Pendant les années 1990, je collaborais avec un autre membre de la Table ronde nationale sur la question des coûts des changements climatiques. Lui, président d’une compagnie de réassurance agricole, compilait les données de la Swiss Re et, à l’occasion, intervenait pour réduire les dommages occasionnés par la grêle dans les prairies. Au fil des ans, nous avons vu les coûts monter dramatiquement au Canada, tout comme les dommages, et après un certain nombre d’années, nous avons abandonné le suivi de la situation, qui paraissait déjà hors de contrôle.
Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC) nous fournit des pistes et des projections sur la situation depuis trente ans maintenant, et les gens qui suivent ces rapports sont obligés de constater la même chose : la situation s’empire constamment et est à toutes fins pratiques hors de contrôle. Éric Desrosiers, journaliste à l’économie au Devoir, est parmi ces gens, et il vient de consacrer son analyse hebdomadaire à la situation décrite par une fuite du GIEC, et son constat semble rejoindre celui des autres, que nous atteignons le point de non-retour. La rédactrice en chef du journal, Marie-Andrée Chouinard, a repris l’analyse le lendemain en allant au plus général. Son éditorial, «Pour éviter le pire», n’entre pas dans la longue série de réflexions sur la situation en offrant des scénarios pour sortir de la crise, mais constate avec son titre que c’est trop tard, que nous devons aujourd’hui chercher à éviter le pire, et non à établir les assises pour en sortir.
Desrosiers commence assez raide, en partant des nouveaux engagements du gouvernement canadien pour des réductions des GES de 40% à 45% d’ici 2030 (cela par rapport à 2010, point de référence en changement constant, alors que la référence pour le GIEC, beaucoup plus exigeante, est toujours 1990). Desrosiers cite Yves Giroux, le Directeur parlementaire du budget, dans un nouveau rapport:
L’ampleur et la vitesse des changements nécessaires [pour atteindre ce nouvel engagement] rendront sa réalisation difficile. Le problème n’est pas tant le manque de solutions vertes disponibles, il y explique, mais il faudrait entre autres qu’environ la moitié des ventes de véhicules neufs soient des véhicules «zéro émission» dès l’an prochain. Il faudrait aussi que les propriétaires de bâtiments soient soudainement pris d’une urgente envie de remplacer leurs systèmes de chauffage par des thermopompes et les industries d’un irrépressible désir de conversion aux petits réacteurs nucléaires modulaires.
Desrosiers poursuit, avec d’autres références:
Près de la moitié des réductions de GES qui doivent mener à la carboneutralité d’ici 2050 devront venir de technologies qu’il reste encore à trouver, a admis l’émissaire américain pour le climat, John Kerry. Il faudrait aussi construire l’équivalent du plus grand parc solaire au monde, chaque jour, au cours des 30 prochaines années, a estimé pour sa part l’Agence internationale de l’énergie, ainsi que dix installations de captage du carbone par mois à compter de 2030 alors que le monde n’en compte actuellement que 26.
Un défi colossal…
Tous ces calculs, toutes ces projections, s’insèrent dans une volonté de maintenir les modes de vie actuels (cela en laissant à d’autres interventions des réductions des inégalités qui font, par exemple, que les deux-tiers de l’humanité ne pensent même pas à l’idée d’avoir une auto), parce que l’alternative est inimaginable. Pourtant, un regard sur les implications de tous ces gestes visant à maintenir nos modes de vie de bute rapidement à d’autres constats tout aussi inimaginables :
Desrosiers en est conscient, et cite d’autres sources. Il semble être rendu au constat de nous deux à la Table ronde il y a pus de 20 ans…
Mais voilà. A-t-on vraiment le choix ? Si même un succès partiel de la lutte contre le réchauffement climatique coûtera horriblement cher, ce n’est rien en comparaison des coûts économiques, écologiques et humains du statu quo, rappelait pour une énième fois une étude du géant de la réassurance Swiss Re en avril.
Et me voilà moi-même à un retour dans le passé dans la réflexion, et un retour à mon livre Trop Tard qui, suivant les projections du Club de Rome dans Halte à la croissance, nous mettait devant l’effondrement aux alentours de 2025. J’ai recommencé mes articles pour le blogue avec une référence à la récente publication d’Yves Cochet, Devant l’effondrement, dans la foulée des travaux sur la collapsologie; le document du GIEC ne nous en éloigne pas.
Ce qu’il y a à ajouter à ces réflexions est le fondement des analyses des collapsologues, le fondement de Halte, soit que la source des changements climatiques est notre recours aux énergies fossiles et que ce qui se passe de ce côté-là est peut-être plus dramatique que ce qui se passe du côté du climat. J’ai fait une mise à jour sur la situation par rapport au pétrole conventionnel pour suggérer que le déclin de cette énergie, qui est au cœur du fonctionnement de nos sociétés, est toujours à projeter suivant les projections du Club de Rome de 1972. Nous faisons face à l’effondrement beaucoup plus tôt que ce qui est imaginable en ce qui a trait aux changements climatiques…
Près de chez nous: The Green New Deal
On Fire: The Burning Case for a Green New Deal a été publié par Naomi Klein en 2019, à la suite de son livre Tout peut changer (This Changes Everything) de 2014. Dans ce récent livre, elle a misé sur le parti travailliste dans la Royaume Unie, qui a subi une défaite historique par la suite. Reste à voir le sort qui sera réservé à une autre cible de Klein, le Green New Deal aux États-Unis, actuellement dans une version proposée par la nouvelle administration Biden pour combler la «décennie zéro» inscrite par Klein en 2014. C’était comme une sorte de fin, pour elle, des efforts pour gérer les défis contemporains (surtout, celui des changements climatiques). La décennie achève…
Le projet de loi sur les infrastructures fournit une idée de ce qui pourrait être fait pour se mettre en mode «transition» aux États-Unis. Il est en discussion dans la législature américaine depuis des mois, et fait partie de l’approche d’ensemble de l’administration Biden qui cherche entre autres à mettre en branle une transformation de l’économie américaine pour qu’elle se libère de sa dépendance aux énergies fossiles. Si la transformation de mettait en place, ce serait ce que Klein recherche, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’une intervention des démocrates, que les congrès est divisé presque 50-50 et qu’il n’y a aucun espoir que les républicains aillent en ce sens. Les travaux sont fondés, entre autres, sur l’étude de Princeton et al publiée le 15 décembre 2020 (il comporte quelque 350 pages).
Philippe Gauthier en a fait un portrait en fournissant ses critiques et préoccupations par rapport à cet travaux. Je les résume ici, sans rentrer dans le rapport lui-même.
Ce genre de plan dépend largement des hypothèses de départ, qui sont ici très optimistes. Est-il vraiment raisonnable d’espérer zéro émissions nettes avec un mix énergétique reposant encore jusqu’à 38 % sur les carburants fossiles?
L’étude évalue des scénarios de transition qui se distinguent surtout par le rythme de l’électrification et par un recours plus ou moins massif aux technologies de capture et de séquestration du carbone (CCS). Les coûts financiers sont au cœur de ces scénarios.
La séquestration sous le sol (CCS), soit en l’absorbant dans de la biomasse (BECCS) soit en le retirant directement de l’air ambiant avant de le stocker sous terre (DAC), représente de bien belles techniques sur le papier, mais qui n’ont pas fait leurs preuves à grande échelle. Mais peu importe! Elles permettent aux chercheurs de Princeton de promettre un monde où l’on brûlera une abondance de carburants fossiles tout en ramenant les émissions à zéro.
De manière générale, les scénarios misent sur une augmentation rapide de la capacité solaire et éolienne, de même qu’un recours accru a la biomasse.
Détail à noter, les batteries occupent peu de place dans ces plans. C’est essentiellement l’hydrogène qui permet de gérer l’intermittence et les variations saisonnières.
Pour réduire les coûts de la transition, on suppose que les équipements polluants ne sont remplacés qu’en fin de vie. On tient compte du fait que des technologies comme les véhicules électriques et les pompes à chaleur utilisent moins d’énergie que les moyens actuels pour atteindre les mêmes résultats. On tient aussi compte du coût relativement élevé de l’abandon des carburants liquides.
On mise aussi sur de sérieux gains d’efficacité. Au final, l’intensité énergétique de l’économie américaine (la quantité d’énergie utilisée pour produire une unité de PIB) s’améliore de 1,7 à 3,0 % par année, selon les scénarios. Ceci paraît optimiste, dans la mesure où ces gains sont actuellement d’à peu près 1% par année.
Le déploiement de l’énergie solaire s’accélère dans tous les scénarios, sauf un, où il se poursuit au rythme actuel. On estime que la capacité éolienne va tripler d’ici 2030, alors que la capacité solaire va quadrupler. On parle ici de parcs à l’échelle commerciale, pas de déploiements sur les toits. En 2030, les États-Unis devraient déployer chaque année plus d’énergie renouvelable que la Chine. La manière dont ces objectifs seront atteints fait l’objet de très peu de discussion.
Ces projections reposent sur l’hypothèse que le prix du pétrole et du gaz va rester peu élevé.
Jusqu’ici, les scénarios proposés paraissent assez raisonnables (c’est Gauthier qui le dit). Le tableau se complique lorsqu’on mesure la part de la biomasse et de l’hydrogène.
Dans l’ensemble, cette partie apparaît assez faible. Pour fonctionner, l’un des scénarios nécessite beaucoup plus de biomasse que ce qui est réellement disponible.
L’utilisation de carburants fossiles et d’hydrogène basé sur les fossiles ou la biomasse reste importante dans le plan. Les émissions de CO2 pourraient encore atteindre 1,8 milliard de tonnes en 2050. On espère éliminer ce carbone après coup par un recours massif au stockage géologique et par la production de carburants de synthèse. Il s’agit là de la partie la plus fragile du plan, à mon avis.
Une critique en bonne et due forme de ces hypothèses dépasserait largement le cadre de ce blogue. Il suffira de rappeler que jusqu’ici, les rares essais de capture et de séquestration du CO2 n’ont eu lieu qu’à une échelle réduite et qu’ils ont rarement été concluants. La technologie fonctionne, mais elle est malcommode, ne capture pas 100% des émissions et s’avère beaucoup plus coûteuse que prévu. Le plan repose, sans base formelle, sur l’idée que ces coûts vont diminuer. De plus, on ne sait pas très bien qui doit payer pour ce service.
Le plan ne s’interroge pas du tout sur la capacité de l’industrie minière à fournir les matériaux nécessaires et sur celle de l’industrie manufacturière à les transformer en panneaux solaires et en éoliennes en temps voulu. La question de l’approvisionnement en batteries est à peine évoquée elle aussi.
Les deux formes d’énergie sont intimement liées dans cette étude, parce qu’on présume qu’une bonne partie de la biomasse sera utilisée pour produire de l’hydrogène – et que le carbone libéré par cette transformation sera capturé et séquestré de manière permanente à coût modéré.
Cette hypothèse commode (et très contestable) permet de présenter la biomasse comme une manière de compenser les émissions des carburants fossiles toujours présentes dans les divers scénarios. À l’horizon 2050, 100% de la biomasse disponible (résidus agricoles et forestiers) serait utilisée pour produire des carburants. Dans certains scénarios, il faudrait aussi convertir plus de terres agricoles à la production de biomasse, par exemple plus de maïs pour produire de l’éthanol.
Détail remarquable, il n’est pas beaucoup question de biogaz. Cette décision n’est pas formellement expliquée, mais semble être motivée par le désir de séquestrer le carbone. Le biogaz serait donc séparé en ses deux composantes, carbone et hydrogène. Le premier serait stocké, le second, utilisé tel quel ou sous forme de carburants de synthèse. Le gaz naturel fossile serait aussi converti en hydrogène, un procédé qui est présenté comme peu émetteur dans la mesure où le CO2 émis serait stocké. Des technologies non éprouvées à grande échelle (pyrolyse de la biomasse, Fischer-Tropsch renouvelable) jouent un rôle important dans ces plans.
Il est à noter que le plan ne propose pas de stockage de l’électricité par batterie, hormis dans les véhicules électriques. La gestion de l’intermittence est assurée par le stockage sous forme d’hydrogène ou d’autres carburants, qui sont ensuite reconvertis en électricité au besoin. La quantité de carburant nécessaire sur une base horaire ou saisonnière ne fait l’objet d’aucune évaluation.
J’inscris ces réflexions au long parce qu’elles fournissent une vision d’ensemble des approches nécessaires – en notant l’absence de recours à des batteries – pour même penser à une transition. Cela est dans le contexte où tous les scénarios aboutissent en 2050 avec un recours plus ou moins important aux énergies fossiles dans le portrait d’ensemble. En fait, et pour le mettre simplement, il n’est pas envisageable de penser maintenir les activités économiques actuelles en visant à remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables.
Autrement dit, nous sommes déjà dans une situation où il nous fait envisager des réductions dans notre utilisation de l’énergie et, presque par conséquent incontournable, dans notre mode de vie. Par ailleurs, on doit penser à tout un ensemble d’autres interventions visant à éliminer (au moins, réduire de façon importante) les inégalités entre pays, voire à l’intérieur de pays comme les États-Unis, alors que ces inégalités semblent plutôt structurelles en regardant le système que le plan Biden cherche à modifier.
Une nouvelle société s’impose
Bref, l’effort de mettre de l’avant le Green New Deal, avec ses options, nous met devant la nécessité de sortir du cadre de la «normalité» qui constitue pourtant presque l’unique approche dans l’ensemble des sociétés.
Il n’y a presque pas de pays ou d’organisation qui n’est pas dans le processus de préparer la «transition énergétique». Presque sans exception, l’effort vise à remplacer les systèmes énergétiques actuels par des systèmes fondés sur les énergies renouvelables. Nulle part ou presque on ne voit impliquée une réduction de la consommation totale de l’énergie comme objectif complémentaire. The Green New Deal, dont on parle maintenant depuis quelques années, rentre dans une telle perspective, et les interventions de la nouvelle administration Biden dans ce domaine semble adopter la même approche. Cela fait quand même des années que nous voyons assez clairement que les avancées des énergies renouvelables ne permettent nullement de les voir capables de remplacer, en qualité et en quantité, les énergies fossiles. Gail Tverberg fait des billets sur ce thème depuis longtemps. En fait, cette tendance de fond fait partie de l’adhésion au modèle économique visant la croissance et incapable de penser en d’autres termes, y ajoutant la confiance extrême dans la technologie pour rendre le tout cohérent.
En fait, nous sommes rendus au devoir de constater que nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs en matière d’émissions de GES. L’alternative est de cibler des objectifs visant à réduire notre consommation de matières premières et d’énergie, ce qui comporte d’emblée un changement plutôt radical dans notre mode de vie. Ce n’est pas pour demain des orientations sociales et politiques en ce sens…
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