Une version plus succincte de cet article a été envoyé aux journaux pour publication, et fournit une vision d’ensemble pour les lecteurs qui ne voudraient pas mettre le temps à lire ce qui suit, plus long. Son titre, partant d’une entrevue donnée par Joanne Liu de MSF: La démographie humaine – l’éléphant dans la pièce. J’y reviens à la fin de cet article.
Dans mon dernier article, je mettais un certain accent sur les migrants des pays du Triangle du Nord vers les États-Unis, et leur retour vers ces pays, sous pression ou autrement. Je ne parlais pas d’une autre sorte de migration temporaire, celle des élites. Presque tout le monde que j’ai rencontré dans cette classe de la population avait étudié aux États-Unis, souvent suivant une tradition remontant à leurs parents et grandparents. Elles sont toutes bilingues, et bien positionnées dans leur société d’origine à leur retour.
Migrants illégaux, migrants légaux
La catégorie des populations des migrants (surtout) illégaux est couverte en priorité par la presse américaine dans l’ère de Trump. La base électorale de Trump semble bien être les gens de race blanche qui craignent que l’immigration en continu va empirer leur situation qu’elle considère déjà désastreuse, les mettant dans une situation destinée à les rendre minoritaires dans le pays d’ici peut-être 25 ans.
Pour nombre de pays pauvres d’où originaient ces migrations, la situation était également perçue comme désastreuse pour une partie et pour de très bonnes raisons. En raison de cela, l’élite ne retourne pas toujours à son pays d’origine, mais préfère assez souvent rester dans le pays de destination dans la diaspora du pays, normalement dans un pays riche (et l’intérêt ici est pour l’immigration vers les États-Unis).
Currently, emigration of migrants with tertiary education is very high, at 24 percent, in low-income countries, and is particularly high in small low-income countries. But if the people who leave retain a connection with the country of origin — and nurture this connection in their children and subsequent générations – their global connections may prove to be a valuable asset. (p.3)
Cette citation vient d’un rapport de 2013 du Migration Policy Institute intitulé What We Know About Diasporas and Economic Development. La lecture du rapport laisse le profond sentiment que l’incitation pour développer ce sujet (et derrière la création de l’Institute?) est un sentiment de culpabilité des pays riches face à cette sorte de vol des meilleures ressources humaines des pays pauvres. Bien que le rapport fournisse quelques exemples de personnes des diasporas ayant fait avancer de manière significative leurs pays d’origine, la grande majorité du texte se présente plutôt comme une série de recommandations pour mieux inciter les diasporas à aider au développement de leurs pays d’origine alors qu’elles ne le font pas normalement.
Finalement, sur le plan économique et concernant son jugement sur la contribution négative des diasporas en géneral, Trump se trompe fort probablement. Il ne semble pas se tromper (sur le plan électoral) en ciblant l’aspect social et les implications de l’immigration importante – légale et illégale – en cours depuis des décennies, par comparaison à celle en cours depuis des siècles mais constituée surtout de Blancs (et de Noirs, mais ces derniers comme esclaves…).
Les migrants et les immigrants parmi l’élite – la diaspora vs. le bassin de travailleurs d’ici
La catégorie couverte par la presse canadienne en priorité est une autre, celle des immigrants légaux, incluant les travailleurs temporaires. Concernant les travailleurs temporaires, surtout en agriculture, il est frappant de voir Jean-Martin Poirier, dans une émission de la série télévisée Les Fermiers, faire la comparaison entre sa Ferme des Quatre Temps et les conditions de travail qui y prévalent avec celles de ses voisins. Il souligne la planification différente du temps et des tâches par l’agriculture industrielle chez eux, qui aboutit à un travail hautement répétitif et de longue durée dans les champs; nous ne voulons pas de ce travail, laisse-t-il comprendre, et nous cherchons des migrants temporaires, souvent Guatémaltèques, Honduriens ou Salvadoriens, pour faire le travail à notre place, et pour notre bénéfice. On peut comprendre qu’ils sont payés plus que ce qui serait leur revenu dans leurs pays d’origine, mais voilà, il s’agit justement d’un cas, transporté chez nous, de notre domination des populations des pays pauvres en général. Je ne rentre pas dans le dossier ici, mais on peut suggérer que voilà l’occasion pour une transformation de notre propre société, en formant les gens ici, en ciblant des façons de travailler qui clochent avec l’approche industrielle.
L’accent ici depuis plusieurs années déjà est plutôt sur les gens qu’il nous faut pour compenser le vieillissement de notre population et le manque, comme résultat, de personnes pouvant combler des postes apparemment ouverts et intéressants et pour lesquels il n’y a pas de personnes qualifiées dans notre propre population «en déclin». Il s’agit d’une composante du portrait de notre modèle économique qui montre une autre de ses faiblesses fondamentales. Comme je l’ai déjà souligné à quelques reprises, nous n’en parlions pas pendant la période des «baby boomers» et la croissance démographique importante de leur époque, cela il faut présumer parce que cette croissance participait à la croissance économique qui marquait également cette époque, avec une prospérité remarquable.
Le problème auquel nous faisons face aujourd’hui est que cette prospérité de quelques décennies dans l’histoire de l’humanité n’était pas durable mais plutôt illusoire, fondée comme elle l’était sur le recours à des ressources non renouvelables, et limitées donc dans leur potentiel à long terme (cela à moins d’avoir trouvé des substituts qui n’en dépendent pas, ce que nous n’avons pas réussi à faire). L’espèce de «stagnation» (en termes relatifs, mais le terme est courramment utilisé par les journalistes comme Gérald Fillion et René Vézina) de l’économie ici depuis deux ou trois décennies résulte justement de la décision de nombreuses Québécoises de restreindre leur «taux de natalité» pour accéder plutôt au «marché du travail», avec comme résultat la «stagnation» de la croissance démographique. Le «déclin» de la population sera nécessaire un moment donné de toute façon, l’est probablement déjà, mais la décision des Québécoises peut être vue comme une contribution temporaire au bien-être économique de la société. Le bilan en est donc mixte.
Un changement profond en cours, en perspective
Les immigrants légaux et recherchés qui dominent la couverture de la presse ces jours-ci en ce qui a trait à leur fonction comme travailleurs ne posent pas les mêmes problèmes, les mêmes défis que ceux des réfugiés, des migrants illégaux et des travailleurs temporaires, si on prend ceux-ci comme représentant le 75% de l’immigration qui n’a pas de diplôme collégial. Dans le rapport du Migration Policy Institute, il y a un effort d’y insérer au début la question des diasporas dans les migrations, mais cela dans un contexte où c’est surtout la perte, pour les pays d’origine, qui est reconnaissable et où par ailleurs la contribution au développement de ces mêmes pays d’origine par leurs diasporas s’insère dans une longue histoire – quand il est question de diasporas dans les pays riches – de domination économique de ces pays (pauvres) par les pays (riches) où sont logés les migrants.
En fait, le Canada et les États-Unis représentent des sociétés qui ne connaissent que la croissance démographique depuis des siècles, et cela en fonction, en très grande partie, de l’immigration. Pourvus des énormes ressources naturelles de ces pays de destination des immigrants des vieux pays (de l’Europe), et épargnés la dévastation des deux guerres mondiales sur le vieux continent, le Canada et les États-Unis ont prospéré. Pour y arriver par une autre tangente, cette prospérité est aujourd’hui questionnée alors que le nécessaire rétablissement de l’équilibre démographique s’instaure. Il n’est pourtant tout simplement pas imaginable que les sociétés s’adaptent à la nouvelle conjoncture, en visant un développement également équilibré, sans la croissance qui nécessite la croissance démographique. Dans l’occurrence, il s’agit de chercher plutôt des immigrants qualifiés pour pouvoir maintenir le modèle.
Trop tard pour les ressources, trop tard pour les sociétés
Nous voilà donc devant des débats de société qui ouvrent des thématiques qui s’imposent. Un point de presse récent de Joanne Lui, présidente de Médecins sans frontières, a abouti à un article de La Presse canadienne et a paru dans Le Devoir du 15 mai. Elle insistait sur la présence de 60 millions de déplacées forcées dans le monde actuellement et sur l’importance de ce dossier pour l’agenda du G7 de juin prochain à La Malbaie.
Il n’est pas question de trouver des pays d’accueil pour un tel nombre de personnes, mais d’intervenir en amont devant les inégalités mondiales qui expliquent (du moins, en bonne partie) ces déplacements. Liu n’aborde même pas cette question de front (du moins, dans l’article), tellement elle se pose, peut-on présumer, sans que des réponses ne soient envisageables.
En fait, la crise humanitaire des réfugiés et des migrants récents, où elles comptaient pour peut-être deux millions de personnes, a réussi à déstabiliser toute l’Europe, d’une part, et à déstabiliser, d’autre part et d’une toute autre façon, les États-Unis d’Amérique. Liu parle de ses visites à différents camps mis en place pour accueillir les réfugiés en dehors des territoires des pays riches et insiste sur ces dizaines de millions d’autres qui cherchent autre chose que la misère dans leurs pays d’origine.
Dans mon livre, je propose qu’il est trop tard pour instaurer une transition vers une nouvelle société, cela en raison de contraintes à venir associées à une diminution des ressources énergétiques fossiles en perspective. Ce que l’on peut soupçonner est que les migrations montrent une autre facette de ce qui est en fait un effondrement, déjà en cours, qu’il est trop tard penser «gérer».
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Pendant six ans durant les années 1990 j’étais responsable pour Nature Québec/(UQCN d’un projet avec des groupes environnementaux/communautaires sur la côte nord du Honduras. Le projet ciblait le renforcement de ces groupes et la création d’un groupe régional visant à intégrer leurs approches et leurs interventions. Le tout tournait autour de la création par le gouvernement, lors du Sommet de Rio en juin 1992, de nombreuses aires protégées qui ne seraient protégées qu’en fonction d’une adhésion à l’objectif par la population des communautés autour. J’ai décidé récemment d’y retourner après une absence de 20 ans, histoire de tâter le pouls de la situation actuelle et de voir si j’avais perdu mon temps avec le projet. Comme c’est le cas pour n’importe quel effort de cerner le terrain, mes observations ne sont que des impressions, encadrées par ma réflexion sur l’effondrement possible qui s’annonce et non par un espoir pour de nouvelles améliorations en matière d’environnement et de développement social…
Quand j’étais au Honduras dans les années 1990, le pays se distinguait, presque à son insu, par sa superficie encore intacte du point de vue forestier et par des problèmes gastro-intestinaux chez 75% de la population. On estimait qu’environ 80% de ses forêts étaient encore en place, contre environ 12% pour le Costa Rica, qui faisait avec succès la promotion à l’échelle internationale de ses aires protégées. Je ne connais pas les origines sociales, économiques et culturelles de cette différence, et j’ai pu faire certains constats correctifs en 1992 lors d’un trek de trois jours; il partait du sud de la chaine de montagnes de la côte nord, désertique en raison du fait que les montagnes de la côte dominées par Pico Bonito faisaient tomber toute la pluie, pour les traverser jusqu’à la côte de la mer des Caraïbes. Cette forêt honduréenne était parsemée partout de sentiers des communautés paysannes et des travaux agroforestiers que les paysans effectuaient sur le territoire depuis de nombreuses années; les écosystèmes forestiers étaient loin d’être intacts. J’étais également frappé, année après année, par la fumée des feux de forêts tout au long de la côte, feux auxquels d’autres paysans (ou les mêmes) se consacraient dans le but de dégager des territoires pour la culture du maïs et du frijól, cela dans des pentes abruptes que nous ne penserions même pas propices à la culture.
Le «développement» dans des pays pauvres
Dans le temps, la route entre La Ceiba et Trujillo passait pour une partie assez importante à travers des forêts tropicales – le bosque latifoliado – encore en apparence intactes; je me rappelle par contre de la visite d’un forestier qui revenait après 10 ans d’absence, qui était frappé par l’étendue de la disparition en cours. Vingt ans plus tard, ce n’était donc pas une surprise de ne voir aucune forêt le long de la route de quatre heures en autobus. À la place, une sorte de développement plus ou moins organisé étendu tout le long de la route, tributaire en grande partie du travail dans les plantations de palmiers africains et de l’ananas qui s’y trouvent, avec des commerces éparpillés selon les besoins. Comme ailleurs, les paysans qui ne travaillent pas dans les plantations ont gravi les pentes jusqu’à ce qu’il n’en reste plus et – information venant d’un agronome qui revenait de la Mosquítia, une autre région qui était intacte dans le temps – s’étendent maintenant de plus en plus vers les terres marécageuses pour y établir la ganaderia, l’élevage de vaches; la culture du maïs et du frijól semble abandonnée. Nous n’avons quand même pas fait beaucoup mieux dans l’Amérique du Nord.
Pour l’écologiste que j’étais, la disparition des écosystèmes et de la biodiversité frappait; en contrepartie, j’ai pu noter que le récif mésoaméricain qui entoure les Islas de la Bahia et qui s’étend jusqu’au Belize, et que j’ai pu faire de la plongée après une absence de ces eaux de 20 ans aussi, est en bon état, favorisé par un tourisme reconnu dans ces îles à l’instar de celui au Costa Rica. Par contre, ce qui frappait davantage est «l’occupation du territoire» par une population qui, elle, est une fois et demi celle d’il y a 20 ou 25 ans. Lors de ma récente visite, c’était le portrait de cette population qui attirait l’attention.
Au Honduras, on a peu l’impression de communautés de paysans, mais plutôt – pour la petite partie que j’ai visitée – des communautés rassemblées autour des plantations, dépendantes de celles-ci. C’est le legs de l’histoire plus que centenaire du United Fruit et du Standard Fruit (maintenant Dole) et la production de fruits et d’huile pour exportation vers les pays développés (surtout les États-Unis). À Cuero y Salado près de La Ceiba, géré par un des groupes du projet des années 1990, nous avons pu échanger avec un pêcheur qui nous décrivait le bouleversement lorsque la compagnie qui cultivait les noix de coco a abandonné l’intervention il y a plusieurs décennies, laissant des villages entiers dans la dèche; bon nombre des hommes se sont transformés en pêcheurs, mais maintenant (et peut-être déjà à cette époque-là) les stocks de poissons sont réduits. Au moins, peut-on dire, c’est une activité «économique» qui n’est pas dépendante directement des exportations; un homme y vient tous les jours pour chercher les prises pour les marchés locaux.
Dèjà, lors de ma visite en 1992, le Guatemala, voisin du Honduras, frappait plus par sa population (ces réflexions ne touchent que la partie des hautes terres et non la partie occupée par les métisses et les Ladinos, où on trouve fort probablement une situation similaire à celle du Honduras) que par sa biodiversité, cela à travers une guerre civile qui dévastait le pays. Le peuple Maya représente presque la moitié de la population et occupe toute la partie ouest du pays, dans les montagnes. Je me rappelais des cultures et des boisés de pins restant à travers les champs, et j’ai pu revisiter ces paysages cette année. J’ai pu également rentrer dans des marchés populaires, à San Juan Comolapa, à Nahualá, à Tecpán et à Chichicastenango, avec quelques conversations avec différentes personnes qui s’y trouvaient. Bien que je revienne avec une impression lourde de visages de femmes Maya sans sourire, les échanges dans les marchés établissaient un contact plutôt normal. Ce sont surtout les enfants qui se trouvent souriants; le Guatemala a le taux de natalité le plus important de toute l’Amérique latine (la population ayant doublé, comme celle du Honduras, depuis 25 ans), ce qui augure mal pour ces sourires…
Au Guatemala, du moins dans la partie Maya du pays, on sent plutôt les communautés, des rassemblements de paysans organisés et possédant des traditions culturelles et sociales qui remontent loin; à cet égard, il faut bien reconnaître que ces descendants du peuple Maya représentent finalement plusieurs ethnies et parlent plusieurs langues, et occupent aussi une partie du Mexique. Je me rappelle du contraste entre la semana santa dans les deux pays en 1992, impression renouvelée l’an dernier; même s’il s’agit d’un legs du colonialisme, on voit facilement une adaptation de la religion occidentale par les traditions mayas… La pauvreté qui s’y ressent est celle d’un peuple paysan, alors que celle au Honduras semble plutôt rattachée à des emplois faiblement rémunérés n’ayant rien à voir avec de telles traditions et à risque de disparaître avec des changements dans les pays riches. D’une part, on a une société intégrée et opérante (tout en cherchant des revenus d’appoint ou plus venant de ventes aux touristes, surtout indigènes, d’après ce que j’ai vu[1]), d’autre part, des individus pris dans le système économique des pays riches qui ne laisse pas de racines sociales autochtones.
Et les migrations?
Mon chauffeur au Guatemala a insisté sur le fait que la plus grande source de revenus pour le pays est constituée des remises des Guatemaltèques vivant aux États-Unis[2]; l’omniprésence de nouvelles résidences dans cette région paysanne lui faisait commenter presque sans arrêt, tellement il était impressionné du nouveau statut représenté par ces édifices. Cela soulève un autre phénomène presque omniprésent aussi dans les deux pays, les histoires des migrants, légaux et illégaux.
Au Guatemala, le phénomène se montrait par ses «résultats indirects», les nouveaux édifices remarqués par mon chauffeur. Au Honduras, c’était beaucoup plus direct, alors que je prenais les taxis locaux et les autobus inter-cité. Lors de courts et de longs voyages, je suis tombé régulièrement sur des individus qui avaient vécu l’expérience; dans un terminal de bus, un jeune dans la vingtaine qui venait d’être déporté de la Caroline du Nord, alors qu’il avait passé sa vie aux États dans la construction; un chauffeur de taxi qui maintenait une conversation animée avec une femme à l’arrière sur le coût ($7000) demandé par les coyotes pour arranger un passage; un jeune qui chauffait un taxi parce qu’il n’y avait pas d’autres emplois; un ancien joueur de basket rencontré dans l’autobus qui avait quitté la Floride, où il travaillait dans la construction, quand il savait qu’il allait être déporté; un chauffeur de taxi à La Ceiba qui était revenu après 10 ans à Cleveland.
En fait, les taxis (tarif pour un parcours dans les petites villes l’équivalent de $1) sont probablement en surabondance, représentant peut-être la moitié de tous les véhicules que l’on voit sur les routes, surtout dans les villes; l’autre moitié est composée d’autobus et de camions, le tout laissant une place quelque part pour les autos privées de l’élite, présentes mais un relativement petit nombre.
Je me posais la question assez souvent quant à l’avenir de ces différentes communautés face à un effondrement des structures économiques des pays riches. D’après mes intuitions, les communautés au Honduras se trouveraient comme ceux qui travaillaient autrefois sur les plantations de coco, dépourvues et obligées de retrouver une approche à une vie paysanne alors que le territoire semble déjà assez occupé par de «vrais» paysans. Finalement, la domination des pays riches sur cette société la rendrait probablement incapable de passer à la survie, alors que cette domination depuis plus d’un siècle (sans remonter à l’époque des premiers colons) la tient en laisse alors qu’elle n’a jamais trouvé le moyen d’y échapper. Les communautés de descendance Maya au Guatemala se trouveraient obligées d’abandonner les revenus d’appoint venant du tourisme, ou des remises des membres de la famille travaillant aux États, mais la vie continuerait plutôt comme avant, mais face à une croissance démographique jusqu’ici qui laissera ces traces dans des contraintes.
Ce que l’on voit en voyageant dans ces pays, en y séjournant, est qu’il y a une connaissance largement répandue (les télévisions y sont partout) du niveau de vie dans les pays riches, une certaine volonté de l’imiter à défaut de pouvoir y vivre, mais cela en dépit d’une reconnaissance de leur propre culture, de leur propre société, que les populations apprécient. Nous vivons face à cette situation depuis des décennies, profitant d’une approche «extractive» aux pays pauvres qui les a réduits à une dépendance trop importante, d’après mes observations, au Honduras (et probablement dans une bonne partie du Guatemala); l’économie, et finalement la société, vivent pour nous approvisionner en différents produits de consommation, souvent de luxe. Nous nous préoccupons de l’empreinte carbone des fruits tropicaux en provenance de ces pays et que nous consommons, sans réaliser que déjà depuis plus d’un siècle cette consommation a nécessité l’élimination des forêts tropicales et l’élimination d’une structure économique autochtone dans ces pays. Nous n’avons pas réussi à extirper complètement certaines cultures, comme celle des Maya du Guatemala et du sud-est du Mexique (dont le Chiapas), peut-être parce que les territoires qu’elles occupent n’offrent ou n’offraient pas de potentiel extractif.
L’avenir?
Ce qui est arrivé au fil des années récentes est, d’une part, une augmentation progressive et finalement phénoménale des populations des pays pauvres, les poussant de plus en plus vers les limites de la possibilité de survie sur leurs propres territoires et, d’autre part, une transformation de plus en plus complète de leurs économies, de leurs sociétés, qui les rend totalement dépendants de nous dans les pays riches pour des dernières poussées d’exploitation/extraction.
C’est dans ce contexte que nous abordons la «problématique» des migrations, en Europe et en Amérique du Nord. Nous y voyons une crise humanitaire, surtout lorsque les migrants ont réussi a franchir plusieurs étapes plus que contraignantes pour arriver plus ou moins chez nous[3]. Nous ne voyons tout simplement pas la crise humanitaire qui sévit depuis des décennies, crise qui est fonction de notre mode de vie attrayant mais qui dépend de l’asservissement de grandes régions de la planète, de grandes populations de l’humanité, à une situation de pauvreté plus ou moins relative. Cette situation a été rendu possible par une exploitation massive des énergies fossiles par les pays riches, qui ne se sont pas préoccupés outre mesure du fait que ce sont justement des énergies fossiles, par leur nature limitées et non renouvelables. Pendant que les pays pauvres se poussaient à des limites de survie, les pays riches se poussaient à une surconsommation qui ne pourra continuer, qui ne continuera pas.
C’est finalement deux ou trois milliards de personnes qui voudraient migrer aux pays riches, à défaut de quoi leurs sociétés risquent de se désagréger sous les pressions de la surpopulation, le manque cruel de ressources de base et d’une pauvreté qui continue à croître. Je ne vois aucune façon de se préparer pour cet autre effondrement qui va frapper les trois quarts de l’humanité et qui est en cours, dont les «petites» migrations vues à ce jour sont des indicateurs. La seule «solution» est l’effondrement de nos propres sociétés dans des déluges de déchets et de pollution planétaire probablement le mieux compris dans notre insistance sur le déchet peut-être le plus important, nos voitures dont le symbolisme tend de plus en plus vers le ridicule. Nous dans les pays riches sommes le 1% (même si nous sommes, finalement, le 15%); le 1% parmi nous ne représente qu’une poussée à l’extrême du ridicule.
[1] J’ai pu visiter pendant mon séjour San Francisco El Alto, à 8000 pieds dans la Sierra madre, connu comme le Taiwan de l’Amérique centrale. Il s’agit d’un emplacement, autrefois et ayant des restes d’un village, près des routes menant partout dans l’Amérique centrale. On y produit et on y fait le commerce du gros de beaucoup des productions industrielles qui passent – dans le cas des tissus – pour des vêtements des groupes éthniques. Ceux-ci abondent dans les marchés locaux, dont celui de Chichicastenango, et il y a de nombreuses femmes qui passent pour les vendre du marché d’Antigua à celui de Panijachal/Atitlan à celui de Chichicastenango, probablement presque à temps plein.
[2] On trouve une source dans un rapport du Migration Policy Institute intitulé What We Know About Diasporas and Economic Development: « For most low-income countries, remittances remain the top source of hard currency inflows. » p.5.
[3] Comme je mentionne dans mon livre, Christian Parenti, dans son ouvrage Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence (New York, Nation Books, 2011), présente une vision d’ensemble de ce qu’il appelle la «convergence catastrophique», où un nombre important de pays présentent les conditions de pauvreté et de violence qui, cumulées à l’irruption des changements climatiques, créeront une situation propice à de grandes déstabilisations sociales. Loretta Napoleoni, dans Merchants of Men: How Jihadists and ISIS Turned Kidnapping and Refugee Trafficking into a Multi-Billion Dollar Business (2016), fournit un portrait de la situation qui prévaut dans les corridors de migrations en Afrique, vers l’Europe. Puta madre: descente de l’Amérique centrale, par Pierre Delannoy (2007) trace certains éléments de ces corridors en Amérique centrale.