La chronique de Josée Blanchette dans Le Devoir du 26 février reprend un thème qui me préoccupe depuis longtemps, soit l’incapacité des groupes de la société civile à intervenir là où ils savent que c’est essentiel. Je notais dans mon dernier article que les questions de démographie semblent aboutir souvent à des dérapages dans les analyses même des experts. Dans la chronique de Blanchette, c’est la question de la viande et des impacts des élevages, et donc de la consommation de la viande elle-même. Le visionnement de Cowspiracy (une heure et demi qui valent la peine) est déconcertant par la masse d’informations fournies que nous connaissions déjà en bonne partie, mais qui insiste.
Dans les entrevues qu’elle a faites avec Laure Waridel et avec Karel Mayrand pour la chronique, ces deux soulignent la difficulté d’intervenir face aux défis, Mayrand ajoutant celui du rôle de l’automobile dans notre civilisation. Dans mon prochain article, je vais revenir sur cette problématique en commentant le document de Greenpeace International sur le potentiel des énergies renouvelables (100% de capacité à fournir l’énergie requise par l’humanité…).
Ce qui frappe dans la brève citation de Mayrand est son constat que la population ne tolère pas des interventions touchant les «dogmes» de la société – et son rejet des critiques des groupes par Cowspiracy, critiques difficiles à contourner. Ensemble, l’attachement à la viande et à l’auto représente quand même des enjeux touchant une bonne partie des émissions responsables pour les changements climatiques, mais aussi – c’est l’accent de Cowspiracy – la perte directe de biodiversité dans toutes ces formes pour produire la viande, en complément à la perte «indirecte» que représente la menace des changements climatiques. Ajouter à cela un discours insistant sur une réduction dramatique de notre consommation de produits de l’industrie et nous sommes devant une situation où on comprend plus facilement l’incapacité des gouvernements à développer des plans d’action en la matière : les populations des pays riches sont fortement investies dans des comportements qui sont en contradiction avec les changements requis pour éviter la catastrophe.[1]
Rôle de la société civile – et des individus
Par pure coïncidence, je viens de commencer la lecture du livre de Gar Alperovitz, America Beyond Capitalism (2005), suite à des références de Gus Speth. Et voilà, dès les premiers paragraphes, ce militant de la première heure se situe, nous situe :
It is not only necessary but possible to « change the system ».. When I worked in the Senate in the early 1960s, it was for Gaylord Nelson – the founder of Earth Day. The idea that environmental issues might one day become important in America seemed far-fetched then. Everyone knew this was a nonstarter. I witnessed close at hand the rise from « nowhere » of what once had been called « conservation » to become the « environmental movement ». I view current setbacks and political obstacles with a certain historical sense of the possible, and I view long-run change coming « out of nowhere » as always – minimally! – conceivable.[2]
Derrière les brefs commentaires de Waridel et Mayrand dans la chronique de Blanchette se trouve un constat troublant. Quand les groupes constatent que les défis qu’il faut relever vont à l’encontre de «dogmes» de la population (tels qu’ils les conçoivent), ils réorientent leurs interventions pour éviter de se «faire ramasser». Ils interviennent régulièrement maintenant – depuis longtemps, en fait, et vertueusement – pour un meilleur aménagement de nos villes et pour un transport en commun plus efficace. Ils savent en même temps que de tels objectifs sont devenus des priorités parce que notre affaire avec l’automobile a fait dévier nos interventions sociétales depuis des décennies, et vont empêcher la reconnaissance des objectifs qu’ils prônent. Cela tant que l’automobile restera au cœur de notre société de consommation.[3] Il est impératif que le «mouvement environnemental» cible aujourd’hui des changements systémiques nouveaux par rapport à ceux des années 1960.
Je viens de recevoir un message de la Fondation David Suzuki, où Mayrand est le directeur général, intitulé «Accumulez-vous des milles Aéroplan?». Je m’attendais naïvement à une intervention soulignant que la vie des babyboomers à la retraite (probablement pas leur membership de base…) centrée sur des voyages se bute à une autre source d’émissions importante: le transport aérien constitue le secteur des transports le plus difficile à gérer en matière de réductions de gaz à effet de serre (GES). Il n’en était rien pour le message : la Fondation sollicite le don des milles de ses membres pour permettre les «déplacements essentiels» de ses dirigeants (comme pour la COP21 en novembre-décembre). Ces dirigeants peuvent appuyer les constats de Blanchette, et aller plus loin pour constater que l’agriculture est peut-être même la plus importante source d’émissions de GES, avant les transports (lire : l’automobile); leurs interventions en matière d’agriculture et d’alimentation restent bien timides à cet égard, comme celles face à l’auto.
Je ne sais même pas comment me situer moi-même dans tout ceci. J’ai soupé avec les responsables de l’Association humaniste avant ma présentation chez eux il y a deux semaines, et j’ai commandé un repas d’agneau, viande que j’aime beaucoup et qui n’est pas souvent au menu. Un peu plus tard, un membre de l’Association s’est joint à nous. C’est quelqu’un qui commente mon blogue de temps en temps, et il s’est exclamé en voyant mon assiette : vous mangez de la viande?! Lors du dîner le même jour, un autre ami a noté que j’avais choisi le couscous aux merguez, alors qu’il s’était permis de présumer que j’aurais choisi le couscous végétarien, juste au-dessus dans le menu. Comme pour l’agneau du souper, je ne mange pas souvent le merguez, et je profitais de l’occasion. Finalement, comme Mayrand, je suis omnivore, et comme Pineau, pas végétarien en partie pour des raisons familiales. Cela ne diminue pas le fait que, au minimum, la limitation de la viande à un rôle de condiment pour des plats surtout végétariens est incontournable dans nos sérieux efforts de concevoir l’avenir.
Pire, comme Mayrand, je me suis permis plusieurs voyages ces dernières années, voyages dont les GES qui leur étaient associés étaient probablement à chaque fois plus importantes par deux fois que celles de ma Prius pendant l’année. Je sentais une certaine culpabilité en faisant ces voyages «essentiels» en Chine, mais mon alternative était de tout simplement rester chez nous. J’y suis allé donc quatre fois, et peu importe qu’ils n’étaient pas pour le plaisir, mais pour mieux comprendre le fonctionnement de ce pays où mon journaliste d’antan ne voit que celui d’un pouvoir dictatorial mais que je vois comme offrant des pistes pour le changement systémique qui s’imposera, je fonçais dans les émissions.
À la fin de mon voyage de 2011, lors d’une rencontre avec le directeur de l’Institut d’études urbaines et environnementales de la Chinese Academy of Social Sciences à Beijing, j’échangeais avec lui sur le rôle de l’automobile en Chine. Le contexte : sa correction de mon sens que les réserves de charbon de la Chine étaient de près de 200 ans, réserves qu’il ramenait à environ 45 ans. Le charbon est pourtant presque inévitablement la source de l’électricité pour alimenter la flotte d’automobiles que la Chine voudrait augmenter dramatiquement. Et face à notre constat de la congestion déjà impressionnante dans les villes chinoises, il ajoutait : le Chinois de la classe moyenne pourra facilement se satisfaire de tout simplement voir et faire voir son auto stationnée dans sa petite cour en avant, sans même l’utiliser…
Les travaux récents du DDPP et de Greenpeace International mettent de l’avant, parce que c’est incontournable, un changement «systémique» – pour reprendre le terme d’Alperovitz – dans les transports, mais c’est fascinant de voir comment cela est saupoudré d’une reconnaissance un peu partout que l’automobile domine et va continuer à dominer, de toute évidence. Le changement systémique relève du rêve dans ces travaux, qui cherchent à formuler les pistes pour permettre d’atteindre non seulement les pistes de l’Accord de Paris, beaucoup trop restreintes, mais un changement systémique dans la société elle-même. Ils n’y arrivent qu’à force d’énormes efforts de l’imagination.
Nos vies remplies de contradictions appellent une meilleure prise de conscience et un meilleur comportement. Reste que nos gestes comme individus, même dans les pays riches, ne représentent pas le changement systémique qu’il faut tant que nous n’aurons pas atteint la masse critique, le rejet des dogmes et des comportements en train de saccager notre seul milieu de vie, non seulement chez nous, mais sur la planète entière.
Le «dogme» démographique
Reste donc à comprendre les groupes, qui semblent ainsi reconnaître, par deux de ses intervenants les plus connus, qu’ils ne s’attaquent pas aux principaux défis qui menacent quand même la civilisation elle-même. Pierre-Olivier Pineau complète le portrait assez bien dans la chronique, soulignant l’intertie qui nous empêche de prendre les décisions qui s’imposent. C’est intéressant à cet égard de revoir un autre échange dans la chronique de Blanchette pendant la COP21 au début de décembre. Waridel et Mayrand y étaient encore en cause.
Blanchette racontait la réflexion d’une étudiante dans le cours qu’elle avait visité : «Isabelle soulève la question des enfants : « Le géographe et professeur Rodolphe de Koninck dit que, dans un monde ‘soutenable’, on ne devrait pas avoir d’enfant. En tout cas, pas plus qu’un »». La semaine suivante, De Koninck corrigeait le tir pour Blanchette :
La semaine dernière, une étudiante interviewée ici a prêté des propos sur la natalité et la surpopulation au professeur et géographe Rodolphe De Koninck. Celui-ci m’a écrit pour rectifier les faits et me dire qu’au contraire, il ne préconise en rien la dénatalité : «Je pense plutôt qu’il faut fournir aux familles qui le souhaitent la possibilité d’avoir au moins deux enfants. […] La surpopulation est un mythe, le problème démographique, s’il en est un, ne relevant nullement du nombre d’habitants de la planète, mais bien de la façon dont une minorité d’entre eux l’habitent. Cette minorité prédatrice se retrouve essentiellement dans les pays riches.» Toutes mes excuses au nom de l’étudiante pour cette interprétation imaginative.
Finalement, De Koninck revient indirectement dans ce commentaire sur un court texte qu’il a écrit dans Les nouveaux cahiers du socialisme : La décroissance pour la suite du monde (n.14, 2015). «Une décroissance de la production agricole mondiale est-elle souhaitable?» souligne le caractère prédateur et destructeur de l’agriculture industrielle et propose qu’une agriculture paysanne pourrait mieux nourrir la population humaine. Sous-entendu dans le texte, en partie, et qu’il ne rend pas explicite, est ce qui est présenté directement dans Cowspiracy. C’est que l’on ne peut proposer cela, et se permettre des familles «normales», que dans une perspective qui réduit dramatiquement l’empreinte écologique de la minorité prédatrice de l’humanité, les populations des pays riches.
On voit ici une sensibilité envers une autre des problématiques («s’il en est une», dit De Koninck) marquant notre civilisation, où on a vu la population humaine tripler pendant une seule vie humaine (la mienne); c’était un comportement de cervidés dont on connaît le cycle de vie… On voit la même sensibilité dans les sources de l’article d’Yves-Marie Abraham que j’ai commenté dans mon dernier article et même chez Abraham lui-même. Le titre de son article, «Moins d’humains ou plus d’humanité ?» signalait par indirection et suggestion, comme chez DeKoninck – par le questionnement – , une profonde critique de notre style de vie prédateur, sans pour autant rejeter du revers de la main le défi que représente l’effort de bien vivre de la part de 7,5 milliards d’humains (avec plus à venir) sur cette planète sérieusement endommagée.
L’UQCN (ancien nom de Nature Québec) s’est «faite ramasser» – pour utiliser l’expression de Mayrand – en intervenant sur la question en 1991 dans son magazine Franc-Nord par une chronique «Une politique familiale … ou nataliste ?» de Luc Gagnon et Jean-Pierre Drapeau (vol.8. n.4, p.9-12), cela faisant suite à un éditorial de son CA l’automne précédent (j’en étais président). La réponse d’un chroniqueur du Journal de Montréal : les deux auteurs étaient des crétins… Les crétins sont toujours à l’œuvre et même si, comme pour Alperovitz, ils ne semblent pas réussir, cela ne semble pas être une justification pour poursuivre dans des efforts de sensibilisation de la population et des décideurs qui détournent l’attention des véritables objectifs qui s’imposent…
MISE À JOUR (en fait, c’est du rattrapage…) le 15 mars 2016
Dans une intéressante note de recherche publiée au début de février, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) intervient là où certains groupes semblent réticents. La note, «Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec», fournit une analyse de stratégies économiques en matière de transports, pas mal dans la lignée des efforts des économistes hétérodoxes de maintenir le modèle économique actuel, et la contribution la plus intéressante est plutôt ailleurs.
La note de l’IRIS montre que la voiture électrique ne représente pas une piste intéressante pour répondre aux enjeux touchant le transport des personnes et sa dépendance totale aux énergies fossiles; en fait, il montre que le transport par véhicule privé ne représente pas une piste intéressante. Comme la note le souligne, une telle orientation est à l’envers de celles marquant les projets d’investissements du gouvernement du Québec pour la prochaine décennie. Par contre, un remaniement ministériel récent a mis un membre de l’équipe économique du gouvernement Couillard à la tête du ministère des Transports…
Cela est dans le contexte québécois, et lorsque la réflexion est étendue aux défis globaux, le constat est encore plus frappant dans son rejet de l’approche technologique en appui à l’intérêt individuel. La note sert de rappel pour d’autres interventions antérieures dans le domaine. En 2011, Vivre en ville et Équiterre ont publié Changer de direction : Pour un Québec libre de pétrole en 2030. Il s’agissait d’une belle synthèse des connaissances acquises à travers le monde doublée d’un ensemble de propositions tout à fait cohérentes et qui allait dans le sens d’une réduction dramatique du recours à l’automobile privée. Il insistait qu’«assumer pleinement l’objectif de réduire l’utilisation et le nombre d’automobiles» n’était pas «une déclaration de guerre à la voiture, qui a tout à fait sa place au sein d’un ‘cocktail transport’ bien dosé» (69) mais le rapport est quand même assorti de suggestions sur des «dissuasions concrètes à l’endroit du trafic automobile» (85). Le travail était également assez perspicace face à l’idée que l’électrification va régler les problèmes (99-10. Il termine, comme c’est le mot d’ordre depuis des années maintenant et presque sans effet, avec une conclusion intitulée «L’urgence d’agir»…
Il semble que presque tout ce qui a été retenu des interventions visant des changements radicaux dans les transports depuis cinq ans est justement le rêve technologique et l’idée d’électrifier les transports. En 2013, Pierre-Olivier Pineau était intervenu déjà dans le journal Nouveau projet (…) pour souligner que c’était une fausse piste, ce qui devient encore plus évident avec cette récente note qui sert, finalement, de rappel. Même si les groupes ne se font pas toujours ramasser, ils n’ont pas toujours beaucoup d’impact.
Pour le sens contraire de la situation venant des promoteurs de l’économie verte, dont Dialogues pour un Canada vert, voir le blogue de Pierre Langlois du 7 mars dernier, fondé sur l’expansion énorme du transport électrique.
[1] Dans mon article sur le post COP21, je note la critique de Marc Jaccard à l’effet que le marché de carbone et les taxes sur le carbone ne représentent pas des interventions efficaces parce qu’ils exigent aux gouvernements d’aller à l’encontre, et explicitement, des dogmes de la population – ce qu’ils ne feront pas. Sur cette question, voir aussi l’article de Christian Simard mentionné dans la note 2.
[2] Alperovitz se penche sur des enjeux socio-politiques, et a publié un autre livre en 2013, What Then Do We Do?. Un récent article de février 2016 commente même la campagne de Bernie Sanders. Évidemment, le défi pour ceux qui s’attaquent aux enjeux touchant les fondements écosystémiques de tout développement socio-politique sont différents, peut-être encore plus exigeants.
[3] Le matin même que j’écrivais ces lignes, Christian Simard de Nature Québec intervient avec un texte dans Le Devoir qui associe justement une diminution du nombre d’autos avec les questions d’aménagement et de transport en commun.
by Lire la suite
C’est le terme qu’Yves-Marie Abraham, un des leaders du mouvement pour la décroissance au Québec, utilise pour caractériser la position des promoteurs du modèle économique capitaliste qui domine nos sociétés depuis plus de deux cents ans. La réflexion se trouve dans l’épilogue de Creuser jusqu’où : Extractivisme et limites à la croissance, édité par Abraham et David Murray. L’épilogue, intitulé «Moins d’humains ou plus d’humanité?», semble constituer une critique de fond, en quelques pages, du positionnement du mouvement environnemental depuis ses débuts et un plaidoyer pour une approche à la décroissance qui valorise ce qu’Abraham appelle une «utopie anarchiste».
Même si le texte est court, seulement une dizaine de pages, il donne du fil à retordre au lecteur, et pousse à une réflexion dépassant largement les attentes pour un épilogue! De par la question posée, qui a une réponse qui paraît évidente – les deux! – il semblait clair dès le début qu’Abraham cherche à déranger, à proposer une réflexion de fin de livre qui n’est pas une simple synthèse. J’ai fait part de ma réflexion sur ce petit texte à l’Association humaniste du Québec lors d’une soirée de rencontre le 18 février dernier. Le titre du texte me faisait croire que cela pouvait rejoindre leurs préoccupations.
Des besoins illimités
Abraham esquisse une critique des écologistes, comme des économistes et de nombreuses religions, dans leur façon d’aborder le défi de l’extractivisme, c’est-à-dire celui des impacts de la production industrielle au cœur de notre développement économique et qui semble nous amener à un effondrement de la civilisation elle-même. Les mouvements environnemental et social appliquent des approches qui depuis des décennies reconnaissent, suggère-t-il, les fondements de notre modèle économique et vont donc dans le sens du glouton impénitent.
Pour Abraham, ces fondements peuvent être liés à un constat d’Adam Smith à l’effet que dans «le désir d’améliorer notre sort … il n’y a peut-être pas un seul instant où un homme se trouve assez pleinement satisfait de son sort pour n’y désirer aucun changement ni amélioration quelconque». Du postulat ainsi exprimé, Abraham conclut que pour les promoteurs du modèle, tout comme pour ceux qui cherchent seulement à en mitiger ses nombreux impacts, la révolution néolithique et la révolution industrielle étaient «inscrites dans la nature de l’Homme en tant qu’elles permettent d’accroître les moyens de satisfaire ses besoins infinis» (371).
Abraham s’appuie pour ce premier élément de son texte sur des critiques en règle du livre de Jared Diamond de 2004, Effondrement : Comment les sociétés choissent d’échouer ou de réussir[1]. La perte de jugement et d’analyse rationnelle de la part des auteurs cités enlèvent tout intérêt quant à un apport quelconque de ces sources à l’argument d’Abraham, qui n’en a pas besoin. Ce qui est frappant est de voir ces auteurs cibler un thème quand même présent subrepticement dans le texte d’Abraham, soit celui qui voit la croissance démographique de l’humanité constituer un défi important. Le sous-titre de l’article d’Abraham suggère que ce n’est pas le cas, et il reste presque un mystère pourquoi il voit la situation ainsi.
Abraham passe ensuite à un survol des types d’interventions de ceux qui acceptent, consciemment et explicitement ou non, les fondements du modèle économique. On peut difficilement être plus réducteur par rapport aux intervention du mouvement environnemental au fil des décennies : les interventions représentent soit des discours moralisants (et donc n’ayant pas beaucoup de pouvoir de conviction, croit-on sous-entendu), soit des manipulations en cachette d’un esprit «écosuicidaire» pour l’amener à des positions qui seraient rejetées si reconnues, soit des efforts d’arrêter la croissance démographique. Abraham associe ce troisième type d’intervention – largement absente dans l’histoire du mouvement environnemental sur le terrain mais présentée par Abraham comme considérée souvent la plus efficace ou la seule efficace – au postulat de Smith : «S’il est vraiment dans la nature de l’humanité de chercher à satisfaire toujours plus de besoins, la seule manière d’empêcher la raréfaction absolue de ressources naturelles vitales, c’est que le nombre de représentants de l’espèce cesse d’augmenter et même diminue pendant un temps» (372).
Abraham propose que cette intervention remonte à l’idée de «la tragédie des communaux» proposée par Garrett Hardin en 1968. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de reconnaissance de cette idée, à l’effet que les êtres humains se trouvent dans une situation de concurrence permanente pour les ressources et cela les amène à détruire leur propre environnement, pour aboutir à l’effondrement de leurs sociétés. C’est la position attribuée faussement à Diamond, mais qui est plus proche du vrai pour Hardin. En effet, il semble que devant une situation de surpopulation de l’humanité, un contrôle de ses nombres semble s’imposer, et c’est ce qui est proposé par Hardin.[2]
La «goinfrerie atavique» des économistes (et des écologistes)
L’approche qu’il attribue aux économistes et aux écologistes
présente deux avantages très appréciables : elles n’impliquent aucune remise en question fondamentale de l’ordre en place et n’imposent d’efforts véritables qu’aux habitants des pays à forte croissance démographique, c’est-à-dire aux pays pauvres. Elles permettent ainsi aux plus riches occidentaux … d’espérer pouvoir continuer à s’enricher, notamment du fait de l’exploitation des ressources naturelles de ces pays du Sud, sans craindre d’avoir à partager ces richesses avec un nombre grandissant d’humains ni à subir les conséquences d’un effondrement civilisationnel (373).
C’est presque du mépris pour ces intervenants, mais il décrit quand même la situation imposée par le modèle économique sur l’humanité, incluant les inégalités que nous reconnaissons de plus en plus, et acceptée par les théoriciens et (implicitement) par les militants qui oeuvrent au sein du système. La «goinfrerie atavique» (371) qu’Abraham juge au cœur de ce modèle économique, décortiqué dans ses implications par Halte, était presque évidente en 1972 et, en jugeant par le calcul de l’empreinte écologique, était à un point décisif vers 1980, quand l’empreinte s’approchait des limites de la capacité de support de la planète.
Une alternative flotte en arrière-fond de ceci : si l’être humain utilisait beaucoup moins de ressources, ses nombres ne seraient pas un problème. Abraham insiste que l’être humain n’est pas le glouton impénitent décrit par Smith. Il cite un intéressant passage de Sahlins (374) pour suggérer que «l’attitude du chasseur» est une attitude au travail de l’économie précapitaliste où ce n’est pas du renoncement à des besoins d’appropriation ou l’abandon de désirs qui sont en cause dans l’effort d’intervenir contre le système actuel. «Les chasseurs-collecteurs n’ont pas bridé leurs instincts matérialistes; ils n’en ont simplement pas fait une institution». (374)
Une grande qualité d’Yves-Marie Abraham est d’avoir bien saisi les fondements du système en place depuis la Deuxième Guerre mondiale (pour simplifier) et de mieux voir que d’autres que ce système ne peut pas agir autrement que comme Halte le décrivait dans son scénario de base. Le modèle économique fondé sur la production industrielle est en fait devenu un cadre incontournable pour l’ensemble des activités des sociétés; plutôt qu’une approche favorisée mais à améliorer, il est devenu une approche totalisante.
Capitalisme et Utopie anarchiste
Pour expliquer notre situation actuelle, Abraham remonte aux débuts du capitalisme industriel dans la création de la bourgoisie. Il esquisse l’évolution en partant de «l’accaparement des moyens de la production, forçant de plus en plus la majorité à subvenir à ses besoins en achetant des marchandises. Mais pour ce faire, il lui fait de l’argent … il vend la force de son travail à un capitaliste … qui ne l’achetera pas à moins que cela puisse lui permettre de faire un profit : le travail accroît le capital. Pour cela, il faut que toujours plus de marchandises soient produites et vendues, et les salariés ont donc eux aussi finalement intérêt au succès des capitalistes» (375-376). À l’encontre de l’interprétation marxiste de la situation, celle d’Abraham insiste sur les mauvaises orientations sur le plan écologique de cette vision indirecte de l’extractivisme.
Abraham ne convainc pas plus dans son portrait de l’être humain comme proche du chasseur-cueilleur que dans celui du goinfre. Il reste que son texte souligne l’importance de reconnaître l’importance du goinfre dans notre vie contemporaine dans les pays riches. Abraham passe à sa conclusion pour insister que dans la perspective de sa critique du capitalisme, «le salut de l’espèce humaine ne passe donc pas par une réduction du nombre d’humains sur Terre mais plutôt par l’avènement de sociétés réellement humaines» (377). Il rejoint ainsi ses références qui ne tolèrent pas des atteintes à la libre reproduction humaine, et il n’est absolument pas clair pourquoi.
Contrairement à sa vision et à celle de ces sources, tout nous montre que nous sommes trop nombreux pour les capacités de la planète à nous maintenir dans l’état actuel de l’humanité, même à un niveau proche de celui de paysan: l’empreinte écologique de l’humanité, même avec des milliards de pauvres, est une fois et demi la capacité de support. Tout au long de Halte, qu’Abraham semble estimer pertinent, les auteurs mettaient déjà en évidence le défi démographique dans de multiples manifestations, et insistaient que des limites s’imposent.
Une citation d’un autre auteur (P.M.) passe proche de suggérer une explication. C’est celle d’une «fort intéressante utopie anarchiste» : «La Machine Travail Planétaire doit être démantelée soigneusement car nous ne voulons pas mourir avec elle. N’oublions pas que nous sommes une partie de la Machine et qu’elle fait partie de nous-mêmes» (377). Autant mon intervieweur en 2013 insistait qu’il préférerait voir l’humanité disparaître plutôt que de la voir sauvée par un gouvernement dictatorial (voir la note 2), autant Abraham semble suggérer qu’il n’y a pas d’avenir dans les interventions qui cherchent à sauver la planète et ses écosystèmes et que nous sommes aussi bien de foncer dans une approche utopique vouée quand même à l’échec.
Indépendamment de la suite logique, il fournit dans son dernier paragraphe une esquisse de la société qu’il faut viser :
Les fondements du capitalisme constituent pour nous des évidences. Qui ose en effet aujourd’hui remettre en question la propriété privée? Qui appelle à l’abolition du salariat? Qui demande la suppressioni du prêt à intérêt? Qui réclame l’interdiction de l’entreprise privée à but lucratif? Centrales au XIXe siècle, ces revendications ont pratiquement disparu du débat politique contemporain et n’apparaissent jamais ou presque dans les discours de nos stratèges révolutionnaires. Il va bien falloir pourtant les porter à nouveau, si nous voulons conserver une petite chance de provoquer la fin du capitalisme avant la fin du monde. (377)
Ces «stratèges révolutionnaires» semblent inclure les écologistes.
Il ne paraît pas évident que ces revendications se trouvent dans les différents articles de Creuser jusqu’où? : Extractivisme et limites à la croissance. L’article de Normand Mousseau, presque le seul à traiter des enjeux écologiques, soit de l’énergie, ne vient même pas proche. Il semble s’y trouver pour contester la position d’intervenants à l’effet que, «si l’on espère la décroissance, il ne faut pas l’attendre d’un épuisement des ressources fossiles». En dépit d’un regard plutôt positif envers les travaux en cause, dans sa contribution au livre, Abraham semble également contester les tendances lourdes projetées par Halte, soit un effondrement dans le sens de Diamond. Celui-ci, à son tour, note que Halte s’est déjà montré erroné dans ses «prédictions»…
Contre la course de la Reine rouge
Autant «le glouton impénitent ressemble à s’y méprendre au pêcheur biblique», selon Abraham, autant «la situation désespérée de l’Empire romain ressemble à s’y méprendre à la nôtre», selon Ugo Bardi (p.347) dans son livre complémentaire et en plus direct à Creuser. Le grand pillage de Bardi reste centré pendant 400 pages sur l’extractivisme dans ses implications directes, tout en refusant, cela de la part d’un auteur qui a écrit un livre complet pour le défendre, les implications de Halte. Son dernier chapitre, sur l’avenir de la civilisation, décrit notre situation comme celle de la course de la Reine rouge dans À travers le miroir de Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles: nous courrons pour rester en place…
Nous aboutissons aujourd’hui à l’effondrement qui s’est annoncé et, ce faisant, à la nécessité de l’approche d’Abraham, ou de ceux ciblant la transition sociale, ou d’autres dont les perspectives restent encore floues. Finalement, son rejet de «bon nombre d’écologistes» est un appel à une nouvelle alliance qui reconnaît l’être humain comme un être matériel, avec ses besoins (limités), ainsi qu’un être social, avec ses revendications, capable d’agir plutôt que de tout simplement subir l’effondrement. À la lecture du court texte de l’épilogue, on se trouve confronté à une présentation qui semble constituer bien plus une introduction qu’une conclusion, soit l’étalement de principes pour préparer une confrontation de l’effondrement dont il est question dans de nombreux écrits marginaux de nos temps. Il faut moins d’humains (finalement, moins d’humains gourmands en craignant que l’effondrement aboutisse à moins d’humains tout court) et plus d’humanité.
[1] Le premier attribue à Diamond des positions sur la démographie et sur l’immigration qui faussent presque complètement les analyses de ce dernier. «L’inquiétante pensée du mentor écologiste de M. Sarkozy» de Daniel Tanuro montre comment le débat sur ces questions peut aboutir à une perte de sens critique de la part d’un auteur présumément plus objectif normalement. Le deuxième, «Ecological Catastrophe and Collapse : the Myth of Ecocide on Rapa Nui» (21-44) montre la volonté d’un groupe d’anthropologues de décrire les positions de Diamond sur l’effondrement de la société de l’Île de Pâques selon des principes qui déforment grossièrement son travail d’anthropologue «amateur», en lui attribuant la position à l’effet qu’un trait «d’écocide» est inhérent dans l’être humain et la clé de tous les effondrements décrits dans le livre. Diamond aborde le sujet en faisant une multitude de distinctions, en faisant ses analyses selon une multitude de critères et – curieusement négligé par ce texte – en insistant sur le fait que de nombreuses sociétés réussissent, ne s’effondrent pas. Le troisième texte, l’introduction au livre Questioning Collapse : Human Resilience, Ecological Vulnerability and the Aftermath of Empire (p. 1-15) dont le deuxième texte est le premier chapitre, continue dans le même dérapage. «Why We Question Collapse and Study Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire» semble vouloir éliminer comme sans intérêt les problématiques associées à la dégradation des ressources en insistant sur l’être humain et le fait qu’un certain nombre d’individus a survécu l’effondrement décrit par Diamond. Pour les anthropologues, cet effondrement n’en est pas un, puisque « »collapse » – in the sense of the end of a social order and its people – is a rare occurrence». Diamond propose une autre compréhension du concept, tout à fait en ligne avec son sens habituel : «une réduction dramatique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante».
[2] Abraham propose que c’est également la position de Diamond, qui aurait indiqué (je ne trouve pas de passages dans son livre sur la question, mais je puis les avoir manqués) «des propos louangeurs sur le contrôle démographique imposé par l’État chinois pour éviter toute «surpopulation» (guillemets d’Abraham) sur son territoire» (373). Il est difficile de comprendre comment on peut proposer qu’il n’y avait pas une telle menace, alors que les terres agricoles de la Chine pourraient suffire à nourrir peut-être un milliard de paysans, alors que le pays se dirigeait vers une population de deux milliards d’habitants. Je me trouvais confronté à un positionnement similaire il y a deux ans, quand un journaliste qui m’interviewait a déclaré, face à mon appui au geste du gouverement chinois, qu’il aimerait mieux voir l’humanité disparaître que de la voir sauvée par une dictature.
NOTE :
Le lendemain de la publication de cet article, j’ai découvert qu’André Desrochers consacre le dernier article de son blogue à la critique de Diamond par les anthropologues. Pour avoir relu Collapse tout comme les travaux des anthropologues, j’aboutis au constat qu’il y a des corrections possibles sur plusieurs éléments du travail de synthèse de Diamond, mais sa réflexion de base, complètement déformée par les anthropologues (voir la note 1), reste tout à fait convaincante : un processus de développement de la société humaine sur l’île a abouti à l’effondrement de la civilisation. Les rats faisaient partie de l’analyse de Diamond et il constate que «toutes les noix de palmiers découvertes sur l’île montre les signes de morsures par les rats et n’auraient pas été capables de germer»; ce qu’il faut ajouter, c’est qu’il y avait plus de 20 autres espèces d’arbres utilisés par les habitants de l’île, et Hunt ne suggère pas que les rats sont responsables de leur disparition. La principale critique des anthropologues, finalement un biais, est à l’effet qu’il n’y a pas eu d’effondrement par «écocide», mais par génocide. Finalement, on voit le dérapage lorsque une conviction de base en amont des travaux scientifiques – ici, la priorité à donner aux humains plutôt qu’aux écosystèmes – fait dévier l’analyse scientifique.
by Lire la suitePetit survol d’interventions marquant les stratégies post COP21 pour situer le défi. Je reviendrai sur ces interventions et ces stratégies dans des articles à venir.
J’ai récemment rendu hommage à Maurice Strong, un de ces personnages des dernières décennies qui a marqué les efforts de corriger le tir dans notre développement, cela en travaillant à l’intérieur du système. Je viens de terminer le livre d’un autre de ces personnages, Gus Speth, décrit comme le «ultimate insider» de par ses efforts de corriger le système de l’intérieur. Dans un geste qu’il voulait contraire à toute sa carrière, Speth, en compagnie de Naomi Klein et plusieurs centaines d’autres, a été arrêté le 20 août 2011 pour désobéissance civile, manifestant son opposition au pipeline Keystone XL.
Il a publié ce dernier livre en 2012, l’année après l’arrestation. America the Possible : Manifesto for a New Economy représente son effort de souligner la nécessité de changer le système et de fournir quelques éléments d’un nouveau. Aussi intéressant soit-il, le livre frappe par sa manifestation de la difficulté de sortir du système dans sa propre pensée, aussi informée qu’elle soit ; même l’arrestation reste dans le cadre des règles en place. Et le défi pour Speth est même limité, «seulement» celui de réorienter les États-Unis. Finalement, le livre est un cri de cœur, un cri d’espoir et une sorte de survol de l’ensemble des interventions sur le thème du livre.
Speth centre le survol sur le concept de «progressiste» qui le décrit. Ceci est intéressant, en voyant la progression inattendue de Bernie Sanders dans la campagne pré-électorale américaine où ce dernier, ni Démocrate ni Républicain mais sénateur indépendant, s’est lancé dans la course comme progressiste (en se distinguant ainsi de Hilary Clinton), et obtient des appuis impressionnants. Une victoire de Sanders dans les primaires, et ensuite dans la course à la présidence, représenterait probablement la sorte de chose que Speth cherche.
À la lecture du livre, on est quand même plutôt frappé par l’envergure des défis, meme en pensant seulement aux États-Unis ; on ne peut même qu’être découragé par la narration de ces défis dans les trois premiers chapitres, tout comme dans celui sur l’avenir de la démocratie dans le chapitre 8. Finalement, on voit une sorte de mise à jour de la vision apocalyptique de Maurice Strong dans son autobiographie de 2001, et presque aussi découragé – même pour un dur à cuire comme moi, qui n’aurait pas survécu autrement à des années de militantisme plutôt infructueuses. Ses propositions en réponse frôlent le lyrique.
Strong n’a pas changé d’approche à ses efforts d’intervenir dans les activités à l’échelle internationale après la publication de son autobiographie. Il faut quand même croire qu’il retenait son idée que «seul la chance ou la sagesse» permetrait d’éviter l’apocalypse. Avec son geste de désobéissance civile, Speth fait un pas de plus que Strong dans son intervention, soulignant avec insistance que le modèle de croissance économique n’a pas d’avenir. Reste que son livre montre tellement bien l’envergure des défis (pour le répéter, seulement pour les États-Unis…) que l’on doit bien soupçonner que la chance et la sagesse représentent tout ce qu’il voit, vraiment, comme possibilités.
Sauf que Speth abandonne, dans sa rédaction, une prise en compte de contraintes telles l’empreinte écologique fournissant un indice du défi raisonnablement précis, le budget carbone maintenant quantifié et les réductions nécessaires de GES qu’il impose, aout comme leurs réallocations. Finalement, pas plus que Strong, il ne voit pas d’issue pour sa réflexion.
Progressiste au Québec ?
À mon niveau, mon parcours ressemble pas mal à ceux de Strong et de Speth, dans le sens que j’ai passé plusieurs décennies à essayer de travailler à l’intérieur du système, atteignant les limites quand j’occupais les postes de Sous-ministre adjoint au développement durable et à la conservation (1990-1991) et de Commissaire au développement durable et Vérificateur général adjoint (2007-2008). Probablement représentatif d’un certain bémol dans le parcours, comprenant 40 ans au sein du mouvement environnemental dans la société civile, j’ai démissioné du premier poste et j’ai été démissionné du deuxième.
Speth ne mentionne même pas dans son livre les travaux de Halte à la croissance, surprenant en voyant la masse de références qu’il fournit. Son appel pour un mouvement progressiste, qui n’arrivera vraisemblablement pas face aux obstacles, s’insère quand même dans un autre appel. Et il souligne que le mouvement environnemental a toujours de la difficulté aux États-Unis à s’intégrer dans le mouvement politique que Speth croit nécessaire. Il y a une absence de liens entre les libéraux (progressistes politiques) et les environnementalistes ; les premiers devraient reconnaître l’urgence (à court terme) des crises décrites par les deuxièmes, et ceux-ci la nécessité de changer d’approche.
My sad conclusion is that the environmental community is stuck in a rut and losing. If we just keep doing what we’re doing now, without any growth in the economy and population, we’ll ruin the planet. And yet the environmental community is still mainly working within the ambit of the things that succeeded in the ’70s.
Je dois bien constater que mes propres propos insistant sur l’échec du mouvement environnemental et de mes efforts pendant un demi-siècle ne soulèvent pas beaucoup de sympathie parmi mes anciens collègues du mouvement. En effet, j’ai même beaucoup de difficulté à m’impliquer dans les nombreux «dossiers» qui perdurent ou qui arrivent sur la scène, autrefois et pendant longtemps une passion et un object d’implications à temps plein.
En même temps, j’essaie de maintenir le principe que je puis me tromper dans ma lecture de la situation, dans ma confiance dans les travaux de Halte à la croissance. Je retourne régulièrement donc aux efforts des différents intervenants, dont les groupes, les professionnels et les universitaires, à confronter les défis et offrir des pistes de solution. En effet, le mouvement environnemental a toujours et surtout trouvé les sources pour ses activités, pour ses orientations, dans le travail des scientifiques.
Les fondements de nos interventions
Je suis les travaux du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) depuis maintenant un an et demi, voyant dans ces travaux, qui partent des calculs du GIÉC et du budget carbone en cause dans les efforts de réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre (GES), une approche qui mérite attention. Le DDPP a maintenant publié une version complète (mais non finale) de son travail pour 2015 et, pour la première fois, on peut y trouver une analyse de sa façon de tenir compte du budget dans les allocations faites aux 15 pays pour lesquels ses équipes ont produit un DDP – cela en insistant sur le maintien de la croissance économique jugée essentielle par l’ensemble des décideurs. Sans une allocation explicite, on y trouve « a ‘downward attractor’ of 1.7 tonnes per capita based on equal tonnes per capita in 2050. China and India are over, the Europeans under, and Canada about on par. There was recognition that some countries that made emissions intensive materials (e.g.steel and cement) would have higher per capita emissions as a result, to be accounted for at the global level » (communication personnelle d’un des responsables).
Un peu en contresens, j’ai lu le récent rapport du West Coast Environmental Law (WCEL) sur le budget carbone, où le travail vise à situer les défis pour le Canada dans son effort de respecter l’accord de Paris et des réductions d’émissions qui permettront de maintenir la hausse de température en-dessous de 2°C. En dépit du fait que les calculs du GIÉC représentent la meilleure source que nous avons pour l’effort, en ayant quantifié, WCEL aborde le sujet en laissant de coté ce budget carbone calculé pour l’humanité (même s’il y fait référence), limitant le terme pour la quantité des émissions que le Canada doit essayer d’éliminer, mais de toute évidence perdant les balises qui s’imposent. WCEL propose même de faire intervenir les enjeux économiques dans le travail pour décrire l’éventuel plan d’action qui serait approprié pour le Canada, au risque de voir compromises les données scientifiques, dont celles du GIÉC.
Dans une autre intervention, Greenpeace International, en collaboration avec le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe, a publié récemment un travail impressionnant qui fait le portrait du potentiel d’ici 2050 de fournir une énergie à l’humanité qui serait 100% renouvelable (ou un peu moins). Un premier survol ne me permet pas de voir si et comment le budget carbone est respecté par les deux scénarios révolutionnaires esquissés (une recherche ne trouve que 4 références au budget carbone et celles-ci ne fournissent pas de réponses à la question). Ni une recherche ni un examen de la table des matières ne permet pas de voir si le travail cherche à atteindre une convergence dans l’utilisation de l’énergie par les quelque 9 milliards de personnes prévues; un coup d’oeil aux résultats pour l’OCDE et l’Afrique suggère qu’il y a des différences importantes qui restent en 2050 dans la consommation d’énergie par les différentes populations du monde. En parallèle à cela, Clean Technica a également produit les résultats de travaux proposant que jusqu’à 139 pays pourraient atteindre 100% énergies renouvelables. Comme pour le travail du DDPP, il n’y a aucune raison de vouloir refaire ces travaux, que même les auteurs reconnaissant comme dépendant de nombreuses hypothèses. L’intérêt est ailleurs, en lisant les documents. Comme pour le DDPP, Greenpeace cherche à faire le portrait d’un monde en 2050 qui serait fondé sur le maintien pendant 35 ans du modèle économique actuel, un monde qui aura doublé son activité économique (pour le DDPP, la croissance serait de 350%).
Le document inclut comme partie intégrante du travail des estimations des coûts pour l’ensemble des interventions touchant la production d’énergie. Dans un contexte qui semble escamoter une allocation du budget carbone, voire un portrait en termes sociaux des différents pays du monde en 2050, le lecteur cherche à voir comment les auteurs abordent les inégalités actuelles entre pays qui risquent de saborder tout effort de concertation face aux changements climatiques; le maintien du modèle économique actuel risque de maintenir ces mêmes inégalités. Conclusion préliminaire : le travail est un travail technique et sectoriel, cherchant à voir comment l’énergie renouvelable pourrait permettre de maintenir le développement économique et social que nous connaissons, pendant les 35 ans à venir. C’est à d’autres, ou les mêmes dans d’autres démarches, à voir comment cela est compatible avec toute une autre série d’interventions cherchant à répondre aux crises de l’eau, de l’alimentation, etc. Je vais y revenir après avoir examiné les quelque 350 pages…
Et ici au Canada ?
Dans une autre intervention, Marc Jaccard de Simon Fraser University publie un papier sur les différentes mesures discutées en vue d’un plan d’action sur les changements climatiques. Il part de l’objectif établi par le gouvernement Harper, qui ne répond même pas à une attente que l’on peut juger acceptable, et montre que le coût des mesures nécessaires pour l’atteindre n’ont aucune commune mesure avec celles qui semblent proposées par les groupes qui travaillent sur les suites de l’Accord de Paris. Le coût du carbone, en 2030, serait de l’ordre de 160$, inacceptable sur le plan politique, juge Jaccard, à moins de l’introduire par une réglementation qui la cache plutôt que par une taxe ou un jeu d’échanges de droits d’émissions qui le met en évidence. Autre indication de l’ampleur des défis : un objectif pour la vente de véhicules personnelles en 2030 qui serait 70% électrique… Ce qui frappe est le caractère irréaliste des propositions, quelque chose que même Jaccard semble reconnaître – et cela, pour un objectif digne du gouvernement Harper.[1]
Le DDPC va plus loin, en partant de l’objectif de respecter le budget carbone du GIÉC. J’ai déjà parlé des travaux de l’équipe canadienne et l’intérêt est de partir maintenant de la récente mise à jour pour esquisser l’approche, les défis et ce que l’on pourra attendre d’un éventuel plan de mise en œuvre de l’Accord de Paris ici au Canada. À cet égard, une récente entrevue de David Suzuki au Huffington Post, «Si Paris a changé la donne, comment se fait-il qu’on parle encore d’oléoducs?», établit le ton qui définit les attentes. Le nouveau gouvernement Trudeau a déjà indiqué sa volonté d’aller dans le sens du DDPC en maintenant l’exploitation des sables bitumineux, et les débats sur les pipelines ne font que souligner l’absence d’analyse des implications d’un abandon de cette exploitation. La Fondation Suzuki au Québec intervient pour suggérer cela, en prônant le 100% renouvelables du rapport de Greenpeace International et même voit le Québec aller dans ce sens, en prenant au mot les récentes interventions de Philippe Couillard.
[1] Jaccard suggère qu’une approche réglementaire fournira de bien meilleurs résultats, et est plus réaliste, sur les plans environnemental, économique et politique, qu’une approche par une taxe carbone ou même par des échanges de droits d’émissions.
It’s the same in any jurisdiction that has significantly reduced emissions. Experts show that the carbon pricing policy in California, which Quebec has now joined, will have almost no effect by 2020. Ninety percent of that state’s current and projected reductions are attributed to innovative, flexible regulations on electricity, fuels, vehicles, buildings, appliances, equipment and land use. Even Scandinavian countries, famous for two decades of carbon taxes, mostly used regulations to reduce emissions. For example, the greatest CO2 reductions in Sweden happened when publicly owned district heat providers were forced to switch fuels.
Assez curiusement, Jaccard prône l’approche du mouvement environnemental critiquée par Yves-Marie Abraham et qui cherche a rendre implicite ce qui serait difficile à faire accepter de façon explicite – sauf qu’il prend l’exemple de la taxe carbone comme explicite, alors qu’Abraham suggère qu’elle est implicite…
by Lire la suiteL’Union paysanne a mené la charge, mais à Nature Québec nous avons également travaillé pour ramener la scène agricole du Québec à la prise en compte des fermes familiales vraies, actuelles ou à venir[1]. Bref rappel de quelques éléments du débat, de quelques contributions à la réalisation du portrait de l’avenir et une reprise d’une partie du chapitre de mon livre sur l’Indice de progrès véritable portant sur les enjeux touchant le secteur agricole et agroalimentaire. Complément au précédent article.
Et au Québec?
Écosociété a publié tout récemment La ferme impossible, de Dominic Lamontagne[2]. Le livre fournit le portrait des obstacles en place pour quiconque cherche, au Québec, de s’installer sur une «ferme impossible : 2 vaches, 200 poules et 500 poulets». Même quand on quitte le conflit entre l’agriculture industrielle et celle paysanne, les obstacles en place montrent la complexité de l’effort de relever les défis. C’est une reprise des débats qui perdurent depuis des décennies et qu’ont perdu l’Union paysanne et d’autres intervenants de la société civile face au monopole syndical en agriculture et, finalement, face aux pressions de la grande industrie agroalimentaire.
J’en ai parlé, dans d’autres termes, dans un article de juillet dernier où il était question de souligner le travail du chapitre du livre Les indignés sans projets? (finalement abandonné) sur l’économie sociale et, en partant, sur le retour à la terre souhaitable. J’ai également souligné, en mars dernier, des regrets que le travail de l’IRIS sur la dépossession et l’intérêt de reprendre possession du territoire n’ait pas poursuivi son propre objectif pour décrire les conditions pour un tel retour à la terre, en complément à la description des processus de dépossession.
Il nous manque terriblement la vision de ce retour, celle des futures paysannes du Québec, tout comme il nous manque les bases pour l’exode urbain en cause. Dans mon article de juillet je retournais à un article de Josée Blanchette dans Le Devoir, où elle avait fait part d’une entrevue avec le jeune agriculteur Jean-Martin Fortier portant sur l’histoire du retour à la terre de son couple. Cette entrevue fournit le contexte pour le visionnement de la vidéo d’une présentation de Fortier sur l’expérience du couple dans la mise en oeuvre de leur ferme.
Roméo Bouchard, fondateur de l’Union paysanne, a répondu à mon article sur le livre de l’IRIS en soulignant que «toutes ces considérations sur la «dépossession agricole» [sont] bien abstraites et bien théoriques… Le discours est très théorique et peu rattaché aux rapports de forces concrets qui s’affrontent dans la réalité. … Résultat: on en ressort vaguement perdu, sans orientation ni motivation claire. Il y a moyen que l’analyse débouche davantage sur l’engagement, il me semble».
En effet, Bouchard se place, et s’y place depuis longtemps, dans le contexte de la nécessaire transformation radicale de notre modèle économique et de sa filière agroalimentaire. Il rejoint ainsi, en voyant plus clair que d’autres, l’intervention politique qui s’impose et dont il était question à la fin de mon dernier article où je me penchais sur le récent article de Rodolphe De Koninck. Il a bien fallu que je lui donne raison:
Je suis bien d’accord avec ton constat général. Dans le cas des chapitres de Dépossession, j’arrive à une conclusion analogue à la tienne : tous les textes restent pour l’essentiel dans une présentation de l’histoire du secteur en cause mais n’arrivent pas à fournir un portrait de ce que j’appelle le nouveau modèle, même en termes plutôt abstraits. Quant à l’engagement, les textes ne fournissent aucune piste. Pour moi, ce n’est presque pas nécessaire. Je suis convaincu après mes propres 40 ans de batailles que nous avons perdu la guerre et que l’intérêt est d’essayer de voir clair dans ce qui va nous tomber dessus.
Bouchard avait fait sa propre caractérisation des enjeux dans son livre de 2002 Plaidoyer pour une agriculture paysanne : Pour la santé du monde (Écosociété, encore). Il conclut son livre en portant sa réflexion sur le thème : «Retrouver le paysan qui besogne en chacun de nous». C’est toujours plus que pertinent et le livre cible mieux les enjeux que les efforts toujours en cours pour améliorer le système en place, efforts qui se sont montrés inefficaces.
Exode rural ou exode urbain?
On est ramené, par cette référence au livre de Bouchard, aux propos des paysans, Chinois en l’occurrence, pendant l’émission des Grands reportages mentionnée dans mon dernier article. On est confronté dans ce reportage à l’énorme attraction pour les paysans de la vie urbaine. Lors de mon voyage au printemps dernier, j’étais frappé plus qu’avant par le constat qui s’imposait, qu’il ne se trouvait pas dans les milieux ruraux beaucoup de jeunes, ceux-ci étant partis pour les villes et la recherche d’un travail rémunéré, cela permettant dans l’imaginaire d’accéder à ce monde d’objets tellement attrayants qui font partie de notre quotidien ici. Lors de quelques conversations avec des jeunes comme avec des locaux, il n’était pas évident quand même que ces jeunes trouvaient les emplois qu’ils cherchaient.
L’émission des Grands reportages terminait avec la phrase percutante : «L’avenir de la Chine est en jeu». En effet, l’émission soulignait qu’à Chongqing il y avait beaucoup de monde dans la rue (cliquer sur la photo dans l’autre article), en attendant l’arrivée des industries souhaitées et pour laquelle le plan de China 2030 esquisse les contours. Ce sont les contours d’une société à l’avenir qui n’est pas plus souhaitable en Chine qu’ici. Dans nos propres turbulences, il y a lieu de maintenir la réflexion – et l’action – en vue de la réintégration des campagnes, suivant l’exemple du jeune couple Fortier-Desroches.
Dans mon livre sur l’Indice de progrès véritable, je me suis permis d’être songeur face à cette vie de paysanne qu’il va falloir retrouver. C’était le premier chapitre du livre dont j’avais pu tester les grandes lignes, devant un groupe dans la région de la Chaudière qui comprenait producteurs, anciens dirigeants de l’UPA et militants contre l’extension des porcheries à travers la province.
Comme je soulignais dans l’article sur le retour à la terre de juillet dernier, le modèle de développement économique toujours poursuivi par les milieux de l’agroalimentaire nous berne: le coût des «externalités» environnementales et sociales de ce développement annule les bénéfices qui paraissent aux livres de nos agriculteurs industriels. La figure 3.8 ici résume les calculs du chapitre.
Le fait que les coûts de l’agriculture industrielle équivalent aux bénéfices des produits (subventionnés…) ne fait qu’accentuer l’intérêt d’un changement radical du système.
Je reproduis ici une partie de ce chapitre 3 inséré dans la section du livre portant sur l’aménagement du territoire, sous un titre peu rêveur mais fondamental dans la compréhension de ce qui repousse toujours la réalisation du rêve.
Chapitre 3 : Les coûts sociaux et environnementaux imputables aux activités agricoles (Extrait du livre [3])
L’IPV prend comme situation d’origine pour la définition du «territoire agricole», une fois éliminés la forêt des feuillus et les milieux humides, les prairies sur lesquelles paissent des animaux. Une partie de ce territoire est conçue comme sous exploitation pour la production d’aliments nécessitant le labour des prairies, mais en présumant une complémentarité entre les prairies restantes et les champs en culture : la paille et le fumier résultant du broutage des animaux fournissent des apports nutritifs pour la culture sur terre labourée. Ce labour, par le fait même, entraîne une certaine perte de la matière organique et d’autres composantes essentielles à la fertilité des sols cultivés, ce que l’ajout du fumier et de la paille compense.
Les sols représentant la base même de l’agriculture perdent directement et de façon normale une partie de leur fertilité avec le labour. Ils la perdent également à la suite des efforts pour accroître la production des terres au-delà de leur capacité naturelle; cela se fait en augmentant la superficie des champs en culture et en ayant recours à des engrais venant de l’extérieur de la ferme.
L’exploitation des terres agricoles au Québec a connu une tendance en ce sens avec le temps, en vue de l’obtention d’une plus grande quantité d’aliments pour la consommation interne, pour l’alimentation d’animaux, dont les troupeaux étaient également en croissance, et pour l’exportation.
Parallèlement à cette tendance, les élevages ont commencé à quitter les pâturages. En effet, la décision d’abandonner les liens internes entre pâturages et champs en culture pour augmenter la production des cultures s’est accompagnée d’un changement d’approche touchant les pâturages aussi. Les élevages ont connu une augmentation de la taille des cheptels grâce à l’apport d’aliments venant de l’extérieur et, progressivement, sont devenus plus ou moins «sans sol», les animaux passant la plus grande partie de leur vie à l’intérieur.
Cet accroissement des superficies des cultures et des élevages, objectif de l’agriculture intensive dite «industrielle», a augmenté le territoire en culture et a rapidement dépassé la production résultant «naturellement» d’une complémentarité théorique et idéale entre les prairies et les champs en culture. Pour soutenir l’accroissement, les producteurs ont donc introduit, dans le processus de culture, d’abord des engrais inorganiques provenant de l’extérieur des fermes et, plus récemment, du lisier provenant d’élevages sans sol. Pour les animaux élevés «sans sol», l’alimentation s’est faite en grande partie par apports de nourriture concentrée (moulées) venant de l’extérieur de la ferme.
L’apport d’engrais inorganiques venant de l’extérieur de la ferme pour les cultures et de nourriture concentrée pour les animaux constitue en fait le moyen utilisé par les producteurs pour compenser la perte progressive de qualité des sols cultivés et l’abandon progressif des prairies d’origine qui permettent une exploitation soutenable dans un sens strict. En même temps, cette approche tend à réduire les sols à des substrats physiques pour une culture «hydroponique» et, avec les élevages sans sol, à des lieux d’épandage des lisiers produits «en quantité industrielle». Il s’agit d’une approche qui néglige l’apport naturel du «territoire agricole» comme prairies et comme base des cultures, et occasionne une dépendance plus ou moins complète envers les facteurs externes. Tout ce processus de transformation de l’agriculture «d’origine8» en agriculture «industrielle» s’accompagne, depuis des décennies, d’impacts importants sur le milieu naturel, in situ et à l’extérieur des fermes, ainsi que sur les communautés rurales où vivent les agriculteurs.
Il est utile de regarder certains aspects fondamentaux du recours aux intrants venant de l’extérieur de la ferme. L’intention du producteur en utilisant des engrais inorganiques et, selon le besoin qui se présente par après, des pesticides, est d’augmenter sa production et par conséquent ses bénéfices. Par ailleurs, cette «industrialisation» de l’agriculture9 a amené une autre pratique qui mérite un commentaire. L’achat des semences est devenu un phénomène normal pour le producteur, qui ne conserve plus ou ne possède plus ses propres semences10. De plus, depuis une dizaine d’années, l’introduction de cultures OGM a forcé les agriculteurs à acheter leurs semences ; la hausse des coûts des semences depuis ce temps n’est sûrement pas étrangère à ce phénomène.
Sur trente ans, les coûts des engrais inorganiques, des semences achetées et des pesticides pour les cultures ont plus que doublé. En dépit de l’engagement formel du gouvernement datant de la fin des années 1980 de réduire l’utilisation de pesticides de moitié, le recours à ces intrants s’avère inhérent à l’activité ; du moins, le coût de ces intrants a augmenté de façon constante pendant toute la période 1981-2008. Et même si un effort important a été fait pour réduire l’utilisation excessive d’engrais inorganiques et pour remplacer une partie de ceux jugés nécessaires par les fumiers et les lisiers provenant des élevages, le coût de ces intrants a augmenté également de façon constante pendant toute la période. Nous ne nous penchons pas sur les quantités absolues en cause, mais sur l’aspect monétaire de ce recours; ces coûts ont connu des augmentations quand même moins importantes que la valeur de la production correspondante.
Pendant la même période, les intrants venant de l’extérieur de la ferme pour les élevages ont également connu des hausses importantes. Il s’agit de l’achat de bétail et de volaille, d’aliments commerciaux et de services vétérinaires11. Ce portrait montre, comme pour les intrants touchant les cultures, une transformation importante du système «d’origine», où la production était fonction de la capacité de la terre à nourrir les animaux et les humains qui y demeuraient. Les élevages dépendent de plus en plus d’une alimentation venant de l’extérieur de la ferme et, selon un phénomène analogue à celui des cultures où le recours aux pesticides est devenu essentiel, le recours à des produits pharmaceutiques pour assurer la santé des animaux, pour stimuler leur croissance et pour augmenter leur production de lait est devenu un aspect essentiel de cette activité, ce qui ne se fait pas sans risque pour la santé humaine.
Le pic récent dans le coût des engrais inorganiques et dans le coût des aliments commerciaux est relié à une pression mondiale devenue très forte pour de tels produits de base. Statistique Canada en présente le portrait dans un rapport de 2009 qui souligne :
Les dépenses agricoles ont connu une hausse de 9,4 % en 2008 pour se chiffrer à 42,5 milliards de dollars [pour tout le Canada]. Il s’agit de l’augmentation la plus substantielle ayant été observée depuis 1981. Les fortes hausses des prix enregistrées pour un grand nombre d’intrants importants tels que l’engrais, les aliments pour animaux et le carburant pour la machinerie agricole ont constitué les principaux facteurs de cette augmentation. Près des deux tiers de la hausse des dépenses agricoles sont attribuables aux augmentations qu’ont connues ces trois intrants12.
L’agence de statistiques canadienne fournit une analyse de ces informations dans le même document:
La forte demande mondiale pour la plupart des produits de base pendant la première partie de 2008 a provoqué une montée en flèche des prix. Les prix du carburant pour les machines ont participé à cette hausse, les prix du carburant diesel ayant augmenté de 45,5 % pendant les trois premiers trimestres de 2008 par rapport à la même période en 2007 selon l’Indice des prix des produits industriels (IPPI)13. Au cours du quatrième trimestre, alors que les prix affichaient une importante régression en raison du fléchissement de la demande mondiale, laquelle était affectée par le début de la crise financière et le ralentissement économique, la plupart des utilisations agricoles étaient déjà réglées.
Les prix des engrais, soutenus par les prix élevés des cultures, ont également enregistré une forte hausse pendant la majeure partie de 2008, avant de connaître un léger repli à la fin de l’année. Les prix ont affiché une hausse moyenne de 61,2 % en 2008 selon l’IPPI. La plupart des prix des céréales fourragères ont suivi une tendance similaire, les prix ayant atteint un sommet au cours de l’été pour ensuite reculer pendant le dernier trimestre. En règle générale, les prix des céréales fourragères ont enregistré des augmentations supérieures à 10% en 2008.
Dans le contexte de cette analyse, il importe de souligner plusieurs éléments qui sont fondamentaux pour notre propre analyse. La décision de délaisser la production agricole «d’origine» pour augmenter la production comportait des risques à plusieurs niveaux. Les producteurs sont devenus dépendants de sources externes pour leurs intrants. Ceux-ci proviennent d’autres exploitations – quand ce n’est pas de l’industrie chimique et de l’industrie minière – qui s’exposent aux mêmes jeux de dépendance externe. Tous ces intrants sont sujets, par le même processus fondamental, à des fluctuations de prix découlant des jeux des marchés auxquels les producteurs se soumettent. Le manque de contrôle sur les intrants et sur les extrants comporte par ailleurs un risque pour le milieu environnant, qui n’est plus en équilibre «naturel». Tous ces facteurs ainsi que la concentration qui se développe dans ces marchés représentent des risques pour les producteurs, pour l’environnement et pour la société.
L’effort de globalisation visant à produire pour les marchés internationaux et donc à entrer en concurrence comporte une augmentation des pressions sur la capacité de production de l’ensemble des terres agricoles de la planète. Même si la demande dont parle Statistique Canada vient surtout des pays riches, la production pour assurer l’offre vient de partout.
Les réactions à la crise financière qui éclatait en 2007, de la part des spéculateurs et des pays producteurs eux-mêmes, a mis en évidence le déséquilibre entre l’offre et la demande à l’échelle mondiale. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la population humaine a triplé, et même si la grande majorité de cette population vit dans des pays pauvres, ce déséquilibre risque d’être source de stress pour l’ensemble des sociétés dans les années à venir. Nous traiterons ailleurs dans le travail sur l’IPV de la question du pic du pétrole, qui est inéluctable. Ici, nous soulignons seulement que notre volonté de participer à la «globalisation» a finalement confronté l’agriculture québécoise à l’instabilité des marchés à l’échelle mondiale, reflet à grande échelle de la volonté des producteurs québécois de rechercher une production accrue au-delà de la capacité naturelle des terres.
De façon générale, ces interventions de l’ensemble des producteurs québécois, et cela au fil des années, se sont exprimées par une hausse de la valeur ajoutée nette, soit le bénéfice après déduction des coûts. Cet indicateur est suivi comme principal indice du succès ou non d’une industrie, et de l’ensemble de l’économie. Le recours aux intrants venant de l’extérieur des fermes ne continuerait pas s’il ne comportait pas des retombées positives, puisqu’il y a des coûts à amortir associés à ce recours.
On peut avoir une idée de ces retombées en regardant autrement les dépenses pour cet ensemble d’intrants provenant de l’extérieur de la ferme. Cet ensemble représente moins de la moitié de toutes les dépenses, mais constitue la partie associée directement à l’intervention visant la transformation de la production «d’origine» et comportant un risque à plusieurs niveaux.
Les dépenses totales représentent environ les deux tiers de la valeur de la production. La valeur ajoutée nette, ce qui est recherché, représente entre le quart et le tiers de la valeur de la production. Autrement dit, pour générer un bénéfice, il faut générer entre trois et quatre fois autant d’activité dans les marchés [et sur les terres]. Finalement, les dépenses de base que nous avons identifiées comme représentant un risque pour le producteur, et plus globalement, pour la société et les écosystèmes, sont presque l’équivalent de la valeur ajoutée nette. Pendant les trente dernières années, le territoire québécois a connu d’autres «retombées» qui ne rentrent pas dans les statistiques économiques officielles. Il s’agit d’importants changements sociaux et environnementaux ayant généré des coûts. (51-54)
La résilience va s’imposer, mais ce n’est pas une évidence
En Chine, le retour des paysans qui ont quitté leurs terres et leurs villages pour de nouveaux locaux dans les tours urbaines où le manque de travail risque de perdurer est impossible en bonne partie : les anciennes terres agricoles (quand même en manque en Chine) se trouvent transformées en parcs industriels en bonne partie inoccupés. Ici au Québec, l’étalement urbain, bien présent en Chine aussi, comme partout ailleurs depuis quelques décennies, a réussi à éliminer une bonne partie de nos meilleures terres, à l’image de qui s’est passé à Toronto, entourée auparavant par les meilleures terres du Canada. Un «retour à la terre» ici va se buter donc à un territoire substantiellement réduit alors que la population que l’on voudra voir nourrie par les produits de terroir de ce territoire s’est substantiellement accrue.
Nous sommes devant l’évidence que l’effondrement projeté par le Club de Rome n’est toujours reconnu nulle part dans les propres termes de Halte, même si les grandes préoccupations des économistes face à la «nouvelle normale», une croissance très limitée et en permanence, s’insère dans une réflexion qui ressemble à une telle reconnaissance. Nous sommes également devant l’évidence que le retour nécessaire à la terre ne se reconnaît pas non plus, et la diminution importante de nos terres va rendre ce retour d’autant plus difficile, quand il va se montrer presque souhaitable, nécessaire. Nous sommes encore dans un monde de «perceptions et impressions». Roméo va rester sur son appétit en lisant cet article…
[1] Parmi les interventions de Nature Québec, remontant au début des années 1980, on peut souligner plusieurs rapports soumis au gouvernement entre 1999 et 2004: Inventaire des programmes de certification agroenvironnementale et application pour le cas du Québec, Évaluation des bénéfices économiques liés à l’atteinte des objectifs du plan d’action 1998-2005 en agroenvironnement, Évaluation des programmes d’aide à l’instauration de pratiques de protection des cours d’eau en milieu agricole, La contribution du concept de multifonctionnalité à la poursuite d’objectifs de protection de l’environnement, La gestion du territoire agricole et le contrôle de la pollution diffuse : inventaire et première évaluation des outils disponibles
[2] La publication comporte une mise en garde au tout début quant aux orientations à cibler, soulignant qu’il s’y trouve «des arguments de type libertarien qui s’accordent parfois mal» avec la vision du retour de la petite ferme multifonctionnelle, artisanale et résiliente qui est particulièrement chère» à ces éditeurs.
[3] Harvey L. Mead, avec la collaboration de Thomas Marin, L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (Multimondes, 2011)
by Lire la suite