NOTE: Je viens de mettre à la page d’accueil une nouvelle section
où vous pourrez sous peu faire part de vos commentaires
sur le livre Trop Tard. Voir à droite.
Les illusions, selon…
Lors de la rédaction de Trop Tard, j’étais amené par deux ou trois raisonnements différents à l’élimination de l’auto privée comme seule «solution» aux problèmes qu’elle nous occasionne, cela presque sans tenir compte de la nécessité de cela pour réduire nos émissions de GES, mais en tenant compte des exigences de l’effondrement que je crois à nos portes.
Les débats pendant les élections municipales à Québec cet automne étaient fascinants dans leur accent sur un troisième lien, mettant en évidence l’engouement pour l’auto qui domine la radio poubelle de la Capitale. Il importait peu qu’une telle infrastructure ne réglera pas les problèmes de congestion et d’aménagement, dont l’origine est cette volonté d’investir temps, argent et cœur dans le luxe que représente l’automobile privée. Le monorail de l’IRÉC ne faisait pas partie des débats à Montréal, où la ligne rose et des autobus prenaient la place, mais Robert Laplante, directeur de l’IRÉC, a néanmoins réussi à passer à travers les filtres du Devoir pour faire paraître un article sur le sujet le 6 décembre dernier sur le sujet. Comme le troisième lien, le monorail qui serait placé entre les voies des autoroutes de la province représente une non solution à un probléme mal défini.
Même s’il n’est presque pas nécessaire de faire la promotion de la proposition à l’effet qu’il faut abandonner l’automobile privée, tellement elle ira de soi dans un avenir rapproché, je pense qu’il est essentiel que la société civile réoriente ses interventions dans le but de préparer le public pour le déclin et, ce faisant, qu’elle fasse des propositions pour un véritable transport public ni hi-tech ni exemplar de développement industriel qui seraient à encourager pour simplement aider à la «transition» qu’il faut envisager, qui s’imposera.
Plus j’y pense, plus je trouve que cette vision d’un avenir rapproché n’est pas autant l’illusion qu’elle me semblait il n’y a pas si longtemps. L’extravagance du raisonnement de l’IRÉC et le manque total de ciblage des promoteurs d’un troisième lien me paraissent bien plus coupés de la réalité, celle définie par les grandes tendances de fond dans le monde actuel.
Les inégalités, à mettre dans le portrait
Trop tard met l’accent sur l’effondrement prochain du système économique qui définit notre développement depuis des décennies, et ne fait référence qu’en passant à l’importance des inégalités croissantes qui définissent nos sociétés mêmes, cela aussi depuis des décennies. Je n’ai pas essayé d’aborder les énormes enjeux auxquels sera confrontés l’ensemble des sociétés de la planète à cet égard, mais dans une note du manuscrit préliminaire, j’ai souligné l’importance de ces enjeux, de ces défis :
Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence de Christian Parenti (Nation Books, 2011) présente une vision d’ensemble de ce qu’il appelle la «convergence catastrophique», où un nombre important de pays présentent les conditions de pauvreté et de violence pour rendre la venue des changements climatiques une situation source de grandes déstabilisations sociales. The Security Demographic: Population and Civil Conflict After the Cold War, de Richard P. Cincotta. Robert Engelman and Danièle Anastasion (Population Action International, 2003) fournit des perspectives complémentaires, les 14 ans depuis sa publication n’ayant rien changé quant aux analyses.
Dans une autre note préliminaire pour le chapitre 3, j’ai poursuivi la référence à ce qui pourrait s’avérer très important pour le portrait de l’avenir (ce l’est déjà…):
La question des inégalités, à l’échelle internationale autant qu’à l’échelle du Québec, représente une sorte de toile de fond pour toute notre narration, et un facteur déstabilisant majeur dans le monde contemporain cherchant de nouvelles formes de société.
Dans The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better (Allen Lane, 2009), Richard Wilkinson et Kate Pickett présentent une synthèse d’un grand nombre d’études en psychologie, en sociologie et en économie pour montrer que plusieurs perturbations dans nos sociétés sont fonction d’inégalités, plutôt que le contraire.
Parmi les perturbations, celles associées à: la vie en communauté; la santé mentale; la santé et l’espérance de vie; l’obésité; la performance en études; les naissances chez les adolescentes; la violence; le recours à l’emprisonnement; la mobilité sociale. On y constate que les États-Unis se distinguent tout au long de la présentation comme manifestant les pires résultats dans tous les domaines, cela à partir des plus grandes inégalités de tous les pays de l’OCDE. On peut penser que Trump a eu l’intuition de cette situation dans ses démarches pour la présidence, aussi fourvoyées soient-elles ses démarches prévisibles comme président.
Éric Desrosiers a consacré son analyse du 15 décembre dans Le Devoir à un tout récent rapport portant sur les inégalités dans le monde, fondé sur le World Wealth and Income Database (WID). Il limite son reportage sur les chiffres du Rapport sur les inégalités mondiales 2018, présumant, doit-on soupçonner, de leurs conséquences à la Pickett et Wilkinson.
La romance avec l’auto, la pointe de l’iceberg
La moindre réflexion sur ces questions aboutit assez rapidement à un constat de fond: l’auto privée ne rentrera jamais dans la vie des milliards de pauvres de la planète – même les économistes les plus fermés ne pourraient que constater cela, tellement le changement comporterait une augmentation de la consommation de matières premières et d’énergie à des niveaux stratosphériques. L’inégalité ainsi reconnue aboutit rapidement au constat d’une nouvelle situation: la cible de notre réflexion est plutôt mal orientée lorsque nous soulevons des questions concernant notre romance avec l’auto. C’est notre romance avec la richesse matérielle dans les pays riches qui doit constituer notre principale cible.
Il faut situer les débats sur l’auto dans leur contexte global, ce que l’on ne fait presque jamais. J’y reviens assez souvent: l’empreinte écologique actuelle de l’humanité, avec des milliards de pauvres dans le monde, dépasse la capacité de support de la planète. L’application du budget carbone du GIÉC, auquel je reviens assez souvent aussi, est calculée en fonction d’une distribution égalitaire du droit d’émettre des GES, allant carrément à l’encontre de la situation actuelle en termes de distribution du fardeau.
Personne ne pense vraiment que les pays riches vont réduire leur empreinte écologique ou leur empreinte carbone, même s’il y a beaucoup de discours en ce sens. Effectuer de telles réductions comporterait finalement l’abandon de notre modèle de vie (voir l’insistance sur cela par George H.W. Bush à Rio en 1992…), cela fondé sur notre modèle économique. Et au cœur d’un tel abandon se trouverait l’abandon de l’automobile privée, symbole et manifestation dans la réalité de notre surconsommation et de notre contribution au réchauffement planétaire. Là aussi, j’en parle assez souvent, citant entre autres la place des compagnies d’énergie et d’automobile dans la liste d’entreprises de la Fortune 500.
L’effondrement social
Les deux citations plus haut, de Parenti et de Wilkinson et Pickett, décrivent une situation hautement problématique. Cela inquiète grandement les organisateurs du World Economic Forum de Davos, qui publie une étude des risques chaque année. Celle de 2017 est éloquente, montrant que les inégalités de revenu et la polarisation croissante des sociétés y figurent au même niveau que le changement climatique comme tendances lourdes, et l’impact préoccupant le plus important signalé est l’instabilité sociale profonde dans le monde.
Ma propre recherche m’amène à conclure – c’est le cœur de mon récent livre – que le système économique responsable, finalement, des changements climatiques et d’un ensemble d’autres crises environnementales et sociales, va s’effondrer de lui-même à plutôt brève échéance, fonction de son incapacité de se transformer.
Ce que les citations ci-haut et le portrait fourni par le Forum économique mondial de Davos ajoutent au portrait est l’identification d’une autre source d’effondrement, celui d’un ensemble de pays dont les institutions qui les soutiennent se déstabilisent progressivement, mais assez rapidement. Il s’agira surtout des pays pauvres, mais des pays riches comme les États-Unis risquent de se trouver du nombre alors qu’il risque d’être question de migrations massives de personnes quittant les pays en voie de perdre leurs fondements sociétaux – et ces personnes ne se rendront pas chez nous en auto…
Aurélie Lanctôt le 29 décembre et Josée Blanchette le 23 décembre ne s’aventurent pas explicitement sur les implications des inégalités pour les sociétés, mais on sent la présence d’un nouveau portrait frôlant l’effondrement dans leurs textes. Blanchette écrivait alors qu’elle accompagnait son mari économiste qui participait à une conférence à Paris à laquelle était associé Thomas Piketty, un des principaux auteurs du rapport sur lequel Desrosiers faisait porter sa chronique et du World Wealth and Income Database dont il est tiré (je ne vois aucun économiste québécois associé à l’équipe derrière cette initiative).
Gérard Bérubé, journaliste couvrant les dossiers économiques, constate le refus et le déni face à la situation depuis au moins deux ans dans une série de chroniques dans Le Devoir. La plus récente fait l’enterrement de l’Accord de Paris, cela en tenant compte des enjeux économiques. Son intervention allait de pair avec celle du Groupe de réflexion sur le développement internationale et la coopération du même jour.
L’arrivée et la disparition de la croissance américaine
Robert Gordon, économiste et professeur à l’University Northwestern aux États-Unis, a récemment consacré quant à lui un livre costaud sur cette question, en utilisant les mêmes types de données que celles utilisées par le rapport couvert par Desrosiers mais se restreignant à celles pour les États-Unis, pays où les inégalités sont parmi les plus importantes au monde en dépit de son statut comme le pays ayant la plus grande activité économique de tous les pays (voir la figure plus haut).
À cet égard, il importe de souligner que les inégalités ne sont pas la même chose que les niveaux de revenu; elles peuvent exister entre des gens plus ou moins bien dans le grand portrait des choses, comme aux États-Unis, et entre des gens très pauvres et des riches, comme c’est le cas en Inde et de nombreux autres pays pauvres. Desrosiers termine son analyse avec un aperçu de cette situation:
Les inégalités de richesse n’augmenteraient toutefois pas partout aux États-Unis, disaient les chercheurs. Elles se seraient notamment réduites au sein des ménages les plus pauvres. En 2007, les Blancs les plus pauvres disposaient de cinq fois plus d’actifs nets (42 700 $) que les ménages hispaniques (8400 $) et de dix fois plus de richesse que les Noirs (4300 $). Aujourd’hui, ces écarts ont fondu de moitié. Malheureusement pas parce que les ménages appartenant aux minorités visibles ont tellement amélioré leur sort, mais parce que durant la crise les Blancs ont vu leurs avoirs fondre de moitié et que rien n’a véritablement changé depuis.
Le livre de Gordon, The Rise and Fall of American Growth: The U.S. Standard of Living Since the Civil War (2016) aborde les enjeux d’une perspective qui souligne des tendances lourdes dans l’accroissement des inégalités au fil des décennies, finalement sur plus d’un siècle. Gordon n’aborde pas la question de la croissance dans le cadre que je mets en question depuis longtemps, celui où le bien-être des populations dépend de la croissance de l’activité économique ne tenant pas compte de nombre de ses impacts. Il corrige le PIB pour ces défaillances nombreuses comme outil pour bien cerner le bien-être, y compris la question des externalités corrigées par l’IPV, en suivant sa réflexion sur le bien-être, sans approche théorique à la question.
Son analyse montre que les inégalités révèlent une situation où le bien-être – le «niveau de vie» – connu pendant les Trentes Glorieuses est en déclin inéluctable aux États-Unis. Il termine le livre avec une série de recommandations (salaire minimum adéquat, impôt sur les riches, financement adéquat de l’éducation à tous les niveaux, prise en main des conditions aboutissant à un niveau très important d’emprisonnement, correction des iniquités fiscales…) qui pourraient contrer les tendances, mais ne suggère d’aucune façon qu’elles seront adoptées; elles vont à l’encontre de tout le positionnement des Blancs et des Républicains américains, qui passe proche de dominer l’agenda politique dans ce pays.
Indirectement, ses constats suggèrent un effondrement du système, fournissant une perspective plutôt complémentaire à celle fournie par le modèle de Halte à la croissance: le modèle qui incarne le rêve américain dans les interventions du gouvernement, voire de la société, aboutit à la destructuration des fondements économiques de cette même société.
Je ne connais pas de modèle qui cherche à projeter ces perturbations sociales dans l’avenir, et il n’y a pas de date cible qui circule comme celle de Halte. Le Rapport sur les inégalités 2018, comme le rapport de Davos, projettent quand même les tendances, peu reluisantes. Reste que l’effondrement social, avec ses propres composantes décrites entre autres par Wilkinson et Pickett, ira en s’accentuant avec l’arrivée des problèmes du modèle économique, alors que ce modèle est au coeur même des problèmes que vivent les sociétés pauvres.
Le rapport WID de 2018 note que «si l’aggravation des inégalités ne fait pas l’objet d’un suivi et de remèdes efficaces, elle pourrait conduire à toutes sortes de catastrophes politiques, économiques et sociales.» Cela ressemble drôlement aux cris d’alarme lancés par le milieu environnemental depuis des décennies…
Le livre de Gordon était écrit avant l’élection de Donald Trump, mais fournit un ensemble de données et d’analyses qui permettent de comprendre la vigueur de sa base contre toute prise en considération d’autres critères que leur propre survie dans le rêve américain. C’est une situation qui est assez bien décrite aussi par Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis (2016), de J.D. Vance, également écrit avant l’élection de Trump, également fournissant des perspectives sur le désarroi de la population Blanche des États, celle qui a connu le déclin, relatif et en termes absolus, décrit par Desrosiers dans son dernier paragraphe.
by
Bon, je me lance (devant le silence des habitués). Un commentaire sans information nouvelle: simplement un merci, M. Mead, pour ce travail à la fois de défrichage et de cueillette.
La civilisation industrielle va s’éteindre et l’on doit préparer la fin pour qu’elle soit digne. Pour ce faire il faut instruire, vulgariser, malgré la désolation et les rêves brisés.
Bonne année et encore merci!