Le troisième lien

Dans un climat (social et politique) qui devrait vraisemblablement être marqué par les défis associés aux lacunes dans l’Accord de Paris, il est presque fascinant de voir l’activité économique se poursuivre de façon tout à fait habituelle. Cela inclut l’approbation récente par le gouvernement Trudeau du projet de terminal pour le gaz naturel liquifié en Colombie Britannique et sa volonté de pouvoir éventuellement approuver le pipeline Énergie Est. Ces gros projets ne nous saisissent pourtant pas aussi directement qu’un projet comme celui du troisième lien entre les deux rives du Saint-Laurent à Québec.

cap-diamant

Le projet de tunnel sous le Cap Diamant ne sera jamais construit. Ici, la démolition des accès en 2007-2008, 20 ans après leur construction. On peut imaginer un sort semblable pour le troisième lien.

Rapports, sondages, média

Le rapport publié récemment nous fournit plusieurs éléments de ce projet: un tunnel partirait de l’échangeur entre la A440 et la A40, à l’ouest du pont de l’Île d’Orléans, pour rejoindre la rive sud dans la région de Beaumont. Il s’agit d’une mise à jour des plans pour une périphérique de la grande région développés par le ministère des Transports dans les années 1960 et 1970, et qui incluaient également plusieurs autres axes routières, dont une autoroute sur les battures de la rive sud entre le traversier et les ponts et un tunnel passant sous le Cap Diamant (les photos) et reliant la A440 et l’autoroute prévue le long de la rive nord (devenue le boulevard Champlain et ensuite la Promenade Champlain).

Le projet ne répond en rien aux enjeux associés aux transports dans la région de Québec: il ne désengorgerait pas les ponts et ne décongestionnerait pas l’autoroute de la Capitale, finalement constituant plutôt un projet de développement de l’étalement urbain qu’une réponse aux défis des transports. Il manifeste une «vision» complètement dépassée de l’aménagement urbain et de la mobilité qui y est associée. Cette «vision» est étroitement associée à notre adhésion à l’automobile comme garante de notre «liberté» personnelle en matière de mobilité et comme objet nous permettant de marquer notre statut au sein de la société; cette adhésion est également dépassée suivant toute analyse rationnelle de notre situation, maintenant un statut pour l’automobile qui remonte aux années 1950.

Reste que la population semble bien favorable à ce troisième lien et à ces visions dépassées, d’après des sondages effectués à son sujet. Isabelle Porter couvre la situation actuelle dans un article du Devoir du 28 septembre «Vague d’intérêt populaire pour un «troisième lien» routier entre Québec et Lévis» où elle montre que l’idée d’un tunnel ou d’un pont semble plaire davantage que le projet de Service rapide par bus (SRB), étudié pour contribuer à un plan de mobilité durable. En effet, on peut croire que ces sondages montrent jusqu’à quel point cette façon de cerner les enjeux prioritaires comporte des failles énormes. On peut facilement présumer que les répondants (i) ne connaissaient pas les détails du projet dont le rapport a été publié, (ii) ne cherchaient pas à bien cerner les implications des options qu’ils imaginaient et surtout (iii) ne voudraient rien savoir des transports en commun, presque peu importe les coûts de leurs options.

Laissant de coté l’inutilité du lien proposé qui passerait par l’ouest de l’Île d’Orléans pour se rendre à Beaumont (ou presque), leur intérêt est tout simplement de voir les autos mieux circuler. En pensant à l’idée alternative d’un tunnel reliant les deux centre-villes de Québec et de Lévis, l’imaginaire remonte à celle qui inspirait l’autoroute des Grèves qui voulait voir aboutir sur la colline parlementaire une autoroute de deux voies (finalement, la situation actuelle, mais sans la circulation prévue et espérée). Porter souligne l’importance de différents postes de radio privés de la région dans le débat, ceux-ci prônant le troisième lien et montrant beaucoup de moyens et, peut-on ajouter, de beaucoup plus grandes cotes d’écoute; un animateur d’un de ceux-ci cible – assez curieusement – Radio-Canada comme le cœur de la couverture médiatique qu’écoutent les décideurs.

Porter intitule une section de son article «Un changement de paradigme», alors qu il ne s’y trouve qu’une référence au plan de mobilité durable sur lequel la Ville travaille depuis des années et qui constituerait effectivement un changement de paradigme si jamais il était mis en opération. L’article cite Serge Viau, ancien directeur général de la Ville et impliqué dans ces travaux :

On a été tellement habitués à fonctionner sur des autoroutes à Québec que les gens se sont habitués à ça, sauf qu’il faut leur faire comprendre que ça n’a plus de sens. C’est comme si on avait un entonnoir et qu’on voulait le faire grossir, mais que le goulot restait le même.

Le troisième lien, peu importe son éventuelle forme, augmenterait les émissions de GES. Le plan de mobilité durable incluant le SRB et visant entre autres à relier les deux rives de façon efficiente et respectueuse des contraintes ne serait mis en opération qu’aux environs de 2025. Il arriverait donc assez tardivement, face aux échéanciers établis par le GIÉC et faisant partie de l’effort de respecter l’Accord de Paris, pour lequel beaucoup de travaux visent 2030 comme année d’aboutissement d’efforts importants de réduction des émissions. Un troisième lien arriverait probablement à la même époque – mais dans le sens contraire – advenant l’abandon des exigences de l’Accord de Paris par les décideurs.

Moins 40%

À cet égard, et connaissant l’objectif du gouvernement d’une réduction de 35% d’ici 2030, j’ai visité le site de Martine Ouellet pour voir d’où vient son engagement pour un objectif de moins 40%. Ouellet est la candidate dans la course à la direction du PQ ayant été impliquée le plus dans les débats environnementaux. Son objectif pour 2030 est celui calculé par l’IRIS pour 2020, mais c’est quand même meilleur que celui de la politique énergétique. Je suis surpris d’y constater que les réductions visées pour les transports sont le tiers de celles visées en matière d’efficacité énergétique pour le secteur industriel et environ l’équivalent de celles ciblées pour le «verdissement» du parc immobilier. Le tout représenterait une réduction de 27 millions de tonnes par rapport aux émissions en 2012 (dernière année de données du gouvernement) de 78 millions de tonnes et de 84,7 millions de tonnes en 1990. (Cela donnerait environ 32% de réduction par rapport à 1990 et 35% par rapport à 2012, mais je dois manquer quelque chose dans son calcul…)

Peu importe, ce qui est frappant est de la voir avec une cible d’un million de véhicules branchables (ou électriques), le même nombre que la politique énergétique. Il n’y a aucune mention de l’augmentation prévisible du parc automobile pendant cette période 2016-2030, et elle semble rester avec la même problématique que la politique énergétique à cet égard. Cette question ne semble pas être un enjeu majeur dans la course du PQ, et je ne le mentionne pas en cherchant le meilleur candidat(e). Ce qui me frappe est de voir Ouellet éviter une cible importante dans le secteur responsable de 45% des émissions en 2012. Le secteur industriel me paraît beaucoup plus difficile à gérer en fonction d’importantes améliorations dans les procédés, mais il représente plus de la moitié de ses objectifs et la marge d’erreur est donc sensiblement augmentée. Comme pour les auditeurs de FM-93, et pour une bonne partie de la population (non seulement de la région de Québec), on sent la reconnaissance du «ne touche pas à mon auto»; on voit ceci aussi dans sa proposition de réduire notre consommation de viande, mais non notre consommation d’autos…

Le plan de Ouellet comporte une vision du développement économique intégré aux objectifs en matière de réduction de GES, en ciblant un positionnement international constituant des marchés pour des ressources, des produits et de l’expertise du Québec. Je n’y trouve pas des perspectives internationales pour les GES suivant l’IRIS et le travail de Gignac et Matthews et où l’équité exigerait des réductions encore plus importantes des émissions. Et comme je soulignais dans mon commentaire sur la note de Daniel Breton sur mon article sur les orientations en matière d’énergie, l’objectif d’un million de voitures branchables (plus l’électrification des autobus et des petits camons commerciaux, élément intéressant et plutôt inusité dans les réflexions), avec le monorail (finalement sans intérêt dans les circonstances actuelles) et d’autres projets de développement économique vert, ne nous permet pas de viser la bonne cible.

Un nouveau paradigme

Les interventions du gouvernement Trudeau en matière d’énergie nous montrent, pour le Canada, ce que la COP21 a montré pour l’ensemble des pays, une incapacité, pour des raisons structurelles, de réduire la consommation d’énergie fossile et des émissions de GES qui en résultent suffisamment pour respecter les calculs du GIÉC; les conséquences sociales et économiques rendent cela politiquement impossible. Ici au Québec, on voit les transports personnels tellement inscrits dans le paradigme sociétal qu’il est politiquement impossible de foncer dans les gestes qui s’imposent, finalement le retrait du véhicule personnel et un recours aux transports en commun partout.

Les efforts des groupes de la société civile depuis des décennies pour «faire comprendre» la situation à ces égards sont montrés ainsi un échec. L’échéancier des changements climatiques, et de la sortie du pétrole, nécessitent une révision fondamentale de l’approche à cette sensibilisation et l’abandon de l’effort de concilier le maintien du véhicule personnel avec le besoin urgent de passer par les transports en commun dans un nouveau paradigme qui ne semble pas être dans les cartes.

 

 

 

 

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7 Commentaires

  1. Pas grand chose à ajouter. Sinon que j’ai soudainement envie d’écouter la chanson Highway to Hell d’AC/DC. 🙂

  2. Paul Racicot

    Vous écrivez : «…une incapacité, pour des raisons structurelles, de réduire la consommation d’énergie fossile et des émissions de GES qui en résultent suffisamment pour respecter les calculs du GIÉC; les conséquences sociales et économiques rendent cela politiquement impossible.»

    Donc… notre civilisation thermo-industrielle s’effondrera (ou déclinera rapidement) d’ici quelques décennies, faute d’hydrocarbures fossiles, dans un environnement climatique et écologique passablement plus… défavorable (?) et faute d’énergies renouvelables en quantité suffisante pour maintenir notre mode et notre niveau de vie – à tout le moins en ce que l’on nomme « l’Occident ».

    Bon… je dois y aller : j’ai encore quelques haricots mûrs à cueillir dans le petit jardin que nous bichonnons depuis bientôt 3 ans et que nous comptons agrandir l’an prochain. Juste au cas où… 😉

    • En suivant les projections de Halte à la croissance, appuyées par une multitude de sources à jour, il me semble possible que nous soyons déjà dans le début de l’effondrement. Le report de ceci à «quelques décennies» me paraît être le principal problème dans les approches courantes un peu partout (on vise 2030 ou 2050). Cela fait que nous n’agissons pas, même quand l’incapacité de la COP21 d’atteindre les engagements nécessaires aurait dû mettre les militants qui ciblent surtout les enjeux environnementaux sur un pied de guerre.

      • Ne confondons pas effondrement et changements climatiques. Le scénario de LTG est bien plus relié aux conflits d’attributions des capitaux dans un monde dont les ressources sont en déclin qu’aux problèmes de pollution, dont le poids sur l’appareil de production reste assez léger pour l’instant. Je préfère voir effondrement civilisationnel et changements climatiques comme deux phénomènes distincts, de longue haleine, dont la conjonction forme une «tempête parfaite».

        Par ailleurs, LTG n’affirme pas que le déclin sera très rapide. les dernières mises à jour tablent sur sommet de la production industrielle vers 2015-2020, ce qui paraît vraisemblable, et une chute progressive, au rythme de 50 millions de personnes par an environ, à partir de 2035-2040. On comprend qu’un tel monde peut lutter contre le déclin et faire durer la civilisation quelque temps encore, avec des résultats de plus en plus médiocres. Il est probable que le coup de grâce ne viendra pas du déclin catabolique lui-même, mais des changements climatiques.

        • Le but de ma remarque à la fin de ma réponse à Paul Racicot est ce cibler les militants, les environnementalistes, qui mettent tout l’accent sur les changements climatiques, mais qui sont unanimes à considérer que la COP21 était un succès. Ils interviennent comme ils font (et comme je faisais) depuis longtemps, sans voir le changement de cadre qui s’impose.

          Je suis tout à fait d’accord avec vos propos sur LTG, et j’y reviens régulièrement en insistant sur les fondements économiques de l’effondrement projeté. J’essaie toujours de sensibiliser les mêmes environnementalistes à l’importance de regarder de près les conditions énergétiques de notre société dominée par une économie d’extraction, sans beaucoup de succès; j’essaie de temps en temps de les mettre devant la situation qui définit leur activité propre, et qui s’annonce assez mal ces temps-ci avec la «charade» qu’est le travail sur un plan d’action sur les changements climatiques au niveau fédéral, selon le terme de Stephen Lewis lors de la convention du NPD en avril.
          http://www.harveymead.org/2016/04/17/comme-une-hache-fend-le-bois-partie-1-la-complexite-de-lespoir/

          Il y a une intéressante chronique de François Bourque dans Le Soleil de ce matin. «La fatalité du trafic» représente sa constatation du phénomène en cours depuis les années 1950, que la congestion est irrésoluble sans s’attaquer directement à la présence de l’auto, ce qu’il ne fait pas pour le moment.
          http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/chroniques/francois-bourque/201609/30/01-5026307-la-fatalite-du-trafic.php

          Merci des liens vers Bardi et sa source, que je n’ai pas pu consulter encore.

  3. Je lisais hier qu’un des grands problèmes de l’Accord de Paris, c’est qu’il définissait des cibles d’émissions relativement abstraites, plutôt que que limites de production de carburants fossiles. Il faudrait, semble-t-il, laisser respectivement 71 et 87% des carburants fossiles pour limiter les dégâts à 1,5 et 2 degrés, et encore, cela n’a que 50% des chances de fonctionner.

    http://dr-petrole-mr-carbone.com/objectif-15-2c-il-y-a-deja-trop-de-gisements-exploites-de-charbon-petrole-et-gaz/

    Par ailleurs, un chercheur cité par Ugo Bardi estimait récemment que nos chances de mettre en oeuvre un programme important d’énergies renouvelables dépendait entièrement de notre capacité à donner un «gros coup» avant 2020. Après cette date, estimait-il, il serait trop tard pour «amorcer la pompe», car les carburants fossiles seraient devenus trop rares pour à la fois soutenir la civilisation et et permettre de gros investissements dans une transition massive,

    http://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/11/9/094009/meta;jsessionid=7C7607A33E3D5A5B47CBFA28AB7A725D.c5.iopscience.cld.iop.org

    En clair, il semblait que la transition énergétique vers les renouvelables, si tant est qu’elle soit possible, ne peut être mise en place qu’au prix d’émissions inacceptables de GES. Bref, l’enjeu n’est plus «les renouvelables, sinon les changements climatiques», mais bien «les renouvelables, compagnons de route des changements climatiques».

  4. Vis-à-vis des enjeux énergétiques, climatiques, écologiques (dans le sens de la préservation de la biodiversité) qui se profilent dans un horizon pas si lointain (et que subiront les nouveau-nés d’aujourd’hui), les politiciens de tout acabit m’apparaissent depuis longtemps comme ineptes et inaptes.

    Il faut être doté d’une grande naïveté pour penser que le 1% lâchera prise et que le pouvoir de l’oligarchie contrôlant directement ou indirectement les gouvernements pourrait être menacé («il faut préserver notre cote auprès des agences comme Moody’s» pour citer ce qu’un ex-attaché politique m’a seriné). D’une part, les paradis fiscaux, les institutions financières «too big to fail» formant ce que François Morin désigne comme l’Hydre mondiale ne sont pas encore sur le point de défaillir, d’autre part, le consumérisme de nos concitoyens carburant (c’est le mot qu’il faut) à la dévotion automobile n’est pas près de s’estomper. Aussi l’extractivisme sur lequel repose le productivisme sous-tendant l’hypertrophie du capitalisme ne peut que se poursuivre jusqu’à sa faillite finale.

    Ce constat a été réalisé voici 44 ans dans The Limits to Growth et la réalité suit fidèlement les courbes des prévisions effectuées alors…

    Le «business as usual» persiste malgré les farces issues de COP21, tel ce prix dérisoire porté sur le carbone par Justin Selfie Trudeau alors qu’il s’apprête à accorder à l’industrie des sables bitumineux sa bénédiction pour imposer un pipeline traversant le Québec.

    Je ne suis pas pessimiste, mais réaliste. Quand on tombe d’une échelle, on ne se demande pas si tout à coup on va se mettre à voler, mais on se prépare pour amortir sa chute. J’ai la folie de croire que l’économie sociale et solidaire pourrait être un mèmeplexe apte à offrir une capacité d’adaptation aux humains qui l’auront intégré à leur mode de vie. Mais ça pourrait très bien être des mèmeplexes fort différents qui en viennent à dominer et pourquoi pas autoritaires et antagoniques ou fanatiques et religieux ou encore individualistes dans le genre «gated cities».

    Alors l’élection du chef du PQ ne constitue qu’un bruit de fond finalement aussi intense que le battement d’aile d’un papillon. Or si seulement, Lorenz avait raison, il y avait au moins lieu d’espérer… que ce papillon déclenche une véritable tempête!

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  1. Le troisième lien – Enjeux énergies et environnement - […] Publié par Harvey Mead le 29 Sep 2016 dans Blogue | Aucun commentaire […]

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