Ce long article, en deux parties, cherche à intégrer deux réflexions, l’une sur le rôle de l’énergie dans la lente déconstruction des fondements de l’ALÉNA et des économies des trois pays qui y sont partenaires, l’autre sur l’importance de l’auto dans l’ALÉNA alors que l’accord est en train d’être renégocié et un questionnement quant à l’intérêt de son maintien.
Dans la couverture des négociations sur le renouvellement de l’ALÉNA, les médias ne semblent pas avoir beaucoup d’intérêt pour une analyse de cette entente en termes de ses 25 ans d’existence, les bénéfices, les résultats, les aspects négatifs. Au mieux, ils signalent l’opposition de certains secteurs de l’économie qui seraient possiblement affectés négativement par l’abandon de l’entente, et les difficultés du parcours.
Presque tout semble partir d’une réaction dans les tripes aux interventions du président Trump: on ne peut le prendre au sérieux vu ses mensonges, ses contradictions, ce qui semble être une absence de réflexions sérieuses sur l’ensemble des dossiers sur lesquels il intervient et les tweets incessants qui portent sur tout et sur rien – il doit se tromper dans ses grandes propositions…
Un point de départ pour la réflexion canadienne: le portrait de l’ALÉNA qu’en détient Trump
Reste qu’il y en a de ces interventions qui ont du sens, et les médias semblent avoir oublié une des leçons majeures de l’élection de novembre 2016, soit le rejet par une grande partie de la population des résultats du règne des leaders politiques en place depuis des décennies. Ils semblent oublier aussi que c’était Bernie Sanders qui pouvait batttre Trump, selon les sondages faits dans le temps où on pensait que Hillary Clinton allait gagner l’élection facilement sans que l’on se préoccupe de détails, mais ne battait pas Trump dans les sondages avec la facilité de Sanders. Sanders rejoignait Trump à bien des égards dans son rejet des institutions et sa dénonciation des failles de la société américaine.
Lorsqu’il est question de l’ALÉNA, je m’attendrais à ce qu’il y ait couverture des failles dans la société canadienne aussi – celles dans la société méxicaine sont presque évidentes… J’ai abordé brièvement des failles dans les sociétés canadienne et mexicaine dans mon dernier article, en me référant à une récente publication de l’IRIS pour le portrait canadien. Entre autres, on doit noter que le secteur principalement favorisé par l’ALÉNA est le secteur énergétique, et le secteur principalement perdant dans l’ALÉNA est le secteur de l’automobile.
Pétrole conventionnel, pétrole non conventionnel
Il faut donc aborder un ensemble d’enjeux, en intégrant le rôle de l’énergie et de l’auto dans les économies des pays, sans oublier les failles dans l’énergie qu’ils utilisent et produisent. En dépit des apparences, et en dépit d’une tendance née dans les interventions du mouvement environnemental, ce n’est plus la pollution locale – atmosphérique, de l’eau, terrestre – occasionnée par l’exploitation, le transport et l’utilisation de l’énergie qui importe vraiment. L’opposition à la pollution qu’aurait pu occasionner Énergie Est, que pourrait occasionner Trans Mountain, se trouve à être préoccupée par des impacts qui existent depuis des décennies dans les pays producteurs de l’énergie fossile que nous avons utilisée sans que cette préoccupation ne se manifeste; dans une perspective globale, c’est une manifestation du NIMBY, et une distraction. Aujourd’hui, le pétrole supplémentaire qui se trouve chez nous et qui se présente comme le salut dans l’approvisionnement des sociétés riches comme la nôtre – alors que l’on pensait que le pic était déjà passé – est un pétrole qui frôle l’inutilité.
Je me suis rattrapé récemment dans certaines lectures, dont les articles du blogue de Philippe Gauthier, Énergie et environnement: Comprendre les enjeux énergétiques et leur impact sur notre monde. La lecture d’Enjeux Énergies et Environnement, coordonné par Stéphane Brousseau, fournit une grande quantité d’informations et souvent des échanges; le blogue de Gauthier fournit des analyses encadrées par un positionnement assez clairement énoncé et bien expliqué de par, entre autres, des informations et analyses fondées à leur tour sur des expertises de calibre international. Quant à la mission même du blogue, il la présente ainsi :
Parler d’énergie, oui, mais pas n’importe comment. Il n’existe pas de solution purement technologique. Il faut remettre en question nos besoins sans cesse croissants, pas s’acharner à les assouvir par tous les moyens. Ne miser que sur la réduction des émissions de carbone nous enferme dans une logique de destruction continue des écosystèmes et d’épuisement des ressources.
Le blogue contenait récemment un article fondamental pour la compréhension des enjeux en retournant à la question du pic de pétrole, où il fournit un résumé d’un travail important de compilation de données en 2015 par Colin Campbell, un des fondateurs du concept. « Modelling Oil and Gas Depletion » vient d’être rendu accessible et met à jour les perspectives. Le pic est présenté dans ce travail de 2015 de deux façons, l’une fondée sur la quantité de pétrole qui reste exploitable, l’autre fondée sur une transformation de la première en tenant compte de l’ÉROI des différents types d’énergie, ce qui fournit l’énergie nette véritablement disponible (les tableaux dans l’article de Gauthier ne se comprennent vraiment quant à leurs différences qu’un lisant l’article de Campbell). Le calcul du pic de pétrole est souvent critiqué parce qu’il ne voyait pas venir l’abondance apparente des énergies non conventionnelles. Campbell fait l’ajustement nécessaire, et arrive à la conclusion que le pic de pétrole, tous types de pétrole confondus, arrivera vers 2020 – dans deux ans!
Campbell note aussi que le pétrole conventionnel qui nous alimente toujours en quantités importantes possède un ÉROI d’environ 20:1, mais le pétrole non conventionnel possède un ÉROI beaucoup plus bas, en-dessous du niveau nécessaire pour soutenir notre civilisation. Conclusion, clé dans mon livre: il y a un déclin prévisible et inéluctable dans les quantités de pétrole qui vont nous approvisionner dans les années à venir, les sources non conventionnelles fournissant une petite portion de l’ensemble et vouées à un déclin plutôt à court terme.
Mais le boom aux États-Unis?
Les États-Unis font les manchettes depuis environ trois ans avec une production intérieure de pétrole qui les sort d’un déclin important en cours depuis les années 1970 et l’arrivée de leur pic de pétrole conventionnel. Le pétrole qui est exploité maintenant est du pétrole non conventionnel associé aux procédés de fracking dans les schistes du Permian au Texas et dans le Bakken, en Dakota du Nord. Je souligne dans mon livre que cette exploitation n’est pas rentable, et Philippe Gauthier consacre un article à une mise à jour de la situation: 45% de la production a été faite à perte et 77% des compagnies ont perdu de l’argent, suivant une approche au financement et aux investissements qu’il n’est pas facile à décortiquer…
MISE À JOUR: Gauthier revient à la question avec un autre article du 23 octobre intitulé «Le pétrole de schiste croule sous les dettes».
Comme j’esquisse dans mon livre, la dépendance à la production de pétrole non conventionnel met les États-Unis, en fait, un ensemble de pays consommateurs, devant un déclin à moyen terme, non seulement de leur accès au pétrole bon marché, mais aussi de la croissance de leurs économies, en conséquence. Curieusement, les promoteurs, voire les analystes économiques, ne mentionnent souvent ni la non rentabilité de l’activité ni le faible retour sur l’investissement en termes d’énergie. L’EIA (Energy Information Administration des États-Unis) fait des projections allant vers des décennies à l’avenir, cela en voyant la production se maintenir, voire augmenter.
David Hughes du Post-Carbon Institute a consacré un document sur cette question au début de 2018, mettant en question presque toutes les projections de l’EIA. Shale Reality Check : Drilling Into the U.S. Government’s Rosy Projections for Shale Gas and Tight Oil Production Through 2050 mérite lecture et le travail de Campbell vient confirmer les calculs (par avant…).
Il n’y aura pas de transition
Tel était le thème de la présentation que j’ai faite en novembre 2018 dans la série de conférences organisées par un comité sur la transition énergétique du mouvement Stop Oléoducs de la Capitale, le soir du lancement de mon livre. Dans un autre article récent, «La transition énergétique comme justification de la décroissance», Gauthier aborde le même thème autrement et déconstruit la volonté de voir une transition énergétique comme façon d’aborder la crise du pétrole qui arrive.
Il y insiste, la part des renouvelables, après des décennies d’effort, n’est que peut-être 2% de l’ensemble de l’énergie produite dans le monde. Devant ce constat décourageant, il propose de définir (raisonnablement) la transition énergétique souhaitée comme étant nécessairement «une substitution à 100% des énergies fossiles par des énergies renouvelables, y compris l’hydraulique et la biomasse, d’ici 2050». Le défi, selon lui, dans les 32 prochaines années:
Son texte fait la démonstration – je pense que c’est le bon terme – que, face à des obstacles physiques, des freins techniques et des contraintes sociales, les efforts en vue de la transition ne surmonteront pas les enjeux de l’espace requis, des ressources nécessaires, des défis de l’intermittence, de la non-substituabilité et du financement.
L’automobile dans tout cela?
Une façon d’aborder ce constat d’échec à venir est de regarder l’avenir de l’auto dans les sociétés nord-américaines. Comment vont-elles s’insérer dans la «transition manquée». Récemment, une des trois grandes entreprises américaines, Ford, a annoncé qu’elle mettait fin à la production de toute la série de véhicules autres que les camions, le Mustang et les VUS; ce faisant, il suivait la décision de Fiat Chrysler de faire la même chose (du moins, pour ses usines aux États-Unis, voire celles de l’Italie). En réaction aux menaces de Trump, elle pense même retirer toute sa production des États-Unis. Ce faisant, la cadence a même augmenté. GM, la troisième des grandes entreprises américaines, a indiqué qu’elle pense faire la même chose. Les projections (LMC Automotive) voient près des trois-quarts des ventes dans les SUV et les camions en 2022…
By 2022, almost 73 percent of all consumer vehicle sales in the United States are expected to be utility vehicles of some sort, and about 27 percent will be cars, according to auto industry forecasting firm LMC Automotive.
By that same time, LMC automotive expects 84 percent of GM’s U.S. sales volume will be SUVs, crossover and trucks. Ford will be at 90 percent, and Chrysler at 97 percent. (CNBC, avril 2018)
C’est là où ces entreprises font de l’argent, et elles laisseront à d’autres – surtout les producteurs étrangers – les décisions concernant la production de ces autres véhicules moins payants (et moins consommateurs d’essence). Il s’agit d’environ la moitié du marché américain actuel; la promotion de ces gros véhicules est la cible du marketing des producteurs depuis des années. Corollaire à ces décisions, et à celles des millions d’Américains qui semblent vouloir acheter seulement de gros véhicules: une exposition au risque qu’une hausse du prix du pétrole ne fasse renverser les décisions des consommateurs et, pire mais pas dans les cartes des entreprises, que la diminution du pétrole bon marché durant les 15 prochaines années ne mette en cause leurs propres productions restantes.
La décision de ne produire que les gros véhicules mettrait les entreprises dans une situation où le niveau CAFE de leur flotte serait clairement incapable de respecter les moindres normes du gouvernement. Et voilà, le gouvernement américain a décidé de suspendre de sévères normes antipollution établies par le gouvernement précédent. Les consommateurs semblent avoir déjà indiqué qu’ils se fichent des normes, achetant les véhicules gros consommateurs d’essence de toute façon (même si un comportement contraire existait il y a seulement quelques années).
et dans l’ALÉNA?
Je note la couverture des média: tout est question du maintien ou non des négociations, qu’il est présumé doivent se poursuivre, et il n’y a aucune réflexion sur les bénéfices des 25 ans de l’ALÉNA et des possibles bénéfices d’un nouvel accord – ni des cas contraires… Je note aussi qu’il y a des enjeux bien différents pour les différents producteurs, les entreprises américaines cherchant à établir une nouvelle emprise sur le marché, les autres ciblant probablement les marchés asiatiques et européens plus que celui américain.
Un autre point de départ pour la réflexion canadienne sur l’ALÉNA
Emplois dans les industries canadiennes et mexicaines de l’automobile et des pièces 2007-2015
pour la suite, le prochain article…
by
Bien heureux que vous ayez pu trouver quelque inspiration dans mes textes.