouvelles résidences, mais devront chercher des revenus quelque part pour le reste des coûts de la vie. La Chine cherche à aménager dans cette seule ville, sur une période de seulement 15 ans, une population le quart de toute celle du Canada et à leur fournir des emplois. Pour le moment, la construction va bon train, mais les emplois, le développement économique recherché, tardent à se concrétiser. L’émission conclut avec une dernière phrase : « L’avenir de la Chine est en jeu », à laquelle on doit ajouter, cela selon les travaux de la Banque mondiale et le Gouvernement de la Chine dans le rêve de China 2030.

L’avenir de la Chine – de l’Asie –  : rural ou urbain?

J’ai contacté De Koninck pour avoir quelques pistes pour m’aider à mieux comprendre la situation dans les milieux ruraux. Sa réponse : je dois faire la lecture de la référence bien connue des chercheurs : Le riz : Enjeux écologiques et économiques, par Guy Trébuil et Mahabub Hossain (Belin, 2004). C’était le grand temps que je sorte de ma bibliothèque d’impressions et de perceptions – l’objectif de mes voyages qui pouvaient difficilement s’appeler des missions – pour essayer de mieux comprendre ce qui se passe – l’objectif de mes lectures et de mon blogue. Je me permettais de penser que je n’avais pas besoin de tout suivre dans cette présentation académique d’un ensemble d’enjeux centrés sur l’Asie pour en saisir les grandes lignes et alimenter ma réflexion.

Les auteurs du livre se montrent très sensibles à l’ensemble des préoccupations des écologistes tout comme à celles des intervenants en économie sociale. Le portrait des petits producteurs est recherché et esquissé partout, cela en fonction d’un survol de la contribution de la révolution verte (centrée sur la culture du riz) et de l’analyse des défis qui marquent la période après cette révolution, dont la fin est située à environ 1985. Le constat global : pendant quelque trois décennies, la révolution verte a permis de fournir cet aliment de base à la moitié de la population humaine, même face à une croissance démographique importante (entre 1967 et 1985, passant de 1,9 à 3,5 milliards d’habitants), mais pour conclure que «le poids de la croissance démographique reste écrasant dans toute analyse de l’évolution de la demande en riz» pour l’avenir.Célestin à trois jours

Le chapitre 4, «Problématiques actuelles» (125-158), comporte deux sections, l’une sur les problématiques en riziculture irriguée, l’autre sur les écosystèmes rizicoles non irrigués (inondés, pluviaux, à submersion profonde et des zones côtières); les titres des sous-sections résument la situation post révolution verte :

«Moins de terres disponibles pour le riz irrigué» [parce qu’il se trouve normalement en zones densément occupées, souvent remontant à l’occupation coloniale pendant laquelle les digues etc. auraient été installées], «Moins de bras en rizières irriguée» [parce qu’il y a eu un exode vers les villes de la part des jeunes], «Moins d’eau pour irriguer» [parce qu’il y a des pressions de plus en plus importantes, entre autres venant de l’urbanisation et du développement industriel], «Consommer moins d’intrants d’origine industrielle».

Le texte fournit aussi des réponses à ma question concernant le travail des paysans dans les rizières, mettant les chiffres sur ce que j’avais vu en 2015, presque pour la première fois, la présence d’une machinerie dans les rizières. De manière frappante, il fournit une image du travail en cause sans le motoculteur : «La préparation d’un hectare de rizière en traction attelée avec l’aide du buffle d’eau nécessite de parcourir environ 100 kilomètres à pied derrière l’animal sur un sol boueux! Il est important de réduire la pénibilité du travail de préparation du sol et d’implantation de la culture» (153).

En réponse à cela, la moto-mécanisation intermédiaire (avec machines adaptées aux besoins locaux et louées) avance partout. Avec les motoculteurs, par exemple :

La durée des opérations de préparation du sol d’un hectare de rizière irriguée est passée de 16-20 jours en culture attelée traditionnelle avec le buffle d’eau (qui ne peut travailler que quelques heures par jour), à seulement 6-7 jours au moyen du motoculteur à roues cages, dont la durée de vie est généralement de 8 à 10 ans. (95)

Concernant d’autres machines :

Le développement des services contractuels au sein des villages permet à la vaste majorité des producteurs de riz d’accéder à cette moto-mécanisation sans devoir détenir les engins en propriété… Ces mécanismes ont joué un rôle important en faveur de la limitation des inégalités économiques entre exploitations agricoles… Les temps de travaux à la récolte ont ainsi pu être ramenés de 30 jours, avec fauchage à la faucille et battage manuel des gerbes, à seulement 4 jours par hectare grâce à l’utilisation de l’ubiquiste batteuse mobile à tambour et flux axial d’environ 10 cv. (96)

Et pour ainsi dire conclure le portrait, en se penchant sur l’histoire des petites machines, comme l’égraineuse : «Son utilisation peut abaisser de 50% les coûts de la récolte et du battage» (99). Il semble être une question de pouvoir remplacer le coût du travail, quand les salaires sont relativement élevés, par les petites machines, et cela rentre directement dans le portrait d’un monde de culture du riz où la présence des marchés pour d’autres produits agricoles est de plus en plus déterminante, de plus en plus présente, alors que seulement 6% de la production mondiale est commercialisée. Ceci est fonction souvent d’un monopole public sur le commerce extérieur, question un peu partout «d’amortir des crises sociales et alimentaires majeures» avec une «stratégie de sécurité alimentaire» (145-146). Le livre, publié en 2004, décrivait ainsi assez bien la situation en 2007-2008 où les prix ont monté, en même temps que la hausse du prix du pétrole…

Pour les auteurs, les progrès de la révolution verte ont atteint un sommet pendant les années 1990, en mettant un énorme accent sur les régions où le riz irrigué domine. La période après comporte de nouveaux défis, en raison de toutes sortes de contraintes qui se sont développées pendant la période de la révolution et qui sont résumées par les titres des sous-sections du chapitre 4 mentionnés plus haut. Aujourd’hui (en 2004), disaient-ils, la situation «est infiniment plus contraignante pour les producteurs, surtout ceux qui exploitent les écosystèmes rizicoles non irrigués, où les options pour la diversification des activités sont limitées» (227). Et même s’il faudra s’attaquer à la riziculture inondée, parce qu’il n’y a plus de potentiel d’expansion dans la riziculture irriguée (159, cette dernière comporte aussi ses défis:

Le défi auquel doivent faire face la recherche, les décideurs politiques et les producteurs de riz lors des deux prochaines décennies est de taille, selon les auteurs du livre : aider l’Asie à produire au moins 25% de riz en plus sur moins de terres, sans dégradation supplémentaire des ressources naturelles renouvelables, donc évidemment avec moins d’eau, moins de bras et moins d’intrants chimiques d’origine industrielle en riziculture irriguée. C’est une condition indispensable si nous voulons pouvoir satisfaire les besoins essentiels des petits producteurs ruraux comme ceux des consommateurs urbains, à commencer par les plus pauvres d’entre eux, au moyen de prix stables et se situant à un niveau ne limitant pas l’accès des franges défavorisées de la population à cette céréale essentielle. (227-228)

Nous sommes maintenant 10 ans – une décennie – plus tard, et le livre ne fournit donc pas la mise à jour…

Des tendances contraires et la réponse nécessaire

En contrepartie des impressions et des perceptions venant de mes voyages et des orientations de base du livre de référence sur la culture du riz, une rencontre à la Banque mondiale à Beijing en 2011 m’a mis sur la piste de China 2030 mentionné plus haut, fruit de travaux visant à sortir la Chine du «piège des pays de revenu moyen» – the middle income trap – et à planifier la déménagement d’environ 300 millions de paysans chinois – l’équivalent de toute la population des États-Unis – vers des villes.

Le projet de China 2030 de 2012, et sa mise en œuvre, dont le «projet pilote» à Chongqing est couvert par l’émission des Grands reportages, témoignent d’orientations qui vont dans le sens contraire des grandes préoccupations de Trébuil et Hossain, qui cherchent à identifier les pistes qui permettraient le maintien de la production vivrière par les populations rurales dans leurs milieux de vie, les milliers de villages occupés par ces paysans dans un grand nombre de pays producteurs de riz. Il y a lieu de croire pourtant que, pour l’agriculture et l’alimentation de l’énorme population humaine établie depuis seulement quelques décennies, l’avenir passera selon les autorités chinoises et d’autres par une agriculture industrielle faisant partie du modèle économique actuel qui – mon jugement bien faillible – semble être en passe de vivre pourtant ses derniers jours.

C’était assez intéressant de voir, dans ce contexte, la parution d’un court article de De Koninck dans les Nouveaux cahiers du socialisme: La décroissance pour la suite du monde (n.14, 2015). De Koninck va directement au but, avec un titre provocateur : «Une décroissance de la production agricole mondiale est-elle souhaitable?» (148-155) en répondant que «oui» mais dans une perspective où les projections sont transformées.DSC05985

Dès le départ, il souligne qu’il y a près de 800 millions de personnes qui vivent en état de famine chronique et près de deux milliards qui ne mangent pas à DSC05961leur faim; en contrepartie, 1,9 milliard d’adultes font du surpoids et plus de 600 millions sont obèses. En ajoutant les quelque 2 milliards de personnes supplémentaires attendues d’ici environ 2050, on voit la situation qui mène aux cris de coeur de la FAO et d’autres instances pour une production accrue. Dans les traces de Trébeil et Hossain, De Koninck insiste plutôt sur l’importance de maintenir la production vivrière face aux assauts des multinationales de l’agroalimentaire, pour nous permettre de mieux nourrir les populations du monde tout en restreignant les impacts écologiques et sociaux inacceptables associés à la production industrielle. C’est une version chiffrée de la carte du monde transformée en fonction de l’empreinte écologique – la planète obèse – qui paraît de temps en temps sur mon blogue et dans mes présentations.

Le défi pour l’alimentation mondiale est donc de restreindre ces impacts qui vont de pair avec l’expansion territoriale de la production industrielle et de maintenir ou restaurer la production paysanne. De Koninck résume les «outils» utilisés par les oligopoles agroalimentaires dans les différentes sections de son article lapidaire :

la destruction de la biodiversité; la pratique de la monoculture; le recours massif aux intrants d’origine industrielle et aux sources d’énergie fossile; l’externalisation, c’est-à-dire la socialisation d’une forte proportion des coûts de production; la surproduction, la surconsommation alimentaire, le gaspillage et la publicité; l’accaparement des terres [qui pourrait se placer en premier lieu…]; la promotion de l’alimentation carnée, l’élevage et la destruction absurde de la forêt, notamment pour la culture tout aussi absurde des agrocarburants». (150)

De Koninck conclut en résumant ce qui s’impose :

Une chose est certaine : son expansion territoriale à l’échelle planétaire est à proscrire… C’est que cette expansion représente une fuite en avant et ne fait qu’exacerber les principaux maux auxquels contribue l’agriculture, ce qui comprend la destruction des écosystèmes et le gaspillage des ressources, la destruction de l’emploi et la croissance de l’alimentation insalubre.

On est dans une perspective qui sort des travaux scientifiques et professionnels, et des voyages d’observation, pour cibler les actions requises de la société civile et non seulement des producteurs. Plus d’une décennie après la publication de Le riz : Enjeux écologiques et économiques, les enjeux sont transformés en intervention à l’échelle politique, et non seulement par De Koninck…

 

 

 

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Maurice Strong, l’optimiste opérationnel

Dans son allocution pour ouvrir la conférence Globe90 à Vancouver en 1990, Maurice Strong s’est identifié comme un «optimiste opérationnel». Déjà, il fallait comprendre, l’optimisme comme tel ne se justifiait pas, mais sa motivation comme être humain, notre motivation, nous appellent à l’action. Strong est mort il y a quelques semaines à l’âge de 86 ans, nous mettant en contact direct avec la fatalité qui sévit dans nos vies; pour l’avoir suivi depuis près d’un demi-siècle, j’étais rendu à penser qu’il y était pour rester…

Strong photoDepuis 1990 je fonce, suivant Strong, en m’appellant souvent un optimiste opérationnel. J’ai parlé de lui à plusieurs reprises dans ce blogue, une première fois justement en soulignant l’importance de cette approche qu’il maintenait jusqu’à la fin. Strong était impliqué pendant sa longue vie dans de multiples activités, comme entrepreneur et administrateur dans le secteur privé mais aussi et surtout comme organisateur et négociateur avec de multiples chapeaux à l’échelle internationale. Une entrevue avec The Guardian en 2010 permet de jeter un coup d’oeil à ses orientations et ses réponses à des critiques; un coup d’oeil sur Google trouvera l’ensemble.

Les préoccupations pour les changements climatiques doivent s’insérer dans un cadre plus global 

La relecture de mon texte permet quelques constats dans cette période «après COP21». Entre autres, on voit la difficulté de gérer une situation où les effondrements projetés par Halte à la croissance, ou tout simplement ceux associés aux changements climatiques, sont toujours bien difficiles à cerner dans notre vie de tous les jours. Nous sommes confrontés par les médias à des interventions presque quotidiennes d’actions terroristes et, plus généralement, à des dégâts humains occasionnés par un ensemble de perturbations sociales et politiques, dont, actuellement, la guerre en Syrie.

Finalement, ce qui semble nécessaire dans cette période «après-COP21» est de maintenir un regard sur l’ensemble de la situation sociale, politique et économique aussi bien qu’environnementale. Pour revenir à ce qui sort des projections de Halte, ce ne sont pas les changements climatiques qui initieront l’effondrement, mais des perturbations dans la production industrielle, dans l’économie elle-même. Et de nombreuses tendances à l’écart de nos préoccupations en matière de développement comportent des risques probablement aussi grands, suivant le résultat des sondages du Forum économique mondial dont les résultats sont publiés dans Global Risks 2016. J’en ai fourni une esquisse dans un article de septembre dernier. Nous nous apercevons de ces risques plus ou moins bien, puisqu’ils ne se manifestent pas dans tout leur potentiel dans notre vie de tous les jours; les changements climatiques sont loin d’être le seul cas d’aveuglement.

Strong a fait le pari dès le début qu’il fallait essayer de domestiquer l’économie capitaliste et la croissance qui lui est intrinsèque. Il a fait des efforts énormes en ce sens, convoquant et animant la première conférence des Nations Unies sur l’environnement, à Stockholm, en 1972. Il était le représentant canadien au sein de la Commission Brundtland dans les années 1980 et l’âme du Sommet de Rio en 1992, convoqué poir reconnaître les 20 ans depuis Stockholm et les 5 ans depuis la publication du Rapport Brundtland. Par la suite, il a présidé la Commission du développement durable que l’on voulait une sorte de processus de suivi de Rio. À travers toutes ses interventions, Strong réunissait les plus importants joueurs du domaine économique, les mettant en contact avec ceux des gouvernements et de la société civile, en ciblant sans cesse la nécessité de prendre en compte les enjeux environnementaux.

Dix ans après son discours à Globe90 en 1990, il a écrit son autobiographie, Where On Earth Are We Going? Le premier chapitre de ce livre est écrit dans la forme d’un discours à l’humanité comme les actionnaires de la planète, en date du 1er janvier 2031. Un des buts du présent article est de suggérer que le lecteur passe en priorité à ce texte, celui d’un promoteur du développement durable pendant des décennies et pessimiste quant à la possibilité de le réaliser. Il s’agit d’un portrait de l’effondrement global de notre civilisation que Strong craignait déjà il y a 15 ans, décrivant une situation pour la période d’ici 15 autres années. Il n’est pas difficile de nous y retrouver, en 2016…

J’en ai déjà parlé dans ce blogue en soulignant que c’est l’ensemble de l’activité humaine qui doit être la préoccupation des gens qui prônent le développement, tout en réalisant que le terme même renvoie à ce qui en cause l’échec, le «développement» associé presque partout à la croissance économique. Même si nous mettons l’accent sur des interventions associées à l’effort de reconnaître les contraintes imposées par notre planète finie, nous vivons dans un moment où beaucoup d’autres interventions interpellent notre vie en société, notre vie comme humains. Strong ne les oublie pas. Comme il dit:

This is not just a technical issue. Everybody’s actions are motivated by their inner life, their moral, spiritual and ethical values. Global agreements will be effective when they are rooted in the individual commitment of people, which arises from their own inner life.

Le défi: concevoir un nouveau modèle…

J’ai perdu le contact avec l’homme pendant plusieurs années, mais il était interviewé en 2012 à Rio+20 en 2012 où il a réaffirmé qu’il était «pessismiste sur le plan analytique mais optimiste sur le plan opérationnel : aussi longtemps qu’il semble possible d’effectuer le virage vers un mode de vie soutenable, il faut continuer à essayer». De mon coté, j’ai cru également que c’était le bon pari, cherchant à maintenir le dialogue avec les joueurs économiques et politiques dans le but de faire avancer la prise en compte des enjeux et des exigences environnementaux. Même si, comme Strong, je sentais les problèmes s’accroître, les difficultés se multiplier, il m’a pris mes deux années comme Commissaire au développement durable en 2007-2008 pour voir qu’il faut passer outre le constat d’avoir échoué dans le travail sur le développement durable. Il faut aujourd’hui mettre l’accent sur un effort de concevoir et de mettre en oeuvre ce qui s’impose dans le nouveau contexte.

Comme Yves-Marie Abraham semble souligner (article à venir là-dessus) dans son épilogue au livre Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, un jugement sur le pari de Strong comporte qu’il faut finalement reconnaître que l’effort de dompter le modèle économique, pour lequel la croissance constitue la pierre d’assise, était la mauvaise piste. Bien asseoir les assises d’un nouveau modèle, suivant finalement les pistes esquissées par les décroissancistes, n’est pas une évidence, mais Abraham fournit un portrait des failles du modèle actuel dans son article de Creuser (dont il est co-éditeur), «Faire l’économie de la nature». J’ai l’impression que Strong n’a jamais viré dans ce sens, dans cet effort de bâtir un nouveau modèle.

On m’a récemment invité à participer au début d’un processus de planification stratégique pour la période 2016-2020 d’un important groupe environnemental, avec le mandat de sortir les administrateurs de leur «zone de confort». J’ai décidé de faire une présentation en trois étapes. Tout d’abord, j’ai présenté une série de diapositives montrant différents aspects des crises contemporaines, des constats dont les administrateurs sont en grande partie au courant, dont j’étais au courant en commençant mon mandat comme Commissaire au développement durable et Vérificateur général adjoint en 2007-2008. Le retrait obligatoire de l’activisme pendant ces deux années m’a fourni l’occasion de réaliser ce qui est impliqué dans ces diapositives, dans ces constats, et je m’adressais à des activistes.Rockström et al 2009 Sept seuils

Une deuxième partie de ma présentation cherchait à fournir quelques pistes pour une planification qui sortirait justement des zones de confort, qui comporteraient de nouvelles orientations. Comme plusieurs ont souligné lors de l’échange qui a suivi, confronter un ensemble de comportements dans les pays riches qui sont liés aux causes de l’effondrement qui s’annonce passe proche d’être suicidaire pour n’importe quel groupe. Je leur rappelais que, aux débuts du mouvement environnemental, les groupes – tout comme les auteurs de Halte – étaient bien marginaux, mais cette marginalité était probablement moins risquée que celle qui est requise aujourd’hui.

La deuxième moitié de la présentation PowerPoint, non couverte lors de la rencontre, porte sur certains éléments de ce qui est en cause lorsque nous parlons de résilience, approche qui me paraît fondementale dans l’effort de chercher les grandes lignes du modèle qu’il faut essayer de concevoir et de mettre en branle.

…et ne pas rester dans les seules préoccupations environnementales

Dennis Meadows, le chef d’équipe derrière les travaux, souligne la situation autrement dans son court discours lors de la célébration du 40e anniversaire de la publication de Halte, au Smithsonian en 2012.

What we know is that energy, food and material consumption will certainly fall, and that is likely to be occasioned by all sorts of social problems that we really didn’t model in our analysis. If the physical parameters of the planet are declining, there is virtually no chance that freedom, democracy and a lot of the immaterial things we value will be going up.

 

 

 

 

 

 

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Et si on ne veut pas la décroissance?

À l’approche de la COP21, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une journaliste sur ma position telle que résumée dans mon dernier article: l’humanité ne pourra pas respecter le budget carbone sans un chambardement majeur des sociétés, surtout des riches. L’échange m’a frappé par le constat qui s’imposait : je ne pouvais la référer à personne en position d’autorité en soutien à ma position. Je lui ai suggéré que Normand Mousseau, ancien co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, aurait peut-être des choses intéressantes à dire, sans vraiment savoir où il se positionne.Les réserves de pétrole: le défi

Par la suite, j’ai réalisé que seuls les «décroissancistes» se positionnent comme je le fais dans cet article et qu’ils manquent justement d’autorité. Les environnementalistes, dont certains ont une certaine autorité, se maintiennent sans exception, je crois, dans leurs tendances historiques cherchant à améliorer le modèle actuel.

Un livre par les décroissancistes sur l’extractivisme, y compris sur l’exploitation à grande échelle des gisements d’énergie fossile

Au moment de l’échange, j’avais justement commencé à lire Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, intéressant ouvrage collectif publié chez Écosociété et dirigé par Yves-Marie Abraham et David Murray. Le positionnement des milieux environnementaux y est critiqué explicitement mais sans élaboration dans l’épilogue du livre, signé par Abraham sous le titre «Moins d’humains ou plus d’humanité?›[1].

Ce positionnement est critiqué aussi dans un article de Mousseau dans cet ouvrage qui couvre un ensemble de problématiques touchant le secteur de l’énergie et que je ne l’avais pas encore lu au moment de l’échange. Les grandes lignes sont exprimées dès le début : les projections de prix élevés pour le pétrole en fonction de sa rareté croissante (par Jeff Rubin, entre autres) étaient erronées, les «désirs» des environnementalistes de voir les énergies alternatives rendues possibles en fonction de ces prix élevés faussaient leur analyse du défi des changements climatiques, et l’espoir face à ceux-ci se trouvent dans les technologies.

Dans un livre consacré à une critique en profondeur de l’extractivisme (l’exploitation abusive des ressources non renouvelables) et de son rôle dans l’effondrement en cours, le positionnement de Mousseau semble finalement aller plus loin même que celui des environnementalistes. Reste qu’il faut vraiment travailler le texte pour sortir les fondements de sa pensée.

  • Mousseau soutient qu’il reste des quantités d’énergie fossile pouvant nous approvisionner pendant des centaines d’années (183-184), sans distinguer au début entre réserves et ressources, ensuite en parlant de réserves, pour retirer la proposition dans l’analyse des coûts et des technologies pour ce qui est de l’énergie non conventionnelle (188-190). Il propose cela sans même tenir compte de l’ÉROI trop bas de nombre de ces sources d’énergie.
  • En fonction de ce premier constat et d’une suggestion que cela lui enlève toute crédibilité, Mousseau rejette l’argument de Jeff Rubin à l’effet que le prix de plus en plus élevé de l’énergie fossile en fonction du pic de pétrole conventionnel va nuire dramatiquement aux économies des pays dépendant d’énergie fossile. L’argument de Mousseau y est surtout ad hominem.
  • Mousseau rejette, ce faisant, sans jamais y faire référence, l’argument de Halte à la croissance à l’effet qu’une rareté progressive de ressources naturelles va aboutir à l’effondrement de la production industrielle dans nos sociétés.
  • Pour l’énergie fossile non conventionnelle, Mousseau avance que «la véritable révolution se trouve … dans l’utilisation de techniques de fracturation hnydraulique … [qui] permet d’augmenter à la fois le rythme d’exploitation et la quantité disponible, propulsant les réserves vers de nouveaux sommets. Déjà, ces avancées ont fait exploser les réserves exploitatables» (190). Il faut regarder le graphique ci-haut (cliquer dessus pour l’explication) pour comprendre l’importance de ce rejet des analyses de nombre d’experts en matière d’énergie; Mousseau semble rejoindre la présomption de l’Agence internationale de l’énergie à l’effet que l’humanité va pouvoir répondre au déclin dans les réserves traditionnelles.
  • Un objectif de cette série de propositions est d’insister : «l’accès aux ressources et leur prix de production n’a [n’ont] rien à voir avec le réchauffement climatique; le souhait des environnementalistes [de voir les énergies renouvelables remplacer celles fossiles et ainsi répondre au défi des changements climatiques] reflétait plutôt le désir de pallier l’inaction des gouvernements» (184). Exprimé ainsi de façon apparemment voulue mais délibérément confuse, Mousseau prétend, après un autre argument ad hominem, que l’effort de confronter la menace des changements climatiques «devra se faire de manière délibérée … plutôt que par manque de ressources» (184).
  • Ce constat fait, Mousseau propose que l’approche délibérée propre aux économistes, de donner un prix au carbone pour gérer la menace, est trop limitée, entre autres parce qu’elle «risque de perturber fortement l’économie mondiale en plus de rendre l’énergie difficilement accessible pour les plus pauvres», résultat qu’il juge inacceptable. Il poursuit en insistant qu’une «transition en douceur» qui reconnaît «la nécessaire équité énergétique … devra s’appuyer sur des changements technologiques profonds» et «sur une compréhension plus fine de la demande d’énergie» (185). Cela fournit le plan pour le reste de l’article, curieusement à contre-courant des autres contributions du livre et de ce que je connais des tenants de la décroissance.

Table rase des analyses actuelles, sans véritable proposition de rechange

Dans les trois pages de cette première section, sans argument de soutien, Mousseau fait donc table rase de l’ensemble des analyses contemporaines qui suggèrent que des processus structurels vont déterminer le sort de l’humanité face aux changements climatiques, que ces processus soient imposés par la force des choses ou par l’intervention (surtout économique) des sociétés. Deux courtes sections suivent (185-188) qui ciblent «l’équité mondiale [comme] le véritable défi de l’abandon du pétrole» et une distinction entre les pays riches et les pays pauvres quant à la décroissance.

  • Il prétend qu’il est «techniquement possible pour la plupart des pays développés de viser une transition énergétique menant à la réduction signficative de l’utilisation des énergies fossiles et des émissions de GES» (185) mais cela ne sera pas le cas pour les pays pauvres. Mousseau rejette ainsi le récent travail du Deep Decarbonisation Pathways Project de Jeffrey Sachs qui aboutit à la conclusion que les technologies ne permettront pas de confronter avec suffisamment de capacité la menace tout en maintenant la croissance économique; cette conclusion semble intuitivement claire déjà. Pour les pays pauvres, il faudrait par ailleurs une augmentation de 40% de la production mondiale d’énergie, suivant les indications des Nations Unies, même s’il reviendra sur cette idée en insistant sur l’importance d’une approche ciblant la demande plutôt que l’offre.
  • Pour ce qu’il y a de l’offre, une plus longue section qui cherche à couvrir la question de «la transformation possible par la technologie» (188-193) aboutit finalement au constat qui aurait pu se faire dès le début, à l’effet qu’un ensemble de problèmes associés à l’exploitation de l’énergie fossile non conventionnelle «n’assurent pas un avantage insurmontable à ces sources d’énergie» (190 – sic, plutôt incompréhensible) et qu’il y a beaucoup d’inconnus quant au potentiel des énergies renouvelables, même si celles-ci comportent «une technologie qui avance beaucoup plus vite qu’on ne le croit» (191). Mousseau revient ici à certaines propositions des environnementalistes qu’il rejette plus tôt parce que ceux-ci se font berner par leur désir de régler la menace des changements climatiques.

L’ensemble va directement à l’encontre des deux articles intéressants de Philippe Bihouilx dans la collection; on peut bien comprendre l’inclusion d’articles de points de vue différents, mais la qualité des textes de Bihouilx aurait permis de conclure que celui de Mousseau n’avait pas sa place. Dans une dernière section (193-199), Mousseau aborde «la transformation du rapport énergie-citoyen» pour cibler (i) l’importance pour l’avenir des pays pauvres de la production distribuée d’énergie, (ii) la transformation de la demande qui est majeure mais toujours mal comprise et qui n’offre donc pas, actuellement, un scénario de remplacement pour ceux rejetés par Mousseau et (iii) la tendance de remplacement de la propriété par le service.

  • Il propose comme alternatives dans ces courtes sous-sections ce qui finalement revient en bonne partie aux propositions de la Commission Brundtland, il y a plus d’un quart de siècle, de reconnaître et de régler en priorité les inégalités en matière d’énergie, cela jumelé aux propositions du mouvement environnemental pendant aussi longtemps; il y rejoint même différents éléments des travaux de Rubin.

Le rejet de Rubin est tellement fort, tout en étant presque gratuit, que j’ai relu Why Your World Is Going To Get a Whole Lot smaller : Oil and the End of Globalization (2009, le livre de Rubin qui lui sert de référence) ainsi que The End of Growth : But is That All Bad? (2012, successeur du livre de 2009 dont la traduction est parue en 2012, dont Mousseau ne parle pas). Le deuxième livre consacre un chapitre complet sur les enjeux pour les pays pauvres de la sortie du pétrole. Rubin y flotte entre le recours à ‘zero growth’ et ‘slower growth’, confusion qui marque de façon frappante la conclusion.

Cette confusion, qui se trouve partout dans le premier livre aussi, semble résulter, comme pour Mousseau, d’un refus par Rubin de voir un effondrement des sociétés en cours; Rubin juge les auteurs de Halte à la croissance des «prophètes de malheur» (204) et cible surtout la croissance démographique comme le défi principal des pays pauvres dans l’ensemble du chapitre 9, ‘All Bets Are Off’.

La volonté de l’humanité – celle de la COP21?

L’article de Mousseau termine en reprenant le thème du début à l’effet que «la fin de l’ère fossile ne surviendra pas par manque de ressources, mais bien par la volonté de l’humanité de limiter la catastrophe climatique… La décroissance énergétique ne peut être une cible planétaire. Il faudra, avant d’y arriver, permettre à tous d’avoir accès à suffisamment d’énergie pour atteindre une qualité de vie satisfaisante tout en trouvant le moyen de limiter le coût environnemental global de cet effort social» (199-200).

Autant Mousseau rejette avec ce qui passe proche d’un mépris les interventions trop simplistes ou tout simplement erronées de nombreux intervenants dans le débat, qui manient «une baguette magique» (185), autant il se montre lui-même pris par un tel «mirage» (185) en prenant un ton moralisateur qui n’aboutit pas à la moindre proposition convaincante de solution. Tôt dans l’article et jusqu’à la fin, il aborde la question des inégalités énergétiques et sociales, mais nulle part il ne reconnaît que de telles questions ont déjà été abordées de façon assez directes par le GIEC dans son calcul du budget carbone complété par Gignac et Matthews dans leur recours (suivant Brundtland) par l’approche contraction-convergence à l’allocation de ce budget parmi les nations. Il est, par ailleurs, surprenant de ne pas voir de mention des contraintes suggérées par l’empreinte écologique, qui complète le portrait en soulignant que l’humanité dépasse déjà de moitié la capacité de support de la planète.

Le défi ainsi présenté n’est ni reconnu ni abordé par Mousseau, qui semble insister que toute approche qui «perturbe fortement l’économie mondiale» (185) est inacceptable, rejoignant en cela les négociateurs à Paris lors de la COP21. Mousseau semble rejeter les analyses de Rubin et de beaucoup d’autres plus en raison de leurs conclusions qui voient comme inévitables de telles perturbations qu’en raison de la faiblesse de leurs arguments, qu’il n’analyse pas dans son court texte et présente comme évidente. Il insiste que nous sommes loin de la «révolution énergétique annoncée» par Rubin (186 – Rubin n’utilise pas le terme) et exigeant des diminutions importantes dans notre consommation d’énergie en raison du prix élevé associé à l’arrivée au pic du pétrole. Pourtant, le contraire semble vraisemblablement être le cas: les contraintes associées à l’énergie fossile perturbent grandement l’économie mondiale actuellement, cela indépendamment de mesures à venir qui pourraient cibler les changements climatiques.

Finalement, Rubin ne semble pas se tromper dans ses principaux constats, soit que le prix du pétrole est voué à une hausse en permanence, entrecoupée de récessions occasionnées par les hausses, et que le prix plancher avec chaque récession risque d’être plus haut que celui de la récession précédente – c’est la tendance à la hausse qui importe. Il est frappant que le retrait du pétrole qu’il décrit comme nécessaire n’aboutit pas à ses yeux à l’effondrement des économies des sociétés fondées sur le pétrole. Plutôt, les sociétés de l’avenir doivent surtout revenir «simplement» à des économies locales et apprendre à vivre avec certaines restrictions. Autant il critique les économistes dans leur adhésion au modèle de l’offre et de la demande, autant il rejette l’idée (en 2009) que la situation représente la fin de la croissance (97, 192, 206-207), se montrant finalement un économiste lui-même dans ses intuitions.

Ceci semble expliquer l’absence de presque toute préoccupation majeure pour les impacts du retrait du pétrole et d’un portrait qui serait à tirer d’une telle préoccupation. Ceci à son tour semble expliquer l’absence dans les deux livres de toute reconnaissance de limites dans les cycles de récessions et de reprises et donc de l’identification – du moins, la reconnaissance – d’un prix limite au-delà duquel l’économie risque de s’effondrer. En 2016, six ans après la sortie de son premier livre, nous devrions nous attendre selon cet argument à une nouvelle reprise et une nouvelle hausse du prix, allant plus loin que la dernière.

La principale difficulté pour récupérer Rubin semble être le fait que le prix actuel et prévisible sur plusieurs années est plutôt bas, situation dont Rubin est bien au courant. Soit il semble que nous serions dans le creux d’un autre cycle, soit que nous serions dans le processus d’effondrement de Halte que Rubin et Mousseau rejettent. Gail Tverberg offre une perspective intéressante à cet égard dont Rubin ne parle pas, à l’effet que la baisse du prix suggère que l’économie mondiale a frappé dans les dernières années le maximum qu’elle est capable d’absorber, et que la baisse actuelle représenterait un élément dans l’effondrement du système concernant lequel le Club de Rome reste toujours beaucoup plus convaincant que Mousseau, voire Rubin.

À la recherche d’une vue de la décroissance en ce qui concerne l’énergie

On reste perplexe quant à la place de l’article de Mousseau dans le livre, voire dans les perspectives de décroissance mises de l’avant par de nombreux intervenants. Ceux-ci partagent la conviction de Mousseau qu’il faut s’attaquer aux inégalités, énergétiques et sociales, mais cela sans insister sur la «transition en douceur» qui est loin de se montrer une évidence, sans insister sur un recours aux technologies comme composante critique de la transition et sans insister sur la nécessité d’une économie mondiale non perturbée et où les défis dans l’accès aux ressources déterminent les options pour une transition non en douceur.

Abraham, co-éditeur du livre, fait référence à Halte à la croissance dans son intéressant article «Faire l’économie de la nature», placé juste après celui de Mousseau. Il l’associe à l’arrivée de la critique écologique dans les années 1960 et 1970 et à la remise en question de la théorie économique où «la nature ne compte pas». S’y joignent des analyses du travail complémentaire de Georgescu-Roegen sur la loi de l’entropie et de Daly sur l’économie écologique (213-223). Il s’agit du début d’un ensemble d’interventions signalées dans ce blogue.

Pour conclure, et pour souligner un élément fondamental de ma critique de l’analyse de Mousseau, il y a lieu de revenir sur son rejet de base, soit des liens entre les problèmes associés à l’accès aux ressources coûtant de plus en plus cher, la progression des changements climatiques et l’effondrement du système économique lui-même; en fait, pour Mousseau, il n’y a pas de problème de ressources, et il n’y aura pas d’effondrement.

Turner LtG graphique

Graham Turner, dans sa mise à jour de Halte (LtG) en 2012 en fonction des données sur 40 années d’expérience réelle, conclut dans le sens contraire:

The data review continues to confirm that the standard run scenario represents real-world outcomes considerably well. This scenario results in collapse of the global economy and population in the near future. It begins in about 2015 with industrial output per capita falling precipitously, followed by food and services. Consequently, death rates increase from about 2020 and population falls from about 2030 – as death rates overtake birth rates… The collapse in the standard run is primarily caused by resource depletion and the model response of diverting capital away from other sections in order to secure less accessible resources. Evidence for this mechanism operating in the real world is provided by comparison with data on the energy required to secure oil. Indeed, the ÉROI has decreased substantially in recent decades, and is quantitatively consistent with the relevant parameter in the World3 model. The confirmation of the key model mechanism underlying the dynamics of the standard run strengthens the veracity of the standard run scenario. The issue of peak oil has also affected food supply and evidently played a role in the current global financial crisis. While the global financial crisis does not directly reflect collapse in the LtG standard run, it may well be indirectly related.[2]

La contribution de Mousseau à un livre consacré à différents aspects de la décroissance qui est en train de s’imposer se trouve presque en marge du portrait d’ensemble présenté, et on reste sur sa soif quant à la vue de l’énergie dans le portrait de la décroissance. Finalement, il s’agirait d’un portrait où l’analyse suivrait les pistes d’Abraham et où du Club de Rome servirait de balise et de défi. On verra les limites des interventions morales et politiques dans notre progression vers une décroissance imposée, un effondrement du système économique presque inéluctable.

 

[1] J’y consacre un assez long article pour Québec humaniste à paraître sous peu dans un effort de décoder le fond de sa pensée, que je commenterai sur le blogue. Ici, c’est le fond de la pensée de Mousseau qui est la cible de mon attention.

[2] Source : Graham Turner http://www.smithsonianmag.com/science-nature/Looking-Back-on-the-Limits-of-Growth.html#ixzz1t4wdwc7g  et, plus généralement   http://www.csiro.au/files/files/plje.pdf

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