Pendant six ans durant les années 1990 j’étais responsable pour Nature Québec/(UQCN d’un projet avec des groupes environnementaux/communautaires sur la côte nord du Honduras. Le projet ciblait le renforcement de ces groupes et la création d’un groupe régional visant à intégrer leurs approches et leurs interventions. Le tout tournait autour de la création par le gouvernement, lors du Sommet de Rio en juin 1992, de nombreuses aires protégées qui ne seraient protégées qu’en fonction d’une adhésion à l’objectif par la population des communautés autour. J’ai décidé récemment d’y retourner après une absence de 20 ans, histoire de tâter le pouls de la situation actuelle et de voir si j’avais perdu mon temps avec le projet. Comme c’est le cas pour n’importe quel effort de cerner le terrain, mes observations ne sont que des impressions, encadrées par ma réflexion sur l’effondrement possible qui s’annonce et non par un espoir pour de nouvelles améliorations en matière d’environnement et de développement social…
Quand j’étais au Honduras dans les années 1990, le pays se distinguait, presque à son insu, par sa superficie encore intacte du point de vue forestier et par des problèmes gastro-intestinaux chez 75% de la population. On estimait qu’environ 80% de ses forêts étaient encore en place, contre environ 12% pour le Costa Rica, qui faisait avec succès la promotion à l’échelle internationale de ses aires protégées. Je ne connais pas les origines sociales, économiques et culturelles de cette différence, et j’ai pu faire certains constats correctifs en 1992 lors d’un trek de trois jours; il partait du sud de la chaine de montagnes de la côte nord, désertique en raison du fait que les montagnes de la côte dominées par Pico Bonito faisaient tomber toute la pluie, pour les traverser jusqu’à la côte de la mer des Caraïbes. Cette forêt honduréenne était parsemée partout de sentiers des communautés paysannes et des travaux agroforestiers que les paysans effectuaient sur le territoire depuis de nombreuses années; les écosystèmes forestiers étaient loin d’être intacts. J’étais également frappé, année après année, par la fumée des feux de forêts tout au long de la côte, feux auxquels d’autres paysans (ou les mêmes) se consacraient dans le but de dégager des territoires pour la culture du maïs et du frijól, cela dans des pentes abruptes que nous ne penserions même pas propices à la culture.
Le «développement» dans des pays pauvres
Dans le temps, la route entre La Ceiba et Trujillo passait pour une partie assez importante à travers des forêts tropicales – le bosque latifoliado – encore en apparence intactes; je me rappelle par contre de la visite d’un forestier qui revenait après 10 ans d’absence, qui était frappé par l’étendue de la disparition en cours. Vingt ans plus tard, ce n’était donc pas une surprise de ne voir aucune forêt le long de la route de quatre heures en autobus. À la place, une sorte de développement plus ou moins organisé étendu tout le long de la route, tributaire en grande partie du travail dans les plantations de palmiers africains et de l’ananas qui s’y trouvent, avec des commerces éparpillés selon les besoins. Comme ailleurs, les paysans qui ne travaillent pas dans les plantations ont gravi les pentes jusqu’à ce qu’il n’en reste plus et – information venant d’un agronome qui revenait de la Mosquítia, une autre région qui était intacte dans le temps – s’étendent maintenant de plus en plus vers les terres marécageuses pour y établir la ganaderia, l’élevage de vaches; la culture du maïs et du frijól semble abandonnée. Nous n’avons quand même pas fait beaucoup mieux dans l’Amérique du Nord.
Pour l’écologiste que j’étais, la disparition des écosystèmes et de la biodiversité frappait; en contrepartie, j’ai pu noter que le récif mésoaméricain qui entoure les Islas de la Bahia et qui s’étend jusqu’au Belize, et que j’ai pu faire de la plongée après une absence de ces eaux de 20 ans aussi, est en bon état, favorisé par un tourisme reconnu dans ces îles à l’instar de celui au Costa Rica. Par contre, ce qui frappait davantage est «l’occupation du territoire» par une population qui, elle, est une fois et demi celle d’il y a 20 ou 25 ans. Lors de ma récente visite, c’était le portrait de cette population qui attirait l’attention.
Au Honduras, on a peu l’impression de communautés de paysans, mais plutôt – pour la petite partie que j’ai visitée – des communautés rassemblées autour des plantations, dépendantes de celles-ci. C’est le legs de l’histoire plus que centenaire du United Fruit et du Standard Fruit (maintenant Dole) et la production de fruits et d’huile pour exportation vers les pays développés (surtout les États-Unis). À Cuero y Salado près de La Ceiba, géré par un des groupes du projet des années 1990, nous avons pu échanger avec un pêcheur qui nous décrivait le bouleversement lorsque la compagnie qui cultivait les noix de coco a abandonné l’intervention il y a plusieurs décennies, laissant des villages entiers dans la dèche; bon nombre des hommes se sont transformés en pêcheurs, mais maintenant (et peut-être déjà à cette époque-là) les stocks de poissons sont réduits. Au moins, peut-on dire, c’est une activité «économique» qui n’est pas dépendante directement des exportations; un homme y vient tous les jours pour chercher les prises pour les marchés locaux.
Dèjà, lors de ma visite en 1992, le Guatemala, voisin du Honduras, frappait plus par sa population (ces réflexions ne touchent que la partie des hautes terres et non la partie occupée par les métisses et les Ladinos, où on trouve fort probablement une situation similaire à celle du Honduras) que par sa biodiversité, cela à travers une guerre civile qui dévastait le pays. Le peuple Maya représente presque la moitié de la population et occupe toute la partie ouest du pays, dans les montagnes. Je me rappelais des cultures et des boisés de pins restant à travers les champs, et j’ai pu revisiter ces paysages cette année. J’ai pu également rentrer dans des marchés populaires, à San Juan Comolapa, à Nahualá, à Tecpán et à Chichicastenango, avec quelques conversations avec différentes personnes qui s’y trouvaient. Bien que je revienne avec une impression lourde de visages de femmes Maya sans sourire, les échanges dans les marchés établissaient un contact plutôt normal. Ce sont surtout les enfants qui se trouvent souriants; le Guatemala a le taux de natalité le plus important de toute l’Amérique latine (la population ayant doublé, comme celle du Honduras, depuis 25 ans), ce qui augure mal pour ces sourires…
Au Guatemala, du moins dans la partie Maya du pays, on sent plutôt les communautés, des rassemblements de paysans organisés et possédant des traditions culturelles et sociales qui remontent loin; à cet égard, il faut bien reconnaître que ces descendants du peuple Maya représentent finalement plusieurs ethnies et parlent plusieurs langues, et occupent aussi une partie du Mexique. Je me rappelle du contraste entre la semana santa dans les deux pays en 1992, impression renouvelée l’an dernier; même s’il s’agit d’un legs du colonialisme, on voit facilement une adaptation de la religion occidentale par les traditions mayas… La pauvreté qui s’y ressent est celle d’un peuple paysan, alors que celle au Honduras semble plutôt rattachée à des emplois faiblement rémunérés n’ayant rien à voir avec de telles traditions et à risque de disparaître avec des changements dans les pays riches. D’une part, on a une société intégrée et opérante (tout en cherchant des revenus d’appoint ou plus venant de ventes aux touristes, surtout indigènes, d’après ce que j’ai vu[1]), d’autre part, des individus pris dans le système économique des pays riches qui ne laisse pas de racines sociales autochtones.
Et les migrations?
Mon chauffeur au Guatemala a insisté sur le fait que la plus grande source de revenus pour le pays est constituée des remises des Guatemaltèques vivant aux États-Unis[2]; l’omniprésence de nouvelles résidences dans cette région paysanne lui faisait commenter presque sans arrêt, tellement il était impressionné du nouveau statut représenté par ces édifices. Cela soulève un autre phénomène presque omniprésent aussi dans les deux pays, les histoires des migrants, légaux et illégaux.
Au Guatemala, le phénomène se montrait par ses «résultats indirects», les nouveaux édifices remarqués par mon chauffeur. Au Honduras, c’était beaucoup plus direct, alors que je prenais les taxis locaux et les autobus inter-cité. Lors de courts et de longs voyages, je suis tombé régulièrement sur des individus qui avaient vécu l’expérience; dans un terminal de bus, un jeune dans la vingtaine qui venait d’être déporté de la Caroline du Nord, alors qu’il avait passé sa vie aux États dans la construction; un chauffeur de taxi qui maintenait une conversation animée avec une femme à l’arrière sur le coût ($7000) demandé par les coyotes pour arranger un passage; un jeune qui chauffait un taxi parce qu’il n’y avait pas d’autres emplois; un ancien joueur de basket rencontré dans l’autobus qui avait quitté la Floride, où il travaillait dans la construction, quand il savait qu’il allait être déporté; un chauffeur de taxi à La Ceiba qui était revenu après 10 ans à Cleveland.
En fait, les taxis (tarif pour un parcours dans les petites villes l’équivalent de $1) sont probablement en surabondance, représentant peut-être la moitié de tous les véhicules que l’on voit sur les routes, surtout dans les villes; l’autre moitié est composée d’autobus et de camions, le tout laissant une place quelque part pour les autos privées de l’élite, présentes mais un relativement petit nombre.
Je me posais la question assez souvent quant à l’avenir de ces différentes communautés face à un effondrement des structures économiques des pays riches. D’après mes intuitions, les communautés au Honduras se trouveraient comme ceux qui travaillaient autrefois sur les plantations de coco, dépourvues et obligées de retrouver une approche à une vie paysanne alors que le territoire semble déjà assez occupé par de «vrais» paysans. Finalement, la domination des pays riches sur cette société la rendrait probablement incapable de passer à la survie, alors que cette domination depuis plus d’un siècle (sans remonter à l’époque des premiers colons) la tient en laisse alors qu’elle n’a jamais trouvé le moyen d’y échapper. Les communautés de descendance Maya au Guatemala se trouveraient obligées d’abandonner les revenus d’appoint venant du tourisme, ou des remises des membres de la famille travaillant aux États, mais la vie continuerait plutôt comme avant, mais face à une croissance démographique jusqu’ici qui laissera ces traces dans des contraintes.
Ce que l’on voit en voyageant dans ces pays, en y séjournant, est qu’il y a une connaissance largement répandue (les télévisions y sont partout) du niveau de vie dans les pays riches, une certaine volonté de l’imiter à défaut de pouvoir y vivre, mais cela en dépit d’une reconnaissance de leur propre culture, de leur propre société, que les populations apprécient. Nous vivons face à cette situation depuis des décennies, profitant d’une approche «extractive» aux pays pauvres qui les a réduits à une dépendance trop importante, d’après mes observations, au Honduras (et probablement dans une bonne partie du Guatemala); l’économie, et finalement la société, vivent pour nous approvisionner en différents produits de consommation, souvent de luxe. Nous nous préoccupons de l’empreinte carbone des fruits tropicaux en provenance de ces pays et que nous consommons, sans réaliser que déjà depuis plus d’un siècle cette consommation a nécessité l’élimination des forêts tropicales et l’élimination d’une structure économique autochtone dans ces pays. Nous n’avons pas réussi à extirper complètement certaines cultures, comme celle des Maya du Guatemala et du sud-est du Mexique (dont le Chiapas), peut-être parce que les territoires qu’elles occupent n’offrent ou n’offraient pas de potentiel extractif.
L’avenir?
Ce qui est arrivé au fil des années récentes est, d’une part, une augmentation progressive et finalement phénoménale des populations des pays pauvres, les poussant de plus en plus vers les limites de la possibilité de survie sur leurs propres territoires et, d’autre part, une transformation de plus en plus complète de leurs économies, de leurs sociétés, qui les rend totalement dépendants de nous dans les pays riches pour des dernières poussées d’exploitation/extraction.
C’est dans ce contexte que nous abordons la «problématique» des migrations, en Europe et en Amérique du Nord. Nous y voyons une crise humanitaire, surtout lorsque les migrants ont réussi a franchir plusieurs étapes plus que contraignantes pour arriver plus ou moins chez nous[3]. Nous ne voyons tout simplement pas la crise humanitaire qui sévit depuis des décennies, crise qui est fonction de notre mode de vie attrayant mais qui dépend de l’asservissement de grandes régions de la planète, de grandes populations de l’humanité, à une situation de pauvreté plus ou moins relative. Cette situation a été rendu possible par une exploitation massive des énergies fossiles par les pays riches, qui ne se sont pas préoccupés outre mesure du fait que ce sont justement des énergies fossiles, par leur nature limitées et non renouvelables. Pendant que les pays pauvres se poussaient à des limites de survie, les pays riches se poussaient à une surconsommation qui ne pourra continuer, qui ne continuera pas.
C’est finalement deux ou trois milliards de personnes qui voudraient migrer aux pays riches, à défaut de quoi leurs sociétés risquent de se désagréger sous les pressions de la surpopulation, le manque cruel de ressources de base et d’une pauvreté qui continue à croître. Je ne vois aucune façon de se préparer pour cet autre effondrement qui va frapper les trois quarts de l’humanité et qui est en cours, dont les «petites» migrations vues à ce jour sont des indicateurs. La seule «solution» est l’effondrement de nos propres sociétés dans des déluges de déchets et de pollution planétaire probablement le mieux compris dans notre insistance sur le déchet peut-être le plus important, nos voitures dont le symbolisme tend de plus en plus vers le ridicule. Nous dans les pays riches sommes le 1% (même si nous sommes, finalement, le 15%); le 1% parmi nous ne représente qu’une poussée à l’extrême du ridicule.
[1] J’ai pu visiter pendant mon séjour San Francisco El Alto, à 8000 pieds dans la Sierra madre, connu comme le Taiwan de l’Amérique centrale. Il s’agit d’un emplacement, autrefois et ayant des restes d’un village, près des routes menant partout dans l’Amérique centrale. On y produit et on y fait le commerce du gros de beaucoup des productions industrielles qui passent – dans le cas des tissus – pour des vêtements des groupes éthniques. Ceux-ci abondent dans les marchés locaux, dont celui de Chichicastenango, et il y a de nombreuses femmes qui passent pour les vendre du marché d’Antigua à celui de Panijachal/Atitlan à celui de Chichicastenango, probablement presque à temps plein.
[2] On trouve une source dans un rapport du Migration Policy Institute intitulé What We Know About Diasporas and Economic Development: « For most low-income countries, remittances remain the top source of hard currency inflows. » p.5.
[3] Comme je mentionne dans mon livre, Christian Parenti, dans son ouvrage Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence (New York, Nation Books, 2011), présente une vision d’ensemble de ce qu’il appelle la «convergence catastrophique», où un nombre important de pays présentent les conditions de pauvreté et de violence qui, cumulées à l’irruption des changements climatiques, créeront une situation propice à de grandes déstabilisations sociales. Loretta Napoleoni, dans Merchants of Men: How Jihadists and ISIS Turned Kidnapping and Refugee Trafficking into a Multi-Billion Dollar Business (2016), fournit un portrait de la situation qui prévaut dans les corridors de migrations en Afrique, vers l’Europe. Puta madre: descente de l’Amérique centrale, par Pierre Delannoy (2007) trace certains éléments de ces corridors en Amérique centrale.