Lors de mon troisième voyage en Chine, en 2011, j’étais accompagné par une nièce très intéressée par les questions de développement international. L’an dernier, elle a poursuivi un intérêt de longue date et a fait un voyage en Inde. Tout récemment, une autre nièce qui suit mes pérégrinations m’a donné en cadeau un livre, Lumières d’Afrique, de la journaliste de la Société Radio-Canada (SRC) Sophie Langlois. Cette nièce ne comprenait pas mon intérêt pour la Chine, et proposait que je visite d’autres pays, pourquoi pas, en Afrique.
Critères de choix pour un voyage
J’ai eu le privilège de visiter un bon nombre de pays, au fil des années, et l’expérience a été très enrichissante. Depuis un certain temps, je voyage moins, et avec une bonne dose de culpabilité, sachant que les émissions qui y sont associées sont très importantes. Je me suis déjà formulé une approche de triage théorique face à la situation, classant l’Inde, avec sa démographie hors de contrôle, et l’Afrique, avec ses incapacités généralisées, comme des régions du monde où il n’y pas d’espoir pour une gestion de la transition qui va s’imposer face aux effondrements qui s’annoncent.
Des lectures sur l’Inde l’été dernier en suivant l’expérience de ma nièce ont bien enraciné mes perceptions de ce pays où la vaste majorité de la population vit dans la pauvreté plutôt absolue et où le nombre des pauvres va augmenter par des centaines de millions dans les prochaines années (augmentation nette de 20 millions par année). Comme ailleurs, une petite proportion de la population participe à la vie des pays riches, mais les perturbations susceptibles de venir des inégalités grossières mettent cette vie à risque. J’ai donc lu avec intérêt le livre sur l’Afrique, illustré par de superbes photos du conjoint de Langlois, Normand Blouin. J’avais déjà visité le Kenya, suite à l’écoute d’une entrevue suggérant qu’en raison surtout de la croissance démographique de ce pays (et de la Tanzanie), sa grande faune risque de disparaître d’ici peut-être vingt ans. J’avais également visité à deux reprises Madagascar (pas tout à fait sur le continent…) dans un effort sans succès de développer des projets ciblant la conservation de la biodiversité endémique et en péril de cette île. Avec mon épouse, j’ai aussi visité le Maroc, histoire de me tremper quelque temps dans un pays musulman (pour une réflexion complémentaire à celle de cet article, cliquer sur la carte).
Et l’Afrique – sub-Saharienne
Le livre a réussi à stimuler une nouvelle réflexion sur l’idée de (re)visiter ce continent. Le livre présente ce que Langlois appelle des «histoires méconnues», alimentée par les reportages qu’elle a faits pendant son mandat couvrant plusieurs années, avec base au Sénégal, et par des sélections de son blogue écrites pendant ce temps. Les histoires sont souvent émouvantes, mettant en évidence l’énorme souffrance des habitants de nombreux pays africains. Le livre termine avec une réflexion par Langlois sur l’aide humanitaire qui n’a pas réussi à gérer ce défi au fil des décennies, du colonialisme d’abord, de l’impérialisme économique des pays riches (et maintenant de la Chine) ensuite.
La lecture de ce livre sur l’Afrique fournit nouvelle matière pour l’exercice de triage, chaque section fournissant au début un portrait du pays visité (une dizaine parmi les 54) dont une colonne de données succinctes : la population; le taux de pauvreté; le revenu moyen par habitant; la croissance du PIB; le taux de chômage; le taux de scolarisation au primaire; l’accès à l’eau potable; rang dans l’Indice de développement humain (IDH) des Nations Unies. Il est difficile à comprendre pourquoi Langlois a décidé de suivre l’évolution économique de ces pays ainsi, suivant les paramètres répandus, tellement sa narration met les données en contradiction (et elle n’y inclut pas l’accès à l’électricité, ni l’espérance de vie, ni le taux de croissance de la population…).
Pays après pays dans les portraits présentés, le taux de croissance du PIB contraste de manière saisissante avec le taux de pauvreté, le taux de chômage et même le rang dans l’IDH, indice composé de données concernant le PIB, la scolarisation et l’espérance de vie. Le recours au revenu moyen plutôt qu’au revenu médian cache un autre élément fondamental du portrait global. Le cas de Niger frappe (p.128) : un taux de croissance du PIB de 10,8% en 2012 (mais seulement 3,9% en 2013, sans commentaire) alors que le pays se classe 187 sur 187 par son IDH. Le Mali (p.88) avait un taux de croissance du PIB négatif en 2012 et se classait 176 sur 187; le portrait propose que «le Mali peine à développer son économie», suggérant que cela est probablement dû à son adhésion au socialisme, et termine avec référence à l’intervention de l’armée française tout récemment pour stopper les incursions des djihadistes.
En bonne journaliste, Langlois s’arrête aux drames humains dans la vie quotidienne des peuples, mais elle semble incapable d’imaginer les implications de ses propres constats. Elle fait sa narration presque sans ralentir aux contradictions, sans présenter les motifs qui ont fait que le portrait présenté de chaque pays illumine les failles dans la narration – ou dans le portrait. Le livre ne s’arrête qu’à deux ou trois occasions à la démographie galopante sur le continent déjà surpeuplé et semble adhérer au discours et au modèle économique dominants. Les économistes quant à eux interviennent régulièrement pour souligner leur conviction que le continent africain, qui regorge de ressources naturelles, représente un certain espoir pour l’économie mondiale dans les années à venir.
Pour faire court, l’équipe de Kirk Hamilton à la Banque mondiale a produit en 2006 un meilleur portrait de la situation, Where is the Wealth of Nations?, où on voit le PIB fournissant un indice de l’extraction des ressources du continent pour aller dans les pays riches, ailleurs. Il y est revenu en 2011 avec The Changing Wealth of Nations : Measuring Sustainable Development in the New Millenium. Le bien-être des populations autochtones n’est pas en question dans les efforts d’améliorer le PIB en poursuivant le développement économique.
Les voyages: touristiques et autres
Quel pays donc parmi ceux présentés dans le livre devrais-je visiter, suivant l’idée de ma nièce? En fait, Langlois semble concevoir une visite en fonction des plages et des parcs nationaux qui constituent des attraits du tourisme (à noter que la série d’émissions de Découverte qui passe actuellement, portants sur l’Afrique, fournit des images saisissantes de nombre de ces attraits). Pour le reste, il faut bien penser qu’un économiste a écrit pour le livre les portraits pour chaque pays. Avec trois exceptions, le taux de pauvreté varie entre 43% et 82%, et une visite dans ces derniers pays devrait se faire en fuyant ou presque la majorité de la population vivant à la campagne ou cibler les bidonvilles. Un exemple : à partir du moment de son indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire «devient tranquilllement le pays phare de l’Afrique de l’Ouest, avec une stabilité politique et une économie qui se développe plus rapidement qu’ailleurs. C’est dans ce pays que se concentrent les investissements occidentaux et les projets de développement» (150)! En effet, la croissance de son PIB en 2013 était de 8,7%, et je pourrais le visiter avec des objectifs commerciaux, voire industriels en tête…
Pour les trois exceptions : (1) l’Afrique du Sud, avec un taux de pauvreté de 23%, «est la championne mondiale des inégalités et de la criminalité» (142) et sa narration fait ressortir la haine, la colère et la rage (ce sont les termes utilisés par Langlois) ressenties par une population dont la moitié vit sous le seuil de la pauvreté et où il y a un taux de chômage de 25% (40% chez les jeunes). Il faut bien croire que même le taux de pauvreté agit comme le PIB, en mauvais indice de la situation, qui apparemment sous-estime de moitié l’étendue de la pauvreté dans le pays… (2) Le Gabon n’a qu’un taux de pauvreté de 33%, et un taux de croissance du PIB au-dessus de 6% depuis 2010, sauf que «les chiffres sont trompeurs; la grande majorité des Gabonais vivent encore dans la misère» (112). (3) Le taux de pauvreté en Égypte est de 25% et «la corruption y gangrène l’État, qui n’a plus les moyens d’éduquer et de soigner une population qui a triplé en 60 ans» (106). Le taux de croissance du PIB n’est que de 2,1% en 2013, sûrement le résultat de l’abandon du pays par les touristes, qui en faisaient sa «richesse» avant le printemps arabe.
Langlois conclut sur des images d’espoir, des paroles d’espoir, qu’elle se permet de maintenir en illusion, j’ose croire consciemment…
Et la Chine
Et voilà l’origine de mon intérêt pour la Chine, pays capable de prendre des décisions touchant un milliard quatre cent millions de personnes que ses gouvernants ne consultent pas mais essaient de diriger. Je planifie justement un quatrième voyage en Chine pour le printemps. Les voyages en Chine fournissent des perceptions de la situation dans ce vaste pays, perceptions qui ne justifient peut-être pas les impacts environnementaux associés aux voyages, surtout lorsqu’il faut bien que j’admette que je ne suis qu’un simple observateur de ce qui s’y passe aujourd’hui, alors que nous nous approchons du mur. Je n’y vais pas en touriste, mais dans un effort de rendre plus concret ce que l’on peut lire sur ce qui se passe dans cet immense pays (une source pour suivre cela est la revue en ligne chinadialogue, offrant un abonnement gratuit).
En même temps, je prépare un texte qui cherche à situer cet intérêt pour le pays. Les décisions qu’il prendra dans les prochaines années pourraient marquer, à mon avis, l’avenir de l’humanité, tellement elles définiront soit le maintien du cap actuel soit un virage dans la mise en oeuvre du développement à l’échelle planétaire que peut-être seule elle pourrait entreprendre. La rédaction de ce texte suit une réflexion de plus d’une année après un échange avec un autre journaliste de la SRC, qui a insisté de façon soutenue qu’il préférerait voir l’humanité disparaître plutôt que de la voir sauvée par un pays aussi loin de la démocratie que la Chine.
Je ne propose pas la Chine comme modèle pour notre gouvernance. Je n’ai même pas beaucoup l’impression qu’elle prendra le virage (qui ne serait pas celui soutenu par l’OCDE, voire par l’ensemble des nations: l’économie verte). À cet égard, en 2012 la Banque mondiale (par un département autre que celui de Kirk Hamilton, qui a quand même fourni la section sur l’économie verte…) et le gouvernement de la Chine ont produit leur vision pour le développement du pays d’ici 2030: Chine 2030. C’est l’effort des responsables de sortir la Chine du «piège du revenu moyen» (dans un pays où le taux de pauvreté, selon les auteurs, n’est que de 10%), fonçant dans l’effort de suivre la progression des pays riches dans leur développement des dernières décennies. C’est tout le contraire du virage qui semble nécessaire.
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