J’ai commencé la rédaction de cet article avant qu’il y ait des réflexions par les intervenants sur la réponse possible de l’Occident en termes des exportations de la Russie. Cela est maintenant à suivre, mais l’analyse ne permettra pas d’éviter les contraintes mentionnées ici.
Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Projet de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation le 7 février 2019 – «This Time the Wolf is Here» – sur la question du pic du pétrole. J’en ai fait un article en détail de cette présentation, et la récente actualité m’y a ramené.
La partie de la présentation qui frappe tout d’abord porte sur les perspectives pour l’Europe en matière d’approvisionnement en énergie dans les prochaines années (et non décennies). Le graphique concerne le pétrole qui sera en déclin dans les prochaines années, mais la situation pour le gaz est différent (voir plus loin). Il s’agit d’un portrait pour l’Europe actuelle, présentant entre autres une idée de l’importance de la décision d’abandonner Nord Stream 2, censé prévenir une partie des problèmes illustrés par le graphique.
Gérard Bérubé en fournit des détails dans une chronique du 8 mars:
La Russie possède 6,4 % des réserves mondiales de pétrole et 17,3 % des réserves de gaz. En retour, elle est très dépendante de l’Europe, qui absorbe environ 90 % de ses exportations de gaz. Au total, les exportations d’hydrocarbures ont une importance majeure pour l’économie russe : elles représentaient en 2019 25 % du PIB du pays, 40 % de ses recettes budgétaires et 57 % de ses exportations, précise Olivier Appert, conseiller du « centre énergie » de l’Institut français des relations internationales. En 2021, les revenus pétrogaziers venant de l’exportation devraient représenter 36 % des recettes fiscales totales.
Le portrait s’applique au monde entier
Gail Tverberg réfléchit sur cette question dans son dernier article, en mettant l’accent sur le gaz naturel. Fondamental à son analyse est le constat que les producteurs des ressources fossiles nécessitent un prix plutôt élevé pour pouvoir continuer à les extraire (elle croit que c’est autour de $120 le baril pour le pétrole) et que cela nécessite que les consommateurs soient capables de vivre avec un tel prix. Selon elle, le débat sur les changements climatiques et la nécessité de réduire nos émissions représentent presque une distraction devant l’imminence des conséquences de l’incapacité à respecter ces conditions concernant les prix et donc sur l’approvisionnement en énergie fossile.
Le problème associé aux énergies fossiles a été caché derrière une narration imaginative mais fausse à l’effet que notre défi le plus important est le changement climatique, résultant de l’extraction des combustibles fossiles qui va continuer au moins jusqu’en 2100, à moins que des actions soient prises pour ralentir cette extraction.
Selon cette fausse narration, tout ce que le monde doit faire est de remplacer ses besoins en énergie en allant vers l’éolien et le solaire (voir la chronique d’Émilie Nicholas du 10 mars et un texte d’opinion de la même date d’Yvan Cliche comme récents exemples). Comme j’ai discuté dans mon dernier article du blogue, «Limits to Green Energy Are Becoming Much Clearer», cette narration faisant miroiter le succès est complètement fausse. Plutôt, nous semblons rencontrer des limites en matière d’énergie à court terme en raison de bas prix chroniques. L’éolien et le solaire aident très peu parce ce qu’ils ne sont pas fiables quand on en a besoin. Par ailleurs, les quantité de l’éolien et du solaire disponibles sont beaucoup trop faibles pour remplacer les énergies fossiles.
Peu de gens en Amérique et en Europe réalisent que l’économie mondiale est entièrement dépendante des exportations russes de pétrole, et charbon et de gaz. Cette dépendance peut être vue de plusieurs manières. Par exemple, en 2020, 41% des exportations de gaz naturel venaient de la Russie. Ce gaz naturel est particulièrement important pour équilibrer les systèmes électriques fondés sur l’éolien et le solaire.
Pour faire le point, Tverberg montre la provenance de ces exportations, soit en grande partie la Russie.
Sans les exportations de gaz naturel de la Russie et de ses proches associés, il n’y a aucune possibilité d’approvisionner le reste du monde. Voilà ce que le débat en cours sur des nouvelles sanctions sur les exportations russes est en train de montrer. Gérard Bérubé y va d’un autre élan dans sa chronique du 10 mars (encore):
Il reste la portée de la flambée des cours pétroliers sur l’activité économique et sur l’inflation avec, comme ultime effet dépressif, un risque de « destruction de la demande » qui pourrait devenir réel si les prix de référence dépassent les 150 $US le baril et s’y maintiennent. Un embargo à grande échelle sur les produits pétroliers russes aurait le potentiel de pousser ce prix à 200 $US cette année, d’après le scénario de la Bank of America. Les producteurs craignent que cette contraction de la demande ne vienne accélérer le retrait des combustibles fossiles et alimenter une course aux autres énergies.
C’est l’ambitieux pari que voudrait relever l’Union européenne, Bruxelles visant une réduction des deux tiers des importations européennes de gaz russe d’ici la fin de l’année et une élimination de l’importation d’hydrocarbures russes «bien avant 2030».
Et au Canada
Cette situation fournit un contexte pour la couverture au Canada par les médias, et par les politiciens. Ce contexte explique l’échec dans les efforts de respecter les objectifs environnementaux (voir à cet égard la chronique d’Amélie Lanctôt du 4 mars, «Un futur viable», où elle souligne les échecs répétés de l’ensemble des pays face aux défis mis en évidence pour une nième fois par le GIÉC dans son tout récent rapport, sans faire intervenir la question de l’énergie).
Marie-Andrée Chouinard s’est commise avec un éditorial le 1er mars sur l’état d’urgence signalé par le GIEC dans son récent rapport, pour conclure:
Notre dépendance mondiale aux énergies fossiles — inscrite pour la première fois dans le cadre de la déclaration finale de la 26e Conférence climatique de l’ONU, en Écosse — joue son double rôle de destruction. Elle risque de nous faire manquer la cible précieuse de réduction des gaz à effet de serre, nécessaire pour éviter le pire. Et elle freine, par l’action délétère de son lobby et le poids des habitudes qui y sont rattachées, l’action politique. Dans l’urgence, il faudrait savoir se presser.
Gordon Laxer, qui suit ces dossiers depuis des décennies, a fourni des détails sur la situation où le lobby pétrolier domine la politique canadienne, dans un article du 2 mars intitulé «Une politique canadienne contrôlée par des pétrolières étrangères» (et dont le sous-titre souligne que le Canada est le pire du G7 en matière de réductions d’émissions).
Finalement, la volonté de soutenir l’exploitation des sables bitumineux comme constituant une partie importante du PIB canadien a mené à l’achat du pipeline TransMountain en 2019 et le plan d’en tripler la capacité pour permettre l’exportation d’une quantité accrue du pétrole des sables bitumineux ancre le gouvernement Trudeau dans un positionnement contraire à ce qui s’impose en suivant les orientations de la COP25. Cela place le ministre de l’Environnement Steven Guilbeault en situation très traditionnelle, incapable de présenter la véritable situation pour ne pas nuire à cet objectif primordial.
En effet, le Canada et les États-Unis ont les moyens de s’approvisionner en énergie fossile de leurs propres sources advenant des décisions de bloquer les importations de sources russes (ce que les États-Unis ont déjà fait maintenant).
Derrière de telles interventions se cachent ce qui s’imposera en termes d’actions des sociétés du reste du monde, non pas pour faire face aux changements climatiques, mais pour faire face à des contraintes mondiales en matière d’approvisionnement en énergie fossile pendant la prochaine décennie et où la contribution du Canada est presque illusoire: le pétrole des sables bitumineux exige tellement d’énergie lors du processus d’extraction qu’il serait, considéré en lui-même, probablement inutile comme énergie de l’avenir. Son ÉROI est environ 3, et un ÉROI d’au moins 5, et probablement 10, est nécessaire pour qu’il contribue au fonctionnement de la société. Il sert actuellement à entrer dans le mélange général, avec un ÉROI d’environ 17, mais rendu à fournir la plus importante partie du pétrole utilisé, la production frôlera une opération déficitaire.
Le vrais changements requis
À travers la multitude d’articles et d’émissions consacrés à ces questions, une récente chronique des 18-19 décembre derniers de Gérard Bouchard a frappé par sa clarté, en allant contre le courant et plutôt droit au but.
Il règne un large consensus à l’échelle mondiale sur la gravité des changements climatiques et l’urgence de prendre les mesures appropriées. Or, pour s’en tenir à notre gouvernement et surtout au gouvernement fédéral, on ne voit pas dans leurs politiques émerger cette question comme étant de la plus grande urgence. Car, si je comprends ce qu’on lit et entend, il s’agit bien du sort de la planète ?
On apprend plutôt que les émissions de gaz à effet de serre ont encore augmenté chez nous [et dans le monde – HLM] l’an dernier, qu’elles vont augmenter au moins jusqu’en 2030, que la production mondiale du charbon est à un niveau record et que le gouvernement canadien s’apprête à autoriser de grandes compagnies pétrolières à prospecter les fonds sous-marins. Ne doit-on pas s’inquiéter aussi de ces projets de développement soustraits à l’examen du BAPE? Des experts nous disent que le Québec compte parmi les États les plus actifs sur ce front. Un esprit moins droit que le mien en déduirait que le niveau général est plutôt inquiétant…
Les sondages révèlent un fort appui à des interventions musclées. Mais sommes-nous bien préparés aux sacrifices qui vont les accompagner ? Je pense aux changements dans les genres de vie, aux contraintes qui pèseront sur la consommation et les loisirs, à la réduction des déplacements, à la fin de la culture du « char », aux pénuries de biens sur le marché, aux chambardements dans l’industrie et les valeurs boursières, à la hausse des prix de nombreux produits, etc.
L’ampleur de cette perspective appellerait une pédagogie efficace. Des prises de conscience difficiles sont à prévoir ainsi que des courants d’opposition féroces aux nouvelles politiques, même chez des citoyens qui s’y montraient favorables au départ — l’expérience de la lutte contre la pandémie et des oppositions qu’elle a suscitées nous enseignent pourtant quelques leçons sur le potentiel d’irrationalité à prévoir.
Pour la plupart du monde, une telle perspective est encore loin, et on fonctionne comme si rien n’était. Plus souvent qu’autrement, les gens critiquent les politiciens, sans réaliser que les politiciens savent, plus ou moins consciemment, que ce qui est requis est totalement inacceptable pour la société et pour la population. C’est choisir et promouvoir ce que Bouchard décrit.
Des contraintes
En effet, à travers toutes les sanctions, rien n’est prévu pour faire face au fait que la Russie dépend de ses exportations de pétrole et de gaz pour maintenir son économie à flot et celles-ci sont exemptées explicitement des sanctions actuelles. L’Allemagne a accepté de voir un approvisionnement important en gaz de la Russie disparaître (en arrêtant Nord Stream 2), mais il ne semble pas envisageable de voir presque le monde occidental entier se mettre dans la même situation.
Le déclin des réserves de pétrole conventionnel, qui est clé pour Halte!, ainsi que les perspectives pour la prochaine décennie, sont indirectement en cause ici, venant de déclins affectant l’Europe. La guerre en Ukraine et les tensions que cela occasionne représentent une sorte de prévision de ce qui s’en vient. En plus, la situation voit le prix du pétrole et du gaz à la hausse, et cela ne peut que faire l’affaire de la Russie, même s’il n’est pas possible de savoir si cela fait partie des calculs de Poutine derrière la décision d’envahir l’Ukraine. Si les pays occidentaux n’arrivent pas à contrôler les revenus venant à la Russie de la hausse de prix de ses principales ressources à l’exportation, l’ensemble des sanctions sera réduit dans leurs impacts. Par contre, s’ils interviennent dans ce sens, ce serait presque suicidaire. Comme Tverberg souligne, «peu de gens en Amérique et en Europe réalisent que l’économie mondiale est totalement dépendante des exportations russes de pétrole, et charbon et de gaz.» Plus précisément, «sans les exportations de gaz naturel de la Russe et de ses proches associés, il n’y a aucune possibilité d’approvisionner avec des quantités suffisantes le reste du monde.»
Tverberg conclut:
by Lire la suiteSi des prix plus élevés pour l’énergie ne peuvent être obtenus, il y a une très bonne chance que le changement en cours dans l’ordre mondial poussera l’économie mondiale dans la direction d’un effondrement. Nous vivons aujourd’hui dans un monde avec des ressources énergétiques par habitant en décroissance. Nous devrions être conscients que nous nous approchons des limites des énergies fossiles et d’autres minéraux que nous pouvons extraire, à moins de voir l’économie capable de tolérer des prix plus élevés.
Le risque que nous encourrons est que les plus hauts niveaux de gouvernement, partout dans le monde, vont soit s’effondrer soit se voir renversés par des citoyens mécontents. La quantité réduite d’énergie disponible poussera les gouvernements vers une telle situation. En même temps, les programmes comme les pensions et les programmes pour gérer le chômage, soutenus par les gouvernements, vont disparaître. L’électricité deviendra probablement intermittente et finalement inexistante. Le commerce international va diminuer et les économies deviendront beaucoup plus locales.
Nous étions avertis que nous nous approchions ces temps-ci d’une époque avec des sérieux problèmes concernant l’énergie. Halte! a documenté, avec une approche par la modélisation, le problème de limites dans un monde fini. L’invasion de l’Ukraine sera peut-être une poussée vers des problèmes énergétiques plus sérieux, venant surtout de la volonté d’autres pays de punir la Russie. Peu sont conscients que l’idée de punir la Russie est dangereuse; une préoccupation fondamentale dans l’économie d’aujourd’hui est que l’économie actuelle ne pourra continuer dans sa forme actuelle sans les exportations russes des énergie fossiles…