Étonnant cet article de Gordon Laxer dans Le Devoir du 4 juin qui prône une réorientation des négociations pour une nouvelle ronde pour l’ALENA2 après les élections au Mexique et aux États-Unis. Laxer, qui connaît bien le domaine énergétique et ses enjeux et qui vient de l’Alberta, y souligne l’importance de la clause «proportionnalité» dans l’accord et propose que la nouvelle entente imaginée devrait éliminer cette clause et réorienter le Canada vers l’abandon de l’exploitation des sables bitumineux; il faudrait qu’il s’approvisionne exclusivement avec de l’énergie fossile conventionnelle dont l’extraction et la production comportent moins de GES que la bitume et le pétrole et le gaz de schiste.
Laxer voit ce qu’il serait raisonnable de faire, mais ne semble pas reconnaître la profondeur des convictions de Justin Trudeau envers la croissance économique comme seul salut pour une société. Ici il rejoint l’auteur d’un autre texte sur la question, proposant un compromis en se fondant sur le jugement que «l’économie albertaine semble se débrouiller assez bien sous le statu quo» alors que la province est en pleine récession depuis 2015 (voir la figure).
La croissance avant tout…
L’équipe de Trudeau avait déjà fait son lit sur la question pendant la campagne électorale. Trudeau insistait sur la conciliation de l’environnement avec l’économie, et prônait sans ambiguïté la construction de Keystone XL, d’Énergie Est et d’autres pipelines. En entrevue le lendemain des élections, Stéphane Dion, ministre des Affaires étrangères à venir, poussait sur ces dossiers, assez clairement en contradiction avec son positionnement passé mais suivant ce qui était la ligne évidente du gouvernement; Catherine McKenna a poursuivi et poursuit toujours dans la même veine.
Ce n’est pas le seul dossier où Trudeau fils se montre vieux, complètement ancré dans la pensée libérale, voire la pensée gouvernementale en général des dernières décennies, mais c’est probablement le plus important. Les fonctionnaires qui ont préparé ses dossiers pour la COP21 à Paris étaient bien ceux qui avaient fait le travail pour Harper pendant 10 ans, et leur analyse semblait et semble toujours claire. Les provinces de l’Alberta, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador ont presque défini le portrait économique pendant l’ère Harper, leur production d’énergie fossile aboutissant à des taux de croissance qui dépassaient et de loin ceux des autres provinces et celui du Canada (voir la figure, en portant aussi l’attention sur la croissance pour le Canada, toujours largement en-dessous de celle pour les trois provinces productrices – en si fiant à un développement économique «normal» comme celui des autres provinces, on serait en voie d’atteindre la fin de la croissance).
Ces trois provinces sont en difficulté aujourd’hui. Terre-Neuve-et-Labrador continue à travailler sur l’exploitation du pétrole en mer, mais fait face à d’énormes problèmes fiscaux résultant des coûts extrêmement importants et imprévus du projet de développement hydro-électrique de Muskrat Falls. L’Alberta et la Saskatchewan subissent depuis 2014 l’effet de la baisse du prix du pétrole à l’échelle mondiale.
… peu importe les risques
Le gouvernement Trudeau semble convaincu que cela est temporaire. À cet égard, les représentants de l’Arabie Saoudite et de la Russie ont indiqué en entrevue récemment qu’ils allaient intervenir pour arrêter la hausse de prix en cours depuis un an; un prix d’environ 60$ le baril serait à cibler, disaient-ils, reconnaissant que les prix plus hauts comportent des problèmes pour les économies mondiales – et cela même si les prix plus bas comportent des problèmes pour les pays producteurs.
Et voilà le défi: l’extraction du pétrole des sables bitumineux, comme je l’esquisse dans mon livre, n’est pas rentable à un tel prix. Ceci est connu de tous les acteurs dans le dossier, et il faut donc ajouter, à l’adhésion ferme de Trudeau au modèle économique fondé sur la croissance, une reconnaissance par lui que la situation est critique et que le seul espoir pour le Canada se trouve dans l’expansion de la production dans les sables bitumineux, même s’il est peu probable que cela se réalise.
Ce n’était pas pour rien que le Canada s’est présenté à Paris en décembre 2015 avec une contribution à l’effort qui était finalement celle du gouvernement Harper, celui-ci aussi un promoteur explicite et sans relâche du développement des énergies fossiles du Canada. En dépit de son langage, il était clair – si ce ne l’était pas pendant la campagne qui venait de terminer – que Trudeau ne croyait pas dans son discours sur la concilation de l’environnement avec l’économie. Ses conseillers le savaient bien: à moins d’un renversement de valeurs et de structures sociales et économiques allant à la base même de notre société (ce que Laxer propose sans vraiment le réaliser), il est impossible pour le Canada, et pour les autres pays riches, de concéder les efforts qui seraient nécessaires pour suivre les calculs du GIEC et éviter un réchauffement catastrophique au-delà de 3°C.
Finalement, Trudeau croit beaucoup plus dans la «science» économique que dans les sciences naturelles impliquées dans les travaux du GIEC et qui fournissent le portrait assez clair de la sixième extinction. Entre l’effondrement de l’économie et la catastrophe climatique et écologique, Trudeau préfère la première option. Reste qu’il semble conscient des faiblesses de celle-ci. Alexandre Shields présente un survol intéressant des incohérences inhérentes dans son positionnement dans un article du Devoir du 3 juin.
Ce qui motive Trudeau
J’ai noté dans un récent envoi d’Équiterre signé Steven Guilbeault qu’il y a une reconnaissance, parmi les opposants à l’agrandissement du pipeline Kinder Morgan, que le projet d’expansion de la production dans les sables bitumineux n’est pas rentable financièrement. Ceci est clé dans l’ensemble de l’analyse, comme j’ai essayé à plusieurs reprises d’indiquer, et il me semble que c’est nouveau. Tant mieux, sauf que cela fournit la motivation pour aller plus loin que l’opposition que je dirais traditionnelle.
La crainte qui motive le gouvernement Trudeau semble fondée avant tout sur une analyse qui suggère une tendance lourde dans le développement économique du pays, une tendance vers une baisse importante dans l’activité économique et la fin de la croissance. Une idée de l’importance de cela se trouve dans la persistance du modèle économique à toujours considérer les crises écologiques et sociales comme des «externalités». Lorsque les coûts de ces crises sont pris en compte, on constate que la croissance est déjà terminée, et cela depuis longtemps.
Sauf que nous ne sommes pas préparés pour cela. On peut y penser autrement en regardant un graphique utilisant les mêmes données que le premier graphique plus haut mais incluant l’ensemble des provinces.
Les résultats pour les autres provinces que celles productrices de pétrole paraissent assez faibles et suggèrent certaines perspectives pour un assez proche avenir, tout comme le portrait de l’avenir qui semble faire peur à Trudeau et ses conseillers. C’est l’énergie fossile qui a produit notre énorme «progrès» et cette énergie va devenir de plus en plus coûteuse parce que de plus en plus non conventionnelle, comme celle venant des sables bitumineux. C’est clair que ceux-ci sont plus polluants, parce que l’extraction de leur pétrole exige un recours à d’importantes quantités d’énergie (conventionnelle…); ce qui est trop souvent absent dans les débats et les analyses est la reconnaissance que l’augmentation du prix qui en résulte ne peut être intégrée dans le fonctionnement normal de nos économies, fondées et dépendantes d’une énergie bon marché.
Kinder Morgan avait créé Kinder Morgan Canada pour différentes raisons, mais il semble raisonnable de croire que, ce faisant, la compagnie parent se rendait moins vulnérable aux risques du projet du pipeline et de l’expansion de l’extraction dans les sables bitumineux. Les «majors» se sont déjà retirés des sables, et les compagnies (canadiennes) qui restent sembleraient continuer les opérations là où les investissements ont déjà étaient réalisés et où les coûts se résument à ceux des opérations courantes. Ce n’est pas le cas pour les projets d’expansion, et il n’y en a (presque) pas.
Pour une couverture solide et sortant des ornières de l’opposition sur fond environnemental, il vaut la peine de regarder une série d’articles publiée par The Tyee, dont la base est en Colombie-Britannique. S’y trouvent des articles de Andrew Nikiforuk (« Canada’s Dirty $20-Billion Pipeline Bailout », de la fin mai, et « Facts about Kinder Morgan Taxpayers Need to Know », de la fin avril, en fournissent de bonnes pistes pour le portrait), et de Mitchell Anderson, dans « How Kinder Morgan Could Make Trudeau a One-Term PM« , avec des références aux travaux de Robyn Allan, une autorité en la matière.
Parmi les constats pertinents: le prix payé pour la bitume qui sort des sables bitumineux et qui transite par les pipelines est plus bas que les références mondiales non seulement parce qu’elle manque de diversité dans ses clients, mais aussi et surtout parce qu’elle est d’une qualité bien inférieure au pétrole conventionnel; en 2007 Kinder Morgan avait évalué le pipeline Trans Mountain à 500$ millions.
Il est tentant de penser que Kinder Morgan jouait sa date limite du 31 mai dans un contexte où la compagnie avait abandonné l’idée qu’il y avait des fortunes à faire avec le pipeline; dans le cas contraire, confronter l’opposition et les délais, même si ceux-ci comportaient des coûts, devait présumer d’une rentabilité intéressante qui le justifiait. Le geste du gouvernement Trudeau, visant à contourner ces délais par des prérogatives gouvernementales, le met dans une situation où, dans deux ou trois ans, il faudra avoir un acheteur du pipeline agrandi, autrement dit, il faudra que le prix du pétrole soit de retour à un niveau trop élevé pour les économies des pays riches mais nécessaire pour l’expansion de l’extraction dans les sables bitumineux.
Les implications pour les interventions
On peut difficilement imaginer une plus éloquente illustration d’une sorte de désespoir qui anime le gouvernement à poser des gestes presque jamais vus. Il faut de la croissance, qui est très incertaine, surtout si l’exploitation des sables bitumineux ne continue pas. Si cette exploitation continue, si elle augmente, ce sera en fonction d’un prix qui poussera les économies des pays riches au bord d’une nouvelle récession, et la croissance sera négative. Pendant ce temps, la crise des changements climatiques ira en augmentant. Dans le cas actuel, Trudeau cherche à rater les objectifs de l’Accord de Paris et on rentre dans une orientation qui aboutit presque naturellement à une récession et, plus tard, une catastrophe climatique.
Il manque de clarté dans l’analyse de Trudeau, il manque surtout d’une vision du long terme. Le but de nombre de mes interventions n’est pas de critiquer les interventions comme telles, mais de suggérer que d’autres, une autre approche, s’imposent maintenant. Un récent exemple serait le projet d’agrandissement du Port de Montréal à Contrecoeur. Il s’agit d’un site convoîté depuis des années, et nous en voyons les paramètres nouveaux résultant des interventions du mouvement environnemental au fil des décennies dans le rapport de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale couvert par Le Devoir. Alors qu’autrefois on aurait pu soulever les enjeux touchant des espèces menacées, celles-ci sont aujourd’hui carrément protégées (temporairement) par des exigences de la Loi sur les espèces menacées; cette loi exige des études sérieuses sur les impacts d’un projet.
Alain Branchaud, maintenant de la SNAP, en sait quelque chose, lui qui, avec Andrée Gendron, s’est battu pendant des années pour éviter que le Chevalier cuivré ne disparaisse des cours d’eau dans lesquels se lessivaient les eaux venant des terres agricoles. L’habitat de cette espèce n’a pas cessé quand même de diminuer en même temps que nous en apprenions de plus en plus sur son cycle de vie et ses habitats. Comme l’article l’indique, le Port de Montréal doit «mettre à jour les mesures d’atténuation proposées». Une autre histoire, et d’autres mesures d’atténuation, seraient à compter pour la Rainette faux-grillon.
Nous sommes à un moment où les «compromis», les «atténuations», sont explicites quand il est question d’entamer des approches économiques visant (toujours) à maintenir la croissance. Nous savons que nous sommes face à une peau de chagrin, nous avons vu l’habitat des deux espèces rétrécir avec différentes atteintes à leur intégrité, et tout indique un avenir sombre pour de telles espèces, pour presque toutes les espèces dans leurs habitats naturels. La croissance est impitoyable, et nécessite toujours de l’espace, du territoire, des ressources; l’idée d’atténuer les impacts, une certaine avancée par rapport à l’expression d’inquiétudes, représente néanmoins, avec une vision du long terme, la concession de nos objectifs aux impératifs économiques.
Il serait pertinent que les interventions arrêtent de cibler la protection de l’habitat, un leurre, pour cibler la cause des problèmes, la croissance et notre modèle économique lui-même. Je prétends dans le livre, arguments à l’appui, que nous devons nous préparer à un effondrement, que les projets d’expansion économique – sables bitumineux ou ports de conteneurs entre autres – feront partie de l’effondrement et que le défi face à ces dossiers est de mieux cerner ce qui est en cause quand nous reconnaissons que ces projets ne sont pas souhaitables.
En ce sens, il y a lieu aussi de bien positionner l’opposition au projet(s) d’agrandissement du Port de Québec. Le peu d’intérêt économique et social pour la région a déjà été bien montré. Reste à rentrer le débat dans celui plus général où l’agrandissement du Port de Montréal à Contrecoeur vient de la même vision, de la même recherche d’une croissance économique. Il est à se demander si cet autre agrandissement promet plus que celui à Québec…
La société de consommation et le modèle économique
Quant aux pipelines, Pierre-Olivier Pineau souligne dans l’article de Shields déjà mentionné: «Quant à moi, cette question des pipelines este complètement vaine: on passe à côté des enjeux de consommation, ici et dans le monde… Le coeur du problème, c’est qu’autant au Canada qu’ailleurs, on continue de consommer du pétrole en quantité croissante.» Il aurait pu élargir ses propos pour inclure le véritable coeur du problème, notre société de consommation généralisée, la volonté de produire ce qui se trouve dans les conteneurs. La croissance encore…
Il y a un début de la réflexion et des gestes nécessaires dans les propos recueillis par Rabéa Kabbaj d’Agence Science-Presse concernant le pipeline Trans Mountain. On y voit les propos et les analyses d’Éric Pineault et de Paul McKay, où il est justement question du besoin de ce pipeline, mais les propos ne vont pas très loin dans le portrait nécessaire d’une société qui aura abandonné les énergies fossiles.
Pour cela, il faut que nous regardions de nouveau les prétentions concernant une transition où nous remplacerons la fossile par la renouvelable. Cette transition est fondée sur de très mauvaises analyses du potentiel des renouvelables (voir de nombreux articles sur le blogue de Gail Tverberg ou Our Renewable Future, par Richard Heinberg et David Fridley ). Du moment où l’on abandonne cette idée d’un remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, nous sommes confrontés à une situation où il faudra abandonner notre modèle économique et la recherche de la croissance, pour commencer à concevoir la société qui va nous tomber dessus d’ici peut-être dix ans.
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