Ni les présentations faites à la conférence de l’ISBPE du 13 au 16 juin dernier, ni la liste de participants, ne sont encore disponibles en ligne. Quand elles seront prêtes, j’en ferai part ici.
Sortant de l’expérience du G7 à la Malbaie, c’était intéressant d’assister à la présentation du seul Mexicain présent lors de la conférence de la Société internationale d’économie biophysique (ISBPE) en juin dernier. Cela ramenait la question des négociations sur l’ALÉNA2 à l’avant scène. Salvador Peniche Camps, économiste de l’Université de Guadelajara, voulait faire plusieurs points.
D’une part, il voulait insister sur l’importance des incidences sociales de l’échec du «projet de développement» en cours depuis des décennies. La corruption de l’élite associée à cet échec s’explique en partie, selon lui, par l’accès à un pétrole relativement bon marché venant du gisement pétrolier supergrand Cantarell et de son contrôle. Le déclin de ce gisement, qui est en cours depuis 10 ans, a réduit d’autant les revenus du gouvernement mexicain qui en était devenu dépendant pour ses dépenses courantes et explique pour une partie importante les difficultés actuelles du pays.
Prenant l’exemple des migrations vers les États-Unis, Peniche rappelait qu’un des premiers impacts de l’ALÉNA (dès 1994) venait du dumping de maïs américain subventionné sur le marché mexicain, avec comme premier résultat l’élimination des campesinos mexicains dont le mode de vie dépendait de la culture traditionnelle de maïs, qui ne pouvait concurrencer le maïs américain. Ces campesinos figuraient parmi les migrants ayant été obligés de quitter leurs petites fermes pour se diriger vers les villes et éventuellement vers la frontière américaine. Les campesinos qui ont réussi à passer la frontière, légalement ou illégalement, envoient beaucoup de leurs revenus obtenus aux États-Unis à leurs familles, et cela a permis à plusieurs de celles-ci de se maintenir à la campagne.
D’autre part, les récentes élections au Mexique, portant au pouvoir Andrés Manuel López Obrador (AMLO), un indépendant avec une majorité dépassant le 50%, semble être, pour Peniche, la réaction populaire à la nouvelle réalité socioéconomique et environnementale associée à la perte d’accès à de l’énergie bon marché et abondante. Il ne faut pas se limiter, insistait-il, aux impacts environnementaux de notre recours à l’énergie fossile, mais comprendre aussi les impacts sociaux – pauvreté, chômage et inégalités – aussi dévastateurs même si moins évidents à première vue en termes de leurs causes profondes.
Plus généralement, Peniche prenait comme une évidence l’absence d’intérêt pour la société mexicaine de l’ALÉNA, porte étendard du «projet de développement» et qui n’a rien appporté au pays à part des emplois le long de la frontière dans les maquiladores. Cela encore une fois en insistant sur les besoins sociaux des sociétés,
besoins qui sont négligés par les traités de libre-échange dont les promoteurs pensent que le développement économique porte les réponses. L’économie biophysique cherche à intégrer dans l’analyse d’une société le rôle fondamental de l’énergie dans son fonctionnement et un portrait plus global de ce fonctionnement, incluant les impacts sociaux d’une dépendance à l’énergie non renouvelable et les perturbations qui résultent d’une perte d’accès facile à cette même énergie, avec son épuisement progressif de nos jours.
Le portrait de la situation sert d’avertissement aux pays riches en général (le Mexique ne l’est pas) qui dépendent, non pas nécessairement de revenus venant de la production d’énergie fossile, mais de l’accès à cette énergie à bon prix, ce qui semble assez clairement voué à un déclin important et assez rapproché.
Et chez nous, l’ALÉNA?
L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) est revenu sur cettte question de l’ALÉNA dans un rapport récent. Le site de l’IRIS situe son travail avec une référence à une intervention d’Alain Dubuc dans La Presse lors de sa sortie:
Avec un sens du timing franchement malheureux, juste après les débordements du G7, l’IRIS a pondu une «note socio-économique» qui dit en substance que ce ne serait pas une mauvaise chose de mettre fin à ce traité: «Dans le cas de l’ALÉNA, on peut même se demander s’il est avangageux de préserver un accord dont les bénéfices ne sont pas évidents.»
L’IRIS commente ce texte en notant que, «pour Alain Dubuc, se questionner sur l’ALÉNA alors que nous sommes en train de le renégocier n’est pas acceptable … surtout juste après le G7.» Pour l’IRIS, comme pour Peniche, l’ALÉNA comporte pourtant de nombreux désavantages qui annulent les bénéfices associés au maintien du système économique actuel.
Quelle a été la réponse des gouvernements devant ce bilan mitigé? Ce fut une sorte de fuite en avant, par la signature d’autres accords semblables à l’ALÉNA, le dernier en date étant l’Accord économique et commercial global (AÉCG) avec l’Europe. À chaque fois, on fait miroiter un développement économique conséquent, et pourtant, le taux de croissance de la productivité est constamment à la baisse. S’il est de plus en plus difficile d’accorder foi aux diverses promesses faites à la population avant la signature de chaque accord, il y a lieu de se demander pourquoi il faudrait continuer dans cette voie. Dans le cas de l’ALÉNA, on pourrait même se demander s’il est avantageux de préserver un accord dont les bénéfices ne sont pas évidents, sans au moins essayer de se débarrasser au passage de ses composantes les plus controversées, telles que le chapitre 11. Plutôt que de libéraliser toujours plus avant, il serait judicieux de profiter de l’occasion que constitue la renégociation de l’ALÉNA pour recadrer à la fois les relations commerciales et la politique industrielle, afin de se donner les outils pour effectuer une transition écologique qui soit à la faveur du plus grand nombre. (Conclusion p.13)
On peut voir jusqu’à quel point, à des niveaux de vie tout à fait différents, le Canada et le Mexique sont devant la nécessité de chercher un nouveau mode de développement. L’élection de Trump, et maintenant de Ford en Ontario, semblent répondre à ce que Peniche associe à l’élection de AMLO: les populations ressentent l’échec des efforts de développement (toujours à des niveaux de vie tout à fait différents) et sont prêtes même à endosser des politiciens dont les politiques (quand il y en a) vont à l’encontre du nouveau développement nécessaire dans leur rejet de leurs élites gouvernantes.
Pour le Canada, l’IRIS produit un graphique (le graphique 4 de son rapport) qui explique un tel phénomène, alors que la population semble prête à (i) mettre dehors l’élite qui gouverne le Québec depuis très longtemps après l’avoir fait en Ontario et (ii) choisir des politiciens dont les politiques – comme ailleurs – vont dans le sens contraire de ce qui est presque inconsciemment recherché. Comme Donald Trump, Doug Ford rejette le système, mais voit mal ce qui est nécessaire comme remplacement.
Le taux de croissance salarial pour le Mexique est nul, ce qui est bien connu de sa population, alors que le taux annuel composé de croissance des salaires des États-Unis est de 1,26% et celui du Canada est de 1,43%, plus ou moins suivant le taux de croissance du PIB dans ces pays (cf. le tableau 2 du rapport et le graphique dans mon dernier article), qui est en déclin constant depuis les années 1960.
L’IRIS fournit un tableau qui montre la différence dans les différentes catégories d’exportation pour la période avant l’ALÉNA et celle des 25 ans de l’ALÉNA.
Ce qui est frappant – mais c’était un objectif lors des négociations – est de voir que les exportations des «produits énergétiques» (lire surtout pétrole et gaz) est de loin la plus importante marchandise favorisée par l’ALÉNA. Je mentionne la proposition de Gordon Laxer dans mon dernier article d’essayer de faire enlever la clause de proportionnalité dans les négociations en cours; il s’agit d’une proposition pour aller à l’encontre de ce qui semble être le plus important élément de l’ALÉNA, où le Canada voyait l’énergie (fossile) comme une marchandise plutôt que comme l’assise de son propre développement. L’IRIS y va de ses propres recommandations (la disparition du Chapitre 11), avec vraisemblablement aussi peu de réalisme, devant les impératifs du système économique.
L’énergie, encore et toujours
John Schrampski, un autre conférencier de l’ISBPE et professeur de génie mécanique à l’Université de la Géorgie, a permis de mieux cibler de telles analyses, associées à l’ensemble de l’effort de mettre en question l’économie néoclassique (à cet égard, l’IRIS se montre très prudent (contrairement à l’impression de Dubuc…) en restant dans le paradigme de la «transition écologique», mis en question par mon livre).
Partant de courbes courramment utilisées dans les analyses pour illustrer «la grande accéleration» [de l’ensemble des crises contemporaines], Schrampski y apporte un changement: il sort l’enjeu de base de ceux qui sont plutôt secondaires, voire les résultats de la présence du premier. L’accent porte sur l’énergie, fondement de nos sociétés contemporaines, fondement de toutes les sociétés depuis toujours, mais aujourd’hui constituant un fondement passager avec leur dépendance aux énergies fossiles, non renouvelables.
Il résume ses propos en parlant d’une approche à la «thermodynamique 101»: il a pris 4,5 milliards d’années pour établir le système planétaire actuel en termes énergétiques (éolien, géothermal, gravitationnel, électrique et nucléaire); il a pris 400 millions d’années pour étendre les bases de l’essor biologique du Cambrien (biomasse, ressources énergétiques fossiles, animaux de travaux, hydro et marine, dont les courants, les vagues et les marées). Il voit la planète comme une sorte de batterie chimique que la productivité primaire net venant du soleil a lentement chargée, avec la biomasse vivante et les ressources potentiellement énergétiques fossiles. La «grande accéleration» a été la décharge de cette batterie dans une centaine d’années, transformant l’énergie accumulée en travail productif et en chaleur, avec un épuisement progressif et de l’énergie fossile et de la biomasse. Il résume la «grande accélération» esquissée par son graphique: (i) la décharge énergétique est une fonction propulsant le «développement», permettant l’ensemble de dépassements indiqués dans le premier groupe de tendances en forme de J, qui résultent dans les impacts du deuxième groupe de tendances également en forme de J, et (ii) la décharge rapide est une explosion où les courbes J atteignent une apogée et s’apprêtent à s’effondrer.
Aujourd’hui, nous voyons comment la situation a évolué, l’expérience du Mexique servant de prémonition. Nous sommes devant le déclin de nos propres réserves d’énergie conventionnelle, cherchant désespérément à poursuivre avec la production d’énergie non conventionnelle (les sables bitumineux) qui, à mon avis et suivant les analyses de l’économie biophysique, n’aura pas lieu. Ce qui est nécessaire, comme pour le Mexique (oublions les États-Unis…), est de nous préparer pour une société où il y aura (beaucoup) moins d’énergie, en espérant pouvoir éviter les perturbations sociales que Peniche associe, pour le Mexique, avec le déclin de ses approvisionnements propres en pétrole.
Il s’agit d’un autre réveil, ce dont les promoteurs d’énergie renouvelable comme substitut aux énergies fossiles sentent peut-être venir. C’était finalement la thématique de fond de la conférence de l’ISBPE, portant sur le développement d’une pensée économique pour un monde où les contraintes en ressources vont dominer.
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