Tout en constatant avec une sorte d’objectivité désolée l’échec de ma carrière cherchant à intégrer les enjeux environnementaux dans les processus de développement (voir l’entrevue Géo Plein Air 2006) depuis presque un demi-siècle, je suis profondement attristé de voir le déclin de la biosphère autour de nous. Mes motivations profondes proviennent d’un attachement de très longue date aux spectacles de la nature dans ses manifestations diverses, où la décomposition de l’humus dans mon jardin m’impressionne presque autant que la biodiversité flamboyante qu’on observe lors d’une plongée dans un récif coralien ou une marche dans une forêt pluviale tropicale.
J’ai grandi en Californie, regardant un pin jaune croître dans la cour de notre voisin d’environ 5 pieds par an – il était hors de son habitat naturel, plus sec – et je navigais la route sinueuse qui menait à mon collège à travers des Sequoias sempervirens probablement millénaires dans le fond de petites vallées verdoyantes. Éventuellement, le voisin a dû couper le pin devenu encombrant. Sans la même nécessité, on a « dû » couper les Sequoias aussi, pour permettre la construction d’une autoroute en ligne droite. On ne se rend pas plus vite à mon ancien collège aujourd’hui, en dépit d’un système impressionnant d’autoroutes censées améliorer le déplacement et l’accès.
Ceci va de pair avec la croissance fulgurante de la population depuis ma naissance: population mondiale passant de 2 à 7 milliards, population des États-Unis passant de 132 à 314 millions, popuation de la Californie passant d’environ 7 millions à 38 millions aujourd’hui, population québécoise dans mon lieu d’accueil passant de plus de 2 millions à plus de 7 aujourd’hui. Avec cette augmentation de la population, c’est étonnant de pouvoir encore accéder à des sites naturels impressionnants, dans le monde, en Californie, au Québec, mais cet accès est dramatiquement compromis. Presque sans exception, ces sites sont plus ou moins subtilement appauvris : la faune, toujours présente, est moins abondante et souvent transformée ; la flore montre, à un œil averti, des transformations allant de l’intrusion d’espèces exotiques à des adaptations aux changements climatiques.
Dans les années 1950, en camping dans les hauteurs des Sierras Nevadas au fond du Parc national Yosemite, j’ai été ébloui par l’éclair d’une explosion atomique dans le désert du Nevada à quelques centaines de kilomètres de là, éclair suivi du son vrombissant de l’explosion quelques minutes plus tard. C’était une sorte de signe, immanquable dans l’occurrence, des transformations répandues aujourd’hui à l’échelle de la planète et qui ne semblent pas être aussi immanquables, à juger par l’absence de réaction de l’humanité à la disparition des écosystèmes qui nous soutiennent, nous soutenaient. Ceux-ci cèdent la place aujourd’hui à des systèmes de moins en moins intacts et résilients mais dont la perte d’intégrité ne se manifeste pas avec beaucoup de visibilité à l’œil nu.
J’ai donc grandi pouvant accéder à des aires protégées à la grandeur de la Californie (et des États-Unis), au bord de la côte ouest du continent où l’océan offrait et offre toujours des spectacles sans arrêt. En arrivant au Québec, dans la jeune vingtaine et ensuite dans la jeune trentaine, j’étais frappé par l’absence de tels sites. C’était une société ayant vécu au bord de la forêt, du fleuve, des montagnes depuis ses origines, où une bonne proportion de la population s’adonnait à la chasse et à la pêche presque à volonté et pour qui l’idée d’une nature sauvage se résumait à l’abondante nature qui l’entourait. J’ai écrit sur ce phénomène, un chapitre «Quebec’s Natural Heritage», dans le iivre produit par le WWF Canada: Hummel, M, ed. (1989). Endangered Spaces: The Future for Canada’s Wilderness, Key Porter Books.
La population n’avait pas le moindre soupçon que cette nature était profondément dégradée. Ceci s’est manifesté pour moi lors d’une de mes premières interventions comme militant ici, suite à l’adoption de la Loi sur les parcs en 1977. Nous passions devant une audience publique sur la protection (d’une partie) du « Parc » des Laurentides, au nord de Québec. Je prônais alors, au nom du Club des ornithologues, un grand système d’aires protégées passant de la Lanaudière à l’est de Charlevoix, Une photo dans le document d’information résumait tout : deux pêcheurs se trouvaient dans une chaloupe sur un lac : au fond, des collines où le passage des forestiers était manifeste et des lignes d’Hydro étaient bien en vue aux sommets. C’était presque le modèle d’une « aire protégée » pour mes concitoyens.
Voulant poursuivre les longues randonnées qui m’avaient tant plu aux États-Unis, dès mon arrivée de nouveau en 1973 je me suis organisé avec des amis pour partir sur des sentiers de ski de fond au printemps – il n’y avait pas de sentiers de randonnée pédestre -, pour découvrir que ce n’était pas un sentier une fois la neige fondue, et que ce qui nous entourait lors du passage n’était pas tout à fait une forêt vierge. En même temps que j’intervenais aux consultations sur les parcs un peu après, j’étudiais le premier plan d’aménagement intégré du gouvernement, qui proposait de voir plus grand. Le choix était tombé sur Charlevoix, pour des raisons que je ne comprenais pas (probablement en raison du manque d’approvisionnement local pour l’usine de Clermont). Chose certaine, il ne restait presque plus de territoire à protéger, et la protection devait être exclue devant les besoins économiques déjà en déficit. Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai continué les sorties avec mes amies, à pied, en canot, en radeau, en ski; il y avait des rivières impressionnantes dans la province, dont les rives étaient souvent coupées, et nous nous dirigions plus souvent qu’autrement vers les Montagnes blanches du New Hampshire et, plus généralement, vers les Appalaches de la Nouvelle Angleterre.
Marié à une fille de Charlevoix, je comparais souvent le paysage spéctaculaire du fleuve dans la région de Baie-St-Paul à ceux que je connaissais dans le nord de la Californie. Mais je savais que la « biodiversité » du fleuve était grandement diminuée, et la lecture vers 1984 de Mer de carnage de Farley Mowat m’a fourni un portrait spéctaculaire de la biodiversité d’antan dans le bassin du Saint-Laurent, dont le golfe. C’est un peu à l’image de l’ensemble. J’y fais des recensements d’oiseaux nicheurs depuis maintenant un quart de siècle, et j’ai l’expérience et les données pour soutenir ma tristesse. Disparues les hirondelles, les oiseaux insectivores en général, cela en accompagnement de la disparition d’une bonne partie de ce qui aurait pu nous donner un Parc des Grands Jardins contenant de véritables forêts vierges, alors que la décision a été prise de les couper avant de créer le Parc. Sur la plage au bord du fleuve, nos enfants passaient les étés à observer les bélugas (et la marine américaine) passer presque quotidiennement. Bien qu’ils soient de retour aujourd’hui, en moins grand nombre, nous en savons bien plus aujourd’hui quant à leurs chances de survie.
Les parcs de ma jeunesse, aux États-Unis, existent toujours, et il y a maintenant de véritables parcs au Québec, que je visite autant que les occasions se présentent. En outre, je me permets des promenades – trop souvent, à coup d’émissions de GES culpabilisantes – à des endroits qui restent magnifiques un peu partout sur la planète, et cela depuis des décennies. Ayant entendu un ami à la radio indiquer que la grande faune du Kenya et de Tanzanie ne serait plus là dans vingt ans, j’ai même pris la décision de participer à un voyage d’observation dans ces pays, organisé par un autre ami – en avertissant mes enfants que je dépensais ainsi une partie de leur héritage!
Avec le temps, et trop lentement, j’ai réalisé que ce ne sont pas que les écosystèmes naturels de la planète qui subissent une dégradation majeure ; la grande majorité de l’humanité elle-même, ayant atteint des nombres impressionnants, se trouve elle aussi dans un état « dégradé » et inquiétant et cela depuis très longtemps. Mon travail au Honduras pendant les années 1990 m’a permis d’admirer à chaque visite l’extraordinaire récif corallien qui s’y trouve, deuxième au monde, en même temps que je prenais contact avec une population n’ayant pas bénéficié de la prise de contrôle du pays par les multinationales et les pays riches ; mon projet ciblant les aires protégées passait par l’implication des communautés de paysans vivant en périphérie (ou à l’intérieur…) de ces aires protégées. Plus récemment, lors de trois voyages en Chine, je ne cherchais même plus des sites sauvages spectaculaires.
Ce pays symbolise pour moi le défi de ce siècle, auquel je me soumets et je m’attache. Les Himalayas et le désert du Gobi occupent près de la moitié de la superficie du pays, et pour le reste, une population qui se stabilisera sous peu à un milliard et demi d’individus cherche à trouver le moyen d’abandonner la poursuite du modèle des pays riches et de s’occuper des centaines de millions de Chinois qui ne bénéficient, eux et elles non plus, du « progrès » des pays riches, ni même de celui de leur propre pays. Il en va de l’avenir de notre civilisation, la Chine étant un bon exemple de presque tous les problèmes et tous les défis, surpeuplée, vivant sous un régime autoritaire et en manque de ressources qu’elle est.
Finalement, je me plais, avec fond de tristesse, à regarder assez souvent, et souvent comme « abonné », les impressionnantes émissions à la télévision qui me fournissent une expérience de remplacement artificielle des spectacles de la nature à l’échelle planétaire, à distance. Je le fais avec la reconnaissance expresse que j’en profite pour observer ce qui est en voie de disparition. J’ai toujours détesté les dossiers d’espèces menacées et même de pollution, ceux-ci marquant des interventions en aval des mauvaises décisions de développement auxquelles j’ai toujours voulu m’attaquer en priorité. Je ne déteste pas le visionnement du monde naturel en disparition, au contraire, mais j’en suis attristé.
février 2013, mise à jour été 2013: Rite de passage