Politique énergétique ou fin de la voiture à essence?

Quand j’écrivais le chapitre 3 du projet de livre Les indignés sans projets? sur l’énergie, j’ai commencé l’esquisse d’actions qui s’imposent (section 2.1.1) en proposant l’élimination progressive (au fur et à mesure de l’atteinte de leur fin de vie) de l’ensemble des véhicules à essence, que ce soient les automobiles ou les camions; c’était une intervention à commencer immédiatement. J’ai fini par réaliser que c’est l’élimination tout court des automobiles privées qui s’imposent.

C’était donc inattendu de voir le titre de l’article du Devoir du 14 octobre dernier, «Interdiction des voitures à essence: L’Allemagne pourrait inspirer le Québec». Le ministre réfère à une initiative de l’Allemagne annoncée pendant la semaine, cela suivant d’autres interventions de la Norvège et des Pays-Bas. Dans la politique énergétique du Québec rendue publique au printemps, le gouvernement prévoit seulement un million de véhicules électriques et quatre millions de véhicules à l’essence sur les routes en 2030 alors que ces initiatives visent, à toutes fins pratiques, la disparition de ces derniers.

La lecture de l’article du Devoir clarifie rapidement la situation: le ministre dit bien dans son discours: «Ceux qui pensent que [la réduction de la dépendance au pétrole] est dans un horizon qui est à ce point lointain, vous voyez que les choses avancent rapidement». La journaliste, bien rodée aux discours gouvernementaux, a dont posé des questions après le discours, et le ministre en réponse a réduit à presque rien «l’annonce»: «On n’est pas rendu [à suivre l’Allemagne]. Mais on a un marché du carbone. Il faut que les émissions baissent d’année en année», et propose que l’idée pourrait s’appliquer surtout aux camions, qui pourraient être convertis au gaz naturel…

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«Progrès» qui cache la croissance

La politique énergétique

Je n’avais même pas commenté ce printemps l’annonce de la nouvelle politique 2016-2030, tellement elle ne répondait pas aux attentes, aux exigences. Cette nouvelle intervention la ramène à l’avant plan brièvement, en montrant jusqu’à quel point c’est plutôt une orientation économique dans le sens bien traditionnel des «vraies affaires» qui est en cause.

Nous sommes à la répétition de l’expérience avec la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) de 2013-2014, la politique ayant été probablement orientée en bonne partie par la même équipe qui a donné le ton au document de consultation de la CEÉQ. On se demande encore une fois pour qui est écrite la brochure «L’énergie des Québécois : source de croissance». Le grand public n’est certainement pas ciblé; les groupes de la société civile n’y trouvent vraiment pas les informations permettant de concrétiser la rhétorique du document, qui ne répond pas aux attentes de toute façon; les entreprises visées, incluant Hydro-Québec, ont bien d’autres entrées plus structurées pour perdre leur temps dans l’exercice. Finalement, le document, et la politique elle-même, semblent s’insérer dans le travail de communication du modèle économique et qui vise en priorité les médias.

Le discours récent du ministre Arcand rentrait dans le même moule, cherchant à donner l’impression que le Québec est bien un leader dans les efforts de combattre les changements climatiques – jusqu’à ce que la journaliste fasse son travail. Pour les gens qui ne lisent que les manchettes, par contre, la couverture de cet événement va dans le sens contraire, celui du gouvernement…

Le discours entourant la politique est consacré dès le départ de la brochure d’avril dernier dans la note du Premier ministre Couillard, centré sur une transition, terme qui semble consacrer la vision qu’il n’y a pas d’urgence; portant par ailleurs sur une longue période de 15 ans par rapport à celles ciblées par des politiques antérieures, la politique annonce trois plans d’action pour couvrir la période, et se restreint radicalement dans l’énoncé d’objectifs chiffrés. Clé dans le discours, le choix est fait de reléguer les enjeux des changements climatiques à une seconde place et de n’indiquer presque rien quant aux liens entre les nombreuses activités décrites sommairement et des objectifs découlant de la COP21 et l’Accord de Paris.

Alors que l’échec de cette conférence en décembre 2015 reste transformé par les participants plutôt en un nouveau défi, cela est quand même dans un contexte où une mobilisation majeure s’imposerait, au Québec, au Canada, partout, pour combler les déficiences majeures des engagements obtenus jusqu’ici. Le défi semblerait laissé au responsable d’une telle mobilisation – comme depuis toujours – , soit le pauvre ministère de l’Environnement (et des Changements climatiques…), qui doit gérer une telle mobilisation en fonction du jugement par le gouvernement que les émissions de GES et leurs impacts représentent toujours des externalités.

Les changements climatiques à l’ordre du jour, vraiment?

On a vu la semaine dernière jusqu’à quel point nous sommes devant un constat que refusent les intervenants de la société civile. L’adoption de l’entente de libre échange Canada-Europe ouvrirait la porte, disaient-ils, au développement accru des sables bitumineux et une impossibilité presque calculable d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Pendant cette même semaine, on a vu des applaudissements – bien correctes – à l’endroit de la signature d’un accord sur les HFC (remplacements des CFC des années de la lutte contre le trou dans la couche d’ozone) et une intervention de Nicholas Hulot et David Suzuki qui était tout à fait irréaliste, acceptant l’entente de le libre échange Canada-Europe mais cherchant à condition qu’elle intègre les externalités, qui doivent pourtant rester cela, selon les négociateurs ferrés dans le modèle économique.

Fidèle à cette vision, le gouvernement montrait dans sa politique énergétique une volonté d’y maintenir le développement économique et la croissance comme priorités; même la réponse aux défis du secteur énergétique sont subordonnés à cet objectif. Typique du flou dans le discours, le graphique de la brochure (voir figure ci-haut) qui montre la situation en 2016 et en 2030, à la fin de la période couverte par la politique, laisse l’image d’une consommation énergétique constante sur 15 ans, avec deux lignes de longueur égale. Pourtant, la politique souligne, fidèle à la vision du document de consultation de la CEÉQ, une croissance importante de la consommation de l’énergie d’ici 2030 en dépit du fait que la brochure insiste sur le fait, dès le début, que le Québec est un très grand consommateur d’énergie per capita. Le graphique met l’accent surtout sur l’augmentation des énergies renouvelables mais on cherche sans succès une idée de la consommation totale d’énergie au Québec en 2030. Il est clair qu’elle sera plus importante qu’en 2016.

À travers le flou du document et de la politique elle-même, plusieurs décisions sont quand même annoncées : ouverture à l’exploitation des hydrocarbures; maintien de la construction des éoliennes, mais – obéissance au surplus en vue – cela pour exportation vers des marchés dans des juridictions qui n’auront pas eu la sagesse du Québec en termes d’énergie renouvelable; maintien du programme des petites centrales. Le flou entoure Énergie Est, avec une priorité en matière d’efficacité énergétique qui cherchera à éviter «la construction d’infrastructures lourdes pour la production, le transport et la transformation d’énergie» (46); reste qu’il y a planification d’une nouvelle centrale d’Hydro-Québec pour répondre à une demande accrue non quantifiée par des projections et une (grande) ouverture au pipeline, probablement comme exceptions à la priorité alors qu’il est difficile à imaginer des infrastructures plus lourdes, à la possible exception de ce qui serait nécessaire pour exploiter les hydrocarbures qui reste une option grande ouverte.

Et les transports?

On voit le même flou face aux transports, ciblés à plusieurs égards par la politique, mais visant – en cherchant avec soin – l’objectif d’un million de voitures hybrides et électriques en 2030 dans une flotte qui aurait augmenté de 4,5 millions de véhicules en 2015 à 5 millions en 2030; l’électrification laissera une flotte de 4 millions de véhicules mus aux combustibles à la fin des 15 ans.

En dépit d’un discours qui laisse entendre le contraire, la politique énergétique se garde soigneusement d’intervenir – sauf quelques exceptions sectorielles – dans les marchés, voire dans le comportement des individus. C’est le modèle économique dans sa forme peut-être la plus pure. Et le ministre des Affaires autochtones Geoffrey Kelley souligne dans sa note que les communautés autochtones manifestent leur intérêt grandissant à prendre part à des projets de développement économique. L’adhésion au modèle serait presque unanime, selon les quatre ministres qui fournissaient un aperçu au début de la brochure; il est presque définissant que le ministre de l’Environnement n’y figurait pas. Finalement, comme le Premier ministre note, il faut «tirer profit de cette situation de transition… La mise en valeur responsable de nos ressources énergétiques est indispensable à la vitalité économique du Québec. … L’énergie des Québécois est une source de croissance».

À travers tout ceci, nous voyons les groupes environnementaux maintenir leur volonté de participer à un ensemble de consultations et de processus décisionnels marqué sans beaucoup de nuances par le modèle qu’il faut rejeter – avant qu’il ne s’effondre de lui-même. Que ce soit devant la Régie de l’énergie ou devant l’Office national de l’énergie (dans la mesure où ce sera permis), que cela soit face aux projets de libre échange de grande échelle qu’ils peuvent au moins commenter, la mobilisation de la société civile se fait piéger par une inertie sans failles pour le développement économique défini par le modèle dominant. La «transition» exige autre chose, et voilà une source de préoccupation pour le flou dans le discours de la société civile sur cette «transition» auquel nous reviendrons.

Sommes-nous vraiment prêts à accepter que le parc automobile continue à croître, en autant qu’il comporte un faible pourcentage de véhicules électriques. Est-ce qu’un objectif de réductions additionnelles des émissions de 18% d’ici 2030 par rapport à 1990 (p.12 de la brochure), soit une réduction totale de 25%, permet d’envisager le respect de l’Accord de Paris?

 

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Le sens du besoin d’un changement de paradigme – absent

L’absence d’une vision des changements de modèle (ou de paradigme) qui s’impose se manifeste de façon presque quotidienne. Quelques interventions récentes permettent de faire ce point, même si ce n’est pas nouveau… J’y laisse quelques extraits pour fournir de leur contenu.

La récession permanente hante toujours

Gail Tverberg s’est récemment penchée sur les maux de tête que l’économie donne actuellement aux grands stratèges (dont le Fonds monétaire international – FMI), avec un bon résumé de la situation en cause:

We have been hearing a great deal about IMF concerns recently, after the release of its October 2016 World Economic Outlook and its Annual Meeting October 7-9. The concerns mentioned include the following:

  • T[here] is too much growth in debt, with China particularly mentioned as a problem.
  • World economic growth seems to have slowed on a long-term basis.
  • Central bank intervention [is] required to produce artificially low interest rates, to produce even this low growth.
  • Global international trade is no longer growing rapidly.
  • Economic stagnation could lead to protectionist calls.
Stylized Minsky Cycle (source Wikipedia via Tverberg)

Stylized Minsky Cycle (source Wikipedia via Tverberg)

Elle suggère qu’une analyse de la situation exige une prise en compte de plusieurs des thèmes qu’elle développe dans son blogue:

It takes energy to make goods and services. It takes an increasing amount of energy consumption to create a growing amount of goods and services – in other words, growing GDP. This energy must be inexpensive, if it is to operate in the historical way: the economy produces good productivity growth; this productivity growth translates to wage growth; and debt levels can stay within reasonable bounds as growth occurs.

    • We can’t keep producing cheap energy because what “runs out” is cheap-to-extract energy. We extract this cheap-to-extract energy first, forcing us to move on to expensive-to-extract energy.
    • Eventually, we run into the problem of energy prices falling below the cost of production because of affordability issues. The wages of non-elite workers don’t keep up with the rising cost of extraction.
    • Governments can try to cover up the problem with more debt at ever-lower interest rates, but eventually this doesn’t work either.
    • Instead of producing higher commodity prices, the system tends to produce asset bubbles.
    • Eventually, the system must collapse due to growing inefficiencies of the system. The result is likely to look much like a “Minsky Moment,” with a collapse in asset prices.

The collapse in assets prices will lead to debt defaults, bank failures, and a lack of new loans. With fewer new loans, there will be a further decrease in demand. As a result, energy and other commodity prices can be expected to fall to new lows.

Et sa conclusion :

Once we understand the reason for our low-price problem – diminishing returns and the economy’s tie to the use of energy – it is clear that there is no way out of the problem over the longer term.

In the not-too-distant future, our low commodity price problem is likely to become a low asset price problem. Once this happens, we will have a huge debt default problem. It will also become harder to obtain new loans, because defaults on existing loans will have an adverse impact on the ability of banks to make new loans. Interest rates required by bond markets are likely to spike as well.

The lack of new loans will tend to depress demand further, because without new loans it is difficult to buy high-priced goods such as cars, homes, and factories. As a result, in the long run, we can expect lower commodity prices, not higher commodity prices. Oil prices may ultimately fall below $20 per barrel.

Ceci se résume par la prévision d’une «récession permanente»…

Revolution…Now

Il est intéressant de comparer cette réflexion avec celle du Département d’énergie américain (DOE), qui a publié un rapport en septembre intitulé Revolution…NowThe Guardian semble mener le bal dans sa couverture de ce rapport en revenant sur des avances intéressantes dans le déploiement des énergies renouvelables. Ce qui est important, l’article souligne, se trouve dans son titre, «DOE charts show why climate doom and gloom isn’t needed»:

It’s important to acknowledge the progress that’s being made, and retain a sense of hope and optimism that we can still avoid the worst climate consequences. This new DOE report highlights the fact that clean energy technology is quickly moving in the right direction, toward lower costs and higher deployment. 

Le ton du document lui-même suggère plutôt le même état d’esprit que celui du FMI, une préoccupation pour ce qui ne va pas bien, et une détermination de rester optimiste tout en reconnaissant que les progrès réalisés sont insuffisants. Point de départ pour la présentation, une décision de ne pas présenter le cadre pour une évaluation appropriée des «progrès» qui vient de l’Accord de Paris. Cet Accord a été signé par presque 200 pays, dont les plus dépourvus ne vont pas accepter de voir les pays riches continuer à évoluer avec leur dépendance énorme sur l’énergie globale.

J’ai déjà souligné l’importance du travail de Gignac et Matthews sur le budget carbone et la nécessité de cibler une convergence parmi l’ensemble des pays dans le cadre d’une limite en termes absolus des émissions qui donnerait une chance d’éviter les conséquences d’un réchauffement climatique hors de contrôle. Une figure fournit le portrait des défis, avec une baisse dramatique des émissions (et de la consommation d’énergie, doit-0n ajouter, pour une grande partie de la solution) dans les pays riches:

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Figure 1. Regional allocation of cumulative CO2 emissions following a linear emissions decrease to zero (left) and the RCP 2.6 global emission scenario (right). Per capita convergence occurs at the year 2035, and total cumulative emissions after 2013 are equal to 1000 Gt CO2 for both scenarios.

À la lecture du rapport du DOE, en tenant compte du budget carbone et de son allocation, il n’y a aucune raison de maintenir une attitude positive et de rejeter la préoccupation face à la situation (contrairement au titre de l’article du Guardian). Et le rapport lui-même ne représente tout simplement pas une «révolution», comme ses auteurs voudraient croire. Les intéressants progrès en matière de réduction d’émissions et de déploiement d’énergies renouvelables que le rapport présente n’arrive tout simplement pas proche de ce qui est requis, soit une réduction des émissions per capita de plus de 75% pour les États-Unis, cela pour 2035.

The DOE envisions wind generating 20% of the nation’s electricity by 2030 and 35% by 2050, with costs falling a further 35% by 2050. The DOE envisions that solar power could supply 27% of US electricity generation by 2050. 

Bref, en 2050, environ 60% de l’électricité serait renouvelable, et 40% venant du charbon ou du gaz (un peu du nucléaire et de l’hydro) – et cela n’aborde pas la question des transports et du pétrole, même s’il est question de la véhicule électrique dans le rapport. Toute la réflexion se fait donc sans un effort de préciser la situation décrite, en termes de conséquences pour l’avenir, et présente ce faisant l’échec chiffré de l’économie verte.

La convergence

La sorte d’analyse du DOE se fait dans un cadre national et les «progrès» se dirigent vers une situation où les pays riches comme les États-Unis risquent fort de devenir des «îles fortifiées» en essayant de maintenir leurs activités en fonction d’une production d’énergie nationale, dans la mesure du possible renouvelable, qui ne rencontre pas les exigences de l’Accord de Paris. On doit donc reconnaître une orientation qui fait abstraction de l’Accord tout comme de problématiques internationales liées aux inégalités, entre autres.

En outre, et même si on laisse tomber les préoccupations morales (et de politique internationale), l’analyse laisse de coté quand même les ressources et l’énergie nécessaires pour un déploiement à grande échelle de ces énergies renouvelables. Celles-ci sont énormes et comportent une dépendance souvent oubliée dans cet esprit de forteresse envers un approvisionnement venant de l’extérieur; entre autres, il s’agit d’importantes quantités d’énergie fossile nécessaire pour le déploiement, du moins dans les prochaines décennies.

Le tout se fait dans le cadre pris comme normal et inévitable, que la croissance économique va se maintenir et comportera des extrapolations presque folles pour l’ensemble des facteurs en cause, dont pour de nombreux pays d’une croissance démographique importante. J’ai déjà abordé la question, avec l’analyse du rapport de Greenpeace International sur le potentiel sur le plan mondial d’une transition vers une énergie complètement renouvelable d’ici 2050, dans l’esprit du document du DOE, avec un graphique plutôt déroutant tiré des données du rapport:

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

Dans l’Introduction du document, une curieuse note ouvre la réflexion sur ce qui ne sera pas une priorité dans le document, en dépit de plusieurs références à la volonté de cibler une «convergence» dans l’accès à l’énergie:

Between 2005 and the end of 2014 over 496,000 MW of new solar and wind power plants have been installed – equal to the total capacity of all coal and gas power plants in Europe! In addition 286,000 MW of hydro- , biomass- , concentrated solar- and geothermal power plants have been installed, totaling 783,000 MW of new renewable power generation connected to the grid in the past decade – enough to supply the current electricity demand of India and Africa combined. (p.8, mes italiques)

On note, tout de suite après ce paragraphe, que pendant la décennie en cause, la capacité des centrales au charbon installées était l’équivalente à celle des énergies renouvelables. Beaucoup plus frappant, c’est à peine que le document reconnaît le fait que l’Inde et l’Afrique ensemble représentent probablement un milliard d’êtres humains qui n’ont même pas de l’électricité en 2015; à la page 32, il note – pour la seule fois dans le document, je crois – qu’il y a 1,3 milliards d’humains sans électricité, et 2,6 milliards avec un chauffage et une cuisson rudimentaires.

Les auteurs du récent rapport du DOE semble conscients des limites des progrès qu’ils décrivent, le ton de leur texte restant partout modeste, présumément en reconnaissance du fait que ces progrès représenteraient l’échec de l’effort de mettre en œuvre l’Accord de Paris, avec une convergence et une réduction dramatique et à court terme des émissions d’ici 2035.

Croissance, extraction et dépendance

En commentant la convention du NPD et le manifeste Grand bond vers l’avant en avril dernier, je suis retourné à ce type de réflexion. Pour l’ensemble du défi énergétique d’ici 2050, le manifeste se fie à Jacobson et Delucchi, «Providing all global energy with wind, water, and solar power, Part I: Technologies, energy resources, quantities and areas of infrastructure, and materials et Part II: Reliability, system and transmission costs, and policies (2011). Ces auteurs proposent que toute l’énergie du monde pourrait être fournie par le vent, le solaire et l’hydroélectricité (wind, water and sunlight – WWS) d’ici 2050; le travail représente une alternative aux propositions de Greenpeace International, qui ne cite pas ces travaux.

Le document met en perspective mondiale le travail du DOE, et mérite citation. Le résumé de la Partie I:

Climate change, pollution, and energy insecurity are among the greatest problems of our time. Addressing them requires major changes in our energy infrastructure. Here, we analyze the feasibility of providing worldwide energy for all purposes (electric power, transportation, heating/cooling, etc.) from wind, water, and sunlight (WWS). In Part I, we discuss WWS energy system characteristics, current and future energy demand, availability of WWS resources, numbers of WWS devices, and area and material requirements. In Part II, we address variability, economics, and policy of WWS energy. We estimate that 3,800,000 5 MW wind turbines, 49,000 300 MW concentrated solar plants, 40,000 300 MW solar PV power plants, 1.7 billion 3 kW rooftop PVsystems, 5350 100 MW geothermal power plants, 270 new 1300 MW hydroelectric power plants, 720,000 0.75 MW wave devices, and 490,000 1 MW tidal turbines can power a 2030 WWS world that uses electricity and electrolytic hydrogen for all purposes. Such a WWS infrastructure reduces world power demand by 30% and requires only 0.41% and 0.59% more of the world’s land for footprint and spacing, respectively. We suggest producing all new energy with WWS by 2030 and replacing the pre-existing energy by 2050. Barriers to the plan are primarily social and political, not technological or economic. The energy cost in a WWS world should be similar to that today.

Le résumé de la Partie II :

Here, we discuss methods of addressing the variability of WWS energy to ensure that power supply reliably matches demand (including interconnecting geographically dispersed resources, using hydroelectricity, using demand-response management, storing electric power on site, over-sizing peak generation capacity and producing hydrogen with the excess, storing electric power in vehicle batteries, and forecasting weather to project energy supplies), the economics of WWS generation and transmission, the economics of WWS use in transportation, and policy measures needed to enhance the viability of a WWS system. We find that the cost of energy in a 100% WWS will be similar to the cost today. We conclude that barriers to a 100% conversion to WWS power worldwide are primarily social and political, not technological or even economic.

Les auteurs n’abordent pas la question de convergence dans leur document, mais j’ai fait un autre graphique à partir des travaux du Deep Decarbonization Pathways Project pour en avoir le portrait:

Dans ce graphique (divisions de l'auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Dans ce graphique (conception et divisions de l’auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Tous les pays auront connu une amélioration sensible de leur PIB per capita en termes absolus – pour ce que cela peut indiquer termes des défis liés à l’extraction en cause, chiffrés un peu par Jacobson et Delucchi.

Une entente de libre échange climat-compatible

En gardant à l’esprit l’analyse de Tverberg et le besoin d’un nouveau modèle, il était déconcertant de voir des sommités intervenir récemment de façon tout à fait irréaliste en demandant que le Premier ministre Trudeau et les autorités européennes obtiennent un changement radical dans l’entente de libre échange Canada-Europe (AECG) à quelques jours de la signature, cela après sept ans de négociations…

Nicholas Hulot est intervenu en Europe, et l’article qui le couvre souligne:

Selon Denis Voisin, de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme, l’accord va même «doper l’exploitation des sables bitumineux qui sont déjà en tête des exportations canadiennes. L’accord garanti que l’Europe demeurera un débouché pour ces pétroles et il favorisera les investissements européens pour leur exploitation.»

Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen, estime par ailleurs que les modifications apportées à l’instrument de règlement des différends par le secrétaire d’État français au Commerce extérieur, Matthias Fekl, ne permettront pas de protéger véritablement les États contre le nombre croissant de multinationales qui réclament des milliards en compensations pour les dommages subis lorsque les États adoptent des lois pour protéger l’environnement.

David Suzuki et Karel Mayrand se joignaient à cet appel avec un article pour le Canada dans Le Devoirsigné également par Hulot. Leur intervention, comme celle de Hulot en Europe, ne visent même pas l’orientation de base, un modèle économique ciblant le libre échange; ils recherchent plutôt un changement dans l’article limitant les pouvoirs des États de légiférer en matière de climat sans risque d’être poursuivis par les entreprises. Une telle mesure fait partie du modèle qui favorise cette composante du développement économique (aux yeux des économistes qui les négocient, et ainsi aux yeux des politiciens) depuis des décennies, faisant partie entre autres de l’ALÉNA depuis 1992.

Non seulement l’appel est tout à fait irréaliste, mais la volonté de rester «réalistes» aux yeux de ceux qu’ils interpellent dans le grand ensemble économique les mène à contre courant d’un ensemble d’interventions très critique de ces ententes de libre échange, que les États-Unis vont vraisemblablement rejeter à l’issu de l’élection présidentielle qui tire à sa fin. Les  intervenants sont tellement loin de chercher un nouveau paradigme, tâche à laquelle nous attellons Tverberg, moi-même et quelques autres, que l’on doit se demander quelle compréhension ils ont du modèle actuel. Suzuki au moins, assez souvent, le condamne, et les citations des intervenants européens donnent une indication de ce qui nous attend avec le rejet de leur demande, maintenant que les «vraies affaires» sont sur la table.

 

 

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Le troisième lien

Dans un climat (social et politique) qui devrait vraisemblablement être marqué par les défis associés aux lacunes dans l’Accord de Paris, il est presque fascinant de voir l’activité économique se poursuivre de façon tout à fait habituelle. Cela inclut l’approbation récente par le gouvernement Trudeau du projet de terminal pour le gaz naturel liquifié en Colombie Britannique et sa volonté de pouvoir éventuellement approuver le pipeline Énergie Est. Ces gros projets ne nous saisissent pourtant pas aussi directement qu’un projet comme celui du troisième lien entre les deux rives du Saint-Laurent à Québec.

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Le projet de tunnel sous le Cap Diamant ne sera jamais construit. Ici, la démolition des accès en 2007-2008, 20 ans après leur construction. On peut imaginer un sort semblable pour le troisième lien.

Rapports, sondages, média

Le rapport publié récemment nous fournit plusieurs éléments de ce projet: un tunnel partirait de l’échangeur entre la A440 et la A40, à l’ouest du pont de l’Île d’Orléans, pour rejoindre la rive sud dans la région de Beaumont. Il s’agit d’une mise à jour des plans pour une périphérique de la grande région développés par le ministère des Transports dans les années 1960 et 1970, et qui incluaient également plusieurs autres axes routières, dont une autoroute sur les battures de la rive sud entre le traversier et les ponts et un tunnel passant sous le Cap Diamant (les photos) et reliant la A440 et l’autoroute prévue le long de la rive nord (devenue le boulevard Champlain et ensuite la Promenade Champlain).

Le projet ne répond en rien aux enjeux associés aux transports dans la région de Québec: il ne désengorgerait pas les ponts et ne décongestionnerait pas l’autoroute de la Capitale, finalement constituant plutôt un projet de développement de l’étalement urbain qu’une réponse aux défis des transports. Il manifeste une «vision» complètement dépassée de l’aménagement urbain et de la mobilité qui y est associée. Cette «vision» est étroitement associée à notre adhésion à l’automobile comme garante de notre «liberté» personnelle en matière de mobilité et comme objet nous permettant de marquer notre statut au sein de la société; cette adhésion est également dépassée suivant toute analyse rationnelle de notre situation, maintenant un statut pour l’automobile qui remonte aux années 1950.

Reste que la population semble bien favorable à ce troisième lien et à ces visions dépassées, d’après des sondages effectués à son sujet. Isabelle Porter couvre la situation actuelle dans un article du Devoir du 28 septembre «Vague d’intérêt populaire pour un «troisième lien» routier entre Québec et Lévis» où elle montre que l’idée d’un tunnel ou d’un pont semble plaire davantage que le projet de Service rapide par bus (SRB), étudié pour contribuer à un plan de mobilité durable. En effet, on peut croire que ces sondages montrent jusqu’à quel point cette façon de cerner les enjeux prioritaires comporte des failles énormes. On peut facilement présumer que les répondants (i) ne connaissaient pas les détails du projet dont le rapport a été publié, (ii) ne cherchaient pas à bien cerner les implications des options qu’ils imaginaient et surtout (iii) ne voudraient rien savoir des transports en commun, presque peu importe les coûts de leurs options.

Laissant de coté l’inutilité du lien proposé qui passerait par l’ouest de l’Île d’Orléans pour se rendre à Beaumont (ou presque), leur intérêt est tout simplement de voir les autos mieux circuler. En pensant à l’idée alternative d’un tunnel reliant les deux centre-villes de Québec et de Lévis, l’imaginaire remonte à celle qui inspirait l’autoroute des Grèves qui voulait voir aboutir sur la colline parlementaire une autoroute de deux voies (finalement, la situation actuelle, mais sans la circulation prévue et espérée). Porter souligne l’importance de différents postes de radio privés de la région dans le débat, ceux-ci prônant le troisième lien et montrant beaucoup de moyens et, peut-on ajouter, de beaucoup plus grandes cotes d’écoute; un animateur d’un de ceux-ci cible – assez curieusement – Radio-Canada comme le cœur de la couverture médiatique qu’écoutent les décideurs.

Porter intitule une section de son article «Un changement de paradigme», alors qu il ne s’y trouve qu’une référence au plan de mobilité durable sur lequel la Ville travaille depuis des années et qui constituerait effectivement un changement de paradigme si jamais il était mis en opération. L’article cite Serge Viau, ancien directeur général de la Ville et impliqué dans ces travaux :

On a été tellement habitués à fonctionner sur des autoroutes à Québec que les gens se sont habitués à ça, sauf qu’il faut leur faire comprendre que ça n’a plus de sens. C’est comme si on avait un entonnoir et qu’on voulait le faire grossir, mais que le goulot restait le même.

Le troisième lien, peu importe son éventuelle forme, augmenterait les émissions de GES. Le plan de mobilité durable incluant le SRB et visant entre autres à relier les deux rives de façon efficiente et respectueuse des contraintes ne serait mis en opération qu’aux environs de 2025. Il arriverait donc assez tardivement, face aux échéanciers établis par le GIÉC et faisant partie de l’effort de respecter l’Accord de Paris, pour lequel beaucoup de travaux visent 2030 comme année d’aboutissement d’efforts importants de réduction des émissions. Un troisième lien arriverait probablement à la même époque – mais dans le sens contraire – advenant l’abandon des exigences de l’Accord de Paris par les décideurs.

Moins 40%

À cet égard, et connaissant l’objectif du gouvernement d’une réduction de 35% d’ici 2030, j’ai visité le site de Martine Ouellet pour voir d’où vient son engagement pour un objectif de moins 40%. Ouellet est la candidate dans la course à la direction du PQ ayant été impliquée le plus dans les débats environnementaux. Son objectif pour 2030 est celui calculé par l’IRIS pour 2020, mais c’est quand même meilleur que celui de la politique énergétique. Je suis surpris d’y constater que les réductions visées pour les transports sont le tiers de celles visées en matière d’efficacité énergétique pour le secteur industriel et environ l’équivalent de celles ciblées pour le «verdissement» du parc immobilier. Le tout représenterait une réduction de 27 millions de tonnes par rapport aux émissions en 2012 (dernière année de données du gouvernement) de 78 millions de tonnes et de 84,7 millions de tonnes en 1990. (Cela donnerait environ 32% de réduction par rapport à 1990 et 35% par rapport à 2012, mais je dois manquer quelque chose dans son calcul…)

Peu importe, ce qui est frappant est de la voir avec une cible d’un million de véhicules branchables (ou électriques), le même nombre que la politique énergétique. Il n’y a aucune mention de l’augmentation prévisible du parc automobile pendant cette période 2016-2030, et elle semble rester avec la même problématique que la politique énergétique à cet égard. Cette question ne semble pas être un enjeu majeur dans la course du PQ, et je ne le mentionne pas en cherchant le meilleur candidat(e). Ce qui me frappe est de voir Ouellet éviter une cible importante dans le secteur responsable de 45% des émissions en 2012. Le secteur industriel me paraît beaucoup plus difficile à gérer en fonction d’importantes améliorations dans les procédés, mais il représente plus de la moitié de ses objectifs et la marge d’erreur est donc sensiblement augmentée. Comme pour les auditeurs de FM-93, et pour une bonne partie de la population (non seulement de la région de Québec), on sent la reconnaissance du «ne touche pas à mon auto»; on voit ceci aussi dans sa proposition de réduire notre consommation de viande, mais non notre consommation d’autos…

Le plan de Ouellet comporte une vision du développement économique intégré aux objectifs en matière de réduction de GES, en ciblant un positionnement international constituant des marchés pour des ressources, des produits et de l’expertise du Québec. Je n’y trouve pas des perspectives internationales pour les GES suivant l’IRIS et le travail de Gignac et Matthews et où l’équité exigerait des réductions encore plus importantes des émissions. Et comme je soulignais dans mon commentaire sur la note de Daniel Breton sur mon article sur les orientations en matière d’énergie, l’objectif d’un million de voitures branchables (plus l’électrification des autobus et des petits camons commerciaux, élément intéressant et plutôt inusité dans les réflexions), avec le monorail (finalement sans intérêt dans les circonstances actuelles) et d’autres projets de développement économique vert, ne nous permet pas de viser la bonne cible.

Un nouveau paradigme

Les interventions du gouvernement Trudeau en matière d’énergie nous montrent, pour le Canada, ce que la COP21 a montré pour l’ensemble des pays, une incapacité, pour des raisons structurelles, de réduire la consommation d’énergie fossile et des émissions de GES qui en résultent suffisamment pour respecter les calculs du GIÉC; les conséquences sociales et économiques rendent cela politiquement impossible. Ici au Québec, on voit les transports personnels tellement inscrits dans le paradigme sociétal qu’il est politiquement impossible de foncer dans les gestes qui s’imposent, finalement le retrait du véhicule personnel et un recours aux transports en commun partout.

Les efforts des groupes de la société civile depuis des décennies pour «faire comprendre» la situation à ces égards sont montrés ainsi un échec. L’échéancier des changements climatiques, et de la sortie du pétrole, nécessitent une révision fondamentale de l’approche à cette sensibilisation et l’abandon de l’effort de concilier le maintien du véhicule personnel avec le besoin urgent de passer par les transports en commun dans un nouveau paradigme qui ne semble pas être dans les cartes.

 

 

 

 

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Économie verte, économie sociale et l’avenir

La Maison de développement durable (MDD) à Montréal, où logent plusieurs organismes environnementaux et autres, a lancé le 12 septembre une série de mini-colloques pour l’automne avec un premier sur le thème «L’économie verte et l’économie sociale: une vision d’avenir pour le Québec?». L’événement est maintenant en ligne (durée de deux heures et demie) et je l’ai visionné.

On ne sait pas s'il s'agit d'une aube ou d'un crépuscule, pas plus que le Manifeste Élan global...

Pour le dialogue, on ne sait pas s’il s’agit d’une aube ou d’un crépuscule…

Il s’agissait finalement d’une incarnation du groupement SWITCH, suivant une tradition de recherche de compréhension mutuelle et de compromis entre les différents secteurs de la société espérant réorienter les activités de celle-ci. La société civile est bien habituée à ce type d’activité maintenant, et les représentants du secteur économique, également habitués, étaient présents et capables de s’exprimer bien correctement dans le langage du développement durable plus proche des secteurs environnentaux. Une intervention de Pierre-Alain Cotnoir, dans  l’assistance, après près de deux heures de présentations et d’échanges au panel, soulignait que personne n’avait mentionné le modèle du capitalisme, problème de fond derrière les propos, et suggérait – contrairement à ce qui filtrait des discussions – que l’économie sociale ne va pas vivre à côté du capitalisme dans la nouvelle société que le panel entrevoyait, mais va le remplacer. L’intervention a suscité une série de réponses passant proche de lui donner raison.

Un nouvel échéancier, de nouveaux objectifs – quantifiés

Les participants à la table ronde insistaient sur la nécessité de changer le «modèle» actuel, mais il était bien difficile de voir (i) leur compréhension du modèle qu’il faut changer, finalement le modèle du capitalisme, et (ii) le modèle qu’ils jugaient nécessaire pour répondre aux crises qu’ils reconnaissaient présentes; on doit bien présumer que Yves-Thomas Dorval du Conseil du patronat (et probablement Jacques Létourneau de la CSN) faisaient exception à cette conception de la situation, à travers un langage plutôt consensuel. Par ailleurs, il n’était pas évident dans les interventions de Jean-Martin Aussant, directeur général du Chantier de l’économie sociale, qu’il voyait ce secteur remplacer le capitalisme dans le nouveau modèle. Le même problème s’est manifesté dans Dépossession de l’IRIS l’an dernier.

Karel Mayrand était peut-être le seul à souligner que les scientifiques nous donnent un échéancier de 10 ans – c’est la «décennie zéro» de Naomi Klein – pour effectuer le changement de modèle en cause; il insistait sur les crises en biodiversité, et il aurait été intéressant de voir comment il insère la question des changements climatiques dans son calcul, alors que nous voyons déjà un dérapage du gouvernement canadien dans le dossier (voir mon dernier article), face à l’Accord de Paris. C’est finalement cette question qui marque une nouveauté dans les défis aujourd’hui: le GIÉC nous a donné un objectif en termes d’émissions maximales de GES, et un échéancier qui accompagne les réductions massives qui sont en cause. Des chercheurs québécois nous ont fourni des perspectives quantifiées sur ces calculs du GIÉC.

Nulle part dans la discussion, qui suit une tradition qui remonte aux tables rondes qui ont marqué les suites du rapport Brundtland au Canada pendant les années 1987-2007, les participants n’ont-ils souligné ce qui doit distinguer nos travaux aujourd’hui dans l’idée de changer le modèle dont il est question: les crises ne doivent plus être reconnues comme étant presque éternelles, et nous avons maintenant une assez bonne idée de leurs limites et de l’échéancier qui s’impose. Une telle prise en compte va carrément à l’encontre du maintien du dialogue traditionnel comme celui de la table ronde à la Maison de développement durable. J’ai essayé de nous mettre devant notre inconscience à cet égard dans ma réflexion sur le manifeste Grand bond vers l’avant

Condamnés à la cohérence

François Tanguay, ancien commissaire à la Régie de l’énergie, a commenté le mini-colloque de la MDD par un article dans Le Devoir de samedi le 17 septembre, «Condamnés à la cohérence?». Tanguay prend la surconsommation comme cible principale pour sa réflexion, plutôt que le modèle capitaliste, et se lance dans ce qui semble être une suite aux échanges à la MDD. La réflexion change rapidement, en revenant à la question du type d’économie que nous devons cibler. Et il souligne jusqu’à quel point nous sommes nous-mêmes impliqués profondément dans la surconsommation qui marque le modèle capitaliste et qui nous condamne à des changements dans l’économie actuelle dont n’imaginaient même pas les panelistes du 12 septembre. Tanguay note que Laure Waridel et Karel Mayrand ont souligné l’importance de la surconsommation dans le portrait contemporain, mais ne suggère pas que ceux-ci vont beaucoup plus loin que «nos politiciens ou économistes de haut vol» [qui] ne mentionnent pas nos incohérences. Pour Tanguay, la population qui doit changer pour qu’il y a changement de modèle continue de «vivre dans le confort et l’indifférence», finalement, dans l’inconscience. Le panel a conclu ses échanges en insistant sur la nécessité de maintenir un ton positif, sinon jovialiste, dans les interventions…

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Orientations en matière d’énergie et de transport: échec structurel

Mi-août, Pierre-Olivier Pineau est intervenu pour souligner que les objectifs d’efficacité énergétique fixés par le gouvernement ne seront atteints qu’à un niveau d’environ 40%. Début septembre, Pineau revient avec une collègue des HEC en publiant un rapport formel sur ce qui semble être une incapacité structurelle d’atteindre les objectifs en matière énergétique. En effet, la situation n’est pas nouvelle, remontant aux années 1990. Et clé dans la nouvelle politique énergétique 2016-2030 dévoilée en avril dernier est un (nouvel) objectif d’une amélioration de l’efficacité énergétique de 1% par année pendant cette période.

444. circulation normale, difficile à imaginer si tout le monde était en auto; et à ne pas oublier le stationnement des motos sur les trottoirs et un peu partout

La voiture personnelle n’est pas le seul moyen de transport pour les populations.

Politique énergétique floue

Dans cette politique, on voit la même faiblesse structurelle face aux transports, ciblés à plusieurs égards mais visant – en cherchant avec soin – l’objectif d’un million de voitures hybrides et électriques en 2030 dans une flotte qui aurait augmenté de 4,5 millions de véhicules en 2015 à 5 millions en 2030; l’électrification laissera une flotte de 4 millions de véhicules mus aux combustibles à la fin des 15 ans.[1] Pour regarder de nouveau ce dossier, nous reprenons, trois ans plus tard, des échanges d’octobre 2013 sur l’électrification des transports qui semblent se résumer aujourd’hui au constat que l’absence de tout progrès dans le dossier du coté gouvernemental, jointe à la baisse (finalement dramatique) du prix du pétrole en place depuis deux ans, suggère assez fortement que nous nous approchons du mur.

En dépit d’un discours qui laisse entendre le contraire, la politique énergétique d’avril 2016 se garde soigneusement d’intervenir – sauf quelques exceptions sectorielles – dans les marchés, voire dans le comportement des individus. C’est le modèle socio-économique actuel dans sa forme peut-être la plus pure. Et le ministre des Affaires autochtones Geoffrey Kelley souligne dans sa note à la brochure de présentation que les communautés autochtones manifestent leur intérêt grandissant à prendre part à des projets de développement économique. L’adhésion au modèle serait donc presque unanime, selon les quatre ministres qui fournissent un aperçu au début de la brochure; il est presque définissant que le ministre de l’Environnement (et des Changements climatiques…) n’y figure pas. Finalement, dans ce qui paraît comme une inconscience presque totale, le Premier ministre note qu’il faut «tirer profit de cette situation de transition… La mise en valeur responsable de nos ressources énergétiques est indispensable à la vitalité économique du Québec. … L’énergie des Québécois est une source de croissance».

À travers tout ceci, les groupes environnementaux maintiennent leur volonté de participer à un ensemble de consultations en matière d’énergie marquées sans beaucoup de nuances par le modèle économique qu’il faut rejeter – avant qu’il ne s’effondre de lui-même. Que ce soit devant la Régie de l’énergie ou l’Office national de l’énergie, la mobilisation de la société civile se fait piéger par une inertie sans failles pour le développement économique défini par le modèle dominant. La «transition» exige autre chose, et voilà une source de préoccupation pour le flou dans le discours de la société civile sur cette «transition», auquel nous reviendrons.

Responsabilité du ministère des Transports

Dans un article paru dans Le Devoir du 9 septembre, Karel Mayrand, directeur général de la Fondation Suzuki, intervient face aux dérapages sociétaux en matière de transports, sans montrer beaucoup de reconnaissance de l’histoire du dossier qu’il connaît néanmoins très bien. Mayrand est également identifiée comme membre du comité-conseil sur le climat du gouvernement du Québec, et son intervention veut souligner l’absence d’objectifs adéquats en matière de transports en ce qui a trait aux changements climatiques, une situation qu’il décrit comme «surréaliste». Il souligne l’absence du ministre des Transports lors de l’annonce de la politique énergétique en avril dernier; il aurait pu aouligner aussi son absence dans la brochure de présentation de la politique, alors que quatre autres ministres y participaient à la mise en scène.

Curieusement, Mayrand insiste sur la responsabilité du ministère des Transports (et de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports…) dans les dérapages qu’il détaille: la croissance sans cesse du parc automobile; la dominance finalement acquise par les VUS dans le portrait des ventes; l’augmentation importante de la part des transports dans le budget des ménages; l’augmentation des émissions de GES due aux transports alors qu’il y a eu diminution dans tous les autres secteurs.

Résultat: les ménages paient de plus en plus cher pour produire de plus en plus de pollution dans d’interminables bouchons de circulation. La congestion routière est devenue endémique dans les régions métropolitaines de Montréal et de Québec, générant des coûts économiques de l’ordre de 2 à 3 milliards par an à Montréal seulement. Comment pourrait-il en être autrement alors que le nombre de véhicules croît exponentiellement et que le réseau routier est déjà saturé?

Le reste de l’article de Mayrand porte sur le manque de leadership du MTMDET et l’absence d’un «coup de barre» de sa part pour enfreindre ces tendances surréalistes: «le ministère n’a aucun objectif de réduction des émissions de GES, aucun objectif de diminution de la consommation de pétrole, et aucun objectif visant à contrôler la demande routière. Il se contente de gérer l’offre.» Il faut mettre un plus important accent sur le transport en commun, poursuit Mayrand, même devant l’évidence que les tendances surréalistes rendent cela un vœu pieux.

Contrairement à la plupart des minstères, il faut travailler pour trouver son mandat et son organigramme sur le site du MTMDET, mais ils s’y trouvent. On y découvre que «le Ministère élabore et propose au gouvernement des politiques relatives aux services, aux réseaux et aux systèmes de transport. Ces dernières se concrétisent par les activités suivantes [dont, en premier lieu] la planification, la conception et la réalisation des travaux de construction, d’amélioration, de réfection, d’entretien et d’exploitation du réseau routier et des autres infrastructures de transport qui relèvent de sa responsabilité.»

Rien n’empêche donc le Ministère d’élaborer et de proposer des politiques relatives aux transports et de les proposer au gouvernement, mais c’est le gouvernement qui doit prendre les décisions à cet effet et – le cas échéant – demander au Ministère d’élaborer les politiques qu’il juge manquantes. Ce serait théorique, tellement ce Ministère, comme celui du ministère des Affaires municipales (et de l’Occupation du Territoire…), ont perdu leur expertise interne pour la conception de politiques, cela aussi dans la plus pure forme du modèle socio-économique actuel. Pour Mayrand, ce qu’il faut est de

changer de paradigme et se doter de véritables outils de gestion de la demande. [Le Ministère] doit se doter d’objectifs de transfert modal, de diminution du nombre de véhicules qui circulent sur nos routes et du nombre de kilomètres qu’ils parcourent, favoriser l’achat de véhicules de plus petite taille, favoriser le covoiturage pour augmenter le ratio passager/véhicule, et mieux gérer les pointes par des tarifications intelligentes. Mais plus encore, il doit systématiquement prioriser les transports collectifs pour offrir de véritables solutions, performantes et abordables, aux résidants des zones périurbaines et des régions du Québec qui n’ont pas accès à des transports collectifs dignes de ce nom.

Ouf, rien que cela!

En fait, c’est tellement de la répétition de revendications de longue date qu’il est surprenant que Le Devoir ait choisi de publier le texte. C’est clair, et cela depuis les décennies que de telles propositions sont faites pour les groupes environnementaux aux différentes instances gouvernementales, qu’un changement de paradigme s’impose. Ce qui est tout aussi clair est que ce n’est pas au ministère des Transports de «sortir de son immobilisme pour remettre l’ensemble du Québec en mouvement». Cela est clairement la responsabilité de l’ensemble du gouvernement, et on doit noter à cet égard que le comité-conseil sur le climat ne relève pas du ministère des Transports (et de Mobilité durable et de l’Électrification des transports) mais du petit ministère de l’Environnement (et des Changements climatiques), alors qu’il devrait aussi clairement relever du Conseil exécutif. Depuis l’échec de Paris en décembre dernier, les enjeux touchant l’énergie et les changements climatiques figurent parmi les priorités de tout gouvernement conscient des défis.

Pour le gouvernement Couillard, par contre – et non seulement son MTMDET – , le changement de paradigme doit se faire en ciblant la priorité incontournable de la croissance, comme le souligne le titre de la brochure de la politique énergétique: L’énergie des Québécois: source de croissance. En ce sens, la politique nous ramène à celle implicite dans le document de consultation de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, La réduction des gaz à effet de serre et l’indépendance énergétique du Québec, probablement écrit par les mêmes personnes mais qui cachait moins bien que la récente brochure les grandes orientations gouvernementales qui ont déterminé qui se présente dans la brochure. Il est juste surprenant que le ministre des Finances n’y soit pas…

La population dans tout cela ?

À cela doit s’ajouter un autre constat, totalement absent du texte de Mayrand: le surréalisme dans les transports et en matière de changements climatiques découle dirctement de la volonté de la population d’adhérer au paradigme actuel. Ce n’est pas le gouvernement qui les incite à acheter les VUS, à préférer la congestion au transport en commun, à montrer si peu d’intérêt pour les véhicules électriques. La situation décrite par Mayrand représente le grand succès du paradigme actuel, avec une adhésion de la population et des gouvernements successifs à ses objectifs plutôt qu’à ceux proposés. Que les ménages paient de plus en plus cher pour leurs transports et que les gouvernements n’atteignent pas leurs objectifs, cela fait partie du paradigme actuel.

En 2013, Pierre-Olivier Pineau terminait son texte:

La voiture électrique, plutôt que d’aider à modifier notre rapport à l’auto, continue de nous ancrer dans le paradigme «automobile» qui définit notre société. Or, une telle organisation sociale contribue à réduire notre activité physique en limitant nos déplacements actifs, et n’est pas sans impact sur l’épidémie d’obésité, les maladies cardiovasculaires et les accidents de la route. Dans cette perspective, il serait plus productif de chercher à réduire l’usage de l’auto solo que de simplement changer le carburant.

Enfin, la mobilité individuelle basée sur l’automobile réduit l’accès aux services (magasins, institutions scolaires, établissements de santé, etc.) de ceux qui n’ont pas de véhicule, soit les plus pauvres de la société. Une plus grande équité passerait par une meilleure accessibilité, requérant un urbanisme renouvelé bien plus que des bornes électriques.

L’électrification des transports coûte cher, n’aide en rien à l’atteinte des objectifs de réduction des GES pour 2020, et contribuera autant à la détérioration de la santé de la population et à l’inégalité des chances. Il est temps de court-circuiter ce projet et de se donner vraiment les moyens de réduire la consommation de pétrole, tout en augmentant la mobilité de tous.

Pineau y trace des éléments du portrait d’une nouvelle société, sevrée de l’automobile privée, cela sans même parler des enjeux autrement plus dramatiques qui y sont associés. Est-ce imaginable – comme le souhaite Mayrand dans les implications de ses revendications – que les Québécoises soient prêtes à abandonner leurs automobiles, les Québécois leurs camions légers (ou vice versa)? Notre réponse au défi des changements climatiques exige cet abandon, mais il n’y a aucune raison de penser cela possible. M. Couillard avait une bonne idée de cela en encadrant sa politique énergétique, qui n’intervient pas dans le comportement des individus derrière le surréalisme de ses impacts. Mon rapport de vérification de 2008, «Planification du transport et de l’aménagement dans la région métropolitaine de Montréal», montrait ce qui était déjà connu, l’incapacité structurelle de la société à gérer ce défi.

Mayrand était à Midi-Info de Radio-Canada le 12 septembre en notant que le nouveau gouvernement libéral à Ottawa va maintenir l’objectif du gouvernement Harper décrié comme beaucoup trop limité pour son éventuel plan d’action sur les changements climatiques, et qu’il reste encore un mystère comment le gouvernement du Québec va chercher à atteindre son propre objectif; Mayrand ne manifestait pas une reconnaissance du drame inhérent dans cette situation, également surréaliste dans le cadre laissé par l’échec de Paris.

 

 

[1] Cela fait que 20% de la flotte n’émettra à peu près pas de GES en 2030, laissant 80% posant les mêmes défis qu’aujourd’hui. Cette flotte émet environ le tiers des émissions globales de la province, et le Québec se trouverait donc, à la fin de la période couverte par la politique énergétique, avec le secteur ayant le quart des émissions n’offant que peu de chances de participer aux réductions massives et dramatiques nécessaires pour respecter l’Accord de Paris, ou même celles de l’engagement québécois, soit une réduction de 37,5% d’ici là. Finalement, ceci montre jusqu’à quel point un plan d’action en matière de changements climatiques n’est pas intégré dans la politique énergétique.

 

 

 

 

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Économie circulaire: confusion et déni

La liste est longue des expressions signfiant notre espoir et notre volonté de maîtriser les menaces qui risquent de faire sombrer notre civilisation: développement durable (la doyenne), économie verte, société non extractiviste, simplicité volontaire, économie circulaire… Une récente intervention de Christian Arnsperger et Dominique Bourg cherche à distinguer cette dernière expression de la «croissance verte» avec laquelle elle est souvent confondue (selon les auteurs). «Vers une économie authentiquement circulaire : Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité» consacre une section complète à cet effort de distinguer les deux.

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Rien de plus circulaire qu’un village paysan en Asie…

Le recyclage n’est pas la réponse

«Nos difficultés environnementales actuelles», insiste Bourg et Arnsperger, ne relèvent pas de phénomènes de pollution mais bien plutôt des fondements extractivistes de notre civilisation. Cela nécessite une approche non pas de produire autrement, mais de produire moins. Ils appellent, suivant en apparence Wijkman et Rockström (Bankrupting the Earth), à «une remise en cause fondamentale de la croissance comme principe d’organisation de l’économie et de la société» (94). La question en est une de dégré, disent-ils, pour se distinguer de la croissance verte.

Les auteurs identifient donc de nouveaux paramètres du développement économique et présente à travers leur rejet de ce concept une version réduite de l’économie verte. Le document survole l’ensemble des orientations identifiées depuis longtemps comme nécessaires pour atteindre une certaine «dématérialisation» du développement. Comme Heinberg et Fridley dans le document analysé dans mon dernier article, ils se montrent réticents à affronter les défis d’une décroissance littérale, même s’ils utilisent le terme et aboutissent dans leur analyse à la nécessité d’accepter une telle orientation. Finalement, cette réticence s’insère dans la volonté des auteurs dans leur présentation «à [rester à] un plus grand niveau d’abstraction et de généralité afin de mettre en évidence certains des principaux aspects, enjeux et questionnements» (95). Le thème du livre dans lequel se trouve leur article est l’identification et le développement d’indicateurs pour le développement, mais leur article sert bien plutôt à fournir justement le portrait de l’économie circulaire.

Il faut lire avec attention pour bien saisir la présentation que les auteurs veulent faire, parce que, à travers une multitude de distinctions et en dépit des conclusions auxquelles ils arrivent, ils ne proposent pas, finalement, la décroissance de Wijkman et Rockström, mais plutôt une croissance faible ou, à la limite, une «économie stationnaire» (110). La fin de la citation suivante marque la nécessité de les suivre avec attention.

Le but fondamental de la circularité est double : d’une part, une production sans déchets (donc entièrement recyclable) à niveau donné de consommation finale; d’autre part, une consommation finale évoluant de telle sorte que la somme à travers le temps – ou, mathématiquement, l’intégrale – des augmentations ou diminutions nettes de flux de ressources (à chaque fois, par hypothèse, recyclés entièrement) soit inférieure ou égale au stock total disponible. (108)

Suit une analyse, appuyée sur le travail intéressant de François Grosse (Futuribles, juillet-août 2010; SAPIENS, 2010;  SAPIENS, 2011), qui démontre des erreurs fondamentales dans la volonté de cerner ce «stock total disponible» en ciblant le recyclage de nos déchets pour éviter de subir les conséquences de notre consommation. La mise en scène pour les auteurs est établie plus tôt :

Une bonne performance momentanée en termes de circularité qui laisserait intactes les forces inhérentes poussant à la croissance – ou, pire, se servant de l’efficience énergétique et du recyclage comme moyens de dégager de nouvelles marges de croissance dans un système qui en a besoin – serait trompeuse quant au caractère structurellement et durablement circulaire d’une économie. (107)

Il y a, en effet, deux limites dans la volonté de recourir au recyclage: d’une part, il est impossible de tout récuperer pour ensuite faire le recyclage; d’autre part, une croissance de l’extraction qui dépasse le 1% d’une matière première, selon Grosse, fait évanouir tout bénéfice venant du recyclage, l’effet étant minime, voire infime, dérisoire. Et voilà, l’analyse aboutit à une condition pour une économie «authentiquement circulaire»:

Il n’est donc point d’économie circulaire qui n’inclue un ralentissement de la croissance matérielle et de l’accumulation … plus on se rapproche d’une croissance zéro et de taux de recyclage de 100% pour toutes les matières utilisées, plus on s’approchera de la circularité. (113-114, mes italiques, avec une référence à François Grosse , «Économie circulaire», Dictionnaire de la pensée écologique, p. 349-352)

Bourg et Arnsperger ne sont plus ici dans la décroissance, mais dans le ralentissement de la croissance, cherchant «des augmentations ou diminutions nettes de flux de ressources inférieure ou égale au stock total disponible», et ils semblent y rester… On pourrait penser pourtant qu’une telle conclusion, de telles conditions, signifieraient l’abandon de la recherche d’indicateurs pour la circularité et l’abandon même de l’intérêt pour l’économie circulaire. Il n’en est presque rien, même s’ils concluent que «nous n’aurons, à l’évidence, d’autre choix que celui de décroître avant de tenter de bâtir une économie authentiquement circulaire» (115). Il s’agirait entre autres d’une approche au rationnement des matières premières (113).

Confusion de genres…

Dans la réalité, le défi devant nous est vraiment tout autre que de cibler une telle économie circulaire et les indicateurs qui pourraient nous permettre de savoir jusqu’à quel point nous nous en approchons, c’est-à-dire que nous atteignons une croissance économique entre 0% et 1% et un taux de recyclage qui frôle le 100%. Il n’y a aucune raison de penser que l’humanité, ou quelques sociétés parmi l’ensemble (mais cela ne suffirait pas), pourraient s’imposer une croissance qui reste précisément entre 0% et 1%…

Ce qui manque dans le texte d’Arnsperger et Bourg, comme dans celui de Heinberg et Fridley, est la reconnaissance que leurs propres analyses aboutissent à accepter qu’à un avenir assez proche les sociétés humaines n’auront pas des économies en croissance mais soit en pleine décroissance, soit en effondrement. Il s’agira, cela en suivant les arguments de ceux qui ne semblent pas vouloir y adhérer, cela selon les termes mêmes des économistes qui en font la promotion indéfectible, d’une récession permanente. Une telle reconnaissance est pourtant nécessaire pour commencer la lourde tâche d’aborder les implications de ces arguments: des restrictions majeures dans l’accès à l’énergie; des restrictions majeures dans l’accès à une multitude de ressources matérielles dont l’usage retreint à presque zéro net définit la dématérialisation de la société; bref, la fin de la civilisation thermo-industrielle et la création, presque de toutes pièces, d’une nouvelle société.

Ce qui est presque fascinant est le flottement entre la conclusion d’Arnsperger et Bourg, qu’il faut se résigner à décroître (115), et leur volonté de bâtir ce qui serait une «stationnarisation macro-économique» avec des technologies low-tech (117). Le flottement, et la confusion, finissent par transformer l’économie circulaire en permaculture dans la section 6, où la réflexion passe à une «économie perma-circulaire» et une «sobriété volontaire» à l’échelle planétaire avec «une société humaine soutenable»… Les auteurs ont encore assez de confiance à la fin – ou est-ce de la confusion? – pour proposer (120) un cadre pour des indicateurs de cette économie circulaire – qui prendront évidemment des années à développer, alors qu’une urgence semble être sous-entendue dans le document.

La référence à Brundtland et sa «société soutenable» est pour soulever les questions éthiques dont ils ne font que parler en quelques généralités à la toute fin. Il est difficile à comprendre pourquoi ils y insistent sur la sobriété volontaire, devant l’ampleur des défis, et cela avec des décisions politiques démocratiques, autrement que parce qu’il considère ces éléments de la société importants suivant une certaine idéologie; ils ne se demandent pas si tout ce qu’ils décrivent est possible, voire imaginable dans la pratique allant au-delà de leur imaginaire. Et à noter qu’il déforme trente ou quarante ans de promotion des 3R pour leur enlever le premier R – la réduction – pour qu’elle devienne centrale à leur vision en pensant offrir une certaine nouveauté.

La sobriété et la circularité deviennent volontaires et formalisées dans un appareil politique démocratique, avec éventuellement des mesures de soutien inconditionnel de revenu et des mécanismes de création monétaire qui «épongeront» certains effets de la stationnarité et permettront aux individus de trouver un sens à leur vie ailleurs que dans la production et la course à l’innovation telles que les organise le capitalisme actuel, vert ou non. (122-123)

Tous les termes sont là, et la nouvelle société – parce qu’elle maintient une croissance minime, mais positive? – se fera dans ce qui semblerait être la douceur… Sortir de la lecture de ce document pour écouter les généralités presque banales des participants et des commentateurs du G20 laisse dans une autre sorte de flottement, reconnaissant que la démarche requise a encore moins de prise que ces autres discours devenus pourtant creux…

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Énergies renouvelables 100% et risque d’une «forteresse Canamérica»

Le manuscrit du livre est maintenant déposé chez l’éditeur, et je reprends mes efforts de décortiquer les interventions qui cherchent à préparer, à gérer ou à éviter les crises de notre «développement». Je débute avec un long article qui part avec une esquisse des critères pour la transition souhaitée. Il continue, en mettant un accent sur l’énergie comme fondement de nos activités suivant l’économie biophysique, avec un rappel des travaux de Greenpeace International sur le potentiel pour un avenir 100% renouvelable en énergie et qui négligent le maintien presque intégral des inégalités actuelles comme résultat. Le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) arrive à des résultats similaires. De récentes interventions de Richard Heinberg permettent de mieux cibler l’ensemble des enjeux dans ce travail pour un avenir renouvelable, concluant que nous allons devoir vivre avec beaucoup moins d’énergie à l’avenir, avec une décroissance qui s’imposera en conséquence. Avec une série de graphiques, l’article conclut en mettant en évidence le soupçon de Jeremy Grantham[1] qu’une insistance sur le maintien de l’économie industrielle nous laissera, dans l’échec, avec une «forteresse Canamérica» où le Canada et les États-Unis essaieront de se mettre à l’abri de l’effondrement.

Dans son scénario avancé de la révolution énergétique permettant une transition vers un avenir fondé sur les énergies renouvelables, A Sustainable World Energy Outlook 2015 – 100% Renewable Energy for All de Greenpeace International, en collaboration avec les associations industrielles de l’énergie éolienne et solaire, projetait en 2015 une demande finale en énergie pour 2050 qui serait de 15% moins qu’aujourd’hui, en contraste avec la projection de son scénario de référence pour une augmentation de 65%. La réduction proviendrait de facteurs inhérentes dans les approches énergétiques et non d’une reconnaissance de contraintes; selon le scénario, pas tout à fait concevable encore, les émissions de GES d’ici 2050 respecteraient en outre le budget carbone du GIÉC.

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 Éoliennes et paysannerie

Critères pour une transition 

Globalement, il est essentiel de cibler plus que la survie face aux changements climatiques, et cela exige un cadre pour le travail. En 2009, l’économiste écologique Peter Victor a produit Managing Without Growth, dans lequel il détaille la façon dont il est possible de concevoir, avec un modèle qu’il a créé, un Canada qui maîtrise la croissance, source finalement de l’ensemble des crises, en même temps qu’il permet la réduction des émissions de GES. Victor identifie certaines conditions d’un progrès possible, d’abord en insistant sur des évidences, évidences néanmoins toutes contraires aux objectifs du modèle économique actuel:

  • la stabilisation de la population pour éviter que la «demande» ne s’accroisse;
  • une limitation du «throughput» associé directement à la consommation des ressources – l’extractivisme d’Abraham – qui est à l’origine de la dette écologique;
  • des mesures pour éliminer la pauvreté via une meilleure redistribution de ce qu’on appelle «la richesse»;
  • une semaine de travail réduite pour répondre aux stress imposés par le modèle actuel qui, en visant la productivité, nécessite de nouveaux investissements pour recréer les emplois éliminés par les gains de productivité.

Victor identifie également des contraintes peu reconnues, pour éviter une croissance non souhaitable et pour mieux cibler les objectifs que le modèle actuel ne réussit pas à atteindre :

  • une réduction de l’investissement et une limitation du recours à des innovations technologiques à ce qui est requis pour le maintien des équipements, à part les innovations qui peuvent respecter les quatre évidences;
  • une allocation des gains de productivité au loisir plutôt que vers la recherche de nouveaux investissements et de nouvelles initiatives, qui sont en contradiction avec les quatre évidences;

Le résultat serait une société bien plus «sobre» que celle d’aujourd’hui, avec une diminution radicale de la consommation alors que la relance de cette consommation est la clé de la «reprise» requise par le modèle actuel et souhaitée par presque tous les intervenants gouvernementaux et économiques. Le travail de Victor s’est fait dans un esprit de «transition» mais, même avec la deuxième évidence, ne tient pas complètement compte des contraintes imposées par notre dépassement de la capacité de support indiquée par l’empreinte écologique. Le travail n’intègre pas non plus une prise en compte de la situation mondiale.

Victor travaille sur un modèle qui cherche à régler les défis canadiens. Michel Freitag et Éric Pineault, dans Le monde enchaîné : perspectives sur l’AMI et la capitalisme globalisé (Nota Bene, 1999) fournissent des compléments aux critères en insistant sur une reconnaissance de l’impasse de la globalisation et de l’effort de viser une compétitivité qui rejette les quatre «évidences», cela à l’échelle mondiale. En fait, l’effort de chercher des pistes de sortie des crises qui sévissent peut bien identifier des orientations pour une juridiction quelconque (souvent les États-Unis, le Canada pour Victor), la non prise en compte des énormes inégalités dans le monde actuel et la nécessité de les gérer en même temps que les crises environnementales et économiques nous laissent dans l’impasse.

Comme simple illustration de cette situation, fournie par le graphique de mon article «Quand les crises arriveront»: en partant des données des Nations Unies et du GIÉC, on peut s’attendre à une augmentation de la population dans le Sahel, au sud du Sahara, pour atteindre environ 300 millions de personnes vers 2050, alors que le réchauffement prévu pour cette région la rendra inhabitable. Si l’on pense qu’un million de réfugiés vers l’Europe en 2015 posait problème….

Et si on aborde le défi en ciblant prioritairement l’énergie renouvelable?

Le travail de Greenpeace International était un exercice qui ne ciblait que les enjeux énergétiques et les émissions de GES qui y sont reliées, en maintenant la croissance économique comme hypothèse de base. J’ai pu rendre graphiquement le résultat de cet effort uni-dimensionnel pour voir ce qui arrivait par rapport aux inégalités criantes qui marquent les pays du monde actuellement.

Énergie per capita, 2012 et 2050, selon le scénario de Greenpeace International

Graphique final

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

De récents travaux de Richard Heinberg de PostCarbon Institute nous permettent de regarder d’un autre oeil le potentiel pour cette transition. En particulier, ils permettent de reposer la question quant aux grandes orientations en cause, tenant compte d’un ensemble de facteurs, alors que Greenpeace semblait se satisfaire du maintien du modèle actuel avec une croissance économique importante et une diminution plutôt marginale des inégalités actuelles en termes d’accès à l’énergie.

En juin 2016, Heinberg a publié un article «Our Renewable Future or What I’ve Learned in 12 Years Writing about Energy» pour reprendre le dossier d’une façon moins marquée par les intérêts économiques. Il réfère à une étude par une équipe de Google qui cherchait en 2007 à savoir si il était possible de remplacer l’énergie fossile par les énergies renouvelables sans perturber le système.

The combined quantity and quality issues of our renewable energy future are sufficiently daunting that Google engineers who, in 2007, embarked on an ambitious, well-funded project to solve the world’s climate and energy problems, effectively gave up. It seems that money, brainpower, and a willingness to think outside the box weren’t enough. “We felt that with steady improvements to today’s renewable energy technologies, our society could stave off catastrophic climate change,” write Ross Koningstein and David Fork, key members of the RE<C project team. “We now know that to be a false hope.” … [Le livre n’a pas de pagination.]

Heinberg propose que Koningstein and Fork auraient pu plus utilement poser deux autres questions: «What kind of society can up-to-date renewable energy sources power? The second, which is just as important: How do we go about becoming that sort of society?»

Ce sont finalement les questions suivies par Heinberg et David Fridley dans un livre qui est sorti en même temps que l’article. Our Renewable Future : Laying the Path for One Hundred Percent Clean Energy (PostCarbon Institute, 2016) couvre l’ensemble du dossier. Les auteurs concluent: «While renewable energy can indeed power industrial societies [réponse à la première question], there is probably no credible future scenario in which humanity will maintain current levels of energy use (on either a per capita or total basis) [ce qui soulève une troisième question].» Le survol des sept premiers chapitres de ce nouveau livre, résultat d’une recherche intensive, présente une réalité qui est presque une évidence, cette nécessité de nous préparer pour une société où il y aura (beaucoup) moins d’énergie. Le constat n’est pas celui de Greenpeace International, où l’atteinte de 100% d’énergie renouvelable ne comporterait pas de bouleversements dans le système. Les analyses de Heinberg et Fridley aboutissent à la reconnaissance d’une série de contraintes importantes qui rendront impossible le maintien de la activité dépendant d’énergie qui est connue aujourd’hui; une partie de ces contraintes provient de ce qui est négligé dans le rapport de Greenpeace International, soit une prise en compte de l’énergie et des ressources requises par la transition. Par ailleurs, le sixième chapitre insiste sur la difficulté de savoir combien d’énergie il y aura en moins.

La fin de la croissance (encore)

Le deuxième élément de la conclusion de Heinberg et Fridley, l’inéluctable baisse de l’usage d’énergie à l’avenir, fournit le défi pour travailler sur la deuxième question. C’est le sujet de la deuxième moitié du livre. Le chapitre 8 aborde en effet les enjeux qui ne sont pas traités par Greenpeace International dans ses rapports, dont les inégalités dans le monde actuel en matière d’énergie mais également en matière de niveau de vie plus généralement. Heinberg avait déjà publié en 2011 The End of Growth : Adapting to our New Economic Reality, et le thème de ce livre revient dans le nouveau mais sans répondre à la troisième question: Quelle est la société qui pourrait résulter de la «transition» et la baisse importante de l’énergie disponible? Il y aura nécessairement un recours à 100% d’énergies renouvelables dans cette société, avec la disparition des énergies fossiles du portrait, mais celles-là ne remplaceront pas celles-ci.

Le livre ne semble pas apercevoir une société dont il importe de décrire le caractère: elle ne sera pas essentiellement différente de la civilisation industrielle d’aujourd’hui. On voit l’hypothèse de base de tout le livre dans le chapitre 10, «What We the People Can Do», où les auteurs, avec la réponse fournie à la première question à l’effet que les énergies renouvelables peuvent maintenir une société industrielle, mettent la table pour les interventions qui chercheraient à répondre à la deuxième question, comment on se prépare pour cette nouvelle société.

Sound national and international climate policies are crucial: without them, it will be impossible to organize a transition away from fossil fuels and toward renewable energy that is [i] orderly enough to maintain industrial civilization, while [ii] speedy enough to avert catastrophic ecosystem collapse.

L’implicite devient explicite: le livre est finalement un autre plaidoyer pour une économie verte et le maintien de notre civilisation industrielle, mais en y apportant une distinction importante: nous ne pouvons pas compter sur une capacité de maintenir un accès à autant d’énergie effective qu’aujourd’hui et la transition ne pourra être envisagée en pensant à des approches technologiques.

The fossil fuel era has produced great wealth, and some have partaken of that wealth far more than others. However, as we will discuss in more detail in chapter 8, “Energy and Justice,” the end of the fossil fuel era does not necessarily imply the end of energy inequality. Solar panels and wind turbines require investment and produce benefits; in the renewable era ahead, it is certainly possible to imagine scenarios in which only some can afford the needed investment and can therefore enjoy the benefits. The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented.

Comme Victor, Heinberg et Fridley se penchent surtout sur leur pays et montrent de la difficulté à aborder la question quant à une redistribution équitable de l’énergie qui sera disponible à l’avenir à travers toutes les sociétés humaines, même s’ils reconnaissent que l’énergie est la source du bien-être et du pouvoir des sociétés. La figure 2.4 de leur livre fournit matière pour la réflexion sur leur position, sur l’ampleur du défi pour les pays riches comme le Canada et les États-Unis.

Heinberg fig 2 Figure 2.4. Human Development Index (2014) and per capita energy consumption (2012) for various countries. (Source: World Bank, World Development Indicators, and United Nations Development Program.)

Indice de développement humain et consommation d’énergie

Ces deux pays auront un défi beaucoup plus grand que d’autres pays en raison de leur énorme consommation d’énergie per capita actuellement, alors que d’autres pays avec le même niveau d’IDH (le Human Development Indicator des Nations Unies) en consomment beaucoup moins. Le graphique rappelle dramatiquement un autre, où l’IDH est placé en juxtaposition avec l’empreinte écologique:

Empreinte IDH 2005 Source: WWF International, Zoological Society of London, Global Footprint Network (2006), Living Planet Report, p.19. . La mise à jour en 2010 ne change rien dans le portrait : Planète vivante 2010, tome ii, p.73

Indice de développement humain et empreinte écologique

Heinberg et Fridley font intervenir la question de l’empreinte écologique dans leur réflexion mais ne cherchent pas, en réponse à leur deuxième question, la résolution de l’ensemble des inégalités que l’empreinte démontre. Encore une fois, le Canada, et les États-Unis davantage, se montrent en dépassement sérieux.

En effet, les efforts de maintenir la croissance économique en même temps que de réduire dramatiquement les émissions de GES aboutissent, pour Greenpeace International autant que pour le  DDPP, à un maintien des inégalités et il y a toute raison de croire que cela résulte du modèle socio-économique actuel. Je me permets un rappel des résultats des travaux du DDPP.

PIB per capita pour 16 pays, 2012 et 2050, selon les travaux du DDPP

Dans ce graphique (divisions de l'auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Dans ce graphique (divisions de l’auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen. Tous les pays auront connu une amélioration sensible de leur PIB per capita en termes absolus – pour ce que cela peut indiquer.

On ne peut pas s’attendre à une «croissance équitable» comme souhaitée par des leaders dans le mouvement social, à une «croissance durable» comme souhaitée par les leaders du mouvement environnemental, en ciblant les facteurs technologiques; finalement, il y a lieu de penser qu’on ne peut pas s’attendre au maintien de la croissance.

Énergie et éthique: finalement, pour plus tard

Comme Heinberg et Fridley soulignent, «The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented», cela en autant que la gestion des crises permette une telle planification et mise en oeuvre. La situation est claire, et le DDPP nous fournit directement un dernier graphique qui continue à cerner les enjeux, cette fois en fonction de la croissance du PIB et les émissions de GES; il permet de placer graphiquement le Canada et les États-Unis, encore une fois.

Pathways to Deep Decarbonization 2015 Report, p.6 http://deepdecarbonization.org/wp-content/uploads/2015/12/DDPP_2015_REPORT.pdf

Portrait en termes de PIB et émissions de GES, 2010 et 2050

Alors que les sept premiers chapitres fournissent l’analyse nécessaire pour comprendre que les énergies renouvelables ne pourront pas répondre à l’attente qu’elles remplacent les énergies fossiles, c’est seulement à la lecture de la deuxième moitié du livre que l’on réalise que les auteurs font partie de ce grand ensemble qui adhère à l’économie verte. Les chapitres proposent une longue série de mesures qui, si mis en œuvre et selon l’échéancier requis, pourraient effectivement contribuer à une transition presque en douceur – sauf que nous reconnaissons la plupart de ces mesures et leurs variantes, dans le portrait depuis des décennies. Heinberg et Fridley ne donnent aucune indication quant à leur confiance dans ces mesures, sans lesquelles nous nous trouverons confrontés à des catastrophes, et ne donnent aucune indication quant à ce qui a changé pour permettre de penser qu’elles pourraient être adoptées.

Bref, Our Renewable Future représente une nouvelle intervention dans l’économie verte, mais en soulignant qu’elle comporte des réductions importantes dans notre accès à l’énergie. Devant l’ampleur des défis, pour ne prendre que le Canada et les États-Unis, nous sommes finalement amenés à penser plutôt dans les termes de Jeremy Grantham dans un texte, «The Real American Exceptionalism», de la fin de 2015 (GMO 4Q2015). Grantham y parle de la «forteresse Canamérica» en reconnaissant l’énorme avantage que possède l’Amérique du Nord face à l’effondrement qui s’annonce comme une alternative à la résolution des problèmes actuels; la série de graphiques montre jusqu’à quel point le défi pour l’Amérique du Nord est important, rendant la «résolution» du défi plutôt inatteignable. C’est un risque important comme aboutissement de la pensée de l’économie verte qui, plutôt que de travailler pour nous préparer pour l’effondrement, maintient des approches montrées inefficaces depuis des décennies.

La situation insiste pour une meilleure prise en compte des résultats des efforts de chercher une réponse à la troisième question, mais Heinberg et Fridley laissent dans le flou les caractéristiques de la nouvelle société, tout en citant le GIÉC selon qui, suivant la consommation actuelle, il ne nous reste qu’environ 19 ans avant de traverser la ligne rouge climatique.

A point we have raised repeatedly is that possibly the most challenging aspect of this transition is its implication for economic growth: whereas the cheap, abundant energy of fossil fuels enabled the development of a consumption-oriented growth economy, renewable energy will likely be unable to sustain such an economy. Rather than planning for continued, unending expansion, policy makers must begin to imagine what a functional postgrowth economy could look like.

Tout suggère qu’elle ne sera pas une société, une civilisation, une économie industrielle. Dans ses deux livres, il est difficile à suivre Heinberg dans son effort d’esquisser les grands traits de cette nouvelle économie, qu’il juge inévitable et qui sera marquée par une décroissance importante. Nous n’avons pas une analyse par Heinberg du fonctionnement d’une économie sans croissance (il faut que je relise The End of Growth...[2]), il ne donne pas d’indications quant à une reconnaissance des critères élaborés par Victor dans une telle perspective. Mais il parle d’une économie, et non d’une société. Toute notre réflexion nous porte à croire en une société qui ne ressemblera pas à la nôtre et où l’économie n’y ressemblera pas non plus.

Donald Trump propose de renforcer le mur qui protège actuellement «forteresse Canamérica» – le terme de Grantham – des hordes venant du sud de la frontière. L’Europe nous montre les difficultés qui pourraient survenir pour une forteresse Europe face aux centaines de millions de réfugiés cherchant une terre habitable qui vont vraisemblablement se manifester dans les prochaines décennies. Même si la forteresse Canamérica aurait peut-être de meilleures chances, il est surprenant que des gens plus raisonnables que Trump, comme Heinberg et Fridley, ne regardent pas la situation une deuxième fois, pour voir l’effondrement de notre système qui s’annonce, et commencer à nous préparer. On veut certainement éviter les catastrophes climatiques, mais il n’est pas clair pourquoi nous voulons à tout prix – et les prix sont énormes – essayer d’«organiser une transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables qui serait suffisamment maîtrisée pour maintenir la civilisation industrielle», le vœu de Heinberg et Fridley. On pourrait leur suggérer la lecture de Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Seuil 2015). Ceux-ci notent qu’«un nombre croissant d’auteurs, de scientifiques et d’institutions annoncent la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles».

[1] Grantham est une source importante pour le premier article du blogue de janvier 2013 sur l’échec du mouvement environnemental.

[2] J’ai relu le livre en décembre 2016. Heinberg ne propose certainement pas un avenir imbu d’une économie verte, mais termine le livre en faisant référence aux travaux de différentes initiatives comme celle des «transition towns» de Rob Hopkins. La dernière section s’intitule «Life After Growth», et débute avec une réflexion de Heinberg sur ses réticences à faire un livre sur le sujet, de crainte de repousser l’adhésion nécessaire pour affronter la situation. On peut bien croire que les glissements ressentis ici et là dans ses travaux relèvent de telles craintes; Heinberg donne toutes les indications, par contre, de voir venir un effondrement sérieux, et met en évidence les projections de Halte à la croissance à la page 5.

MISE À JOUR

Le 31 août, Gail Tverberg signe un article sur son blogue sur un ensemble de risques occasionnés par les énergies renouvelables «intermittentes» (solaire et éolienne). L’article est écrit dans son style habituel, utilisant un langage qui ne se distingue pas de celui des analystes qui interviennent courramment dans les reportages. Bref, il faut se rendre à ses derniers paragraphes pour comprendre qu’elle a une vision plus globale des défis où elle voit d’importants risques pour la «transition» actuelle qui cherche à sortir des énergies fossiles.

Il vaut la peine de lire plus que sa conclusion, soit une série d’analyses qui suggèrent que, dans le système actuel, les énergies renouvelables s’insèrent difficilement dans le portrait de la production et de la consommation d’électricité au-delà d’un certain seuil qui semblerait être autour de 15%. L’argument rappelle ceux utilisés par Hydro-Québec il y a 15 ans quant aux limites de l’intégration de la production de l’énergie éolienne dans son système en fonction de la capacité d’en constituer une sorte de réserve. (La génération de surplus a éliminé les discussions sur la question…)

Ce que l’on peut retenir des analyses de Tverberg, finalement des précisions sur plusieurs des analyses de Heinberg et Fridley dans leur récent livre, est que les complications associées aux subventions (c’est surtout cela, semble-t-il) comporte des obstacles pour le fonctionnement du système actuel (sa dernière phrase, où cela inclut la recherche de la croissance) et donc pour la « transition» plutôt graduelle et sans perturbations recherchée par plusieurs. Dans le scénario selon lequel nous sortirions du pétrole au Québec, l’analyse suggère que cela ne se ferait pas en remplaçant le pétrole par les énergies renouvelables mais en étant obligé de diminuer de façon importante notre consommation globale d’énergie.

 

 

 

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Le « vieillissement » des populations

Le dernier article de mon blogue comportait un graphique découvert lors d’un atelier sur les questions démographiques à la conférence des économistes écologiques et biophysiques en juin. C’est un thème qui me traque depuis des décennies et qui a trouvé une place sur le blogue dès le troisième article. Je faisais partie de Zero Population Growth dans les années 1970 dans la foulée de la publication de The Population Bomb de Paul Ehrlich en 1968 et, comme dans beaucoup de domaines, nous pensions qu’il y avait possibilité d’influer sur les tendances lourdes de la civilisation.

Aujourd’hui, les problématiques associées au thème sont bien différentes de celles de cette autre époque. Parmi celles qui retiennent l’attention actuellement, on trouve celle de la stablisation et le «déclin» des populations des pays riches et celle du maintien de la croissance démographique dans de nombreux pays pauvres. C’est probablement la Chine qui a attiré le plus d’attention au fil des années, avec sa politique d’un seul enfant par femme et la stabilisation prochaine de sa population qui en est résultée.

On appelle la transition à la stabilisation le « vieillissement » de la population, période pendant laquelle – pour ce qui concerne l’ensemble des pays, qui ont vu leurs populations doubler, tripler, voire quadrupler depuis la Deuxième Guerre mondiale – le bas taux de fertilité fait qu’il y a moins de jeunes en comparaison avec l’expérience récente et – en raison des « baby boom » connus par l’ensemble des pays – une cohorte de personnes âgées plus importante en proportion de la population. Seules des personnes qui pensent que la population humaine pourra continuer à croître sans limites critiquent cette tendance vers la stablisation et, nécessairement comme étape, le viellissement – sauf que ces personnes semblent représenter la vaste majorité.

J’étais quand même presque surpris de voir un segment de l’émission « PBS Newshour » porter, le 1er août 2016, sur « The Unprecedented Aging Crisis That’s About to Hit China ». La situation est en effet «sans précédent», une croissance démographique sans retenue ayant marqué l’expérience de vie de presque tout le monde vivant sur la planète aujourd’hui. PBS y interviewait Howard French, jusqu’à récemment chef de bureau à Shanghai du New York Times et auteur d’un article dans le numéro actuel du magazine The Atlantic[1]  (juin 2016). En effet, « China’s Twilight Years » reprend les propos de l’entrevue, signalant le drame auquel la Chine fait face devant la stabilisation prévisible de sa population et le vieillissement conséquent en cours.

C’est clair qu’il y a drame, mais ce qui l’est moins est l’inconscience de French et de nombreux commentateurs face aux enjeux en cause qui n’y voient qu’un déclin, une crépuscule pour le pays… Principal défi : la Chine ne pourra pas trouver les travailleurs nécessaires pour mainteninr la croissance économique dans les prochaines années avec le déclin du nombre de personnes en âge de travailler, et il faudrait avoir recours soit à des robots, soit à une immigration importante. Et devant les nombres importants, comme pour tout ce qui touche la Chine, où vit 20 % de la population humaine mais probablement 300-400 millions de moins de personnes que s’il n’y avait pas eu la loi d’un seule enfant, French souligne la difficulté à imaginer d’où viendraient les centaines de millions de travailleurs manquants…

C’est une sorte d’échec et mat. Nulle part dans les propos de French trouve-t-on une reconnaissance que la Chine figure parmi les pays du monde ayant le moins de terres arables et le moins d’eau potable disponible par personne. Numériser 4Le livre que j’ai déjà commenté à au moins deux reprisesIn Line Behind a Billion People : How Scarcity Will Define China’s Ascent in the Next Decade, fournit, en ligne avec le sous-titre, des perspectives sur les défis devant la Chine (tout comme pour un ensemble de pays face au même phénomène) qui n’existent pas dans la pensée de French. Elles rendent sa préoccupation, celle de la pensée économique, une lubie presque plus inquiétante que le drame lui-même.

En termes simples, un nombre important de pays, surtout mais non exclusivement les riches, vont se confronter à la stabilisation de leurs populations pendant les décennies qui viennent; le taux de fertilité dans ces pays a baissé à un point où il y a moins de naissances que de morts (et en raison de la structure d’âge des populations, ce taux est bien inférieur à ce que nous entendons souvent identifié comme le taux de remplacement des générations, un taux de fertilité d’environ 2). Ces pays devront s’adapter à cette situation, qui bouleverse toute la pensée économique des dernères décennies.

French possède apparemment une grande expérience de l’Afrique sub-saharienne, mais encore là, on doit bien présumer qu’il n’est pas encore rendu à réfléchir sur les projections fournies par le graphique de mon dernier article. Il serait intéressant de voir ce que French fait avec les projections pour une population dans le Sahel qui suggèrent des tendances lourdes vers une population de plus de 300 millions de personnes «vivant» dans une région du continent inhabitable en raison des changements climatiques et la hausse de température qu’ils vont apporter…

La population de l’Afrique est censée doubler (en ajoutant environ un milliard de personnes à la population actuelle) d’ici 2050, et l’Inde se situe dans la même tendance, sa population projetée à dépasser celle de la Chine d’ici quelques années. La pauvreté importante de ces pays – et la croissance démographique viendra dans les couches pauvres de leurs sociétés – représente un drame probablement bien plus important même que celui du vieillissement; que les analystes comme French n’y pensent même pas retarde d’autant une prise en compte du phénomène. Et on pense que l’Europe a du mal à gérer l’arrivée d’un million de réfugiés et de migrants actuellement

 

[1] French ne représente pas, heureusement, une orientation profonde du magazine. Voir « The Most Important Film I’ve Seen in Years: ‘Last Train Home' » de James Fallows (juillet 2012) pour des perspectives autres de la Chine.

 

 

 

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« Quand les crises arriveront »

Ceci est mon premier article pour le blogue depuis deux mois. Fin avril, après publication de l’article «… livre manquant», j’ai décidé d’écrire un livre pour essayer de pousser nos échanges plus loin. Ceux actuels ne réussissent pas à nous sortir de l’inertie marquant des décennies d’efforts de la société civile cherchant à modifier le système socio-économique dominant. Le titre provisoire du livre, Trop tard, indique mon positionnement, et le livre lui-même réunira un ensemble de mes écrits des dernières années. J’ai découvert que, une fois le plan du livre établi, ces écrits représentent ce que je voudrais écrire en partant de zéro, et le livre a bien avancé. Le manuscrit est actuellement en train d’être lu par deux amis pour confirmer (ou non) mon sens qu’il vaudrait la peine pour moi d’intervenir ainsi. Entretemps, je me suis permis une participation à une rencontre de la Société pour une économie biophysique à Washington, D.C.

Lors d’une plénière de la conférence sur la décroissance tenue sur cinq campus universitaires à Montréal en 2012, un homme qui semblait relativement jeune s’est présenté au micro de l’autre coté de la salle pour se plaindre que les échanges qu’il entendait restaient dans la lignée de ceux en cours depuis des décennies. Il avait raison, et un peu plus tard je l’ai rencontré alors qu’il faisait une présentation où il critiquait l’économie écologique parce qu’elle était restée trop dans la lignée de l’économie qu’elle critiquait, l’économie néo-classique. Là aussi, il avait raison. L’homme était Charlie Hall, pas si jeune que cela, à la veille de la retraite et en train de faire la promotion d’une économie biophysique qui, il espérait, pourrait nous aider à sortir de l’inertie.

La rencontre à Washington, D.C. en était une des deux sociétés, de l’économie écologique et de l’économie biophysique, comme on en a eu plusieurs depuis quelques années, la dernière à Vancouver en 2015. Deux conférences tenues à Burlington au Vermont en 2012 et 2013 m’ont fourni l’occasion de revenir sur les propos de Hall quant à l’inertie qui marque les mouvements de la société civile et constater l’échec du mouvement environnemental dans une série d’articles pour GaïaPresse. Cela a son tour m’a poussé à lancer mon blogue en janvier 2013, avec un premier article sur ce thème.

Projections pour des changements de population et de température dans le Sahel

Projections pour des changements de population et de température dans le Sahel

Changer de tactique

J’ai déjà présenté une série d’articles sur l’économie écologique au Québec, un premier pour souligner l’absence de ses orientations au sein des gouvernements, un deuxième pour souligner que l’économie néoclassique ne tient pas compte du cadre pour la vie humaine  fournie par la planète, et un troisième montrant finalement le rêve que constitue l’économie écologique et celle biophysique devant l’omniprésence de l’économie néoclassique et de sa variante contemporaine l’économie verte. Un des ateliers de la conférence à Washington avait comme thème «Pourquoi et comment l’économie écologique doit changer ses tactiques» et réunissait des leaders du mouvement aux États-Unis, avec une base à l’Institut Gund pour l’économie écologique de l’University of Vermont à Burlington.

Mon portrait ne diminuait pas les failles institutionnelles suggérées explicitement par Hall et implicitement par le thème de l’atelier cette année. C’était presque étonnant d’y voir les participants assez bien cerner les défis (et les faiblesses) de l’économie écologique mais reporter des réponses à la question posée, jusqu’à ce que l’animateur, Peter Brown de McGill University, insiste que l’objectif était de savoir ce qu’il faut faire. Jon Erickson a insisté dans sa présentation – nous étions 4 ans après la conférence de Montréal, où il participait aussi – sur le fait que l’économie écologique a déraillé au fil des ans en essayant de ne pas trop d’éloigner de l’économie néoclassique, et indiquait finalement que les orientations de l’économie biophysique s’imposaient pour redresser la situation. Josh Farley proposait que le paradigme du modèle actuel avec la compétition doit être remplacé par un paradigme ciblant la coopération. Ces deux, avec une troisième, soulignaient qu’une «révolution» est nécessaire.

Les réponses à la question de base étaient laissées finalement pour des résumés de 30 secondes lors d’un dernier tour de table. Je n’avais pas choisi l’atelier pour revoir les fondements de l’économie biophysique et la critique de l’économie écologique, mais pour voir comment ces leaders voyaient la nécessité et la nature du changement dans l’action. C’était, de nouveau, étonnant. Erickson a proposé qu’il faut un changement radical dans l’enseignement de l’économie; celle-ci doit être vu comme une science de la vie (dans ses fondements ainsi depuis toujours, pour l’économie écologique) et cela comporterait une révision radicale du cours d’économie 101. Farley l’a suivi en insistant lui aussi sur un changement dans l’enseignement comme l’action prioritaire, notant en passant que cela nous aiderait «quand les crises viendront», alors qu’il sait qu’elles se présentent déjà. L’enseignement représente une action avec des objectifs dans le long terme, et le cibler pour s’attaquer aux crises actuelles ne répond pas à un effort de gestion de celles-ci; les deux profs, comme les autres participants, étaient bien conscients de cela, et l’atelier finissait en queue de poisson. Je me trouvais comme Charlie en 2012 (et en 2016!), impatient, voire consterné de voir l’incohérence dans les interventions de ces acteurs importants.

Lors d’une plénière de la dernière journée, un autre universitaire qui est militant depuis encore plus longtemps que moi est intervenu. Gar Alperovitz était conseiller en 1970 du sénateur Gaylord Nelson, responsable du lancement du Jour de la terre et le voilà, 46 ans plus tard, en train de montrer que les universitaires (lui l’avait été) sont capables de sortir de leur bulle pour essayer de cibler l’action. J’avais lu récemment son livre What Then Must We Do? (2013), qui manquait quand même quelque chose, tout comme le livre de son collègue Gus Speth America the Possible : Manifesto for a New Economy. Ce livre ne semble pas tenir suffisamment compte des crises dont Speth est quand même très conscient, mais qui au moins, par une sorte de clarification par le titre, définit une cible, le capitalisme mentionné dans son livre précédent, The Bridge At the Edge of the World : Capitalism, the Environment and Crossing from Crisis to Sustainability (2008).

L’économie écologique reste toujours dans les limbes

On peut avoir une idée de ce qui manque dans l’ensemble en visitant le site thenextsystemproject.org, dont Alperovitz et Speth sont les co-responsables. Leur travail cible explicitement et directement les failles dans le système actuel et la nécessité urgente de transformer ce système, de le reconstruire en construisant un nouveau système, qui remplacera l’économie néoclassique qui domine actuellement.

We believe that it is now imperative to stimulate a broad national debate about how best to conceive possible alternative models of a very different system capable of delivering genuine democracy and economic equality, individual liberty, ecological sustainability, a peaceful global foreign policy, and a thoroughgoing culture of cooperative community based on non-violence and respect for differences of race, gender, and sexual preference. p.4

La reconnaissance de la présence de crises dont il faut tenir compte en cherchant cette transformation distingue l’effort de The Next System Project de ceux qui cherchent à faire ceci en maintenant l’économie néoclassique (les économistes hétérodoxes, entre autres) tout comme de ceux qui cherchent à régler les crises sans chercher une transformation économique et sociétale (les environnementalistes, entre autres). Pour Alperovitz et Speth, profondément impliqués depuis des décennies, ces efforts se montrent des «dead ends», mais eux-mêmes ne semblent pas voir l’importance des fondements «économiques» dans le portrait des crises auxquelles ils s’attaquent.

Parmi les critiques fondamentales élaborées par le Next System Project se trouvent, sur un autre site marquant leur intervention, une série de propositions visant la propriété privée du capital, la propriété collective des entreprises par les travailleurs et un changement dans la propriété des banques. Implicite dans les interventions est une reconnaissance d’une multiplicité de crises qui ne peuvent être solutionnées, voire attaquées, par le système actuel qui les cause. On y voit des initiatives qui rejoignent les propositions d’Yves-Marie Abraham que j’ai déjà commentées, où il espère «voir la fin du capitalisme avant la fin du monde».

L’économie biophysique insiste sur l’importance de l’énergie dans tout effort de s’attaquer aux crises, mais l’énergie et les limites qu’elle impose ne trouvent tout simplement pas de place dans l’effort de Speth et Alperovitz. Ils cherchent à caractériser le nouveau système recherché et proposent des actions pour le favoriser; ils insistent sur leur optimisme et leur espoir, mettent presque de coté les limites cernées par l’économie biophysique dans le temps et dans l’espace.

Le document de base d’Alperovitz et Speth, New Political-Economic Possibilities For the 21st Century, insiste sur l’optimisme et l’espoir. Je n’arrive pas à comprendre l’idéologie qui prétend qu’il est impossible à intervenir dans les débats actuels à moins de manifester un optimisme et un espoir qui ne sont vraiment pas fondés. Cet «optimisme» représente un paradoxe, et semble loin de «l’optimisme opérationnel» de Maurice Strong dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Ce dernier «optimisme» constitue ma façon d’expliquer pourquoi je reste dans la lutte en dépit de ce que nous connaissons des crises (le graphique en donne une indication: 300 millions de migrants potentiels dans le Sahel dans les prochaines décennies).

Un état l’équivalent de la guerre

C’était ce qui caractérisait le retour des participants à la COP21, un échec transformé en espoir. Cette insistence témoigne d’un manque sérieux de compréhension des fondements de l’économie écologique et biophysique. Ce qui s’impose – il me paraît une évidence – est une attitude qui est l’équivalent de celle de la guerre : les menaces que nous pouvons identifier avec précision représentent l’équivalent d’une attaque militaire capable de nous annihiler; les préparatifs pour la COP21 ont montré qu’il y a un ennemi, le refus de confronter les changements climatiques par des transformations de nos économies qui réduiraient nos émissions à l’échelle planétaire à un niveau nous donnant une chance sur deux (seulement) d’éviter la cuisson. La guerre était enclenchée par les résultats obtenus, des orientations dans les pays du monde entier qui nous dirigent vers une hausse de la température du globe de l’ordre de 3°C, soit la cuisson.

Après les efforts déployés, il n’y a aucun fondement pour l’optimisme et l’espoir dans la guerre enclenchée. Cela ne nous empêche pas d’intervenir, de chercher à nous armer pour une guerre, à mobiliser les intervenants pour une guerre. Cela exige pourtant un changement radical de tactique par rapport aux interventions précédant la déclaration de guerre, mais il n’en est strictement rien dans les propos des combattants revenant de Paris. « Il faut continuer à travailler fort, avec plus d’ardeur » est à peu près ce que l’on entend.

C’était à peu près cela qui marquait un autre atelier à Washington, dont le thème était «Après Paris». Les participants, des professeurs au Global Development and Environment Institute de Tufts University à Boston, soulignaient dans leurs présentations leur état de quasi dépression devant les défis définis par l’échec de Paris; la dernière terminait en insisant sur le besoin d’une révolution, clairement pas en préparation à Tufts, pas plus qu’à Gund.

Il est évident que le public n’est pas conscient de l’état de guerre dans lequel nous nous trouvons, pas plus que nos dirigeants. Pourtant, continuer avec le discours lénifiant d’optimisme et d’espoir nous rend un mauvais service à l’ensemble. En intervenant manu militari: on doit se battre pour la survie, sachant que la guerre pourra changer considérablement la vie que nous connaissons. Dans une guerre, si nous ne pensons pas avoir une chance de réussir, il est difficile de nous mobiliser pour le combat. Par contre, rien ne nous oblige – sauf le déni, dans de nombreuses circonstances – de nier la possibilité d’une certaine défaite, la reconnaissance que l’ennemi est peut-être assez fort pour faire des ravages. Penser autrement, agir autrement, nous expose à une confiance qui diminue fort probablement la vigueur de notre intervention.

Ce qui se passe actuellement

Le site de Gail Tverberg est sur la courte liste de sites d’intérêt que je mentionne. Tverberg était à la conférence de Washington, où sa présentation cherchait à utiliser les informations qui circulent pour dresser un portrait de la situation actuelle. Elle vient de publier un article où elle esquisse sa réflexion sur la situation, à partir de sa présentation. Cela n’est pas toujours explicite, mais Tverberg ne partage pas l’optimisme de trop des acteurs. Sans le dire constamment, ses textes fournissent les éléments d’une interprétation qui nous voit dans l’approche à l’effondrement projeté par Limits to Growth.

Un des participants de l’Institut Gund m’a fourni la réflexion suivante pour expliquer la difficulté de cerner les actions nécessaires:

Concerning crises, if I didn’t actively study ecological-economic problems and as a result was unaware that we are drawing down our capital stocks, I would be largely unaware that any problems exist.  For me and most people I know intimately, life is great, local ecosystems appear healthy, violence is dropping precipitously (over the scale of centuries), human rights (gays, women, etc.) are improving, poor (at least in the US, and even to some extent in Brazil) people drive cars and have cell phones, etc. etc.  Due to long ecological time lags, most people will remain largely unaware of ecological crisis until it is nearly irreversible.

Le « nearly » n’est pas nécessaire, et Tverberg termine son récent article avec certaines implications de la situation actuelle.

A major impediment to getting a rational discussion of the issues is the inability of a large share of the population to deal with what appears to be a potentially dire outcome. Textbook and journal editors recognize this issue, and gear their editorial guidelines accordingly. I was reminded of this again, when the question came up (again) of whether I would consider writing a book for a particular academic book publisher. The main thing I would need to do to make the book acceptable would be to find a way of sidestepping any unpleasant outcome–or, better yet, I should come up with a “happily ever after” ending.

On verra si je trouve un éditeur pour mon livre…

 

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La transition énergétique: chapitre(s) (ou livre) manquant(s)

Éric Pineault est une référence pour nous dans la compréhension de plusieurs phénomènes affectant/définissant notre système économique. Son intervention la semaine dernière avec d’autres par une déclaration contre Énergie Est était presque préoccupante tellement l’analyse économique restait floue et secondaire face aux impératifs de l’opposition militante. L’intervention annonçait aussi la sortie d’un livre de Pineault, Le piège Énergie Est: Sortir de l’impasse des sables bitumineux, que je viens de lire pour voir s’il fournit la vision d’ensemble qui manque dans la déclaration. Même si ce n’est la pas première fois que Pineault intervient dans ce dossier, il est un peu curieux de le voir y consacrer un livre, qui résume bien le positionnement de l’opposition à Énergie Est, mais qui aurait pu être fait par d’autres militants laissant à lui ce que d’autres ne peuvent pas faire.

Un caractère propre au dossier est que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux ne permettrait d’aucune façon de réduire les émissions de GES qui s’imposent. On peut bien travailler pour empêcher une exploitation qui rendrait presque futile un tel effort de réduction, reste qu’il faut cerner et travailler sur des pistes pour la réduction, et cela nécessite un ensemble de compétences et de connaissances auxquelles Pineault pourra contribuer. Finalement, après une multitude de références à «la transition énergétique» sans développement, la Conclusion du livre réunit plusieurs pistes fournissant une esquisse de cette transition, mais sans le type d’analyse qui marque le chapitre 2 du livre portant sur les enjeux de l’exploitation des sables bitumineux; c’est la conclusion et la récapitulation du livre et non le ou les chapitres manquants…

http://www.mineralinfo.fr/ecomine/chute-prix-minerai-fer-surproduction-affaiblissement-demande-chinoise-en-acier

Une transition énergétique?

Pineault est motivé dans ces interventions par une volonté de réagir aux défis du changement climatique et d’associer cela à une critique en profondeur de l’extractivisme. L’analyse du deuxième chapitre du livre présente la structure et le fonctionnement des secteurs industriels dominants dans le dossier des sables bitumineux (exploration, exploitation, transport), décrivant «la pression capitaliste à extraire comme moteur»; il y souligne la nécessité d’une croissance pour ces acteurs et la difficulté donc pour eux de se soumettre à une sorte d’équilibre dans la production d’énergie qui pourrait être fourni par un recours à des énergies renouvelables. On soupçonne la recherche d’un tel équilibre entre l’exploitation actuelle et de nouvelles énergies à travers les références non développées à la «transition énergétique». Clé pour la transition serait une distinction entre le pétrole extrême (non conventionnel, comme celui extrait des sables bitumineux) et le pétrole conventionnel (193).

La Conclusion fournit plusieurs éléments d’une vision plus globale, ce que je trouvais manquante dans la déclaration, et que j’essaie d’esquisser ici à partir des notes de Pineault; celles-ci restent finalement très incomplètes et militent pour un deuxième livre de l’auteur, maintenant que sa crédibilité auprès des militants est bien établie. En fait, cela passerait proche de ce que j’espérais d’une collaboration de sa part pour le livre Les indignés sans projets? et de la présentation de «l’économie ordinaire et vernaculaire» dont il parle depuis maintenant quelques années.

J’ai esquissé mes attentes actuelles dans une mise à jour de mon dernier article. Elles restent presque entières après lecture du livre de Pineault: Il faut élargir nos interventions dans le sens de ce dernier article et de celui sur Énergie Est, qui prétend qu’un complément nécessaire – c’est presque un premier pas – au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. L’opposition à l’exploitation des sables bitumineux nécessite à toutes fins pratiques et en même temps des interventions pour l’abandon de l’automobile privée dans nos vies quotidiennes, puisque celle-ci représente notre principale utilisation de pétrole (et d’émission de GES) au Québec; comme le montre Schepper dans son récent article pour l’IRIS, la voiture électrique est un leurre que Pineault suggère ne vise qu’à sauver «la voiture personnelle elle-même». L’abandon de toute expansion de l’exploitation des sables bitumineux et l’abandon de l’automobile privée dans nos vies comportent (pour le premier) un risque pour l’économie canadienne que nous devons assumer et (pour le deuxième) un bouleversement de notre société et de nos vies individuelles et organisationnelles que nous devons également assumer.

C’est dans l’insistance sur un tel «changement de trajectoire» que l’analyse de Pineault frappe par son absence. Pour les transports, il propose de nouvelles perspectives pour nous aligner avec les limites écologiques en freinant une extraction toujours croissante, soulignant que «nos besoins en mobilité ne sont pas immuables, [qu’]il serait possible d’habiter autrement le territoire» (195). Il suggère même que «sortir du pétrole est un projet collectif [et que] … nous avons des outils collectifs à portée de main pour initier cette sortie, tandis que d’autres outils sont à développer» (197). Cela va aboutir à un «renouvellement politique» (197).

Pour une partie de sa vision, il réfère à Dépossession[1], qui manque justement, comme le livre, la vision de l’avenir à rechercher. Probablement avec raison, Pineault se réfère par défaut aux experts pour la descente énergétique, et propose de nous inspirer de Dialogues, mais voilà, il faut insister sur les chiffres et l’échéancier du GIÉC qui font défaut à cette source d’expertise. Pineault poursuit en référant au Front commun pour la transition énergétique qui regroupe justement les intervenants qui n’aboutissent pas à constater l’énormité du problème, se fiant généralement à l’économie verte comme porte de sortie.

Le DDPC n’est pas une orientation

La figure 8 du DDPC représente l’effort de foncer avec une croissance maintenue et une application de toutes les technologies imaginables, contraire donc à ce que Pineault, comme moi, prônons; clé de son intérêt, tout le projet insiste sur le respect du budget carbone du GIÉC. On peut donc regarder le DDPC pour obtenir quelques pistes pour le travail (en reconnaissant qu’il peut y avoir une multitude de variantes). La moitié des réductions recherchées se trouverait en suivant trois pistes parmi les tendances actuelles: la décarbonisation de l’électricité, incluant le développement des énergies renouvelables; l’amélioration de l’efficacité et de la productivité énergétique; la réduction et l’utilisation des émissions non énergétiques. L’autre moitié comporte trois pistes, dont deux de caractère «next-gen»: l’adoption dans les transports des carburants à émission zéro; la décarbonisation des procédés industriels. La sixième piste du DDPC est fonction de la structure de l’économie canadienne, et suit l’évolution de l’exploitation des sables bitumineux. J’ai déjà utilisé leur graphique qui présente ces six pistes.Figure 9 DDPC

On voit par le graphique que les énergies renouvelables représente le potentiel le plus important, suivi de près par les interventions touchant les transports. Les sables bitumineux («structural economic change») représente le facteur le moins important, cela parce que le DDPC assume le recours au CCS, ce que Pineault, avec beaucoup de fondement, rejette.

Finalement, l’intérêt du DDPP en général et du DDPC en particulier est de montrer par défaut la nécessité d’abandonner les illusions de la croissance verte et de procéder à ce que Pineault appelle la descente énergétique. La moitié des émissions actuelles au Canada viennent à part égale de l’exploitation des sables bitumineux et des transports. L’exploitation actuelle va se poursuivre, de l’avis de presque tout le monde, les énormes investissements en cause ne pouvant être ignorés; ils servent néanmoins de prémonition de la menace d’«actifs échoués», terme qui risque de décrire de nouveaux investissements dans l’énergie fossile.

Pour le reste du Canada, les défis prioritaires sont la décarbonisation de l’électricité et celle des transports. Pour le Québec, la première est déjà acquise, et on est de retour donc aux paramètres de mon dernier article et la nécessité au Québec de regarder aux transports, en priorité, pour tout effort de répondre aux attentes de l’Accord de Paris (et beaucoup plus…). Voilà un chapitre qui manque dans le livre de Pineault. Pour éviter une perte de perspective que je pense essentielle, il aurait pu fournir une analyse de l’industrie de l’automobile, suivant le modèle de celle de l’industrie de l’énergie fossile constituant le chapitre 2 du livre; il y montre ses connaissances en la matière et met en pratique les motivations de son intervention, qui vise l’extractivisme. L’analyse de l’industrie du pétrole ne se limite pas au pétrole non-conventionnel (ou extrême) et à plusieurs égards l’analyse de l’industrie de l’automobile a les mêmes caractéristiques de base. Elle porterait sur la nécessaire croissance de la production pour les investisseurs, et donc de celle de la production en amont des carburants/sources de motricité requis pour le fonctionnement des autos, un peu comme les pétrolières s’intéressent à l’industrie du transport. Nous sommes donc devant un plus grand ensemble d’activités extractives. L’industrie de l’énergie fossile est directement extractive; l’industrie de l’automobile l’est indirectement.

Tout en nous fournissant d’énormes bénéfices, l’extraction et l’utilisation d’énergie fossile ont scrappé notre atmosphère planétaire, sans négliger leurs impacts à un moindre degré au niveau de l’activité minière en cause. De son coté, tout en étant «une fabuleuse invention», l’automobile a scrappé le reste, les milieux terrestres habités par l’humanité dans ses communautés conçues et construites en fonction de l’auto. En complémentarité à ces impacts directs, l’industrie de l’auto, à son tour, nécessite une industrie extractive en amont qui est également énorme. Dans la liste de la Fortune 500, il y a 5 compagnies pétrolières et 2 compagnies de l’automobile parmi les 10 premières au monde; pour les États-Unis, General Motors et Ford, avec trois pétrolières, se classent parmi les 10 premières.

À la limite, les pétrolières, suivant l’analyse de Pineault, intègrent la nécessité de la demande créée par l’industrie de l’automobile dans leur conception du développement et s’orientent en fonction des différentes perspectives plausibles, toutes exigeant une importante croissance des activités d’extraction. À l’inverse, l’industrie automobile ne peut se construire sans un œil permanent sur l’approvisionnement pour ses produits, en métaux et autres matières premières pour les produits eux-mêmes, en énergie pour permettre leur utilisation. Le graphique plus bas fournit une certaine perspective; la production mondiale de minerai de fer a atteint 3320 millions de tonnes en 2015, alors qu’elle était environ 1325 millions de tonnes selon les données de mon livre, pour 2005.

«L’économie vernaculaire et ordinaire (non monétaire) de production»

C’est ainsi que Pineault identifie dans d’autres écrits le nouveau modèle économique que nous sommes en train de rechercher à travers nos interventions. Il n’en parle pas dans la Conclusion de son récent livre, où il cible plutôt «une économie compatible avec l’avenir écologique de la planète», ce dernier étant descriptif, le premier fournissant quelques pistes en parlant d’une économie non monétaire ou d’une «économie de la limite» incluant sûrement – comme Abraham rend explicite dans la Conclusion de son propre livre – une réduction du temps de travail et de l’emploi, un changement en ce qui concerne la propriété privée, une valorisation du travail non rémunéré (composante la plus importante dans mon calcul de l’IPV du Québec), des changements majeurs dans nos modes de consommation et de production, des limites drastiques dans les activités des multinationales de l’extractivisme, voire du capitalisme lui-même.

http://www.societechimiquedefrance.fr/extras/donnees/metaux/fe/texfe.htm

Évolution de la production mondiale d’acier

Les interventions récentes ciblent l’extractivisme comme l’approche de notre économie qu’il faut transformer, puisqu’elle caractérise l’ensemble des activités qui génèrent les crises, dont celle des changements climatiques. «Sortir du pétrole» est devenu l’expression qui décrit le plus souvent ce qu’il faut faire; nous ne pourrons pas éviter la hausse de la température sans aller dans cette orientation. En parallèle, les conséquences de la progression du nombre d’automobiles sont peut-être moins directes et moins visibles, mais la volonté de pays comme la Chine et l’Inde d’urbaniser leurs centaines de millions de paysans pendant les prochaines décennies suggère le défi, et probablement la piste à éviter.

Les investissements déjà faits dans les sables bitumineux font que nous ne verrons pas la fin de leur extraction tant que les gisements actuellement exploités ne seront pas épuisés. Par ailleurs, un effort de remplacer le pétrole (disons conventionnel) que nous consommons par des énergies renouvelables représenterait d’emblée une nouvelle forme d’extractivisme extrême, la recherche des ressources non renouvelables requises pour la fabrication des équipements d’énergie solaire et éolienne. Les quantités nécessaires sont estimées justement par Jacobson et Delucchi dans leur effort de viser un tel remplacement, clé pour le Grand bond vers l’avant.

Y penser nous amène assez directement à l’exploitation minière (de fer, de lithium, d’une multitude de métaux dont on peut trouver une présentation dans différents textes récents de Philippe Bihouilx) déjà impliquée à fond dans le maintien de l’industrie automobile. Ici aussi, nous sommes devant des investissements massifs, mais ailleurs, soit du coté des mines d’extraction de ces ressources, soit du coté des usines de fabrication de l’ensemble des équipements qui rentrent dans la fabrication automobile, soit dans celles de la fabrication elle-même.

Contrairement à d’autres sociétés où la production automobile est au cœur de l’activité économique, ce n’est pas le cas pour le Québec. Pineault vise une économie post-capitaliste dont quasiment tout reste à dessiner. Le défi qu’il faut associer à la transition énergétique ou, plus généralement, à la transition écologique et sociétale, est donc à relever directement et immédiatement pour ce qui est des transports; c’est prioritaire, et il n’y a pas d’investissements à ne pas échouer, comme c’est le cas pour les sables bitumineux. À cet égard, Pineault semble bien trop doux à l’endroit du plan d’action du Québec…

Il y a des chercheurs qui essaient d’imaginer un monde avec un milliard (voire deux) d’automobiles électriques et de calculer les quantités de lithium et de cobalt (entre autres) nécessaires seulement pour construire les composantes électroniques, sans même parler des quantités requises de fer pour le reste (même si les réserves sont probablement suffisantes!). Le refus de l’extractivisme mène assez rapidement à un refus de tels calculs dans leurs efforts de voir l’humanité entière équipée d’automobiles privées: «ils» ne «nous» rejoindront pas dans le taux de possession d’automobiles; «nous» devons plutôt «les» rejoindre, selon des façons qui restent à concevoir. Pineault aborde brièvement le travail de Schepper que j’ai commenté dans mon dernirer article, mais se limite finalement à penser à un «vaste plan de transport collectif» en ciblant la transition énergétique pour les fins de son livre, mais sachant qu’il nous faut, en même temps, une transition plus globale.

Urgence ne décrit pas seulement Énergie Est

Il est fort possible que nous soyons déjà dans le processus d’effondrement de notre système économique tel que projeté par Halte à la croissance. Il est tout simplement une évidence que nous sommes devant le processus de dérapage dans les efforts de l’humanité à réduire dramatiquement les émissions de GES pour éviter l’emballement du climat. La question n’est pas l’ouverture de la société aux mesures requises pour éviter l’effondrement: il faut bien admettre que l’ouverture n’est pas là. La question est plutôt une pour les acteurs de la société civile de bien présenter la situation, nos options, quitte à reconnaître que ce deuxième effondrement, aussi difficile à pressentir que le premier, est également en cours. Il nous manque un livre pour mieux nous focaliser sur de tels enjeux. Je vais probablement m’y mettre.

[1] Voir mes quatre articles sur les travaux de ce livre de l’IRIS, encadré par le constat du coordonnateur que le Québec possède «des ressources immenses». Finalement, tout en appréciant l’analyse historique fournie par le livre, il faut reconnaître qu’il n’aborde qu’à peine même une esquisse de l’avenir dont parle Pineault aussi sans précisions.

 

MISE À JOUR

J’avais pu voir une version préliminaire d’un texte de Pineault intitulé «Ce que décroiître veut dire» destiné à la revue Relations. Je n’ai pas vu la version publiée et je ne l’ai donc pas utilisée dans cet article. Il a paru dans Relations n.765 en juin 2013, et se trouve en accès libre via Érudit. Pineault y aborde quelques thèmes de la Conclusion de son livre. On peut également consulter «Vers un post-capitalisme» de Pineault, paru en 2010 dans Relations, pour d’autres pistes. Finalement, une entrevue avec le Journal des Alternatives en 2011 (partie 1, partie 2) a esquissé certaines grandes lignes de sa pensée pour le post-capitalisme et fournit du matériel pour les chapitres qui manquent.

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