Le quatrième livre de ma pause, La Transition, c’est maintenant: Choisir aujourd’hui ce que sera demain, de Laure Waridel, se situe bien à la fin de la liste de lecture. Après le fondement (Cochet), une réflexion sur l’alternative (Abraham) et le contact avec une auteure qui se démène depuis des décennies pour comprendre ce qui se passe (Klein), Waridel nous présente une perspective qui représente à tous égards l’échec plutôt total du mouvement environnemental (en y ajoutant des éléments de l’échec du mouvement social). Cherchant à prolonger le passé du mouvement environnemental dans le présent et l’avenir, elle définit assez clairement un vide en attente de l’effondrement. Greta constitue une nouvelle force à reconnaître, mais ne réussira pas à percer.
Dès ma première semaine en poste comme Commissaire au développement durable en janvier 2007, j’ai entrepris une recherche sur la façon de procéder au calcul de l’empreinte écologique de la province du Québec. Il est vite apparu faisable, et dans les semaines et mois suivants, une petite équipe composée d’une comptable et d’un économiste s’est mise au travail. Finalement, après neuf mois de travail cumulés, et cela en étant obligée de compléter les statistiques grossièrement incomplètes de l’Institut de la statistique du Québec pour tout ce qui touchait les ressources naturelles, entre autres, l’équipe a pu former les quelque 1 250 cellules requises pour suivre la méthodologie du Global Footprint Network et procéder aux calculs. Le travail était rigoureux et la méthodologie approuvée par le Vérificateur général du Québec.
Une reconnaissance nécessaire de notre empreinte écologique excessive
Résultat des calculs: Le Québec a une empreinte trois fois supérieure à ce qui serait équitable si toute la population humaine vivait dans le respect des contraintes biophysiques imposées par la planète (et cela ne comprenait même pas les métaux et les minéraux). Il nous faut réduire notre empreinte par au moins les deux-tiers…
Cela paraît clairement dans un graphique fourni par le WWF dans Planète vivante 2008. Le Canada figure 7e parmi les pays du monde par l’importance de son empreinte. La ligne horizontale représente la biocapacité en termes per capita; elle est en diminution constante avec l’augmentation de la population humaine.[1]
Mais cela est seulement le début, puisque l’ensemble des pays riches accaparent une partie démesurée de la biocapacité de la planète, comme le montre le graphique un peu plus complet.
Et, finalement, la partie restante du graphique fait intervenir le portrait des pays pauvres, vivant en-dessous de la ligne horizontale et prenant moins que leur part de la biocapacité. Cette deuxième partie du graphique représente plus que la moitié des pays et beaucoup plus que la moitié de la population humaine.
Inutile de mener une réflexion sur la façon de fournir à toute la population humaine même les éléments de base de la vie dans les pays riches: automobile, appareils ménagers, cellulaire, domicile. C’est pourtant ce qui est implicite, par exemple, dans les efforts pour développer des pistes afin d’approvisionner les pays riches en énergie renouvelable en remplacement de l’énergie fossile, plutôt que de viser en priorité une réduction marquée de la cons0mmation. Et il ne semble pas y avoir beaucoup d’options: il faudra éliminer cette inégalité au cœur de notre système de développement, rapidement, sinon il y aura risque de migrations massives, dans les dizaines, voire les centaines de millions de personnes, vers les pays riches, qui en seraient déstabilisés. Cochet en parle de différentes façons, dont dans les pages 57-66.
Il ne semble pas y avoir de points de bascule pour les différentes composantes de l’empreinte, à part celle touchant les émissions de GES (cela grâce aux travaux du GIÉC). L’empreinte excessive des pays riches se manifeste plutôt comme une dégradation progressive de la biosphère constatée par tous – «la grande accélération»…
La transition est en cours, vraiment?
…mais la cible d’intervention de personne. Une réduction de notre empreinte par les deux-tiers serait énorme dans ses incidences sur notre mode de vie, mais à part des références générales et constantes à notre surconsommation, il semble juste de dire que nulle part, dans les interventions du mouvement environnemental (et social), on n’en tient compte.
À la première page de son Introduction, Waridel réduit ce travail au constat que c’est par la solidarité et la coopération que les civilisations relèvent les grands défis, dans ce cas en «acceptant de modifier certains de ses comportements et certaines de ses valeurs…; nous avons intérêt à réduire notre empreinte écologique, individuellement certes, mais surtout collectivement» (21). Aucune indication de la taille du défi… On peut voir l’importance du défi, seulement en termes du remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, en regardant un court texte de Mark Mills de mars 2019 en 41 points; le rapport complet, The «New Energy Economy»: An Exercise in Magical Thinking», en fournit les détails. [2]
Le livre de Laure Waridel aborde l’idée de remplacer l’énergie fossile par la renouvelable aux pages 242-247, mais nulle part dans le livre, à part des généralités ici et là, on ne voit une reconnaissance de l’importance de notre empreinte, y compris en matière de consommation d’énergie, et de l’effort maintenant quantifié pour la réduire.
Le mouvement environnemental toujours en vie?
Un coup d’œil à la Table des matières du nouveau livre de Waridel permet d’en savoir pas mal avant d’en entreprendre la lecture. Le livre est une vulgarisation de sa thèse de doctorat (voir pages 26-30 pour sa façon de voir ce travail, qu’elle qualifie comme étant en «mode d’action» dans le livre) et constitue une compilation d’un ensemble «d’initiatives porteuses de changement» des dernières décennies – finalement, et en résumé, les revendications et les propositions du mouvement environnemental. En dépit de nombreux constats d’urgence qui définissent son intervention, Waridel ne fait aucun effort pour indiquer jusqu’à quel point ces initiatives sont pertinentes face aux urgences; de façon presque régulière, leur présentation inclut par ailleurs le commentaire qu’elles ne vont pas assez loin.
Les trois premiers chapitres du livre mettent l’accent sur les enjeux économiques. Le premier, «Comprendre l’économie pour la transformer», fait un survol de plusieurs critiques de l’économie néoclassique, sans jamais la nommer, et reste dans les généralités quant à la transformation – des modifications – qui pourrait être en cause. Il n’y est nullement question de s’attaquer à la croissance comme clé de cette économie. Et au deuxième chapitre, «Changer de paradigme», nous voyons encore une fois une présentation de différentes initiatives proposées depuis des lunes (développement durable, économie sociale, économie circulaire, autres) et n’ayant clairement pas eu l’effet escompté alors que nous sommes censés être face à l’urgence. Le changement de paradigme reste complètement dans le flou, contrairement à ce que cherche à développer Abraham dans son livre, par exemple, et Cochet fait tout un chapitre sur l’économie biophysique comme nouveau paradigme. Le troisième chapitre, «Investir autrement», présente un survol de plusieurs initiatives en place depuis assez longtemps, et – en dépit de l’espoir manifesté par Waridel – qui n’ont montré aucune indication quant à leur capacité de changer la donne face à l’urgence.
Le reste du livre couvre un ensemble de thématiques représentant les grandes orientations du mouvement environnemental au fil des décennies, elles aussi ayant clairement manifesté des limites sérieuses quant à leur capacité à changer quelque chose: «tendre vers le zéro déchet» (ils sont en augmentation…); «se nourrir autrement» (alors que la quantité de viande consommée dans le monde est en augmentation, tout comme la superficie des surfaces nécessaires pour la culture de la nourriture pour les élevages – cf. Bolsonaro en Amazonie); «habiter le territoire intelligemment» (alors que la domination de l’automobile personnelle de plus en plus grosse est toujours de plus en plus importante dans l’aménagement du territoire); «se mobiliser par tous les moyens» – elle semble y céder le leadership à Extinction Rébellion. Même si on en parle plus qu’avant, il n’y a aucune indication d’une transition en cours dans le sens de ses orientations.
Rendu à la Conclusion, on n’a pas beaucoup d’appétit pour voir ce que l’écosociologue va proposer en guise de récapitulation. C’est celle-ci: «Créer et renforcer les liens entre les humains, la société et es écosystèmes»… (281). Tout est toujours dans la mode espoir, et la transition dont il est censé être question relève non pas d’hypothèses nourries par les analyses et le travail sur le terrain mais de postulats n’ayant pas de fondement.
L’actualité embarque
Dans son dernier numéro, le magazine L’actualité a décidé de mettre un accent sur le défi pour les milieux financiers des changements climatiques. En une, une photo de Waridel, avec pour titre «Comment vieillir riche en sauvant la planète» et le renvoi à un entretien avec Waridel. Il faut noter qu’elle y offre une redéfinition de a richesse qui va carrément contre celle véhiculée par la page couverture du magazine, insistant sur des limites pour la richesse matérielle, et il est difficile à comprendre comment elle a pu accepter d’être associée aux idées lancées par le numéro. L’éditorial porte sur Mark Carney et son nouveau défi comme intervenant dans les milieux financiers face aux changements climatiques. L’article du titre de la page titre ne garde pas le titre, qui devient «Changer le monde un REER à la fois», et est accompagné de la photo de Waridel, avec une sorte de bas de vignette qui met l’accent sur «la première façon d’agir», soit de «mettre son argent au service de la cause». Le livre de Waridel n’en fait pas le premier geste à poser, mais l’entretien débute en soulignant que près du tiers du livre, les trois premiers chapitres, portent sur l’économie, la richesse et la finance. La cible est bonne, mais les chapitres ne réussissent pas à sortir du modèle actuel, comme L’actualité en est bien conscient.
L’entretien dans L’actualité ne va pas très loin, et chaque sujet semble terminer avec un bémol à l’effet que les efforts décrits ne répondent pas aux défis. Ceci marque le livre au complet, où Waridel fait le portrait des «initiatives porteuses» en insistant régulièrement qu’elles ne vont pas assez loin, qu’elles soient celles de la Caisse de dépôt ou celles de Desjardins».[3]
Waridel revient à sa décision d’éviter la précision à la toute fin de son entretien:
Lorsqu’on se met à être conscient de toutes les occasions d’agir et qu’on passe à l’action, ça crée de l’espoir, et on se sent mieux face à l’adversité. Parce que quoi qu’il arrive, au moins, on est en cohérence avec nos valeurs et on ne contribue pas à la destruction de la planète.
La confusion impliquée dans ce constat, dont la mise au rancart des excès de notre empreinte écologique (incluant la sienne), représente, je suppose, ce qui attire l’attention à Waridel, qui finalement et en dépit de ce qu’elle dit, ne représente aucune menace pour les acteurs qui détruisent justement la planète.
La recherche de consensus
Dans sa chronique «La Tortue» dans Le Devoir du 20 janvier 2019, Jean-François Nadeau revient sur ce numéro de L’actualité, mettant à terre non seulement les propos du magazine comme acteur du capitalisme mais aussi ceux de Waridel, «la réformatrice écologiste la plus consensuelle du Québec». J’en cite d’assez longs extraits, sans commentaire…
Sur la photo [dans une exposition de musée], Rothschild tend devant le nez de l’animal, au bout d’un bâton, un appât destiné à le faire bouger à sa guise. Le curieux tableau donne l’impression d’une allégorie de l’argent, qui ne recule devant rien pour défendre son droit à mener le monde par le bout du nez. … Le discours critique en matière d’environnement, semble-t-il, ne trouve droit de cité que dans la mesure où il réinvestit les mêmes vieux clichés que ceux qui nous ont conduits là où nous en sommes. À titre d’exemple, le numéro de février 2020 de L’actualité a pour titre «Comment vieillir riche en sauvant la planète?». Au nom d’une écologie de circonstance, on pose, en somme, la même question qu’on ne cesse d’adapter à toutes ses sauces: «Comment s’enrichir?»
C’est Laure Waridel, la réformatrice écologiste la plus consensuelle du Québec, qui orne ce numéro dont le titre provocateur laisse entendre, contre la raison même, qu’on peut devenir riche tout en sauvant la planète. Dans cette cage à idées préfabriquées, la militante reprend son credo habituel, qui est de faire croire, à mots doux, que l’action individuelle peut réajuster la conduite du monde sans que celui-ci s’avise tout à fait de la nécessité de vraiment changer de cap. Et ce cap, L’actualité ne cesse de nous le rappeler, est fixé sur l’idée d’une croissance constante, au nom de la richesse personnelle, dans les nuages d’une méritocratie qui répète, sur tous les tons, que si vous faites ce qu’il y a à faire individuellement, vous serez récompensé, puisque vous le valez bien. …
Il ne fait plus guère de doute que le capitalisme mange pourtant la Terre comme Saturne dévore son enfant dans la célèbre toile de Goya. Mais pour nous rassurer néanmoins, on confie sans cesse à quelques spécialistes de simagrées, en quête constante de notoriété, le rôle de nous annoncer que les temps changent, tandis qu’ils se contentent à peu de frais, tout au plus, de renouveler nos stocks de bonne conscience.
La moindre frime commerciale se conjugue désormais au nom de l’écologie.
La transition vers l’effondrement
Le livre de Waridel se démarque par son titre, qui fait référence – comme tout au long du livre – à «la» transition, comme s’il y en avait une à laquelle on peut faire référence. Il n’en est aucunement question, pourtant. Par ailleurs, à presque chaque occasion où de la précision serait pertinente, voire essentielle, Waridel l’élude, insistant sur des généralités. Je prends comme exemple sa réflexion sur l’internalisation du coût du carbone, où après avoir présenté l’importance de cette internalisation, elle termine:
Pour que l’implantation d’un prix sur le carbone soit une mesure qui fonctionne, elle doit aussi être acceptée socialement. Il est donc essentiel qu’elle soit mise en place de manière équitable et graduelle en fonction de la capacité de payer de chaque acteur économique. On doit faciliter aussi la mise en place de solutions alternatives concrètes (50)… Au-delà des débats entourant les meilleurs outils pour parvenir à mettre un prix sur le carbone, dans tous les cas il est essentiel d’assurer la mise en place de mécanismes qui contribuent à une transition juste afin d’éviter un accroissement des inégalités sociales et économiques entre les individus et les nations (53).
Avec un tel positionnement, on peut bien comprendre que Waridel soit appréciée de tant de monde. Sur le plan de la rigueur, par contre, ce positionnement équivaut à l’abandon de l’effort de calculer le prix et de l’internaliser, et l’abandon, au préalable, du défi de réduire des deux-tiers notre empreinte écologique. Plus généralement, en parlant par exemple des transports, elle ne pousse pas sa réflexion jusqu’à fournir un portrait du résultat de ses calculs. Je pourrais passer des pages à en multiplier les exemples de cette approche, de cette décision, qui rend finalement inopérant à peu près l’ensemble de ses propositions (qui ne sont jamais précises, de toute façon).
C’est à peu près cela le propos de Nadeau…
[1] Les données pour ces trois graphiques datent de 2005, pour Planète vivante 2008; le rapport annuel n’utilise plus ce format, qui me paraît pertinent à utiliser ici. Des choses ont pu changer un peu depuis, mais cela en même temps que la marge de manœuvre a diminué avec la croissance démographique.
[2] Les documents proviennent du Manhattan Institute, où Mills est un senior fellow. Cet organisme est un think-tank américain explicitement conservateur. Philippe Gauthier m’indique qu’une de leurs orientations est de noircir le tableau des renouvelables afin d’ouvrir la porte pour le maintien de notre dépendance à l’énergie fossile. Il faut donc regarder les propos avec prudence, mais je ne vois pas pourquoi les données et les calculs devraient être jugés fautifs. De la même façon, le Shift Project, sous la direction de Jean-Marc Jancovici en France, est source de mon avant-dernier article sur les projections de l’AIÉ; il s’oriente clairement vers les grandes préoccupations touchant le climat et l’énergie pour l’Europe. Et finalement, l’Institut Momentum est présidé par Yves Cochet et est source des informations fournies par son livre.
Finalement, Gail Tverberg intervient régulièrement sur son blogue Our Finite World pour souligner différents problèmes plus ou moins reconnus avec les renouvelables. J’identifie son site comme d’intérêt sur mon blogue.
[3] Voir le récent article de Gérard Bérubé du 25-26 janvier dans Le Devoir, «Finance vert pâle,» qui fait fait un peu le tour de la question en fonction de la récente tenue du Forum économique mondial à Davos.
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La pause, c’était celle du temps des Fêtes et l’occasion de réfléchir à l’ensemble des dossiers associés à la question de l’effondrement, par la lecture de quatre nouveaux livres. La «pause», c’était l’effort de voir ce que d’autres ont à dire qui pourrait modifier le parcours de ma propre réflexion. En première partie, un tout nouveau livre de Naomi Klein, un autre d’Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement français qui a passé à un autre parcours depuis et un troisième d’Yves-Marie Abraham, qui origine de ses années à donner un cours sur la décroissance aux HEC…
Quelqu’un a récemment commenté sur le blogue que le nouveau livre de Naomi Klein On Fire: The Burning Case for a Green New Deal (Knopf Canada) [1] était désappointant, représentant une sorte de récit rose bonbon. Klein produit de livres intéressants, et j’ai décidé de le lire quand même. Il s’agit d’un recueil d’articles écrits pour différents médias entre 2010 et 2019, avec une Introduction, un Épilogue et quelques mises à jour écrites dans le présent [2].
Sur le bord de la fin de la décennie zéro
Disons que le rose bonbon prend du temps à paraître, avec onze chapitres au début (couvrant 234 pages…) qui communiquent bien plus une sorte de désespoir chez Klein qu’un récit marqué par des illusions; ces chapitres couvrent la série de feux, d’ouragans et d’inondations que nous avons vécue pendant cette période (avec une pause dans le deuxième chapitre pour une critique du capitalisme qui a parue dans The Nation en 2011). Le chapitre douze est le texte d’un discours livré par Klein à un congrès du Labour au Royaume-Uni où, pour la première fois dans le livre, Klein y indique quelques orientations pour répondre au désespoir. Il s’agit de retrouvailles avec le socialisme qui marque sa vie depuis des décennies (via ses parents, son mari, son beau-père).
C’est une sorte de mise en scène pour le reste du livre, dont un chapitre treize qui reprend le thème du capitalisme comme origine des problèmes, et deux derniers chapitres qui présentent l’intérêt du Green New Deal (initiative dans le congrès américain) et la transition («right now») vers la prochaine économie (257). Depuis l’élection au Royaume-Uni en décembre, ces jours-ci ne peuvent que frapper plus durement dans un tel contexte: le Labour vient de connaître sa pire défaite en 100 ans lors de l’élection le 12 décembre d’une importante majorité pour le Premier ministre Boris Johnson. Restera à voir le sort qui sera réservé au Green New Deal aux États-Unis pour combler la «décennie zéro» inscrite par Klein dans This Changes Everything (2014) comme une sorte de fin, pour elle, des efforts pour gérer les défis (surtout, celui des changements climatiques).
Finalement, le livre marque un moment pour Klein où les enjeux et le calendrier sont explicites. Cela me paraît important. Klein représente une des plus connues des journalistes nord-américaines, avec une réputation bâtie sur la publication de plusieurs livres phares (dont No Logo, en 2000, pour commencer la série). Qu’elle arrive, d’ici un an, au constat que ses espoirs n’ont plus de fondements, que l’élection américaine aura passé à côté du Green New Deal (peu importe qui gagne la présidence) et nous verrons une porte-parole pour la reconnaissance d’un effondrement en cours qui pourra, finalement, avoir un impact. Une telle analyste/porte-parole manque cruellement, et cela depuis des années. Restera pour elle de trouver les pistes… S’y insérera sûrement ses réflexions sur une nouvelle économie.
L’Amérique rejoint l’Europe face à l’effondrement
Une telle situation existe en Europe depuis justement des années, surtout depuis la publication du livre phare de Pablo Servigne et Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer: petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015). C’est évident que la présence de quelques interprètes de l’effondrement ne changera strictement rien dans les structures décisionnelles toujours et complètement obnubilées par l’économie néoclassique dominante qui, comme Yves-Marie Abraham le souligne (c’est le premier chapitre de son livre), joue le rôle du sacré – plus fort et plus juste que ma référence à un mythe dans Trop Tard – dans la monde contemporain. Elle servira surtout à consolider la petite communauté qui cherche à frayer son chemin, sur les plans analytique et personnel, à travers ce qui se passe. Elle fournira également des pistes de réflexion et d’action pour le mouvement des jeunes qui a été stimulé par Greta, la femme de l’année pour Time (et dont Trump voudrait apparemment le voir limité à un homme, voire à lui…).
Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement français, vient de publier Devant l’effondrement: Essai de collapsologie (LLL Les liens qui libèrent, 2019). C’est le fruit, dit-il, de quinze ans de recherches et de réflexions. Dans la première partie, «Avant l’effondrement» (presque la moitié du livre, c’est le thème de notre pause des Fêtes), il se penche, comme Abraham, comme finalement l’ensemble des critiques de la situation actuelle, sur le modèle économique néoclassique qui nous mène dans le mur, presque à notre insu.
En complément de la critique, il met l’accent sur l’alternative qui fonde sa vision et de l’effondrement et de l’avenir, l’économie biophysique. Celle-ci, sur laquelle je mets l’accent dans Trop Tard, est carrément d’origine nord-américaine [3], et Cochet nous montre ainsi qu’une pensée commence à s’articuler qui dépasse l’un ou l’autre des vieux mondes.
Dans la deuxième partie, «Le scénario central», où il juge l’effondrement possible pour 2020, probable pour 2025 et certain pour 2030. Cochet dresse un portrait des prochaines décennies: les années 2020, où nous vivrons l’effondrement; les années 2030, une période de survie; les années 2040, une «étape de renaissance». Il y traite cinq paramètres, dont trois du modèle de Halte à la croissance (qu’il connaît – voir pages 40-41): la démographie; la gouvernance (nécessairement locale); l’énergie (disons, les ressources); l’alimentation; la mobilité low-tech. En ligne avec le graphique phare de Halte. Cochet voit la moitié de l’humanité disparaître dans la première de ces décennies… Dans la troisième partie (l’autre moitié du livre), «Après l’effondrement», il réfléchit sur un ensemble de problématiques, insistant qu’il a choisi une approche plutôt positive pour le portrait par un choix éthique.
Une pause dans le vide
Klein met de l’espoir dans les élections américaines pour des interventions qui seraient à la hauteur du défi. Les deux experts en énergie qui ont commenté mon dernier article sur les projections de l’Agence internationale de l’énergie, mettant en question la distinction entre pétrole conventionnel et non conventionnel, reportent à une date ultérieure l’emprise de la rareté, et ne semblent pas reconnaître les fondements de l’économie biophysique (entre autres, les rendements énergétiques des différentes sources de l’énergie fossile). Cochet et moi prétendons constater qu’il est déjà trop tard, qu’il est temps de se mettre dans la réflexion et l’action «devant l’effondrement» qui arrive, peu importe ce que nous ferons dans les prochaines années. Cette réflexion et cette action sont pitoyablement absentes actuellement, et cette absence constitue le sujet de l’Introduction du livre de Cochet (et la pause que je vois devant nous en termes d’action marquée – voir mon prochain article – par le dernier livre de Laure Waridel).
Guérir du mal de l’infini: Produire moins, partager plus, décider ensemble (Écosociété, 2019) est un autre tout récent livre qui cherche à synthétiser le contenu du cours que donne Yves-Marie Abraham sur la décroissance aux HEC, cela depuis plusieurs années. Le livre est intéressant dans son portrait de la société qui dépasse l’anxiété associée à la crise climatique et fournit des orientations pour le nouveau monde qui figure dans le sous-titre de Trop Tard.
Dans un commentaire sur mon article sur le récent livre de Gabriel Nadeau Dubois (GND), Pierre Alain Cotnoir fait le portrait suivant sur ce récent livre d’Abraham:
Yves-Marie Abraham manque dans son principal chapitre, soit le quatrième, un développement portant sur l’importance de la consommation des énergies fossiles permettant le productivisme actuel, peu importe le système économique. Il y reprend une démonstration marxiste classique de l’économie opposant le travail au capital… Finalement, ses propositions restent tout autant dans le vague que celles de GND quand il entend remplacer l’entreprise-monde par les «communs». Il n’en donne «aucune recette», regardant même avec méfiance tant les coopératives que la démocratie représentative (pourtant, dans sa conception, les communs, étant de petites unités locales, devront avoir des «représentants» dans des instances fédératives…).
Ce qui est intéressant dans cet ouvrage d’Abraham me paraît être autre qu’une contribution aux efforts de cerner les failles dans le système actuel en cherchant à fournir le portrait d’un autre, source de déception pour Cotnoir. Abraham réserve aux dix dernières pages du livre une réflexion sur la lutte qu’il faut mener contre les tendances à l’effondrement et rejoint dans leur inutilité des propositions du mouvement social dans son expérience échouée à travers les décennies (voir le chapitre 3 de Trop Tard).
J’ai abordé le livre d’Abraham autrement, presque fasciné par son effort de nous fournir une critique des efforts à chercher une vision d’un nouveau monde en passant par l’approche des environnementalistes, ce qui marque probablement et en bonne partie mon propre effort. Il critique les fondements du monde capitaliste et la croissance qui en est le cœur: la croissance comme autodestruction (chapitre 2: lui propose «produire moins»; la croissance comme injustice (chapitre 3: lui propose «partager plus»); la croissance comme aliénation (chapitre 4: lui propose «décider ensemble» dans ce quatrième chapitre que Cotnoir juge le plus important, et limité par la décision d’y présenter une approche marxiste). Ressort de sa critique et de sa réflexion un dernier chapitre sur une vision où nous sortons de l’Entreprise-monde en passant pas les communs.
Les propositions du livre se résument à une insistance sur la vie, sur la justice et sur la liberté (avec variantes solidarité et…). On dirait qu’Abraham fait carrément abstraction des crises qui sévissent, qui prennent toute la place dans les interventions. C’est une réflexion qui constitue une autre sorte de pause, reconnaissant probablement l’inéluctabilité de ce qui arrive au monde capitaliste et passant outre. De mon côté, la réflexion de l’ex-environnementaliste est similaire, reconnaissant l’approche de l’effondrement dans la déclin de la source de la civilisation capitaliste, les énergies fossiles, et cherchant à voir la vie humaine dans le tumulte.
Abraham nous fournit un aperçu du fond de sa pensée en ce sens dans l’Épilogue, laissant de côté les distinctions sociologiques voulues par Cotnoir mais où il souligne:
La floraison de «communs» au début de l’époque médiévale en Occident, par exemple, est corrélative à l’effondrement [une rare – la seule? – utilisation du terme dans le livre] de l’Empire romain d’Occident… Or, nos sociétés vont très certainement être de plus en plus affectées dans les années à venir par la catastrophe écologique en cours et sans doute par d’autres «crises» de grande ampleur. On peut s’attendre alors à ce que les «communs» s’y multiplient rapidement. Il y a donc quelques bonnes raisons de penser qu’une sortie de l’«Entrerprise-monde» par la voie «communiste» ne relève pas du pur fantasme. (271-272).
Il ne s’aventure pas dans un effort (comme le fait Cochet) pour saisir le phénomène global de l’effondrement, où on peut soupçonner, par exemple, qu’il y aura des milliards de morts, cela en suivant les projections de Halte. Finalement, cela n’est pas nécessairement un grand défaut, puisque la nature même de l’effondrement fait que ses conséquences, les perturbations en cause, sont à toutes fins pratiques inévitables. Bref, Abraham nous fournit une intéressante réflexion, plus en profondeur qu’il ne voulait mais qui lui donne une assez grande valeur, quant à une façon de concevoir l’avenir de l’humanité dans l’hypothèse qu’elle va réussir à passer à travers ce qui s’en vient. Klein critique le capitalisme, Abraham nous offre une alternative…
Entre-temps, pendant la pause qui s’amorce, Abraham ne nous fournit aucune indication qu’il suit le déroulement des premières étapes de l’effondrement dans le déclin du pétrole conventionnel. Cotnoir le critique à ce sujet, soulignant que cela rentre directement dans le sujet profond du livre, le productivisme. De mon côté, je le verrais bien reconnaître cette situation autrement, puisqu’elle nous oblige à une introspection pas mal perturbatrice…
[1] Je préfère lire ses livres, bien écrits, dans l’anglais original. La traduction française est La maison brûle: plaidoyer pour un green new deal Susan MeQuaig, une autre écrivaine canadienne dont le travail remonte maintenant à plus de 50 ans, vient de publier un nouveau livre The Sport and Prey of Capitalists, qui risque d’être le sujet d’un prochain article sur ce blogue…
[2] Ceci me rappelle dans cette stratégie de retour en arrière Losing Earth: A Recent History (MCD) de Nathaniel Rich, auteur d’un récent essai dans le New York Times Magazine, dont le livre est une reprise en longueur. Il s’agit d’une narration journalistique des efforts de mettre le défi des changements climatiques à l’ordre du jour des sociétés riches durant la période 1979-1989. Ce qui est frappant est que la période couverte pourrait être 2009-2019, tellement le récit, tellement l’évolution du débat n’évoluent pas…
[3] Rien de nouveau pour les lecteurs de ce blogue, mais frappant dans un essai foncièrement européen. Nous connaissons le rôle de Charlie Hall dans le développement de cette pensée – voir Energy and the Wealth of Nations: An Introduction to Biophysical Economics (2ndedition, Springer, 2018), dont il est co-auteur avec Kent Klitgaard – et dans la création de l’International Society for Biophysical Economics. Depuis deux ou trois ans, la Society publie Biophysical Economics and Resource Quality.
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