C’était en collaboration avec le Comité de transition énergétique de Stop Oléoducs de la Capital du mouvement Coule pas chez nous que j’ai présenté une conférence au cégep Sainte-Foy le mercredi 15 novembre. Nous avons profité de l’occasion pour lancer en même temps mon livre Trop tard : La fin d’un monde et le début d’un nouveau, publié par Écosociété. Ma présentation suivait une première dans la série que le Comité organise, celle-là donnée par Éric Pineault.
J’ai abordé le thème de la série avec un titre qui mettait en question l’idée même d’une «transition», tellement les pressions sur le système sont grands et urgents. Dans «La sortie du pétrole – plus que l’on pense : il n’y aura pas de «transition»», j’ai esquissé les grandes lignes du triptyque de l’échec, la première partie de mon nouveau livre, en cherchant à fournir un même temps des perspectives sur les problématiques globales qui sont associées à la série d’effondrements projetées par Halte à la croissance et que je crois en cours de réalisation.
Une conférence peut-être «ratée»
Un ami qui était à la conférence en est sorti avec le sens qu’elle a fourni «un tout nouvel éclairage sur les défis que nous présenteront les effets des changements climatiques», ce à quoi j’ai répondu : «Ma présentation fournissait un argument sur l’effondrement de la production industrielle qui n’a pas de lien direct avec les changements climatiques, sauf que cet effondrement va réduire par son effet même l’utilisation des énergies fossiles et les émissions de GES qui autrement s’en seraient suivies.»
Un des commentaires sur mon dernier article allait dans le même sens, l’économiste pensant (je soupçonne) que l’environnementaliste de quatre décennies ne pouvait être en train de s’attaquer à des dérapages économiques. J’ai répondu :
Ni le livre ni mes articles ne cherchent à fournir des suggestions concernant le combat pour éviter les changements climatiques catastrophiques. Comme je propose dans le livre, cette bataille-là est perdue, nos sociétés (et surtout nos gouvernements et leur préoccupation pour le maintien de notre système économique avant toute chose) n’étant pas en mesure de poser les gestes nécessaires. C’est «trop tard» pour cette bataille.
Le livre porte sur un effondrement de notre système socio-économique et la nécessité de chercher à poser des gestes qui pourront favoriser des moyens pour passer à travers. L’effondrement va «régler» jusqu’à un certain point le défi des changements climatiques, sans que nous agissions pour cela.
Comme nous savons bien, les messages des uns se transforment dans les compréhensions des autres en fonction des filtres de chacune, et il y a toutes les raisons de croire que ma présentation, cherchant à passer outre les défis dus au fait que l’effondrement que je veux présenter est plutôt invisible, a été capté dans de multiples versions. J’ai fourni moi-même un exemple de ceci quand j’ai transformé le discours d’Éric Pineault sur les projections mondiales pour le pétrole en un discours portant sur les seuls sables bitumineux (voir les commentaires sur l’article précédent de ce blogue, mais j’y reviens plus bas).
Résumé de ma conférence de lancement
Je présente donc ici un petit résumé de ma conférence, pensant que l’écrit se déforme selon la lectrice un peu moins que l’oral.
J’ai commencé (1) en partant des débats récents sur les pipelines (dont Énergie Est, maintenant «réglé») et sur la congestion routière qui mettent en évidence la situation de nous, les populations des pays riches. Nous ne réalisons pas que, d’une part, l’extraction et le transport du pétrole causent de sérieux dégâts ailleurs alors que nous protestons contre la possibilité de tels dégâts chez nous et, d’autre part, nos problèmes de congestion sont associés à la dominance d’un produit de luxe, l’automobile, que la plupart de l’humanité ne peut se permettre. J’ai complété le portrait avec une réflexion sur le fait que, justement, nous les riches ne sommes qu’une petite partie de l’humanité, et la partie pauvre continue à croître en nombre, la mettant devant des défis encore plus importants que ceux qu’elle connaît de nos jours. Nous vivons toutes sur une planète «pleine» où l’empreinte écologique est déjà dépassée, et depuis longtemps.
J’ai poursuivi (2) en soulignant que la «sortie du pétrole» associée à l’opposition aux pipelines implique des conséquences insoupçonnées par les militants, une récession dans les provinces productrices (et dans le pays en entier, dont la croissance du PIB depuis longtemps est associée à cette production) et l’abandon de l’automobile privée dans le pays devant l’impossibilité d’électrifier la flotte (à la limite possible au Québec, mais non pas ailleurs). La baisse du rendement énergétique (ÉROI) de nos sources d’énergie dans un proche avenir fait que la récession risque ultimement d’être mondiale – l’effondrement.
Cette baisse (3) va de pair avec le fait que nous entrons dans une période d’environ 15 ans où la sortie du pétrole (conventionnel) va s’imposer avec l’épuisement des énormes réserves du passé et où les énergies fossiles non conventionnelles et les énergies renouvelables auront un ÉROI si bas que le fonctionnement de notre société sera mise en cause. Ceci arrivera dans un monde dominé par des inégalités et où le PIB risque fort d’être en baisse (la «récession permanente» de Tim Morgan).
J’ai posé donc la question (4) «Comment donc aborder les véritables enjeux associés à une réduction massive de notre consommation d’énergie?». J’y ai abordé l’échec de la COP21 et l’impossibilité de mettre en œuvre l’Accord de Paris devant le fait que cette mise en œuvre met en question l’ensemble des principaux acteurs du système économique à l’échelle mondiale. Une «esquisse de conclusion» mettait en perspective une population humaine où les riches dépassent de façon importante la capacité de support de la planète (par leur empreinte écologique) alors que les pauvres n’atteignent même pas le seuil minimum de l’Indice de développement humain des Nations Unies.
J’insistais sur la réalisation par les pauvres de cet état de faits et la probabilité de migrations massives mentionnées au début dans le contexte d’une présentation des inégalités.
(5) J’ai poursuivi en insistant sur le fait que même des interventions qui paraîtraient normales dans le cadre actuel vont devoir se transformer dans le sens que j’essaie de développer dans le livre, où deux des trois parties portent sur l’avenir que nous devons assumer devant l’effondrement. Sans que cela n’arrive comme objectif explicit, nous allons connaître une société «post-capitaliste» où les fondements du capitalisme résumés par Yve-Marie Abraham ne s’imposeront plus : propriété privée remise en question, salariat aboli, prêt à intérêt supprimé, interdiction de l’entreprise privée à but lucratif. En dépit de ces propos critiques du capitalisme et en apparence «capotés», qui circulent néanmoins depuis très longtemps, l’effondrement du système capitaliste va aboutir à quelque chose du genre, à moins de nous trouver dans un chaos social.
Finalement, je suggère, suivant mon travail sur l’IPV, qu’il y a un véritable potentiel au Québec pour une nouvelle société: en région, où la foresterie et l’agriculture ne sont déjà pas vraiment des activités de marché et où l’exploitation minière ne fournit presque pas de bénéfices à la société actuelle; dans les villes, énergivores, qui devront se transformer, en parallèle à un exode pour alimenter une agriculture paysanne, laissant de grandes communautés où la vie de quartier va redevenir primordiale. Voilà ce qu’il faut préparer devant l’imminence de l’effondrement.
Le cri d’alarme est dépassé, la mobilisation s’impose
Bref, il me paraît assez raisonnable de suggérer que les énormes défis des inégalités à travers la planète, tout comme ceux des changements climatiques, ne représentent plus des priorités d’intervention face à un effondrement qui nous met devant la nécessité de changements qui vont aller dans le sens de ces défis, mais autrement. C’est finalement le message de base du livre, avec son sous-titre qui suggère que notre société actuelle est en voie de disparition mais qu’un effort de préparer une autre devrait attirer notre attention. Ce n’est pas un environnementaliste qui lance un cri d’alarme (cela fait 50 ans et plus que nous entendons de tels cris presque inutiles, y compris le plus récent, celui des 15 000 scientifiques qui sont sortis pendant la COP23 avec une déclaration dans Bioscience au nom de l’Union of Concerned Scientists); ce n’est pas non plus un constat de la catastrophe qui nous tombe dessus. C’est un effort de rallier les éléments de la société qui peuvent être réveillés à cette nécessité de sortir de notre paralysie devant les échecs répétés et d’aborder les défis autrement. «Bientôt il sera trop tard pour inverser cette tendance dangereuse», indique un des coauteurs de la récente déclaration, montrant justement la paralysie qui nous empêche de sortir de notre sommeil. Il est en effet déjà trop tard, mais non pas pour les raisons évoquées par la déclaration, qui continue dans la tradition qui remonte au sommet de Stockholm en 1972, voire avant.
Mon effort de permettre à appréhender l’invisible comporte donc ses propres défis. C’était celui de la rédaction du livre, pour commencer. Je cite dans l’Avant-propos un ami écomiste écologique qui semble presque en état de paralysie:
Concernant les crises, si je n’étais pas activement impliqué dans la recherche sur les problèmes écologico-économiques et donc si je ne savais pas que nous sommes en train d’épuiser nos stocks de capital, je ne saurais même pas qu’il y a des problèmes. Pour moi et pour la plupart des gens que je connais bien, la vie est belle, les écosystèmes locaux semblent en santé, la violence diminue dramatiquement (en regardant à l’échelle des siècles), les droits humains (homosexuels, femmes, etc.) s’améliorent, les gens pauvres (au moins aux États-Unis [où il enseigne] et même jusqu’à un certain point au Brésil [d’où il écrivait]) conduisent des autos et possèdent des téléphones cellulaires, etc. En raison des longues périodes d’évolution des processus écolo- giques, la plupart des gens resteront largement inconscients de crises écologiques avant qu’elles ne soient presque irréversibles.
C’est une semblable paralysie qui semble rendre la société civile incapable de réagir aux échecs de ses efforts après des décennies, échecs qui brillent aujourd’hui par les crises qui sévissent en dépit d’eux; elle continue à agir comme pendant tout ce temps, consciente en même temps que cela ne fonctionne plus. La réaction à l’échec de la COP21 semble s’insérer dans cette paralysie: en dépit du fait que le GIÉC nous a fourni un budget carbone et un échéancier qui rendent la poursuite des efforts habituels de changer le système – de mitiger ses élans – voués à l’échec que représentent les changements climatiques hors de contrôle, tout continue comme avant, avec perte de calculs et perte d’échéanciers.
Le fondement énergétique de la non-transition
Dans sa présentation du 25 octobre, Éric Pineault proposait, suivant des sources qu’il m’a fournies par après (World Energy Outlook – WEO – 2016 surtout; il s’agit d’une publication annuelle de l’Agence internationale de l’énergie(AIÉ) de l’OCDE), qu’il n’y aura pas de manque de pétrole pour encore des décennies, qu’il n’y aura pas de «pic de pétrole». J’ai commenté brièvement ces propos dans les échanges sur mon dernier article, j’y suis revenu dans ma présentation, mais la situation mérite une attention ici pour montrer les fondements de mon constat qu’il y aura effondrement de notre système économique à plutôt brève échéance et qu’il viendra justement des conséquences de ce pic de pétrole.
Notre système «roule» sur l’énergie fossile depuis des décennies. C’était une énergie facile d’accès et assez bon marché. Nous sommes aujourd’hui devant un déclin important de notre approvisionnement en énergie bon marché et facile d’accès: nous sommes devant le pic du pétrole conventionnel et ses conséquences, un approvisionnement de plus en plus important en énergie fossile non conventionnelle, dans les prochaines décennies.
Alain Vézina a fourni dans les commentaires sur le précédent article le lien pour une récente publication de l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil) de l’Allemagne. Le document fournit des perspectives sur le WEO 2017 et montre (voir la figure au début de cet article, avec élaboration des éléments dans la figure juste au-dessus ici) les faiblesses des projections du travail de l’AIÉ. Steven Kopits l’esquisse dans une présentation au Center for Global Energy Policy de l’université Columbia en 2014 (pour le diaporama, voir ici), que j’ai mentionnée dans les échanges sur le dernier article; j’ai pu la voir moi-même en analysant le travail de l’Office national de l’énergie du Canada à partir d’une expérience saississante devant l’ONÉ en 2006, aboutissant à une réflexion en permanence sur la situation: l’approche des agences d’énergie gouvernementales procède en fonction de différentes prévisions de croissance économique, lesquelles permettent d’estimer la quantité d’énergie (presque exclusivement fossile depuis longtemps) nécessaire pour la soutenir. Clé dans les publications de l’AIÉ est un élément des projections qui s’identifie comme «les gisements encore à découvrir» (le rouge dans la figure ci-dessus).
C’est ici que l’économie biophysique intervient, tout comme les gens de l’ASPO. Cet élément des projections constitue le déni de l’expérience des dernières décennies, où les travaux d’exploration se montrent très inférieurs, dans leurs découvertes de nouveaux gisements, à la demande en constante progression, fonction de la croissance économique. Les économistes qui sont responsables de ces projections se montrent tout simplement incapables d’imaginer un scénario où il n’y aura pas de croissance (les récessions sont des phénomènes cycliques et on en sort); cette confiance rend inopérante la prise en considération du constat qui s’impose, à l’effet que les découvertes majeures sont chose du passé, tout comme la croissance économique qu’elles permettaient.
Même le phénomène du développement des gisements d’énergie non conventionnelle aux États-Unis fait défaut; c’est le sujet d’une des sources de Pineault, un article dans Bloomberg Markets, «US to Dominate Oil Markets After Biggest Boom in World History» et dont la source est justement l’AIÉ. En contraste avec ceci, Charlie Hall a fourni un article complémentaire à celui de Bloomberg, «US Producting a Lot of Natural Gas, But Still Not Making any Money» et qui est conforme à une série d’articles de Gail Tverberg sur son blogue.
Idéologie et constats de fait
Hall, dans son récent envoi, met en évidence le travail de Ted Trainer qui, sur le site The Simple Way, esquisse le même scénario que je présente dans mon livre. «The Oil Situation : Some Alarming Aspects» résume la situation telle que je la comprends depuis un bon moment, et me met en désaccord avec Pineault et, finalement, plutôt l’ensemble du mouvement environnemental.
Nous sommes devant des propositions pour une transition énergétique dont les promoteurs se sentent obligés de faire face à une abondance de pétrole (et de gaz, et de charbon) pour l’avenir prévisible (Pineault: jusqu’en 2060) et qui comporte de nouvelles émissions de GES en augmentation. Ces propositions appellent des interventions de la société civile, comme celles mobilisées pour l’opposition à Énergie Est; maintenant, et autrement, elles sont contre Keystone XL, probablement à comprendre dans le même cadre économique qui a mis fin à Énergie Est (mais ce sera à voir). Nature Québec tient son AGA samedi prochain, avec sur le programme la mobilisation pour de nouvelles initiatives touchant le gaz, et avec Éric Pineault et Normand Mousseau parmi les conférenciers invités.
Les informations qui alimentent le mouvement semblent venir des agences de l’énergie gouvernementales comme l’AIÉ et l’ONÉ, ainsi que de l’Energy Information Administration des États-Unis. D’après des années de suivi de ces informations, je conclus qu’elles comportent, apparemment sans exception, la pensée magique à l’origine des projections de ces agences, fondées sur une confiance inébranlable dans la croissance économique comme seule source de progrès des sociétés.
En contrepartie, une approche qui n’est pas fondée sur cette idéologie, et qui accepte que la croissance ne représente pas une incontournable de l’humanité, met de l’avant les analyses de l’économie écologique et biophysique. Celles-ci confrontent les projections avec des constats de fait, ceux résumé par Trainer (et plus largement et au fil des années, par Hall). Le débat et les suites de mon travail sur le livre sont bien en question…
by Lire la suiteLa fin de semaine du 20 au 22 octobre avait lieu à Montréal le colloque biennal de la Société canadienne d’économie écologique. Il y avait une assez bonne assistance (à l’édifice John Molson de l’Université Concordia) mais on apprenait lors de l’Assemble générale annuelle qu’il y avait moins de 100 personnes membres de la Société à travers le pays; on peut ajouter qu’il n’y a que quelques individus au Québec qui sont membres. Cela semble consacrer la situation au Canada, et partout dans le monde, où les économistes néoclassiques dominent dans les analyses, les calculs et les prises de décisions, cela en insistant sur le maintien de la croissance économique comme fondamentale pour la société.
Comme un économiste écologique ami m’a noté l’an dernier, en dépit des conclusions de cette discipline à l’effet que nous sommes en grave danger économique et social, tout semble se dérouler comme si nous étions (presque) dans le meilleur des mondes. Je le cite dans l’Avant-Propos de mon livre :
Concernant les crises, si je n’étais pas activement dans la recherche sur les problèmes écologico-économiques et donc si je ne savais pas que nous sommes en train d’épuiser nos stocks de capital, je ne saurais même pas qu’il y a des problèmes. Pour moi et pour la plupart des gens que je connais bien, la vie est belle, les écosystèmes locaux semblent en santé, la violence diminue dramatiquement (en regardant à l’échelle des siècles), les droits humains (homosexuels, femmes, etc.) s’améliorent, les gens pauvres (au moins aux États-Unis [où il enseigne] et même jusqu’à un certain point au Brésil [d’où il écrivait]) conduisent des autos et ont leurs cellulaires, etc., etc. En raison des longues périodes d’évolution des processus écologiques, la plupart des gens resteront largement inconscients de crises écologiques avant qu’elles ne soient presque irréversibles.
Cet économiste participait l’an dernier au colloque de la Société américaine de l’économie écologique et de celle de la Société de l’économie biophysique, et j’ai relu mon article dans le blogue sur cet événement pour alimenter ma réflexion sur ce qui s’est passé cette année. L’article présente un bon portrait de la situation qui m’a poussé à écrire le livre qui arrive, après presque deux ans de travail, et je suggère la lecture de l’article aux intéressées.
Pourquoi un livre?
D’une part, il y a tout le questionnement sur ce qu’il faut faire, ce que l’on peut faire, devant des connaissances montrant presque sans failles des catastrophes qui arrivent. Un atelier au colloque de l’an dernier intitulé «Pourquoi et comment l’économie écologique doit changer ses tactiques» n’a pas réussi à formuler des suggestions. Assez curieusement, un atelier avec sensiblement le même thème a eu lieu durant la dernière journée du colloque de Montréal cette année, avec plusieurs des mêmes acteurs – et avec le même résultat, la proposition de poursuite des approches qui sont reconnues comme ayant échoué.
C’est à noter que les «conclusions» des deux ateliers sur le changement de tactiques mettaient l’accent sur l’éducation comme une priorité; cela fait longtemps que nous l’essayons déjà. Les facultés de «sciences économiques» sont dominées partout par des économistes néoclassiques laissant une part minuscule pour les économistes écologiques et biophysiques, et de toute façon, nous n’avons plus le temps de nous permettre de planifier en termes de décennies.
D’autre part, comme dans les échanges dans la section des commentaires suivant l’article sur le colloque de l’an dernier, il y a cette insistance sur l’espoir et sur une approche positive. J’y suggérais que je ne vois pas comment l’effondrement qui s’annonce peut s’arrimer avec la «transition» tant souhaitée. Ce sentiment était aussi très présent au colloque de Montréal. Dans le livre, j’aborde le thème en suggérant qu’effondrement il y aura, dans l’ordre temporel des projections de Halte à la croissance, mais que cela ne nous laisse pas comme seule «réponse» l’abandon. Les deux-tiers du livre comportent (i) une esquisse de certaines situations qui constituent déjà des tendances vers une certaine transition, et (ii) des suggestions concernant des possibilités, finalement peu probables, quant à des interventions qui fourniraient les assises d’une nouvelle société toute entière.
J’écrivais en pensant à un commentaire fait il y a deux ou trois ans par un collègue dans le mouvement environnemental. «Harvey a raison dans ses critiques et ses analyses, disait-il, mais je ne changerai pas ma façon de faire tant qu’il ne me fournit pas des pistes de solutions.» Plus de la moitié du livre cible donc ce défi. En effet, clé dans la recherche de nouvelles tactiques dans la sensibilisation des décideurs et du public est une reconnaissance que nous sommes dans la trajectoire des projections de Halte à la croissance; il est temps de laisser dernière nous l’effort d’influencer les décideurs (et les économistes) complètement pris par le modèle actuel et de porter notre attention sur les gestes que nous pouvons poser pour mieux nous préparer pour son effondrement.
Et le concret…
En même temps, et de façon très concrète, plusieurs des analyses du livre aboutissent à une proposition fondamentale et clé pour la nouvelle société. Il nous faut abandonner l’automobile privée, j’y insiste: pour nous aider à réduire notre empreinte écologique à un niveau acceptable; pour constituer la pièce de conviction dans tout effort de notre part à agir en fonction des exigences du budget carbone développé par le GIÉC et qui constitue le seul espoir d’éviter des perturbations climatiques désastreuses; pour fournir un plan de match pour une nouvelle société moins prise par la frénésie de celle actuelle; pour reconnaître les énormes inégalités dans le monde qui font que des milliards d’êtres humains ne peuvent même pas penser posséder une auto, leur laissant comme options des mobylettes ou petites motocyclettes et des vélos et un système à plusieurs niveaux de transport en commun, public. Il faudrait appliquer à nous dans les pays riches aussi ce type de restrictions dans les moyens de transport, histoire de reconnaître que nous sommes des «gloutons» (terme utilisé par Yves-Marie Abraham).
Le livre part donc avec le constat d’un effondrement qui n’est nulle part appréhendé par le public et qui ne sera pas facilement «véhiculé» à celui-ci; il poursuit avec des propositions qui sont plutôt inconcevables pour ce même public. Cela m’amène à lancer un appel aux organismes de la société civile, environnementaux aussi bien que sociaux, à réorienter leurs approches dans le sens des constats du livre: ils savent déjà que leurs approches ne marchent pas, mais comme les économistes écologiques (et biophysiques), ils semblent presque paralysés face aux défis. L’abandon du véhicule personnel réunit plusieurs éléments de leurs interventions actuelles et la promotion de cette option offre du concret dans la nécessité de «changer de tactiques».
NOTE: Pierre-Alain Cotnoir a fourni dans un commentaire sur mon dernier article le lien pour un article intéressant écrit par l’ancien ministre français de l’Environnement Yves Cochet, qui aborde les mêmes problématiques que mon livre, mais pousse plus loin dans la réflexion sur le moyen terme…
by Lire la suiteTrop tard: La fin d’un monde et le début d’un autre sera en librairie la semaine du 15 novembre. Le quinze novembre même je vais faire une présentation au cégep Sainte-Foy, à la salle La Margelle, «La sortie du pétrole – plus que l’on pense. Il n’y aura pas de «transition»», cela à 19h15. Nous ferons en même temps un lancement du livre avec l’éditeur Écosociété.
D’ici là, voici un premier article depuis un bon bout de temps…
On pourrait s’attendre à mieux de nos décideurs et de notre élite. En dépit d’analyses qui démontrent les limites du pétrole, qui fournissent les lignes qui devraient dominer la sortie du pétrole et qui nécessitent des changements profonds dans la prise de décision venant d’une compréhension des enjeux fondamentaux, il n’en est presque rien.
Le positionnement de nos élites
André Pratte, ancien éditorialiste de La Presse et maintenant sénateur, devrait en savoir plus qu’il ne laisse paraître. Dans une lettre au Devoir du 11 octobre dernier, même s’il débute avec une reconnaissance des facteurs économiques qui ont déterminé la décision d’abandonner le projet Énergie Est, Pratte fournit par la suite une analyse du développement économique dépassée non seulement par les événements mais par les faits.
Il note qu’il aurait «souhaité que les élus québécois, tout en exprimant les réserves que leur inspirait le projet, tiennent compte de son importance pour l’économie de l’ouest du pays, économie dont nous sommes nous-mêmes bénéficiaires. Il y a eu dans ce rejet massif de la part des politiciens une certaine hypocrisie, notamment quand il venait de la part de dirigeants de grandes villes carburant à l’automobile.» Il y prône le «juste milieu» traditionnel entre les exigences environnementales et les impératifs économiques qui a contribué à la dégradation progressive et maintenant irréversible des écosystèmes.
Et il propose qu’«en raison de l’immensité de son territoire, la prospérité du Canada dépendra toujours en bonne partie de ses ressources naturelles. Le pétrole et le gaz en feront partie pour encore plusieurs décennies.» Pratte reprend ainsi les revendications du Manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole signé par une brochette des élites québécois (Pratte s’étant désisté parce qu’il était journaliste, faut-il croire) et faisant la promotion du développement des possibles ressources fossiles sur le territoire québécois. Konrad Yakabuski reprenait le même refrain le même jour dans le même journal dans sa chronique «Les Albertains se souviendront» en soulignant que les exigences envers Énergie Est dépassent celles appliquées envers le pétrole importé, lui aussi responsable d’impacts similaires.
Les propos des Pratte et Yakabuski sont probablement assez justes concernant l’hypocrisie de l’opposition (que j’appelle l’esprit de NIMBY plus bas), mais les lacunes dans leurs perspectives reflètent finalement les lacunes dans celles de nos décideurs. Celles-ci semblent venir inéluctablement de la dépendance totale de ces gens, notre «élite», aux économistes qui maintiennent partout et en tout temps le discours – la conviction, finalement – à l’effet qu’il n’y a pas de limites ni dans l’approvisionnement de notre modèle économique en ressources, à un prix abordable et en quantités suffisantes, ni dans «l’espérance de vie» de ce modèle.
Les facteurs économiques
Transcanada a abandonné son projet Énergie Est parce qu’il ne représentait plus l’avenir de l’entreprise. Même si l’opposition au projet en a rendu sa gestion du projet plutôt pénible et l’aurait peut-être bloqué plus tard, Transcanada savait que (i) le coût du pétrole sur les marchés rend non rentables de nouvelles exploitations dans les sables bitumineux, (ii) il y a toutes les raisons de croire que ce coût va rester bas pour une période assez longue et que (iii) il y a suffisamment de capacité dans les pipelines déjà existants ou approuvés pour transporter son pétrole synthétique vers les raffineries et les marchés. Un article de juin dernier dans Alternatives Journal en fournit un portrait assez complet pour ce qui est des pipelines et de la future production des sables bitumineux.
Gérard Bérubé, dans sa chronique hebdomadaire pour Le Devoir, place les enjeux et la décision dans le contexte des impacts économiques pan-canadiens de la «fracture» et de la «facture» bitumineuses. C’était le lendemain de la parution de la lettre de Pratte, et il avait clairement fait ses devoirs avant. Bérubé décrit les contraintes qui font que le «développement économique» des provinces de l’ouest par l’exploitation de leurs ressources aboutit au «mal hollandais». Ceci fait écoper l’activité manufacturière et exportatrice des provinces de l’est (l’Ontario et le Québec) pour une partie importante de son déclin face à la hausse de la devise canadienne liée à la hausse du prix du pétrole, qui rendait faisable l’exploitation des sables bitumineux pour un certain temps.
Les facteurs biophysiques
Plus généralement, et clé dans l’analyse, les grandes agences internationales de l’énergie reconnaissent que la production du pétrole «conventionnel» d’ici une quizaine d’années va subir un déclin précipiteux, avec un épuisement progressif mais rapide de ce qui reste des énormes réserves qui ont propulsé l’économie mondiale depuis près de cent ans. Un tel échéancier permet de mieux situer les réflexions par rapport au calendrier déjà établi par le GIÉC mais dont ni les élites, ni la plupart des journalistes, ni les écologistes ne tiennent compte dans leurs interventions. Les agences reconnaissent que le potentiel du pétrole et d’autres énergies fossiles «non conventionnelles» – le pétrole et le gaz de schiste, les gisements exploités en eaux très profondes, les sables bitumineux – ne répondra d’aucune façon aux quantités requises pour contrer le déclin du conventionnel et en offrir un remplacement (voir la figure ci-haut, en cliquant dessus).
Pire, et presque nulle part reconnu non plus, ces énergies non conventionnelles ont un rendement sur l’investissement en énergie (ÉROI) très bas par rapport aux rendements presque stupéfiants du pétrole conventionnel. Elles seront non seulement incapables de remplacer les énergies fossiles conventionnelles; leur propre production se manfestera incapable de soutenir notre système économique fondé sur un accès à des énergies avec un haut rendement, et peu chères.
Il semble fort possible que la baisse du prix du pétrole depuis 2014 représente une réaction des marchés à des prix élevés et insoutenables dans la période précédente (même si on doit bien reconnaître aussi d’autres facteurs, comme le surplus de production du pétrole et du gaz de schiste). La situation est loin d’être inédite, un prix élevé du pétrole ayant coincidé avec l’ensemble des récessions connues dans les pays industrialisés depuis les années 1970, incluant la Grande Récession, précédée par des prix du pétrole élevés (voir la figure).
Une opposition à réorienter
La situation mérite une attention particulière. Déjà, une mobilisation s’annonce pour contester toute une série d’autres projets d’exploitation d’énergie non conventionnelle; l’opposition partirait des mêmes bases que celle qui semblait – à tort – avoir arrêté Énergie Est. Le nouveau défi n’est pourtant pas de poursuivre dans la longue tradition de contestation, mais de reconnaître que cette longue tradition connaît actuellement un aboutissement qui la met en cause. Peu des projets en vue pourront se réaliser avec les bas prix du pétrole et du gaz actuels, et il serait au moins pertinent de reconnaître, non pas (non seulement) les chiffres alarmants concernant la progression des émissions de GES et des perturbations des changements climatiques, mais le portrait global qui définit la «sortie du pétrole» et un changement profond de notre société qui se dessine.
L’opposition s’insère assez clairement, mais sans s’en apercevoir, dans une approche NIMBY. Comme Yakabuski le souligne, nous n’appliquons pas les mêmes critères à la production canadienne (qui cible surtout l’exportation) qu’à la production étrangère qui constitue la source de nos importations et dont nous avons grandement besoin dans la situation actuelle. Dit autrement, les craintes exprimées face à la pollution possible de notre environnement s’avèrent déjà des réalités ailleurs où la production connaît ses ratées; les émissions supplémentaires venant du recours aux sables bitumineux restent quand même relatives, et ne représentent pas le principal enjeu. Le Manifeste Bond vers l’avant de 2015 a fourni le principe complémentaire à celui qui prône la protection de l’environnement chez nous: «pas dans ma cour ni dans la cour d’autrui».
Dans un article du 27 avril 2016 et dans une mise à jour fait le lendemain suite à la sortie d’une déclaration contre le «piège d’Énergie Est», j’ai esquissé quelques éléments de la problématique:
La déclaration du 27 avril constate que le pipeline [Énergie Est] représente une infrastructure qui nous lierait à un développement pétrolier à long terme (ou à la faillite des propriétaires du pipeline, une alternative possible) et insiste que «l’histoire exige de nous un avenir où d’autres formes d’énergie, d’autres logiques de production et de consommation prédomineront.» Cela comporte «l’impératif d’une transition énergétique immédiate. C’est là que nous devons investir nos énergies et canaliser notre inventivité». Ceci semble être explicité un peu avec les propos suivants:
[Le pipeline] nous rend complices du programme économique de quelques grandes entreprises détenant des droits d’extraire et dont l’intention se résume à l’expansion de leurs profits… Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie… En un mot, Énergie Est symbolise notre enfermement collectif dans un modèle de société qui nie les dangers que représentent les changements climatiques.
J’aimerais voir les signataires (et d’autres) élargir leurs interventions dans le sens de cet article et de celui sur Énergie Est qui prétendent qu’un complément nécessaire au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. Cela implique :
une reconnaissance du fait que nous laissons à d’autres les risques et les dégâts associés à notre usage de pétrole [importé], à moins de compléter le sens de l’intervention et reconnaître que [une cohérence] l’opposition à l’exploitation des sables bitumineux comporte à toutes fins pratiques l’abandon de l’automobile privée dans nos vies quotidiennes, puisque celle-ci représente notre principale utilisation de pétrole (et d’émissions de GES);
une reconnaissance que l’abandon de toute expansion de l’exploitation des sables bitumineux et l’abandon de l’automobile privée dans nos vies comportent (pour le premier) un risque pour l’économie canadienne [en mettant entre parenthèses le fait que cette expansion va être contrainte de toute façon] que nous assumons et (pour le deuxième) un bouleversement de notre société et de nos vies que nous devons promouvoir avec autant d’insistance;
la nécessité d’efforts pour bien cerner la société et l’économie qui sont l’objet de nos revendications et une acceptation de ce que cela comporte, presque sûrement, soit ce que Tim Morgan appelle une «récession permanente», à laquelle nous devons nous préparer.
Cela à moins de poursuivre dans le déni que représente l’adhésion à l’idée de l’économie verte avec son leurre technologique, ensemble qui devient de plus en plus clairement un rêve sans fondement dans la réalité.
Devant l’effondrement de notre système économique
La déclaration souligne que «l’histoire exige de nous un avenir où d’autres formes d’énergie, d’autres logiques de production et de consommation prédomineront» et comporte «l’impératif d’une transition énergétique immédiate». Je souligne ma crainte que la volonté est de «poursuivre dans le déni que représente l’adhésion à l’idée de l’économie verte» de recourir à notre «inventivité» dans notre effort de nous maintenir dans la concurrence mondiale sur le plan économique.
C’est intéressant de faire une autre mise à jour à cet égard, avec des textes dans Le Devoir du 1er novembre: un éditorial de Guy Taillefer, «Catastrophe annoncée» (où il semble avoir des doutes quant à son constat que «les moyens existent»; un titre du haut de la première page ,«Le climat de dirige vers la catastrophe», avec lien vers un article de la page 3 d’Alexandre Shields avec titre «Un rapport de l’ONU donne droit dans le dos». Cet article porte sur un rapport du PNUE qui souligne toute une série de manquements par rapport à l’Accord de Paris alors que l’éditorial de Taillefer porte aussi sur un autre rapport, de l’Organisation mondiale de la santé, suivant un rapport du Lancet qui conclut que les impacts sur la santé sont bien pire que ce que l’on pensait jusqu’ici. Et Bérubé de revenir le 2 novembre avec une autre chronique percutante, «Pourquoi la COP 23?» montrant les énormes lacunes dans l’Accord de Paris pourtant l’objet d’éloges par nombre de militants et censé nous orienter dans nos interventions.
L’énergie fossile conventionnelle risque de devenir peu abondante au cours des quinze années qui viennent (voir la figure, une autre version de celle du début de l’article).
Son rendement énergétique, l’ÉROI qui trace les quantités extraites par rapport aux quantités d’énergie requises pour l’extraction, a été impressionnant. Passant d’environ 100 avec les découvertes des gisements inimaginablement importants dans le Moyen Orient dans les années 1930 à moins de 20 aujourd’hui, le déclin aurait dû nous alerter bien avant.
L’ÉROI global aujourd’hui est le cinquième de celui qui a marqué le début de notre ère, et il y a fort à parier, en sus, que le calcul combine souvent l’ÉROI de nos approvisionnements venant des gisements conventionnels qui continuent à produire et l’ÉROI de ceux venant des nouveaux gisements non conventionnels, avec leur ÉROI très bas. La figure ici, même si les calculs ont été plutôt approximatif, fournit le portrait du déclin.
Cette figure nous fournit en même temps le portrait de notre avenir, soit une nouvelle ère où l’énergie accessible aura un rendement énergétique incapable de soutenir notre société, notre civilisation. Peu importe que nous soyons capables de payer le prix élevé de ces nouveaux approvisionnements fossiles imaginés, peu importe que ces approvisionnements imaginés soient calculables en fonction des réserves soupçonnées, le pétrole (et le gaz) qu’elles produiront auront un rendement énergétique net trop faible pour nos besoins (ceux-ci étant par ailleurs grossièrement exagérés, comme l’empreinte écologique le montre). À noter que je ne parle même pas de l’espoir assez naïf à l’effet que les énergies renouvelables vont répondre à l’appel et nous permettre de remplacer – avec notre «inventivité», suivant la déclaration du 27 avril 2016 – l’énergie fossile dont nous allons perdre l’accès assez rapidement.
À noter aussi que l’échéance dont parle mon livre ne concerne même pas les changements climatiques et l’ensemble des impacts que nous voyons partout, quotidiennement. Le livre fait le bilan de l’absence de réponse, non pas à l’Accord de Paris, mais à l’avertissement de Halte à la croissance il y a 45 années. Nous sommes devant la catastrophe annonce, mais ce n’est même pas celle qui effraie les journalistes.
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