Forum économique mondial : les risques 2014
Chaque année, la lecture du rapport sur les risques globaux produit par le Forum économique mondial (Davos) constitue un moment qui rend davantage préoccupantes mes analyses et mes perceptions déjà bien ancrées. Finalement, les risques identifiés – classés entre autres par genre et par âge, où presque sans exception les femmes et les jeunes perçoivent les risques comme plus importants – ciblent bien, selon ma compréhension de la situation. Mais le texte qui les présente semble écrit par les hommes et les plus vieux. Plus important, les décisions face à ces risques seront prises par ces mêmes groupes et, tout comme dans le texte lui-même, on y voit une contradiction constante entre la conviction qu’il y ait besoin d’une croissance économique renouvellée et le constat que cette croissance est la source de bon nombre des problèmes, des risques. Le modèle économique est omniprésent, même si dans un habit différent, et on sent qu’il ne fournit pas les réponses, même aux auteurs.
Les inégalités à travers les sociétés humaines (cliquez sur la photo) ont été identifiées par les leaders de Davos dans un rapport de novembre 2013 comme la deuxième préoccupation la plus importante pour l’avenir en termes de tendances et le PEW Research Centre y va de sa couverture du travail: la tendance vers les inégalités suit seulement celle touchant la zone de guerre qu’est le Moyen Orient actuellement dans la liste.
Dans le rapport de 2014 lui-même sur les risques systémiques globaux, ces inégalités sont classées quatrième, avant même les risques associés aux changements climatiques.
La NASA : les risques d’effondrement
Tout récemment, The Guardian a publié un article ”NASA-funded study: industrial civilisation headed for ‘irreversible collapse’?” résumant les propos d’une étude commanditée par la NASA (National Aeronautic and Space Administration des États-Unis). «La survie de la civilisation en cause» dans la bande annonce des nouvelles de Radio-Canada passait brièvement ici pour en signaler la nouvelle.
L’article paraîtra dans Ecological Economics en avril, mais les auteurs ont déjà publié une version préliminaire du modèle en cause. sous le titre ”A Minimal Model for Human and Nature Interaction”. Contributeur clé à l’effondrement modélisé : les inégalités croissantes entre les élites et les pauvres. L’article de 2012 fournit une idée de la façon dont le modèle est bâti et montre plusieurs étapes de sa complexification. Les composantes du modèle HANDY – population, eau, climat, agriculture, énergie – rappellent celles de Halte à la croissance, mais les auteurs insèrent leurs projections et leurs analyses dans un contexte historique de plus en plus reconnu, celui de l’effondrement de civilisations. En fonction de ces cinq paramètres, le modèle est donc conçu pour suivre les interactions, d’une part, de l’évolution de la capacité de support des écosystèmes mais, d’autre part, de la stratification économique des sociétés entre des riches (Elites) et des pauvres (Commoners) – les inégalités. Selon les conclusions de ce travail, d’après The Guardian, la situation actuelle dans le monde est telle que l’effondrement de la civilisation actuelle sera difficile à éviter, cela dans les prochaines décennies.
L’intérêt du modèle, qui semble beaucoup moins complexe et plus théorique que celui des chercheurs du MIT derrière Halte à la croissance, se trouve surtout dans son effort d’introduire le facteur socio-économique dans la réflexion. Comme c’est le cas pour un ensemble d’organisations internationales et même nationales, on doit bien présumer que la NASA commandite une multitude d’études touchant ses champs d’intervention et n’en entérine pas nécessairement leurs conclusions, dont celles de cette étude. Reste que la NASA montre avec cette commandite – comme le ministère de la Défense des États-Unis l’a fait par rapport aux changements climatiques il y a déjà quelques années – une capacité de tenir compte de risques qui ne semblent pas être à l’ordre du jour des politiciens de la planète.
McQuaig et Brooks : le mouvement de fond
Je viens de terminer un nouveau livre (2012) de Linda McQuaig, auteure fascinante et candidate du NPD défaite de peu récemment dans une élection complémentaire à Toronto – dans un fief conservateur. Billionaires’ Ball : Gluttony and Hubris in an Age of Epic Inequality comporte des présentations assez approvondies de nombreux enjeux financiers et économiques, et il faut bien croire que cela explique que Neil Brooks est co-auteur de l’ouvrage; Brooks est directeur du programme gradué en Taxation de Osgood Hall Law School à Toronto.
Vers la fin du livre, McQuaig commente une tendance aux États-Unis (et ici au Canada?) qui est commune à la droite et à la gauche, les menant, pour différentes raisons, à abandonner l’effort de corriger les inégalités dans la société, pour mettre l’accent sur l’objectif d’éliminer la pauvreté. Dans une chronique de février dernier, Éric Desrosiers souligne justement que le président Obama, dans son récent discours sur l’état de l’Union, a fait pourtant de ces inégalités une priorité pour ses interventions à venir. Pour McQuaig et Brooks, la gauche a abandonné cet effort face à un mouvement bien orchestré de la droite qui rend tout ciblage des riches presque perdu d’avance. Ceci est en contraste total avec le contexte politique qui a suivi le New Deal de FDR, où il y avait des taux d’impositions sur les riches autour de 70%, le double du maximum aujourd’hui.
McQuaig et Brooks insistent sur l’importance des inégalités dans la plupart des pays riches (et pauvres – l’inégalité en Chine est l’équivalent de celle aux États-Unis), et Desrosiers y va avec des chiffres impressionnants : «95 % des gains de revenus depuis la Grande Récession de 2009 sont allés aux 1 % les plus riches et 90 % des moins riches ont continué de s’appauvrir, selon le Fonds monétaire international (FMI)». Sa chronique termine avec une citation de l’ancient secrétaire américain au Travail Robert Reich, qui se demandait dans un récent blogue, «Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grabuge? … Les réformes sont moins risquées que les révolutions, mais plus on attend et plus on risque de se retrouver avec la seconde option.»
Contexte pour mes propres travaux
De mon coté, j’ai écouté le conseil des économistes, en acceptant pour le calcul de l’IPV dans mon livre que la reconnaissance des inégalités dans les revenus, élément central dans l’ensemble des travaux sur des IPV ailleurs, y fait introduire un élément non monétarisé : les autres IPV corrigent les «dépenses personnelles» à la base de tout le calcul en fonction de ce que l’Indice de Gini fournit comme information sur les inégalités. Je fais introduire l’Indice de Gini dans une annexe, notant que son introduction dans le calcul aurait réduit les dépenses personnelles d’environ 10%, et l’IPV presque d’autant. Devant le silence assourdissant des économistes face à mon effort d’engager un débat ou un dialogue autour de leur adhésion sans nuances au PIB comme indice de notre bonheur et de notre «richesse», je regrette un peu cette décision, même si, finalement, elle n’aurait rien changé.
L’expérience de me tremper lors de la rédaction dans les chiffres touchant le chômage, l’endettement et les inégalités de revenu m’a marqué, dois-je souligner, mais elle est presque absente de mes interventions depuis la publication de mon livre. Je cherche toujours à pousser pour un changement de comportement chez les économistes, et chez les décideurs qui suivent leurs conseils, en faveur d’une meilleure prise de conscience de notre véritable bilan comme société et d’un meilleur processus décisionnel en fonction de cela. Peine perdue, dois-je constater.
Tout récemment, et à deux reprises, lors d’échanges avec l’auditoire après une présentation, j’étais amené à souligner ce qui est presque absent de mes interventions plus ciblées. Ce dont je ne parle pas, mais qui nous est présenté quotidiennement par les différents médias, ce sont ces autres phénomènes également prévisibles et même plus aptes à mettre en question notre civilisation. Au moins sept des dix risques les plus importants identifiés par les leaders de Davos sont dans cette catégorie ; les autres sont l’alimentation, l’eau et les changements climatiques mis de l’avant par Halte et par l’étude faite pour la NASA.
Comme le souligne Klaus Schwab, fondateur du Forum de Davos, dans sa préface au rapport sur les risques 2014 : ”For the first time, survey respondents were asked directly to nominate their risks of highest concern, which placed economic and social issues firmly at the top.” L’analyse des systèmes, retenue par Davos dans son analyse des risques, est une approche qui semble s’approcher de l’unanimité, alors que ce n’était certainement pas le cas en 1972 lors de la publication de Halte.
Finalement, le mouvement de fond qui mène à la déstablisation des écosystèmes s’accompagne de déstablisations sociales à grande échelle sans nécessairement suivre les mêmes cheminements. Suivant les travaux du Club de Rome, on note l’énorme pression occasionnée par l’augmentation de la population humaine au-delà de toute taille raisonnable, mais les déséquilibres occasionnés par les énormes inégalités dans ce monde surpeuplé ne font pas partie des analyses des informaticiens de MIT dernière Halte à la croissance.
Celles-ci ne portent pas non plus sur les pressions occasionnées par les confrontations entre de nombreuses sociétés, ou parties de sociétés, qui peuvent être occasionnées par les pénuries d’eau, d’aliments et de ressources énergétiques, mais également par une multitude d’autres stress dont parle The Security Demographic, mentionné dans mes derniers articles. Dans une certaine mesure, ces risques et ces stress font partie du cadre géopolitique des sociétés humaines depuis toujours, Plus préoccupant, ils semblent aujourd’hui associés à un ensemble de bouleversements imbriqués dans le système économique opérant à grande échelle et sans modalités d’assouplissement évidentes.
La déconnexion entre les jugements en haut lieu à Davos, voire à la NASA, indépendants de pressions politiques, et ceux manifestés par les politiciens à travers la planète, est de plus en plus fascinante. La résilience comme facteur fondamental d’adaptation et de transition semblerait de moins en moins capable de fournir… C’est ce que les travaux de Davos identifie comme l’échec de la gouvernance globale, au cœur de toutes les figures présentées, et dans le Top 10…
NOTE: Joseph Stiglitz a fait une présentation intéressante au comité du Sénat américain sur le budget le 1er avril dernier sur cette question, présentation qui aborde la plupart des sujets traités par McQuaig et Brooks. Stiglitz était le président du comité qui a présenté le rapport sur les déficiences du PIB en 2009, et je cherche depuis ce temps des indications de l’influence de ce rapport sur sa façon de penser, sur la façon de penser des économistes en général. Je n’en vois aucune. Stiglitz aborde la question à la toute fin du texte mentionné ici, après avoir fait toute une série de propositions qui mentionne la croissance (growth) sans nuance. Introduire des critères pour le processus décisionnel qui exigerait la prise en compte des externalités comporterait des changements radicaux dans la recherche de cette croissance – à la limite, une telle approche constaterait que la croissance est presque un mythe. Stiglitz et l’ensemble des économistes n’y vont pas.
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J’ai commencé à lire récemment votre blogue et à m’informer davantage sur d’autres sites également puis entrepris de lire Limits to Growth (mise à jour 30 ans). J’avais déjà assisté à une de vos présentations l’an dernier avec le désir de m’informer plus sur le sujet mais j’avais mis cela de côté faute de temps. Je découvre donc avec une certaine inquiétude une situation critique pour laquelle il semble impératif d’agir prestement. Beaucoup de signes sont présents quant à la dégradation imminente de notre condition de vie et je trouve surprenant sinon aberrant que cela ne soit pas un enjeu de société majeur. Je comprends que les gens aiment la stabilité et préfèrent se divertir que de réaliser que l’avenir tel qu’on le connait est incertain (du pain et des jeux – j’aime la comparaison de l’étude avec le modèle HANDY et la civilisation Romaine) mais il s’agit de survie. A regarder notre présente campagne électorale au Québec, j’en viens à questionner notre mode de gouvernement. Je ne pense pas que nos élus et notre gouvernement soient en mesure d’effectuer le coup de barre nécessaire pour se positionner adéquatement avant le début de la tempête. Peut-être est-il déjà trop tard? Sinon, je me questionne au niveau personnel sur les actions que je peux poser pour faire une différence… des suggestions?
J’étais frappé par le rapport «inespéré» produit par la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec il y a quelques semaines. En dépit des campagnes qui se déroulent insistant sur un plan d’action sur les changements climatiques depuis des années, voire des décennies, nous sommes devant une situation où il est tout simplement irréaliste de penser que nous puissions réduire nos émissions de GES même au niveau minimum recommandé par le GIÉC. D’une façon inattendue, le rapport confirme mon statut d’ex-environnementaliste.
Il est trop tard pour pouvoir intervenir sur le plan environnemental avec un espoir de remédier aux crises que nos actions ont provoquées; même le mouvement sociale a échoué et il est bien difficile de faire des suggestions, comme vous le demandez, quant à des actions à entreprendre dans le sens traditionnel associé à ces deux mouvements. Reste que ne rien faire ne nous convient pas.
La source de nos problèmes réside dans le modèle économique utilisé partout, enseigné partout et impliqué partout dans les débats qui ne le sont pas. Je ne vois aucune raison de penser que l’effort nécessaire pour transformer la pensée économique et les économistes qui la gardent en vie puisse avoir des résultats. Un tel effort est néanmoins le seul que je vois utile (?) pour éviter les effondrements qui s’annoncent. Le cas échéant, il faut essayer d’imaginer et de préparer l’avenir défini par un tel contexte…