Dans cette ère de «fake news», on est de plus en plus conscient de la présence d’une multiplicité de sources d’information et d’une tendance à se restreindre à des sources qui conforment à ses jugements. Comme dans le précédent article et ses nombreuses références, je me réfère dans l’article qui suit à d’autres sources que je trouve crédibles. Je cherche régulièrement à trouver d’autres positionnements qui me permettent de me convaincre de mes jugements en y voyant les incohérences ou les contradictions. En guise d’exemple, j’ai lu et relu l’article de Mike Lynch déjà référencé pour me satisfaire qu’il représente la compréhension courante des enjeux, et ses lacunes.
J’avais décidé récemment de lire Vaclav Smil, autorité dans le domaine de l’énergie que je ne connaissais pas mais dont il est question régulièrement. J’ai choisi de lire son Energy Transitions: Global and National Perspectives (Praeger, 2016). Il s’agit d’un travail fondé sur une approche historique et qui est bourré de données pour les derniers siècles, voire allant jusqu’à l’époque des Romains. Finalement, le livre récapitule ce que nous connaissons plus généralement, que la «transition» en cours (c’est l’espoir) est remplie de défis et que nous ne voyons pas comment les relever.
À titre d’illustration – mais c’est crucial – , Smil détaille les perspectives pour quatre secteurs absolument fondementaux pour notre civilisation: l’acier; le ciment; les fertilisants agricoles; les plastiques. Son analyse des perspectives pour ces secteurs aboutit à la conclusion qu’une «transition» qui quitterait l’énorme dépendance de ces secteurs aux énergies fossiles prendra des décennies et, même dans ce contexte, il ne voit pas de véritables pistes de solution pour l’approvisionnement de ces secteurs en nouvelles énergies.
L’analyse est typique des travaux de l’ensemble du livre. Smil s’y restreint à des analyses, et l’ensemble des analyses aboutit au constat que la transition dont tout le monde parle ne pourra se faire qu’en termes de décennies, si elle est possible. Il ne fait presque pas de commentaires sur l’échéancier voulu, espéré, mais laisse entendre sans cesse que nous n’arriverons pas à trouver les solutions dans un temps raisonnable, dans un temps qui respecte l’échéance, par exemple, des changements climatiques. À la toute fin du livre, il se permet à quelques occasions de se sortir des analyses pour faire un court plaidoyer en guise de (seule) piste qui s’offre, soit une diminution assez radicale de la consommation d’énergie (et de tout le reste) de la part des pays riches. Ceci rejoint la lecture de Chris Smaje dans Résilience sur un livre de Smil de 2017 qui mérite un regard pour un survol des positions de Smil sur plusieurs sujets.
Deux ans avant des problèmes?
La lecture de Smil fournissait un bon contexte pour suivre une série de pistes fournies récemment par Alain Vézina allant plus directement au but, débutant par une vidéo d’un blogueur français Olivier Berruyer que je ne connais pas; il est actuaire (comme Gail Tverberg). L’entrevue part d’une référence à un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ), qui sert de référence pour les pays de l’OCDE, soulignant des problèmes dans l’approvisionnement en énergie fossile d’ici peut-être deux ans, et qui est intitulé «Va-t-on manquer de pétrole d’ici 2 ans?». J’ai cherché la référence à l’AIÉ, et Vézina semble la fournir avec Oil 2018: Analyses and Forecasts to 2023, un rapport récent de l’agence (cela pour le résumé exécutif).
La vidéo de Berruyer contient deux figures intéressantes, l’une sur la projection de la demande jusqu’en 2022 (voir plus haut), l’autre, reprenant d’autres qui figurent dans mon livre, à l’effet que les découvertes de pétrole conventionnel ont atteint leur maximum (un pic) dans les années 1960-1970 et que l’avenir va dépendre d’énergie fossile non conventionnelle. Une autre figure fournit le portrait actuel:
La demande selon l’AIÉ est projetée à croître dans les prochaines années, même si à un taux réduit; la demande de la Chine et de l’Inde comptera pour la moitié de sa croissance mondiale dans les projections (je ne suis pas capable de télécharger la figure de la vidéo). On voudrait bien que la production soit également en hausse pour répondre à la demande.
La notion de crise suggérée par le titre de la vidéo à cet égard ne se trouve pas dans le langage bien institutionnel du rapport de l’AIÉ, mais il semble raisonnable de conclure à cela, en notant dès le début que:
Il n’y aura pas de problème avec l’approvisionnement d’ici 2020, conclut l’AIÉ, mais par après, en allant vers 2023, tout dépendra de multiples facteurs qui sont loin d’être positivement orientés, avec une demande projetée à croître (peu importe l’Accord de Paris) et des découvertes et une production qui risquent d’être en diminution. Des facteurs politiques sont en partie en cause, mais le questionnement de fond passe outre ce tels obstacles.
D’autres approches, peut-être plus étoffées
Un autre portrait de la situation se trouve sur le site web Résilience, où Richard Heiberg, une autorité pour moi dans le secteur de l’énergie, intervient face aux critiques à l’effet qu’il s’est trompé en prévoyant un pic de pétrole (mais il pensait au conventionnel…). Heinberg complète le portrait fourni par l’AIÉ, son article de mars 2018 suivant un autre article paru en février 2018, avec comme fondement Shale Reality Check, le récent rapport de J. David Hughes de PostCarbon Institute sur le rapport annuel de l’Energy Information Administration des États-Unis. Hughes conclut que les projections de l’EIA sont «grandement ou extrêmement optimistes», pas une surprise pour une de ces agences d’énergie où ce sont des économistes qui sont responsables des travaux. Un retour à ma présentation des approches par la demande et par l’offre, expliquées par Steven Kopits, est en ordre ici. L’approche par la demande est fondée sur les projections de la demande et des projections pour les approvisionnements jugés nécessaires pour y répondre (en présumant qu’ils seront trouvés). L’approche par l’offre cherche directement à voir le potentiel de production, peu importe la volonté de croissance et arrive régulièrement à s’approcher plus de la réalité.
Hughes fournit peu d’information sur les coûts et les bénéfices des opérations qu’il détaille, ce sur lequel Heinberg insiste. Pour Heinberg:
Pour soutenir ce dernier constat, Heinberg fournit des liens à d’autres sites/blogues que je ne connais pas et dont la qualité n’est pas immédiatement évidente. Entre autres, c’est le site SRSrocco, maintenu pour le dossier de l’énergie par Steve St.Angelo, qui propose des analyses portant sur les questions de coûts et de rentabilité.
Une première, de mai 2017, «The Great U.S. Energy Debt Wall: It’s Going to Get Very Ugly», détaille certains aspects de l’endettement de l’industrie exploitant l’énergie de schiste; parmi ses sources se trouve Bloomberg. Une deuxième, de juin 2017, «Warning: The Global Oil and Gas Industry is Cannibalizing Itself to Stay Alive», fournit un portrait de la situation en termes de réserves de pétrole conventionnel, mais passe à un effort de compléter celui de l’endettement de l’industrie depuis plusieurs années, en raison du manque de rentabilité des opérations et de la nécessité de constamment creuser de nouveaux puits; parmi ses sources sont Bloomberg et l’EIA. Une troisième analyse, de décembre 2017, «The U.S. Shale Oil Industry: Swindling and Stealing Energy to Stay Alive», fait un survol du manque de rentabilité dans le secteur, mettant un accent sur le déclin important du rendement des énergies fossiles non conventionnelles, leur ÉROI; je trouve qu’il arrondit pas mal sa façon de présenter l’ÉROI, mais reste dans une perspective généralement correcte. Je n’aime pas non plus le style allégé des articles, mais je suis satisfait que leurs constats se défendent – et St.Angelo fournit ses sources. Je me permets de croire par ailleurs que Heinberg (et d’autres de PostCarbon Institute) ont validé le travail de St.Angelo…
Tout récemment (le 13 mars), Gail Tverberg, dans «Our Latest Oil Predicament», revient sur une autre façon de voir ce qui semble véritablement être un «prédicament», un ensemble de facteurs sociaux et économiques qui rendent l’avenir énergétique et celui des sociétés assez problématique . Elle met l’accent sur un système intégré d’activités que représente le modèle dans nos sociétés, et où l’achat de maisons ou d’autos, par exemple, est minée par l’incapacité des consommateurs d’acheter ces produits fondamentaux pour la société (et son économie), même devant l’accroissement de pétrole relativement bon marché.
Comment aborder cet enjeu de notre avenir énergétique à court terme?
Cela fait deux ou trois articles où je fournis un assez grand nombre de mes sources. Comme je le souligne dans l’avant-propos de mon livre, prétendre que des problèmes s’annoncent se fait difficilement, tellement nous sommes bernés (ma conclusion) par les apparences qui cachent une situation tellement complexe et tellement indirecte en termes de ses indicateurs que superficiellement tout semble aller bien. Une analyse qui nous sort de nos illusions se fonde sur des données formelles recueillies (surtout) par les agences de l’énergie (AIÉ, EIA, ONÉ) et une mise en contexte de ces données qui leur fournit un cadre social et environnemental à ce qui autrement est présenté dans le cadre devenu presque mythique du modèle de l’économie néoclassique. Le résultat est un portrait qui met un accent sur une planète limitée dans ses ressources, une économie qui roule en trop grande partie sur un endettement impressionnant et sur une société totalement dépendante d’un approvisionnement massif en ressources qui deviennent, justement, de plus en plus difficiles à extraire face aux limites planétaires. Elles sont trop coûteuses pour notre propre bien…
Cela nous ramène à Smil. La «transition» voulue se bute à un échéancier trop serré et à une disponibilité d’alternatives à notre énergie fossile trop limitée. En dépit de telles analyses, courantes et peut-être même majoritaires, nous continuous quand même à agir comme toujours. Face à l’échec de l’Accord de Paris, par exemple, nous cherchons toujours à améliorer la situation, à pousser les décideurs à mettre leurs engagements au niveau des défis et à poursuivre dans notre modèle. Il est possible que certaines pressions inéluctables se présentent dans le court terme qui nous sortiront de notre sommeil…
NOTE en date du 21 mars
Des leaders de l’économie biophysique, Charles Hall et Jean Laherrère, viennent tout juste de présenter devant l’Association américaine de chimie une analyse des travaux de l’EIA portant sur les perspectives pour le pétrole de schiste. Ils abordent les problématiques autrement pour aboutir à la même conclusion que Hughes et Heinberg. Philippe Gauthier, qui m’a signalé l’intervention, vient de publier le 20 mars «Chute de 75% de la production pétrolière américaine d’ici 2040?», un résumé de leur travail.
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Je me permet de vous signaler un article de Philippe Gauthier, publié le 14 mars : « La transition énergétique prendra… 363 ans ».
http://bit.ly/2GCW0R3
Premier paragraphe : « Ken Caldeira, un climatologue du Carnegie Institution for Science, a calculé il y a 15 ans que pour atteindre nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre, il faudrait ajouter chaque jour, de 2000 à 2050, l’équivalent d’une centrale nucléaire en énergie propre. Le MIT Technology Review rapporte aujourd’hui que Caldeira a récemment calculé où nous en étions rendus. Résultat : au rythme actuel, la transition énergétique ne sera pas terminée avant 363 ans. »
Bonne lecture !
Oh, quel article copieux et bien documenté! 🙂
Blague à part, il s’agissait d’un simple calcul de coin de table (projection linéaire) de la part de Caldeira. Une approche un peu plus complète teindrait compte des variations possibles du rythme d’investissement, mais le but de son calcul était de montrer l’ampleur du gouffre actuel entre le théorie et le déploiement des renouvelables et ce sens, il joue bien son rôle.
Merci M. Mead pour vos analyses éclairantes. Pensez-vous que la crise économique pourra nous sauver de la crise climatique? Passerons-nous par une décroissance obligée (et peut-être salutaire) par manque de ressources et déconfiture de l’économie mondiale? L’aspect du manque de rentabilité de l’industrie du gaz et du pétrole non conventionnels devrait être plus largement souligné dans nos médias. J’espère que des économistes vous suivront pour prendre la parole sur ces constats.
L’article reprend des thémes de mon livre, en suivant d’autres pistes suggérant l’effondrement. Comme je souligne dans le livre, en citant un chercheur australien qui a mis à jour avec les données de 30 et de 40 ans les projections de Halte à la croissance, «si un effondrement global s’avère comme dans ce scénario de base de Halte, les impacts associés à la pollution dont les changements climatiques seront résolus dans l’ordre des choses, bien que pas dans un sens idéal quelconque». Je vais continuer à suivre l’analyse de la rentabilité du pétrole de schiste (et des sables bitumineux), mais je n’attends des économistes ni une reconnaissance de ce défi ni plus généralement une reconnaissance de la possibilité d’un effondrement du système économique.
Quelqu’un a-t-il calculé l’impact d’une disruption technologique survenant au cours de la décennie 2020 entraînant l’arrivée de la voiture électrique autonome en mode partagé et réduisant ainsi drastiquement le modèle de la possession individuelle du véhicule à combustion interne? Seba parle d’une flotte de voitures aux USA passant d’environ 250M de véhicules à 28M de voitures autonomes à propulsion électrique. Par ailleurs, en termes énergétiques le transfert des sources du fossile vers le renouvelable peut-il permettre le déploiement d’une telle flotte de véhicules générant une telle cassure dans les modes de déplacement individuel? Ces questions sont importantes parce qu’il me semble que le principal secteur où le gaspillage énergétique est proéminent, c’est celui du transport individuel. Une décroissance dans ce secteur peut-il amorcer la transition requise?
Seba essaie de présenter plusieurs aspects du défi, et est l’objet de nombreuses critiques. Je vais les commenter probablement dans mon prochain article. Rien n’est certain à ce sujet, mais la perspective offerte par Seba, proposée en pensant que notre modèle économique va pourvoir se poursuivre, me semble intrigante dans l’autre perspective d’un effondrement. Cela exige en effet une réflexion sur les impacts de cette disruption, voire la possibilité qu’elle puisse se faire, alors que plusieurs moteurs de la disruption seront en crise. Peu importe, je crois que l’effondrement va régler la problématique sans solution de nos transports privés…
Je ne comprends pas pourquoi il est question d’une transition à la fin, alors que rien (pensons à Smil, mais aussi à une multitude d’autres sources) ne suggère qu’une transition va pouvoir se faire…
J’avoue que le terme « transition » est désormais affecté d’un sens passablement bucolique et prend une signification que je ne lui accolais pas. Il s’agira fort probablement d’une altération moins linéaire… J’utilisais ce terme dans le sens qu’il prend dans le dictionnaire: «Passage d’un état à un autre. Une transition brutale, rapide. Faire transition» (Antidote); «Passage d’un état à un autre : Une brusque transition du chaud au froid» (Larousse).