Même si ce n’est toujours pas une évidence, il y a de plus en plus de reconnaisance du fait que le rôle de l’automobile dans notre civilisation (et non pas seulement dans la culture) doit changer. Non seulement elle nous crée des problèmes dans nos villes par la congestion que son utilisation génère presque automatiquement, mais elle est déjà impliquée dans l’aménagement de ces villes qui est fait pour elle et qui perturbe la vie de la société et son fonctionnement, son insertion dans le milieu qui devient de plus en plus restreint quant aux options qu’il nous offre.
J’aborde la problématique à plusieurs reprises, et de différentes façons, dans mon livre. C’était dans ce cadre que j’étais fasciné de tomber sur le travail de Tony Seba de l’Université Stanford dont j’ai parlé dans un récent article du blogue (ici pour la présentation sur youtube). On doit bien entretenir des doutes quant aux chances de réalisation de ses projections. Ce qui est fascinant est qu’elles fournissent un portrait possible de la façon dont l’effondrement pourrait s’opérer à travers la complexité de nos sociétés riches et cela en suivant un raisonnement économique de la part des individus et des investisseurs pendant le déclin du système dans lequel ce raisonnement s’insère. Seba projette, en fonction de son analyse des technologies qui évoluent actuellement, que d’ici 2030 (i) la voiture électrique remplacera totalement la voiture thermique à essence et (ii) la voiture autonome remplacera la voiture conduite, pour constituer des flottes de voitures autonomes électriques; parmi les critiques qui suivent plus loin, il y a absence d’information sur la façon de voir cette flotte et sa diversité (vannes, camions, etc.) même s’il indique dans l présentation que ses propos s’appliquent à l’ensemble des véhicules. (iii) Une troisième projection est clé: pendant cette période de moins de quinze ans, l’engouement pour la possession d’une automobile marquant notre place dans la société va également se transformer dans une forte adhésion à un système de transports où l’auto privée est presque disparue, encore une fois, pour des raisons économiques.
Tel que présenté par Seba, cette troisième projection est fondée sur l’évolution perturbatrice (disruption) des autres technologies, sur un ensemble de facteurs qui rendent désuète la possession d’une voiture personnelle: son coût; son efficacité; son intérêt. De nombreuses critiques des attentes d’une multitude d’intervenants qui mettent leur espoir dans la transformation des sociétés avec la venue de l’auto électrique et/ou autonome suggèrent que, dans l’absence de ce troisième élément du portrait, auquel elles ne pensent presque pas, l’automobile continuera à être plus que problématique, un véritable problème pour les sociétés. L’alternative est ce que Seba appelle le transports considérés comme un service (TaaS – Transport as a Service). Le résultat: une baisse de la demande d’ici 2030 de 80% et une baisse du nombre de véhicules de 70% – ce qui répond à des exigences en période d’effondrement… L’accent est sur les États-Unis, et il reste tout un travail à faire pour expliciter les implications des projections pour l’ensemble des pays.
L’approche «business as usual» en contraste avec Seba
Quelques unes de ses critiques permettent de voir un ensemble de facteurs qui pourraient avoir une influence sur l’évolution des technologies et des comportements telle que projetée par Seba, tout en étant elles aussi bien faillibles. Un suivi explicite de Seba par Seeking Alpha, une firme de conseils financiers, souligne que ses projections dans «Rethinkx Report: TaaS, An Illusion Wrapped In A Mirage Inside A Fantasy» pourraient aboutir à l’élimination de l’industrie pétrolière, ce que l’auteur considère impensable, apparemment… Seba est conscient de cette conséquence des perturbations qu’il décrit et suggère – avec moins de pouvoir de conviction pour moi que ses projections sur l’évolution des technologies – que l’économie va se maintenir mais avec l’accent sur d’autres filières. Il note que l’industrie qui exploite les sables bitumineux sera une des principales à connaître des investissements échoués.
On peut soupçonner que Seeking Alpha représente de par ses arguments sur fond économique précisément le type d’intervenant que Seba décrit comme trop pris par les tendances traditionnelles pour pouvoir saisir la situation qui ne suit pas ces tendances, la perturbation. Son calcul de base, qu’il y aura plus d’autos et de déplacements qu’actuellement, prend comme hypothèse que tous les transports personnels de l’avenir seront en autos à 4 places; il calcule le nombre de déplacements pour le travail et pour les enfants et attribue tout à l’auto seule. Cela semble aussi mal fondé que ce qu’il attribue à Rethinkx. Dans un deuxième article, «Rethinx Report: A 30 Million Barrel Per Day Drop In Demand For Oil», l’auteur souligne que les projections comportent la disparition de l’industrie de l’automobile telle que nous la connaissons, et qu’il considère tout aussi impensable. L’auteur conclut que le scénario business as usual est ce qui est probable pour l’avenir.
À travers ses critiques, Seeking Alpha souligne un autre problème, également noté par Seba, qui affiche un certain optimisme à cet égard, que les quantités de lithium requises pour les batteries des voitures électriques prévues dépassent la capacité de les fournir, sinon les réserves elles-mêmes. Le tout met l’accent sur les États-Unis, mais la situation s’empire tout simplement si l’on envisage la situation à l’échele mondiale. C’est probablement une des failles importantes dans l’argument de Seba, sauf qu’il répondrait, je soupçonne, que la technologie des batteries évolue aussi.
Les obstacles à la venue des perturbations
Dans une autre approche à la critique, «The Case Against Self-Driving Cars», un article de Tech Central (organisme basé en Afrique du Sud) est fondé sur l’expérience des dernières décennies et met en doute les attentes des «optimistes» qui pensent que ces nouvelles technologies vont permettre de résoudre des problèmes tels la congestion sur les routes. Il se penche sur la façon dont les gens réagiront devant leurs (nouvelles) options, cherchant de meilleures autos, et en général laissant la situation comme avant, ou pire. La critique se fait apparemment en pensant seulement à l’auto privée et la poursuite du business as usual pour longtemps, en rejetant la courbe S que Seba insiste sera cruciale.
Un article assez étoffé dans Science poursuit encore une fois dans le contexte du maintien de toutes les autres options, ce qui permettrait de continuer avec le chaos actuel, incluant l’étalement urbain et la congestion. L’auteur semble penser toujours à l’auto privée, mais autonome et semble assez favorable et positif quant à leur venue, en soulignant que des propriétaires éventuels (comme GM, dans l’article) vont probablement pousser pour l’ouverture vers les AV comme occasion d’affaires. Vers la fin, il y a un paragraphe qui semble accepter comme probable que la possession individuelle pourrait disparaître.
Dans un article dans l’Irish Times, on note que l’auteur souligne que c’est le même calendrier pour Volkswagen que pour Seba, 2021-2022, pour l’atteinte du niveau 4 en autonomie. En fait, l’article est un survol d’un ensemble de problèmes actuels et un accent sur des sondages qui soulignent l’attachement des conducteurs à leurs autos, ce que Mazda favorise. On voit que les manufacturiers – l’industrie dont la disparition est crainte par Seeking Alpha et prévue par Seba – suivent différentes stratégies face à l’évolution des technologies: GM semblerait investir dans la vision d’une société où la voiture électrique autonome jouera un rôle important, alors que Mazda présume que le scenario business as usual continuera à dominer.
Quartz Media LLC en juillet 2017 insiste sur la multitude d’obstacles devant l’adoption des nouvelles technologies, rejettant l’argument de Seba (pas mentionné) à l’effet que l’évolution des technologies perturbatrices s’impose suivant de tout autres tendances. Dans le court article dans The Drive de mai 2017, l’auteur débute avec l’idée que l’auto sera privée pour un temps indéterminé. Il répète les arguments de Seeking Alpha et d’autres sur l’augmentation de l’utilisation plutôt que la quasi disparition des flottes et sur l’incitatif à l’étalement urbain. On voit, pour la réponse, l’importance de l’enjeu de la propriété non personnelle de ces voitures et l’importance des investissements nécessaires pour qu’elles développent comme voulu/prévu. Finalement, que les flottes soient la propriété de grands investisseurs n’est pas en conflit avec le changement radical en termes de volonté de possession de la part d’individus qui est nécessaire pour le portrait de Seba.
Fortune, en janvier 2017, intervient aussi en mettant l’accent sur le fait que les nouvelles technologies vont constituer un incitatif à utiliser l’AV plus souvent parce que commode. Ce problème semble disparaître ou presque si l’AV n’est pas personnelle. Dans The Spectrum de juillet 2017, on voit une analyse qui présume que la propriété privée va continuer et même la présence d’autos conduites par des humains; il présume même que l’auto sera thermique. Il note presque en passant ce que des malicieux pourraient faire pour nuire aux autos autonomes, mais en général se penche sur des situations ordinaires que les concepteurs savent qu’il faut régler. Computer World en mars 2018 publie un article qui insiste sur la nécessité de bureaux de contrôle à distance (y compris pour contrer du vandalisme), finalement prétendant que l’intelligence artificielle ne pourra planifier tous les gestes humanistes et que cela limitera l’essor de l’automobile autonome.
Notre avenir avec les transports
Pour le répéter, l’argument de Seba est loin d’être une démonstration, même s’il comporte de très intéressantes analyses de l’histoire de l’évolution des technologies qui font fi des obstacles apparents. En contre-partie, les critiques esquissées ci-haut mettent presque de côté une situation où la vision des transformations radicales qu’elles jugent frivoles, optimistes, illusoires, très complexes, s’insère – Seba n’en parle pas non plus – dans le contexte que j’essaie de garder à l’esprit dans les articles de mon blogue. Bref, que Seba ait raison ou non, la compréhension des enjeux qui diminue l’importance de la crise qui semble imminente dans le secteur pétrolier (ou, vu autrement, dans les sociétés consommatrices de pétrole qui ne pourront plus y avoir accès aussi facilement qu’avant) est vouée à un échec bien plus probable que la vision de Seba. Ce qui est intéressant, voire fascinant, pour un analyste comme moi, est la façon dont le portrait de Seba permet de concrétiser l’effondrement avec des percées qui le rendraient moins catastrophique, d’imaginer que les transports et la consommation qui marquent tellement nos sociétés peuvent être imaginés autrement.
Seba lui-même diminue l’importance de l’effondrement associé à la disparition (ou presque) des industries pétrolière et de l’automobile qui devient presque inévitable avec ses projections et ne donne aucune indication qu’il voit un effondrement du système économique pendant la période qu’il cible pour les transformations perturbatrices qu’il décrit. Je soupçonne que c’est là où se trouvent les plus graves obstacles à l’arrivée de la situation qu’il décrit, puisque les technologies en cause et leur mise en oeuvre dépendent en grande partie du maintien du système économique qui semble être en voie de disparition. Par ailleurs, mais ce n’est pas central pour le portrait des transports, Seba ne semble avoir aucune connaissance des enjeux associés au rendement énergétique (ÉROI) des énergies renouvelables, quand il suggère dans sa présentation que l’énergie solaire se trouvera partout, sous peu, comme énergie préférentielle pour des raisons économiques.
Une bonne partie de mon livre chemine dans des illusions qui pourraient s’avérer des contributions à un effondrement qui serait moins catastrophique. L’analyse de Seba chemine peut-être également dans l’illusion, mais dans les deux cas, il y a rejet du cadre du scénario «business as usual» du Club de Rome. Ces «illusions» sont finalement l’objet de l’économie biophysique dont j’essaie de suivre la pensée dans mes articles. À cet égard, ma lecture de Seba et de ses critiques m’amène à un regard sur ce qui est en cause et de revoir les fondements des «illusions». Ce n’est pas une transition que Seba présente, mais une perturbation majeure, justement l’alternative nécessaire aux différentes sortes de transitions que les «optimistes» imaginent.
Howard T. Odum et l’idée d’une «descente prospère»
Charlie Hall est probablement l’intervenant le plus actif dans la promotion de l’économie biophysique, cette «branche» de l’économie écologique qui veut mettre l’accent sur le rôle de l’énergie dans notre développement. Il y a deux ou trois ans il a fait l’éloge de son mentor (et directeur de thèse de doctorat) des années 1970, Howard T. Odum, dans le listserve qu’il utilise pour des envois depuis des années, comme l’être humain «le plus brilliant et le plus prescient» qu’il a jamais connu. La motivation de l’éloge semble être sa récente retraite, se faisant en même temps que la plupart des élèves d’Odum. Pour Hall, leur départ signale la disparition d’une approche synthétique où l’écologie, l’énergie et l’économie font partie du même continuum et telle qu’abordée par l’analyse des systèmes.
Un texte clé d’Odum qui fournit une bonne idée de sa pensée est «Net Energy, Ecology and Economics», datant de 1974 et remis en ligne par Mother Earth News. Odum fournit en effet une belle vision d’ensemble de nombre de thématiques des débats actuels, dont ceux qui animent mon blogue. En suivant différentes pistes, on tombe également sur un deuxième texte, celui-ci de David Holmgren, fournissant un certain complément à celui d’Odum. «Energy and Permaculture», publié en 1994 et récemment remise en ligne par la Permaculture Activist, aborde justement l’application des principes d’Odum à la nécessaire préparation pour les effondrements qui semblent bien nous guetter et qu’Odum craignait déjà en 1974.
En fait, Odum voyait la civilisation contemporaine comme étant dans un état «climax» qui marque le début d’un ralentissement et ensuite un déclin du système. Ses travaux s’insèrent dans le même cadre que celui du Club de Rome dans Halte à la croissance, publié en 1972, un an après la publication par Odum de Environment, Power and Society for the Twenty-First Century: The Hierarchy of Energy de 1971 (réédité en 2007, cinq ans après la mort d’Odum). Nicolas Georgescu-Roegen a publié la même année The Entropy Law and the Economic Process, fournissant d’autres fondements de l’approche de l’économie écologique et de l’économie biophysique en mettant l’accent sur les lois de la thermodynamique dans l’analyse de nos activités.
L’embargo de l’OPEP et la hausse majeure du prix de pétrole au début des années 1970, accompagnés d’une importante récession, faisaient des ravages et obligeaient – pour certains… – des remises en cause, comme celles-ci, de certaines présupposés de l’époque (pour les pays riches). On doit constater que presque rien n’a bougé depuis dans la reconnaissance de ces travaux. Ce qui était loin d’être évident il y a 45 ans le devient pourtant pas mal plus aujourd’hui.
Dans son texte de 1974, Odum insiste sur l’énergie nette comme fondamentale, mettant en évidence le concept du rendement énergétique, le retour en énergie sur l’investissement en énergie (ÉROI), Il distingue les façons dont les écosystèmes, naturels ou humains, gèrent les maladies chroniques et les maladies épidémiques. Sa vision, calme et posée, est néanmoins catastrophique, voire apocalyptique, mais voilà, toute une série de constats suggère que nous jouons avec le feu en fonçant sur les énergies fossiles non conventionnelles, et à bas rendement énergétique, plutôt que de planifier pour une utilisation plus sage des énergies fossiles conventionnelles qui nous restent pour le déclin. Dans leurs critiques des travaux de Seba (et des rêves d’autres), l’ensemble des textes résumés ci-haut ne voient pas le choix qui ne se voit pas, une reconnaissance de la fin de l’ère du pétrole, rapidement, ou des perturbations fondamentales dans la société qui n’auront presque rien à voir avec les «simples» problèmes de congestion et d’étalement urbain.
Une façon plus qu’intéressante de voir les défis des années à venir est de lire le livre de 1971 (et 2007), que je dois faire bientôt, ou A Prosperous Way Down: Principles and Policies, écrit en 2001 un an avant sa mort (et réédité en 2008), lecture que je viens de faire. Une première partie fait un survol d’un ensemble de prognostics pour le vingt-et-unième siècle qui n’ajoute pas beaucoup au portrait; une deuxième partie, importante, détaille les principes de l’analyse des systèmes – disons, de l’économie biophysique; une troisième partie attaque directement et de façon plutôt inusitée à nos défis contemporains, inusitée sauf que les propositions seront reconnaissables en assez grande partie par les parties de la population qui prônent inconsciemment la préparation pour le déclin depuis plus ou moins longtemps.
Cette lecture contraste avec celle de Seba, mais également avec celle de ses critiques. Le livre trace calmement, et – ajoutons: de façon «illusoire» – les fondements d’une civilisation qui reconnaîtrait qu’elle est sur la voie de la descente et doit changer ses façons de faire. Le problème, comme je signale en pensant à de nombreux auteurs populaires, est que celles-ci ont justement essayé d’esquisser une transition prospère, sans connaître le travail de l’économie biophysique. Je pense entre autres à Tout peut changer (une mauvaise traduction du titre de This Changes Everything) de Naomi Klein et du Manifeste Leap que le livre inspire. Publié en 2014, la pensée du livre se développait dans les années précédentes, et nous sommes maintenant rendus à la moitié de la «décennie zéro» sur laquelle Klein met l’accent. Odum prévoyait plus calmement la descente des décennies avant.
NOTE: Le colloque annuel de l’International Society for Biophysical Economics se tiendra près de Syracuse, au New York, du 13 au 17 juin. On peut consulter le site de l’ISBPE pour de l’information. Le thème pour cette année est « Developing Economics for a resource constrained world » et ses sessions devraient inclure comme thèmes: New evidence for the end of growth?, Integrating biophysical science with political economy for a non growing economy, What’s BioPhysical Economics’ role for the financial community and investment, The biophysical realities of agriculture in a resource constrained world.
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Il me semble important que nous prenions au sérieux le fait que le gouvernement fédéral ne réussira pas à mettre en branle des processus permettant de chercher à atteindre ses objectifs en matière de changements climatiques, aussi faibles soient-ils. Une entrevue de 35 minutes avec Catherine McKenna, ministre fédérale de l’Environnement, à The Sunday Edition sur CBC dimanche dernier, permet de voir jusqu’à quel point le discours et les orientations derrière le discours sont finalement creux. Rien de nouveau, mais frappant.
Au moment même d’écrire cette note, j’ai reçu de The Tyee un article qui date du 13 mars. On y trouve une mise à jour en parallèle des contradictions presque délirantes du gouvernement fédéral, en l’occurrence mettant en évidence le discours du Premier ministre Trudeau de l’an dernier et la situation qui prévaut actuellement. Titre de l’article: How Kinder Morgan Could Make Trudeau à One-Term PM. C’est difficile à croire qu’il croit, qu’elle croit, à leurs paroles…
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Dans cette ère de «fake news», on est de plus en plus conscient de la présence d’une multiplicité de sources d’information et d’une tendance à se restreindre à des sources qui conforment à ses jugements. Comme dans le précédent article et ses nombreuses références, je me réfère dans l’article qui suit à d’autres sources que je trouve crédibles. Je cherche régulièrement à trouver d’autres positionnements qui me permettent de me convaincre de mes jugements en y voyant les incohérences ou les contradictions. En guise d’exemple, j’ai lu et relu l’article de Mike Lynch déjà référencé pour me satisfaire qu’il représente la compréhension courante des enjeux, et ses lacunes.
J’avais décidé récemment de lire Vaclav Smil, autorité dans le domaine de l’énergie que je ne connaissais pas mais dont il est question régulièrement. J’ai choisi de lire son Energy Transitions: Global and National Perspectives (Praeger, 2016). Il s’agit d’un travail fondé sur une approche historique et qui est bourré de données pour les derniers siècles, voire allant jusqu’à l’époque des Romains. Finalement, le livre récapitule ce que nous connaissons plus généralement, que la «transition» en cours (c’est l’espoir) est remplie de défis et que nous ne voyons pas comment les relever.
À titre d’illustration – mais c’est crucial – , Smil détaille les perspectives pour quatre secteurs absolument fondementaux pour notre civilisation: l’acier; le ciment; les fertilisants agricoles; les plastiques. Son analyse des perspectives pour ces secteurs aboutit à la conclusion qu’une «transition» qui quitterait l’énorme dépendance de ces secteurs aux énergies fossiles prendra des décennies et, même dans ce contexte, il ne voit pas de véritables pistes de solution pour l’approvisionnement de ces secteurs en nouvelles énergies.
L’analyse est typique des travaux de l’ensemble du livre. Smil s’y restreint à des analyses, et l’ensemble des analyses aboutit au constat que la transition dont tout le monde parle ne pourra se faire qu’en termes de décennies, si elle est possible. Il ne fait presque pas de commentaires sur l’échéancier voulu, espéré, mais laisse entendre sans cesse que nous n’arriverons pas à trouver les solutions dans un temps raisonnable, dans un temps qui respecte l’échéance, par exemple, des changements climatiques. À la toute fin du livre, il se permet à quelques occasions de se sortir des analyses pour faire un court plaidoyer en guise de (seule) piste qui s’offre, soit une diminution assez radicale de la consommation d’énergie (et de tout le reste) de la part des pays riches. Ceci rejoint la lecture de Chris Smaje dans Résilience sur un livre de Smil de 2017 qui mérite un regard pour un survol des positions de Smil sur plusieurs sujets.
Deux ans avant des problèmes?
La lecture de Smil fournissait un bon contexte pour suivre une série de pistes fournies récemment par Alain Vézina allant plus directement au but, débutant par une vidéo d’un blogueur français Olivier Berruyer que je ne connais pas; il est actuaire (comme Gail Tverberg). L’entrevue part d’une référence à un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ), qui sert de référence pour les pays de l’OCDE, soulignant des problèmes dans l’approvisionnement en énergie fossile d’ici peut-être deux ans, et qui est intitulé «Va-t-on manquer de pétrole d’ici 2 ans?». J’ai cherché la référence à l’AIÉ, et Vézina semble la fournir avec Oil 2018: Analyses and Forecasts to 2023, un rapport récent de l’agence (cela pour le résumé exécutif).
La vidéo de Berruyer contient deux figures intéressantes, l’une sur la projection de la demande jusqu’en 2022 (voir plus haut), l’autre, reprenant d’autres qui figurent dans mon livre, à l’effet que les découvertes de pétrole conventionnel ont atteint leur maximum (un pic) dans les années 1960-1970 et que l’avenir va dépendre d’énergie fossile non conventionnelle. Une autre figure fournit le portrait actuel:
La demande selon l’AIÉ est projetée à croître dans les prochaines années, même si à un taux réduit; la demande de la Chine et de l’Inde comptera pour la moitié de sa croissance mondiale dans les projections (je ne suis pas capable de télécharger la figure de la vidéo). On voudrait bien que la production soit également en hausse pour répondre à la demande.
La notion de crise suggérée par le titre de la vidéo à cet égard ne se trouve pas dans le langage bien institutionnel du rapport de l’AIÉ, mais il semble raisonnable de conclure à cela, en notant dès le début que:
Il n’y aura pas de problème avec l’approvisionnement d’ici 2020, conclut l’AIÉ, mais par après, en allant vers 2023, tout dépendra de multiples facteurs qui sont loin d’être positivement orientés, avec une demande projetée à croître (peu importe l’Accord de Paris) et des découvertes et une production qui risquent d’être en diminution. Des facteurs politiques sont en partie en cause, mais le questionnement de fond passe outre ce tels obstacles.
D’autres approches, peut-être plus étoffées
Un autre portrait de la situation se trouve sur le site web Résilience, où Richard Heiberg, une autorité pour moi dans le secteur de l’énergie, intervient face aux critiques à l’effet qu’il s’est trompé en prévoyant un pic de pétrole (mais il pensait au conventionnel…). Heinberg complète le portrait fourni par l’AIÉ, son article de mars 2018 suivant un autre article paru en février 2018, avec comme fondement Shale Reality Check, le récent rapport de J. David Hughes de PostCarbon Institute sur le rapport annuel de l’Energy Information Administration des États-Unis. Hughes conclut que les projections de l’EIA sont «grandement ou extrêmement optimistes», pas une surprise pour une de ces agences d’énergie où ce sont des économistes qui sont responsables des travaux. Un retour à ma présentation des approches par la demande et par l’offre, expliquées par Steven Kopits, est en ordre ici. L’approche par la demande est fondée sur les projections de la demande et des projections pour les approvisionnements jugés nécessaires pour y répondre (en présumant qu’ils seront trouvés). L’approche par l’offre cherche directement à voir le potentiel de production, peu importe la volonté de croissance et arrive régulièrement à s’approcher plus de la réalité.
Hughes fournit peu d’information sur les coûts et les bénéfices des opérations qu’il détaille, ce sur lequel Heinberg insiste. Pour Heinberg:
Pour soutenir ce dernier constat, Heinberg fournit des liens à d’autres sites/blogues que je ne connais pas et dont la qualité n’est pas immédiatement évidente. Entre autres, c’est le site SRSrocco, maintenu pour le dossier de l’énergie par Steve St.Angelo, qui propose des analyses portant sur les questions de coûts et de rentabilité.
Une première, de mai 2017, «The Great U.S. Energy Debt Wall: It’s Going to Get Very Ugly», détaille certains aspects de l’endettement de l’industrie exploitant l’énergie de schiste; parmi ses sources se trouve Bloomberg. Une deuxième, de juin 2017, «Warning: The Global Oil and Gas Industry is Cannibalizing Itself to Stay Alive», fournit un portrait de la situation en termes de réserves de pétrole conventionnel, mais passe à un effort de compléter celui de l’endettement de l’industrie depuis plusieurs années, en raison du manque de rentabilité des opérations et de la nécessité de constamment creuser de nouveaux puits; parmi ses sources sont Bloomberg et l’EIA. Une troisième analyse, de décembre 2017, «The U.S. Shale Oil Industry: Swindling and Stealing Energy to Stay Alive», fait un survol du manque de rentabilité dans le secteur, mettant un accent sur le déclin important du rendement des énergies fossiles non conventionnelles, leur ÉROI; je trouve qu’il arrondit pas mal sa façon de présenter l’ÉROI, mais reste dans une perspective généralement correcte. Je n’aime pas non plus le style allégé des articles, mais je suis satisfait que leurs constats se défendent – et St.Angelo fournit ses sources. Je me permets de croire par ailleurs que Heinberg (et d’autres de PostCarbon Institute) ont validé le travail de St.Angelo…
Tout récemment (le 13 mars), Gail Tverberg, dans «Our Latest Oil Predicament», revient sur une autre façon de voir ce qui semble véritablement être un «prédicament», un ensemble de facteurs sociaux et économiques qui rendent l’avenir énergétique et celui des sociétés assez problématique . Elle met l’accent sur un système intégré d’activités que représente le modèle dans nos sociétés, et où l’achat de maisons ou d’autos, par exemple, est minée par l’incapacité des consommateurs d’acheter ces produits fondamentaux pour la société (et son économie), même devant l’accroissement de pétrole relativement bon marché.
Comment aborder cet enjeu de notre avenir énergétique à court terme?
Cela fait deux ou trois articles où je fournis un assez grand nombre de mes sources. Comme je le souligne dans l’avant-propos de mon livre, prétendre que des problèmes s’annoncent se fait difficilement, tellement nous sommes bernés (ma conclusion) par les apparences qui cachent une situation tellement complexe et tellement indirecte en termes de ses indicateurs que superficiellement tout semble aller bien. Une analyse qui nous sort de nos illusions se fonde sur des données formelles recueillies (surtout) par les agences de l’énergie (AIÉ, EIA, ONÉ) et une mise en contexte de ces données qui leur fournit un cadre social et environnemental à ce qui autrement est présenté dans le cadre devenu presque mythique du modèle de l’économie néoclassique. Le résultat est un portrait qui met un accent sur une planète limitée dans ses ressources, une économie qui roule en trop grande partie sur un endettement impressionnant et sur une société totalement dépendante d’un approvisionnement massif en ressources qui deviennent, justement, de plus en plus difficiles à extraire face aux limites planétaires. Elles sont trop coûteuses pour notre propre bien…
Cela nous ramène à Smil. La «transition» voulue se bute à un échéancier trop serré et à une disponibilité d’alternatives à notre énergie fossile trop limitée. En dépit de telles analyses, courantes et peut-être même majoritaires, nous continuous quand même à agir comme toujours. Face à l’échec de l’Accord de Paris, par exemple, nous cherchons toujours à améliorer la situation, à pousser les décideurs à mettre leurs engagements au niveau des défis et à poursuivre dans notre modèle. Il est possible que certaines pressions inéluctables se présentent dans le court terme qui nous sortiront de notre sommeil…
NOTE en date du 21 mars
Des leaders de l’économie biophysique, Charles Hall et Jean Laherrère, viennent tout juste de présenter devant l’Association américaine de chimie une analyse des travaux de l’EIA portant sur les perspectives pour le pétrole de schiste. Ils abordent les problématiques autrement pour aboutir à la même conclusion que Hughes et Heinberg. Philippe Gauthier, qui m’a signalé l’intervention, vient de publier le 20 mars «Chute de 75% de la production pétrolière américaine d’ici 2040?», un résumé de leur travail.
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