C’est probablement peu connu que j’ai gagné ma vie comme professeur de cégep, et j’étais pleinement engagé pendant les 25 ans que j’y étais, fasciné par le défi et l’énorme satisfaction que procure l’enseignement. Plus précisément, ma profession était l’interprétation de textes et une aide fournie à mes étudiants pour qu’ils deviennent de bons interprètes. Un récent texte d’Yves-Thomas Dorval, pdg du Conseil du patronat du Québec (CPQ), dans Le Devoir du 21 juin m’a frappé par l’occasion qu’il présente pour une analyse – pas très difficile – d’un texte typique d’un trop grand nombre qui polluent notre quotidien et qui vont être encore plus nombreux dans les mois qui viennent.
Nos enfants se trouvaient assez rapidement ailleurs après – voire pendant – leurs études et j’ai pu poursuivre pleinement, pendant mes années d’enseignement, mon autre engagement qui remontait aux années 1960, celui qui cherchait à éviter la réalisation des projections d’un avenir sombre pour notre civilisation si elle n’apprenait pas à tenir compte des exigences qu’impose l’environnement. Là aussi, je crois qu’une partie importante de mon effort était la correction de tir de nos dirigeants, voire de notre société.
Quelques réflexions donc sur le texte de Dorval.
«À quelques mois des élections fédérales, les principaux partis se sont exprimés en faveur de l’Accord de Paris afin que le Canada atteigne, d’ici 2030, son objectif de réduire ses émissions de gaz à effets de serre (GES) de 30 % par rapport à 2005.»
Il n’y a aucune indication du fait qu’aucun des partis ne fournit un plan d’action chiffré qui fournit les moyens d’atteindre cet objectif. Par ailleurs, et plus important, la signature de l’Accord de Paris a été possible parce que les engagements des différents pays à cet égard ne représentaient pas ce que le GIÉC a calculé comme nécessaire pour éviter une catastrophe climatique. Les différents partis fédéraux (et le CPQ) peuvent se permettre d’y adhérer pour la même raison, soit que l’Accord vise beaucoup trop bas.
Pour le Canada, l’objectif est celui du gouvernement Harper, décrié dans le temps (i) parce qu’il n’utilisait pas l’année de référence 1990 mais celle de 2005, qui (ii) comportait des augmentations importantes des émissions par rapport à 1990 et donc réduisait le défi des diminutions.
«La question qui tue: comment accompagner les entreprises, les employeurs et leurs salariés pour les aider à innover dans une démarche qui tient compte de la réalité de M. et Mme Tout-le-Monde ainsi que de leurs contraintes?»
Dorval passe donc à une question qui touche ses préoccupations, mais qui n’est pas celle qui tue, celle de viser des objectifs beaucoup trop bas, ce qui va tuer beaucoup plus… Dorval introduit des éléments économiques en nommant ses cibles, et prépare un détournement en mettant l’accent sur l’innovation, un des fondements de l’économie basée sur la croissance. Il prépare d’autres détournements en mettant sur la scène la «réalité» et les contraintes des individus, c’est-à-dire le dépassement dans leur réalité du niveau de consommation qui tiendrait compte de la capacité de support de la planète, soit de l’empreinte écologique.
«Entre la poussée des générations montantes et la prise de conscience des moins jeunes, il est indéniable que la question climatique et la transformation de notre économie seront sur toutes les lèvres pour les années à venir, chez nous, comme dans le reste du monde d’ailleurs. Lorsque les jeunes descendent dans la rue, c’est pour nous inciter à les écouter et à les aider à mettre en place les conditions pour créer une société prospère, dans un contexte de grands bouleversements, tout en permettant à nos entrepreneurs de tirer leur épingle du jeu. Ce faisant, au-delà des clivages idéologiques, des antagonismes et de la joute politique, nous avons tous le devoir d’entretenir l’espoir d’un lendemain meilleur pour nos jeunes et les générations futures.»
Léa Ilardo, une des co-porte-paroles du collectif La planète s’invite à l’université, faisait savoir dans un texte dans Le Devoir du 3 juillet que la routinière référence aux années à venir est maintenant dépassée, ces années de crises étant déjà arrivées – il n’y a plus de confortable planification patiente possible. Comme je dis assez souvent, les «générations futures» sont maintenant celle des jeunes d’aujourd’hui, et on doit cesser de recourir à cette référence apaisante et confortante.
Par ailleurs, Dorval peut bien le penser, mais les jeunes et les moins jeunes qui protestent dans les rues et dans les conseils municipaux ne cherchent pas la mise en place des «conditions pour une société prospère» mais des changements de fond dans notre société, déjà trop prospère.
Ils ne présument pas que les bouleversements vont permettre à nos entrepreneurs de tirer leur épingle du jeu, c’est-à-dire poursuivre en maintenant notre système économique alors que ce système est la principale cause des problèmes et doit être justement transformé. Cela ne signifie pas non plus, pour les protestataires (qui se joignent aux gens qui interviennent depuis des décennies avec le même objectif), la recherche d’un «lendemain meilleur», c’est-à-dire pour Dorval une société encore plus prospère, plus destructrice, suivant le modèle d’aujourd’hui.
«Certes, les différentes voix qui s’élèvent aux quatre coins du pays ne s’entendent pas nécessairement sur les gestes à accomplir. Il demeure néanmoins un point positif: le Canada cherche des solutions pour préparer l’économie de demain et préserver la capacité de la société à prospérer.»
Toujours, la recherche d’une prospérité toujours améliorée comme si celle que nous connaissons, dans laquelle les jeunes ont grandi, ne comporte pas déjà de l’exagération. Il faudrait bien que Dorval nous indique ce qui lui fait croire que le Canada cherche des solutions aux véritables défis, avec (i) un premier ministre qui cherche à pérenniser l’exploitation des sables bitumineux, (ii) un candidat du parti conservateur qui reste dans le flou même après son intervention en matière de climat, (iii) un Nouveau parti démocratique qui évite dans son plan d’action toute référence aux sables bitumineux, sujet clé dans les débats au sein du parti en 2015 et (iv) un Parti vert du Canada qui propose (voir l’action 13) de remplacer nos importations de pétrole (en bonne partie du pétrole des États-Unis résultant du fracking) par du pétrole des sables bitumineux, mettant sciemment de côté le fait que tout ce pétrole non conventionnel marque la fin de rendements énergétiques adéquats pour nous soutenir dans nos excès.
C’est malheureux, mais nous savons déjà que nous ne verrons pas une recherche de solutions à la crise énergétique et aux changements climatiques pendant la présente campagne.
«À cet égard, il faut se féliciter de la mobilisation qui prend forme au Québec, et qui implique l’ensemble des parties prenantes. En plusieurs occasions depuis l’élection du gouvernement provincial, et au sortir de la COP24, nous avons insisté sur l’importance de mettre en œuvre rapidement une démarche coordonnée, mobilisant l’ensemble des ministères, afin d’élaborer un plan climat concret et efficace. En ce sens, les engagements du gouvernement provincial sont pleins de bonnes intentions, et la démarche annoncée cette semaine, qui doit mener à un Plan d’électrification et de lutte contre les changements climatiques en 2020, mérite d’être appréciée.»
Dorval passe au provincial avec le même flou qu’avec le fédéral. On peut bien essayer d’apprécier les bonnes intentions, mais nous sommes toujours loin des interventions souhaitées, avec un gouvernement au Québec élu par la population mais qui n’avait même pas mis l’environnement – lire les changements climatiques – à son ordre du jour et qui trouvera que les interventions requises vont à l’encontre des orientations profondes de la plupart de ses députés.
«Nous appuyons totalement les stratégies gouvernementales qui visent à décarboniser graduellement notre économie, et ce, tant au Québec, qu’au Canada et même dans les États voisins. Nous avons la chance de pouvoir produire une électricité propre et avons tout à gagner à en faire profiter nos voisins également. Il faudra aussi compter sur le potentiel d’autres filières, notamment au bénéfice des régions. Pensons, notamment, à la filière des biocarburants, de la biomasse, du gaz naturel renouvelable (GNR), de l’hydrogène, ou, encore, de l’économie circulaire, surtout pour nos matières résiduelles et secondaires.»
Tout en souhaitant la mise en œuvre rapide d’une mobilisation gouvernementale comportant tous les joueurs, l ‘appui de Dorval ici est mis sur le caractère graduel des interventions attendues, et il est même difficile de voir de quelles stratégies il est question tellement les gestes gouvernementaux ne vont nulle part depuis un bon bout de temps. Le rêve que les énergies renouvelables puissent remplacer dans le monde les énergies fossiles s’avère justement une illusion, ces énergies n’ayant servi jusqu’ici qu’à alimenter la croissance de la consommation. Quant à l’idée qui circule depuis des décennies de voir notre hydroélectricité (temporairement en surplus) remplacer l’énergie fossile de nos voisins, cela s’est avéré depuis longtemps justement un rêve (à suivre avec attention: l’intention de la ville de New York de procéder à un véritable plan de réduction importante de ses émissions en ayant recours à des importations du Québec).
Et voilà, pour sortir du dossier de l’énergie, Dorval nous sert la nouvelle illusion, l’économie circulaire, absolument essentielle et d’un véritable intérêt, mais qui prendra beaucoup de temps à mettre en place et n’offrant donc aucune solution pour notre situation de crise. Dorval voit cette économie circulaire comme intéressante pour les déchets, mettant l’accent sur son rôle comme approche à la gestion de ceux-ci, sans réaliser les contraintes qu’elle comporte pour l’ensemble de l’activité économique, son véritable intérêt.
«Le secteur des transports aura besoin de mesures pour réduire ses GES, la congestion et le nombre de déplacements. Pour le transport collectif, l’électrification est une très bonne initiative, mais elle doit se faire de pair avec une augmentation massive de l’offre globale, qui souffre de besoins criants. En ce qui concerne le transport des marchandises, la croissance des échanges internationaux et du commerce en ligne nécessite plusieurs initiatives qui ne peuvent pas être des copier-coller des mesures destinées au transport des personnes. Il faudra également revoir nos pratiques d’aménagement et d’urbanisme, avec des aléas climatiques plus marqués.»
Cela fait tout un agenda, avec une proposition pour une augmentation massive de l’offre pour le transport en commun qui reste néanmoins dans le flou et qui ne se commet pas sur l’avenir de l’automobile privée. À cet égard, il est presque encourageant que Dorval ne mentionne pas une «transition» en cours ou à venir. Ce qui sera requis pour le transport des marchandises et le commerce en ligne est également laissé dans le flou, sauf pour insister sur la croissance de ces activités comme présumée. Nulle part on ne trouve des chiffres, et je soupçonne que nous n’en trouverions pas au sein du CPQ.
«Dans vingt ou trente ans, la société ne sera plus du tout la même, les attentes des citoyens et les habitudes de vie non plus. C’est pourquoi le Québec, par exemple, s’active actuellement à réviser ses leviers pour s’adapter et se transformer, afin de reproduire le succès mondial de sa filière hydroélectrique dans d’autres secteurs. Cette vision du changement ne se bâtit pas toute seule, elle suppose l’adhésion de la société civile. Le Canada et chacune de ses provinces doivent faire de même, tous partis politiques confondus.»
Partant des impacts à venir des changements climatiques, Dorval fait référence à un changement en profondeur de la société, sans jamais chercher à indiquer ce qui pourrait être en cause, alors que de toute évidence ce changement ne portera pas, pour lui, sur les fondements de l’économie. Fidèle à notre tradition vieille maintenant de presque 100 ans, il propose l’idée de nouvelles initiatives économiques pouvant rivaliser avec le développement hydroélectrique que nous avons connu depuis 50 ans. C’est une vision qui nécessite l’adhésion de la société civile, dit-il, mais celle que je connais ne réagira pas devant une telle vision. Différents acteurs cherchent à rendre la nouvelle vision plus claire.
Et maintenant, la campagne électorale fédérale
La campagne électorale fédérale est déjà en cours, et on peut s’attendre à des discours omniprésents plus flous même que celui de Dorval. Seule exception, peut-être: l’insistance du gouvernement Trudeau sur la contradiction entre la réduction des émissions de GES (la «protection de l’environnement») et le développement des sables bitumineux. Il ne s’y trouve pas d’ambiguïté, ni dans le discours, ni dans la contradiction. S’étant opposé à l’agrandissement du pipeline TransMountain, Steven Guilbeault va apparemment contourner la contradiction en maintenant cette opposition – il s’est annoncé candidat après la décision du fédéral de procéder -, même s’il est élu et se trouve au sein d’un nouveau gouvernement libéral.
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