Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec: le titre de la note de recherche de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) laisse craindre des dérapages, une volonté de reprendre le bâton de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et foncer sur la nécessité de relancer la croissance économique avec une approche industrielle nouveau genre. Finalement, la note, publiée en janvier, n’y va pas, et propose plutôt pour le Québec ce que l’abandon des sables bitumineux représente(rait) pour les provinces de l’Ouest, un bouleversement.
En effet, parmi les principales sources d’émissions de GES au Canada figurent l’industrie d’extraction d’énergie fossile pour le quart et nos systèmes de transport pour un autre quart; quant aux sources de la croissance de ces émissions depuis 1990, les deux y sont pour presque 100%. Le manifeste Grand bond vers l’avant cible la moitié du défi, celle de l’industrie de l’énergie fossile. Actuellement en déprime, le déclin (temporaire, peut-être, peut-être pas) du secteur suite à la baisse dramatique du prix du pétrole montre assez clairement son rôle dans l’économie canadienne, également face à un ralentissement sérieux. Et voilà une source des émotions lors de la convention du NPD il y a deux semaines.
Les transports un élément clé
Le manifeste n’aborde tout simplement pas le défi associé à nos transports alors que déjà il a suscité les émotions et les oppositions. Le principal but de mes deux articles sur le sujet, le premier sur le positionnement du manifeste, le deuxième sur ses faiblesses, était de faire ressortir l’importance des propositions du manifeste pour la structure de notre société, et de son économie, lorsque l’on regarde d’un peu plus près leurs vraies implications. Brasser dans les grands secteurs de l’énergie et de l’agriculture n’est pas une mince affaire, surtout dans l’urgence, et cela est compliqué grandement par tout effort de chercher à identifier le financement d’une société ainsi transformée.
L’effort du DDPC pour esquisser un scénario traçant une voie possible pour relever le défi d’éviter un réchauffement de plus de 2°C semble aller presque dans le sens contraire. Du moins, il semble suggérer que nous pouvons mettre nos efforts ailleurs que dans le secteur de l’énergie fossile; pour ce dernier, le DDPC fournit le portrait d’un Canada avec ce secteur fort, ou faible, et les implications de ces portraits pour certaines provinces. Ce qui se passera dans ce secteur n’aura presque rien à voir avec l’ensemble des autres mesures ciblant la décarbonisation, et le scénario présenté (avec comme hypothèses le maintien de la croissance économique (verte?) et un prix de pétrole qui reste bas et mortel pour l’exploitation des sables bitumineux) insiste que ces autres mesures, qui doivent être entreprises immédiatement, représente déjà un défi suffisant pour nous ébranler.
Suivant des travaux de Renaud Gignac et Damon Matthews, j’ai essayé d’insérer dans la réflexion la question de l’allocation équitable de budget carbone de l’humanité, tel que calculé par le GIÉC. Je ne vois presque nulle part de discussion sur cet aspect du défi des changements climatiques, mais nous voyons déjà une indication que l’allocation du fardeau va peser dans les négociations entre les différentes juridictions canadiennes en vue de la formulation d’un plan d’action national. La difficulté d’imaginer un tel plan d’action pour le Québec est presque indépendante du débat sur les sables bitumineux, ceux-ci n’ayant pas d’impact sur le bilan des émissions du Québec. Le débat sur Énergie Est est ailleurs.
Les transports représentent plus de 40% des émissions québécoises et tout effort de les gérer aboutit rapidement à l’automobile. On peut voir une première indication de ceci dans le travail du DDPC, qui cible finalement de faibles changements dans le secteur à l’échelle canadienne (31); devant l’importance des véhicules privés, il prévoit une baisse de ce moyen de transport (figure 30), mais seulement d’environ 7% (interurbain) à 17% (urbain). L’électrification du transport privé, du fret léger et du rail représente un objectif incontournable pour leur scénario, complété par la transformation des fuels restants par une dilution de 90% par des biocarburants. Mais à travers les moyennes se cache un défi pour le Québec, qui de toute évidence doit s’attaquer en priorité à ce phénomène des transports, en croissance chez les Québécois comme le veulent les Albertains l’exploitation des sables bitumineux.
Le Québec et l’automobile, des enjeux économiques aussi bien qu’environnementaux
Grand bond vers l’avant change de titre dans la version française, y ajoutant «et le Québec». On peut soupçonner que cela est une reconnaissance du fait que le manifeste a été conçu par le ROC et que ses impacts se font sentir surtout dans le ROC. Pour que le Québec y soit vraiment impliqué, il faudrait plus qu’une opposition au pipeline Énergie Est. Il faut que le Québec s’attaque à l’énorme défi que représente son secteur des transports, dont les émissions sont en croissance constante.
Bertrand Schepper, auteur de la note de l’IRIS mentionnée, est conscient de ces enjeux et aborde la question des transports par une analyse qui est finalement économique, environnementale et sociale. Schepper propose (i) que la voiture électrique est presque sans intérêt, voire négative, comme piste de solution, (ii) que le transport en commun représente clairement la voie de l’avenir et (iii) qu’il faut chercher à concevoir un Québec (et un Canada, ajoutons-le) où l’automobile privée prendra la voie de sortie. Et on pense que les sables bitumineux constituent un défi!
La note débute avec une première section sur le Québec dopé à l’automobile, suivie d’une autre sur la voiture électrique, pour éliminer rapidement celle-ci, et passe ensuite à souligner qu’il est «temps de remettre en question l’hégémonie de l’automobile au Québec» pour mettre l’accent sur le transport en commun.
Pour Schepper, «d’un point de vue environnemental, l’agrandissement des réseaux de transport en commun dans les centres urbains, y compris l’agrandissement du métro de Montréal, constitue une meilleure option que l’augmentation du parc automobile sur le même territoire» (5). On pourrait ajouter à cette idée d’allonger le métro le projet d’un réseau de trains électriques annoncé par le CDPQ récemment, comme celui du monorail mis de l’avant par l’IRÉC et celui du TGV dans l’air depuis longtemps.
Tous ces projets en sont de «transport en commun», mais ce qui est intéressant dans la note de recherche est que c’est finalement l’autobus qui reçoit l’attention de Schepper. Il descend donc d’un cran des envolées technologiques: «Comme le Québec possède une industrie florissante de transport en commun et que les autobus consomment moins d’énergie par utilisateur que la voiture, les effets économiques d’un virage vers le transport en commun seraient bien plus importants que le choix de s’en tenir à une électrification des automobiles» (p.6).
Schepper résume son analyse avec une proposition d’investissement pour les projets d’infrastructures déjà prévus par le Québec :
«Quant à la balance commerciale du Québec, on peut supposer que des investissements de 9,03 G$ en transport en commun auront un effet marquant. En effet, cet investissement en capital permettrait l’achat de plus de 20 000 autobus standard construits au Québec. Cela réduirait nos importations de voitures de près de 1 090 000 unités, qui ne seront pas remplacées. En s’en tenant à notre évaluation prudente de 21 000 $ par voiture neuve, il s’agirait d’une baisse moyenne annuelle de plus de 2,4 G$ pour la balance commerciale, soit un total de 24,6 G$ sur 10 ans. D’autre part, en prenant pour repère un prix relativement bas du baril de pétrole à 52,38 $, on peut envisager une baisse de nos importations de pétrole de 4,4 G$ sur 10 ans. Cela représenterait un effet de 440 M$ par année sur la balance commerciale… En ce sens, sur 10 ans, on peut estimer que l’investissement proposé de 9,03 G$ aura un effet positif de 29 G$ sur la balance commerciale du Québec.» (p.9, mes italiques)
La proposition : investir dans la construction, au Québec, d’une nouvelle flotte d’autobus («standards» électriques, à présumer) pour ensuite générer de l’activité économique dans l’opération et l’entretien du réseau, qui serait implanté partout dans la province, contrairement aux grands projets technologiques. Alors que l’IRÉC rêve de voir le Québec développer une infrastructure industrielle pour la fabrication du monorail pour implantation ici (ce qui n’a pas de bon sens en termes coûts/bénéfices) mais surtout pour exportation, cela sur le long terme, Schepper cible le court terme (10 ans), le temps nécessaire pour équiper le Québec d’un réseau modeste en termes technologiques mais efficace et accessible à toute la population. Et, ajouterait Schepper, Bombardier et d’autres pourraient les construire, en refusant la volonté d’une concurrence de la part de Michael Sabia de la CDPQ pour le réseau de trains électriques, cela se situant dans un tout autre modèle que celle d’une transition.
Une approche à la transition
En fait, le titre de la note de recherche, ainsi que le langage de sa conclusion, semblent vouloir voir la mise en place d’une infrastructure industrielle pour le long terme, mais cela ne découle pas de la présentation et nous mettrait par ailleurs devant l’ensemble des défis associés à la volonté de maintenir la croissance économique. Comme Schepper dit, l’opération et l’entretien sont plus intéressants sur le plan économique et social que la fabrication, et la présentation met l’accent sur ces autres activités. Fascinante, cette note se limite à une intervention qui cible une vraie transition, d’assez court terme et cohérente avec la nécessité radicale de réduire l’empreinte écologique du Québec, ce à quoi les économistes ne pensent pas.
Implicite dans la proposition de l’IRIS est une intervention politique qui soutient l’idée de ne pas remplacer le million de véhicules rendus non nécessaires en raison de l’implantation du réseau d’autobus (que Schepper insiste à appeler génériquement un réseau de transport en commun, comme s’il est conscient que son analyse ne sera pas très populaire dans ses implications pour les automobilistes). Il s’agirait du cinquième environ de la flotte de véhicules privés éliminés d’ici 2025. Le défi reste pour le 80% de la flotte qui, rendu en 2030, aurait atteint la fin de sa vie; comme Schepper dit, sa proposition n’est pas exclusive au 20%, à l’image de la proposition de Stephen Lewis pour les emplois qui seraient perdus si le Canada annulait les contrats d’équipement militaire avec l’Arabie saoudite… «Pour répondre à l’urgence écologique et permettre une relance économique du Québec, il semble opportun de faire du transport en commun une véritable politique industrielle» (p.7-8). La relance serait temporaire, et tant mieux.
Schepper inclut dans son analyse les coûts pour les individus de maintenir une automobile privée, très importants (deuxièmes après la maison, pour les ménages). Il ne le mentionne pas, mais une reconnaissance du fait que ces véhicules sont utilisés environ 3% du temps fournit ce qui est nécessaire pour compléter l’argument visant à éliminer plus ou moins complètement la flotte de véhicules privés. Schepper termine en soulignant que l’on «peut alors calculer qu’en 2025, le potentiel de réduction des émissions de GES de cet investissement sera de 2,2 Gteq CO , soit l’équivalent de près de 8,5 % des objectifs québécois visés pour 2030» (p.9). Il resterait donc pas mal de chemin à faire…
Le contraste de cette approche avec celle du Conference Board dans son rapport de l’an dernier est frappant. Sa liste de recommandations à la fin du document commence avec une sur le maintien des mesures d’amélioration continue et technologiques esquissées dans ses deux scénarios, mais celles-ci sont suivies par trois qui ressortent: Sortir les gens de leurs autos (121); Mettre un accent sur le transport des marchandises (122); Réduire la demande pour le transport (123). Devant cette approche (in)imaginable pour le Conférence Board, la série de recommandations termine avec la volonté qui risque d’être celle de l’échec de la COP21 : Rechercher l’équilibre (123)…
Dialogues pour un Canada vert aborde dans la section 2.4 (p.35-37) la question des transports, avec sa cinquième orientation stratégique, «Adopter rapidement des stratégies de transport à faibles émissions de GES dans l’ensemble du Canada». L’orientation semble compromise dès la première phrase de la section, qui propose que ces interventions soient «évaluées de manière approfondie»; une telle évaluation ne pourra se faire rapidement. Et elle n’est pas nécessaire devant l’urgence et des connaissances déjà acquises. Le document propose comme première mesure, à l’image du Conference Board, que les normes d’émissions soient rehaussées (y compris pour les VUS qui devraient plutôt être éliminés…). La deuxième mesure, pour le moyen et le long termes, est l’électrification du transport routier; non seulement ceci n’est pas pour le court terme, mais l’analyse de l’IRIS suggère qu’elle va dans la mauvaise direction[1];on peut voir le défi avec l’analyse du DDPC: en 2030, il faudrait que 70% des ventes d’autos soient électriques (comm. pers). La dernière mesure identifiée est une amélioration du transport ferroviaire et intermodal, le «Mettre un accent sur le transport des marchandises» du Conference Board.
Le fondement de l’orientation semble presque réchappé par la troisième mesure, pour le court et le moyen termes, soit de soutenir de nouveaux modèles de transport «comme solutions de rechange aux autombiles de propriété privée». Dialogues part du fait (p.22) que les émissions venant des transports sont finalement équivalentes à celles venant des industries d’extraction fossile, mais ne fait aucun effort d’insérer sa présentation dans le cadre du budget carbone. Voyant la façon explicite et directe dont Grand bond vers l’avant aborde la question de l’extraction de l’énergie fossile (on la laisse en l’état actuel, sans expansion), et voyant que le manifeste n’aborde même pas la question des transports, il semble raisonnable de penser que, pour compléter Grand bond vers l’avant, une façon explicite et directe serait appropriée aussi pour les transports, en ciblant le transport privé par automobile (environ les trois quarts des émissions du secteur).
Le Plan B et le problème…
Quand j’écrivais le chapitre sur l’énergie pour le livre Les indignés sans projet?, je faisais en même temps un apprentissage qui m’arrive – qui nous arrive – régulièrement tellement nous sommes leurrés par l’espoir technologique, tellement nous ne sommes pas habitués à penser en termes de gestion de crises. J’ai commencé avec le surplus d’électricité au Québec, j’ai passé à la voiture électrique comme approche à privilégier, pour terminer avec la disparition de la flotte d’automobiles privées comme piste raisonnable pour faire face aux défis… La véritable situation, les besoins réels, ressortent dès que l’on s’arrête un peu. Schepper le fait, et le défi est de compléter le portait qu’il présente en esquissant un Plan B pour Grand bond vers l’avant.
Un réseau d’autobus électriques de différentes tailles, selon les besoins de différents quartiers des villes de Montréal de Québec, selon les besoins d’un nombre important de villes moyennes et petites, devient un axe important pour les transports. Par contre, plutôt que d’essayer de couvrir l’ensemble des besoins des communautés avec un tel réseau, un deuxième réseau de taxi-bus se présente rapidement comme un complément moins lourd; Dialogues nous envoie à l’expérience de Victoriaville avec un tel système, justement au niveau de l’automobile privée que la réflexion arrive à presque supprimer. Et à un niveau au-dessus de celui des autobus, on trouve le métro à Montréal, déjà surchargé, et le besoin de quelque chose d’autre, de complémentaire, le service rapide par bus ou le tramway. La Ville de Québec a déjà esquissé sérieusement un tel projet intermédiaire.
Il s’agit, finalement, de nous référer à un ensemble de connaissances acquises depuis assez longtemps. Luc Gagnon, avec qui j’ai collaboré pendant des années, est maintenant président d’Option transport durable et est intervenu récemment et à deux reprises lors d’articles par Florence Sara G. Ferraris dans Le Devoir, en même temps que Christian Savard de Vivre en ville, de Franck Scherrer de l’Université de Montréal, de Jean-François Lefebvre de l’UQAM et de Réjean Benoît, également d’Option transport durable. Dans un premier article, Ferraris étale les options en matière de transport en ciblant ces intervenants qui cherchent depuis longtemps à définir ces options sans s’orienter d’office vers la haute technologie; dans le deuxième article, une entrevue avec Luc Gagnon et Réjean Benoît présente les détails du réseau du tramway qu’ils proposent pour l’est de Montréal. Le travail de ce dernier groupe a également été couvert par le journal Métro.
Le site web de l’organisme ouvre avec le constat: «L’automobile est une fabuleuse invention». Il part de là pour aller ailleurs. Grand bond vers l’avant s’attaque de front à l’industrie fossile. Pour le transport dont il ne parle pas, on aboutit par Dialogues à cette piste décrite mais presque noyée dans un ensemble d’options pour le court, le moyen et le long termes, soit le remplacement de l’automobile privée. Schepper arrive directement à fournir une approche qui frappe au coeur de la problématique et du défi, l’automobile privée utilisée pour environ 3% du temps, mais présente dans le coeur des propriétaires près de 100% du temps.
En effet, alors que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux frappe au coeur de l’économie de l’Alberta, l’élimination de l’automobile privée serait bénéfique pour l’économie du Québec, mais frapperait au coeur de ses propriétaires. Elle ne joue pas le rôle d’un équipement nécessaire, mais d’un symbole définissant la place que l’on occupe dans la société, chacune pour sa place, chacun ayant une place – à part les plus démunis de la société. Pour le Québec, et contrairement à celles visant les sables bitumineux, les propositions esquissées ici ne touchent même pas au système économique en place: le pétrole, tout comme les automobiles, sont 100% importés et représentent un poids pour la balance des paiements de la province (voir le graphique 1 ci-haut).
On parle souvent du manque de volonté politique. Ce qui est presque fascinant, dans le cas présent, est que ceci représente une façon d’attribuer à autrui, aux politiciens, ce que nous avons dans nos coeurs, une volonté de maintenir à tout prix notre romance avec notre jouet favori. Les gens ne prendront pas le transport en commun si celui-ci n’est pas disponible mais, plus important, le transport en commun ne sera pas utilisé si l’automobile privée n’est pas éliminée. La volonté politique en cause est en fait une volonté citoyenne d’abandonner (ou non) le rêve de l’économie verte pour revenir à la terre, une terre meurtrie et menacée mais peut-être capable de nous accompagner dans une transition vers un avenir plus modeste. Cela prendra une révision du Grand bond vers l’avant et sa promotion par un ensemble d’acteurs de la société civile et, éventuellement, de la société elle-même.
[1] Le texte indique que le transport est responsable de 78,4% des émissions de GES. Ceci est proche du bon chiffre, si l’on ne pense qu’aux combustibles fossiles, mais sa référence 90 fournit le bon chiffre, 42,5%.
MISE À JOUR
Le même jour que j’ai publié cet article un groupe est intervenu en opposition au projet Énergie Est, soulignant qu’il s’agit d’«un piège écologique, économique et social qui nous enfermerait pour plusieurs décennies dans la dépendance à une croissance dopée aux hydrocarbures extrêmes. Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie». J’appuie totalement l’opposition au pipeline (je n’étais pas invité à signé cette nouvelle déclaration…) mais je reste toujours plus que préoccupé par plusieurs aspects de l’opposition qui n’arrivent pas à une clarté quant à ses fondements et à ses implications.
La déclaration du 27 avril constate que le pipeline représente une infrastructure qui nous lieraient à un développement pétrolier à long terme (ou à la faillite des propriétaires du pipeline, une alternative possible) et insiste que «l’histoire exige de nous un avenir où d’autres formes d’énergie, d’autres logiques de production et de consommation prédomineront.» Cela comporte «l’impératif d’une transition énergétique immédiate. C’est là que nous devons investir nos énergies et canaliser notre inventivité». Ceci semble être explicité un peu avec les propos suivants:
[Le pipeline] nous rend complices du programme économique de quelques grandes entreprises détenant des droits d’extraire et dont l’intention se résume à l’expansion de leurs profits… Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie… En un mot, Énergie Est symbolise notre enfermement collectif dans un modèle de société qui nie les dangers que représentent les changements climatiques.
J’aimerais voir les signataires (et d’autres) élargir leurs interventions dans le sens de cet article et de celui sur Énergie Est qui prétendent qu’un complément nécessaire au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. Cela implique :
Cela à moins de poursuivre dans le déni que représente l’adhésion à l’idée de l’économie verte avec son leurre technologique, ensemble qui devient de plus en plus clairement un rêve sans fondement dans la réalité… La déclaration sort en même temps que le livre Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux (Écosociété) signé par Éric Pineault (apparemment seul). Pineault est bien capable de faire la part des choses et élaborer sur les implications sociales et économiques en cause et j’espère qu’il l’a fait. J’ai un livre à lire.
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Le manifeste Grand bond vers l’avant cible en priorité un ensemble d’injustices et de crises dans la société contemporaine: respect des droits des autochtones, internationalisme, droits humains, diversité et développement durable. La pauvreté et les inégalités arrivent dès la deuxième phrase. Reconnaissant le rôle fondamental que joue l’énergie dans toute société, il souhaite «des sources d’énergie qui ne s’épuiseront jamais, pas plus qu’elles n’empoisonneront la terre».
Le manifeste suggère que «les avancées technologiques ont mis ce rêve à notre portée» et semble proposer, suivant la réflexion de Stephen Lewis, une transition vers une nouvelle société en utilisant de grands chantiers de construction d’énergies renouvelables pour compenser les pertes d’emplois dans le secteur de l’énergie fossile – et la perte de cette énergie même. Il n’est pas clair que la compensation puisse être complète, face à d’autres priorités comme une prise en compte de la situation des autochtones et la remise en état de nos infrastructures existantes «qui tombent en ruines». En outre, le manifeste demande de mettre un frein aux accords commerciaux, dont celui avec l’Europe et celui «trans-pacifique». Devant de tels enjeux, il serait probablement prudent de prévoir que la transition soit plus cahoteuse que prévue.
Transformations ou transition?
Le manifeste Grand bond vers l’avant propose des transformations en profondeur du système canadien, dans l’important secteur de l’énergie, dans l’agriculture qui domine le paysage dans plusieurs provinces, dans les fondements fiscaux de son budget. En fait, le manifeste semble dessiner d’importants éléments de la «transition», et si ces éléments exigent plus que le manifeste laisse entendre, nous sommes en mesure de croire que cela ne changera pas la conviction de ses initiateurs que ces éléments s’imposent[1].
Auparavant, des propositions analogues cherchaient à s’insérer dans une transition progressive. Un leitmotif du manifeste, un leitmotif du scénario du DDPC, un leitmotif de Tout peut changer de Naomi Klein, une des initiatrices du manifeste – nous sommes dans la décennie zéro de Klein d’après son jugement de 2013… -, est l’urgence. Le terme est omniprésent depuis longtemps, mais ces récentes interventions semblent davantage ciblées en ce sens. Pour la partie du manifeste touchant l’énergie, nous sommes devant des propositions qui transformeraient radicalement et rapidement l’économie canadienne en apportant des changments importants sur le plan social, en termes d’emplois et leur emplacement aussi bien qu’en termes des types d’emplois, finalement, dans la structure même de ce secteur de l’économie et de la société.
Le manifeste Grand bond vers l’avant ne fournit aucune indication pour soutenir le propos à l’effet que la nouvelle économie ainsi créée constituerait une amélioration par rapport à l’actuelle, ni une idée des transformations profondes et perturbatrices qui seraient en cause. Mon analyse des interventions de Greenpeace International, du DDPP et du DDPC indique le maintien sur le long terme des inégalités dénoncées par le manifeste et fournit un contexte pour les «avancées technologiques»: elles sont limitées et comportent le maintien des inégalités à l’échelle planétaire. Aussi important – et c’était déjà reconnu dans le discours de Stephen Lewis à la convention du NPD –, il n’y a aucune raison de croire que les transformations proposées vont se réaliser, et certainement pas dans le court terme. Déjà, le nouveau gouvernement canadien a clairement indiqué sa volonté de poursuivre l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux et la construction d’oléoducs pour le permettre. Peu importe que la situation mondiale actuelle aille dans le sens contraire, l’espoir des promoteurs est que cette situation soit temporaire. Cela est même un élément du manifeste Grand bond vers l’avant qui termine en soulignant que «cette pause dans la folie de l’expansion ne devrait pas être perçue comme une crise, mais bien comme un cadeau».
Et la vision d’une autre société?
Dans sa présentation de ses dix grandes orientations, Dialogues pour un Canada vert met en priorité et comme action immédiate l’établissement d’un prix pour le carbone. Le problème avec cette approche, qu’on aboutisse ou non à en mettre en place, est que le niveau du prix est établi politiquement[2]. Nous voyons l’importance, plus généralement, d’interventions pouvant toucher, et perturber, des groupes entiers de la société.
Ce document d’appui au manifeste aborde différents éléments de l’Indice de progrès véritable (IPV), dont la question des redevances provenant de l’exploitation des ressources non renouvelables, soit les mines, incluant l’extraction d’énergie fossile. Dans le secteur des mines métallifères, l’approche généralisée au Canada, et incluant le Québec, est désastreuse, contraire aux principes de base de l’économie écologique; une application de ces principes, à toutes fins pratiques la nationalisation, aurait comme résultat très souvent une incapacité de procéder sur le plan économique, tellement le prix requis ne rencontrerait pas celui des marchés mondiaux. Il ne faudrait pas compter trop sur les redevances comme source de revenus pour un État qui cible les services.
Les tout récents budgets de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador fournissent une indication indirecte de l’erreur de cette approche, qui ne reconnaît pas ces principes de l’économie écologique détaillés dans le chapitre de mon livre sur l’activité minière. Par leur nature même, l’exploitation de telles ressources ne peut continuer indéfiniment, et les revenus qui peuvent être générés (avec des redevances sans comparaison plus importantes que celles recherchées habituellement par les provinces) doivent être utilisés, non pas pour les besoins courants, mais pour établir des sources de revenus permanents pouvant être mises en place. Les problèmes actuels de l’Alberta et de Terre-Neuve et Labrador proviennent de la baisse du prix du pétrole et d’autres minérales, mais indirectement on peut croire que cette baisse est liée à une situation où les ressources minérales en générales deviennent de plus en plus difficiles à trouver et, par la suite, coûteuses à extraire. L’intérêt dans l’immédiat, à juger par les décisions politiques à leur égard, est de créer des emplois, mais voilà, cette approche est de court terme.
Une prise en compte de l’IPV est déjà implicite dans la proposition d’abandonner les énergies fossiles, avec comme modèle la Norvège. Plus généralement, les coûts associés aux externalités environnementales et sociales sont tels qu’ils définissent presque la nécessité de la décarbonisation; les coûts des changements climatiques sont la plus importante soustraction dans le calcul de l’IPV, qui réduit le PIB des trois quarts. Le CCPA ne propose dans la liste fournie dans mon premier article sur Grand bond vers l’avant que de couper les subventions à l’exploitation de l’énergie fossile, mais le manifeste cible clairement l’exploitation elle-même.
En fait, comme le DDPC montre, le défi principal serait de réussir dans les cinq autres composantes du scénario de décarbonisation. Si cela est réussi, les changements dans l’économie canadienne (l’Alberta ou le Québec bénéficiant des conditions établies par les marchés mondiaux, mais pas les deux) seraient finalement politiques, comme nous voyons avec les débats internes au sein du NPD.
Devant un choix que l’on ne veut pas confronter
L’intervention associée au Nouveau parti démocratique signale une situation assez dramatique, et non seulement pour les politiciens qui militent en son sein. Elle représente une intention, qui semble être claire, de reconnaître «ce que nous sommes et de décider de changer» – du moins, dans nos gestes à nous. Le manifeste fournit plusieurs pistes pour un mouvement qui agirait en fonction de l’échec de ses volontés.
Le manifeste aborde en effet vers la fin une autre façon de concevoir la nouvelle société voulue par beaucoup d’entre nous. Il s’agit de mettre un accent sur une économie de services plutôt que sur une économie fondée sur l’extractivisme.
La transition vers une économie qui tient compte des limites de notre terre requiert aussi de développer les secteurs de notre économie qui sont déjà sobres en carbone : ceux des soins, de l’éducation, du travail social, des arts et des services de communications d’intérêt public. Un service de garde universel comme celui du Québec devrait d’ailleurs avoir été implanté dans tout le Canada, il y a longtemps. Tout ce travail, dont une grande partie est accomplie par des femmes, est le ciment qui permet aux communautés humaines et résiliantes de tenir, et nous aurons besoin que nos communautés soient le plus solide possible, face au cahoteux futur qui nous attend.
Le texte laisse à d’autres économies, à d’autres sociétés, l’exploitation des ressources nécessaire pour produire nos biens matériels et cible une résilience chez nous. Par contre, le type de développement décrit ne comporte pas la création de bénéfices monétaires importants et ne semble pas définir la résilience en termes économiques; au contraire, il comporte normalement des coûts. Les auteurs du manifeste semblent vouloir diminuer l’importance de la question des revenus qui seraient requis par l’État dans ce nouvel arrangement et suggèrent la litanie de changements proposés par le CCPA comme réponse. Ceux-ci méritent une analyse plus approfondie quant à ses implications pour l’économie d’où ils proviendraient.
Plus directement, il est temps de voir l’ensemble des acteurs associés aux démarches qui cherchent à nous sortir des crises reconnaître ce qui devient encore plus clair avec la démarche du NPD. Nous sommes devant une impasse économique et politique en dépit de l’urgence reconnue. Stephen Lewis nous a fourni une vision qui semble être écartée par les options politiques réalistes (comme Thomas Mulcair cherchait). Grand bond vers l’avant fournit plusieurs pistes permettant de décrire la nouvelle société qui se trouve «en avant», mais elle est drôlement plus contrainte que le manifeste indique.
Cette société n’est pas celle de l’économie et de la croissance vertes dans laquelle la «transition» se ferait sans heurts. Elle pourrait bien être une société centrée sur les services, mais avec des moyens moins importants que rêvés. Elle semble être beaucoup plus celle projetée par Halte à la croissance il y a près de 45 ans, une société qui doit composer avec un effondrement du système économique responsable, de toute façon et en grande partie, des crises qui sévissent. Ce serait une société sans les revenus de la croissance calculés par le CCPA et où il y aurait un accent sur les services, voire sur la coopération, sur la collaboration, sur le bénévolat, mais où l’accent sur ces services marquerait la vie quotidienne à la place de la recherche de plus en plus de bien matériels.
[1] On constate d’emblée que le manifeste a été initié par le ROC, mais avec plusieurs signataires initiateurs québécois dans les arts (Denis Villeneuve, Dominic Champagne, Xavier Dolan. Leonard Cohen, Naomi Klein, Yann Martel), mais en termes d’organisations, seulement la Fondation David Suzuki et Greenpeace, par leurs organisations canadiennes, avec Coule pas chez nous. Une deuxième étape y mettait Éric Pineault et Gabriel Nadeau-Dubois comme signataires et, parmi les organisations, Le monde à bicyclette. Les informations terminent avec les endorsements/appuis: Amis de la terre de Québec; ATTAC-Québec; Cercle des Premières nations de l’UQAM; Chorale du peuple (Occupons Montréal); Climate Action Network; Divest Concordia; Parti vert du Canada et du Québec; Québec solidaire. Voir le site du manifeste pour l’ensemble des signataires. Dialogues, référence pour le manifeste, met en évidence plusieurs auteurs et participantes québécois (dont Catherine Potvin, Louis Fortier, Normand Mousseau, Pierre-Olivier Pineau, Christian Messier, d’autres). Le manifeste Élan global représente une initiative québécoise avec plusieurs éléments correspondants.
[2] Dans Le Devoir du 12 avril il y a un court article sur la perte possible de l’industrie de l’acier long en Allemagne et peut-être en Europe qui souligne jusqu’à quel point cet aspect de la problématique peut être important. Un des facteurs dans la crise de l’acier en Europe: le prix du carbone déjà en place…
Ces annonces sont survenues alors que 45 000 salariés allemands de la sidérurgie manifestaient lundi à travers l’Allemagne à l’appel du syndicat IG Metall pour clamer leur inquiétude. « Il faut combattre les importations à bas prix en provenance de Chine et empêcher le renchérissement des certificats de CO2 », a plaidé IG Metall en référence à une réforme proposée par Bruxelles du système de négoce de certificats d’émissions de CO2, qui pénaliserait davantage les industries
by Lire la suiteJe suis plutôt convaincu que Halte à la croissance dessine notre avenir à assez court terme, un avenir compliqué par d’autres aspects de la crise sociale, mais personne ne semble vouloir agir en ce sens. Dans une sorte de position de repli, je regarde les propositions touchant l’économie verte, justement fondées sur le rejet de Halte et sur l’idée que les énergies renouvelables nous permettront de maintenir notre système économique tout en protégeant nos écosystèmes planétaires; le travail de Greenpeace International avec des partenaires industriels des secteurs de l’éolien et du solaire semble assez clairement montrer qu’un effort à l’échelle mondiale en ce sens ne réglera pas nos problèmes, mais encore, cela ne semble rien changer dans les positions. Finalement, en abandonnant même l’idée qu’il nous faut mieux reconnaître les inégalités dans le monde, j’ai décidé de regarder de nouveau le manifeste Grand bond vers l’avant, où nous n’aurons qu’à nous occuper de nos propres affaires, laissant à d’autres celles des autres.
J’y étais amené en écoutant l’impressionnant discours de Stephen Lewis devant la convention du NPD le 9 avril dernier. Lewis y était aussi émouvant et impressionnant que d’habitude alors que le journaliste de CBC News Neil Macdonald le décrit comme quelqu’un qui «présente la vérité comme une hache fend le bois». (Thomas Mulcair, qui manifeste une certaine jalousie envers sa liberté d’expression et une hâte d’être rendu là, aura beaucoup à faire pour en avoir le charisme…)
Lewis a donné le ton en proposant de renoncer au contrat d’équipement militaire à l’Arabie saoudite en orientant des investissements promis pour les infrastructures pour compenser la perte de quelque 3000 emplois qui serait en cause. Face aux enjeux touchant l’exploitation des sables bitumineux, il était moins direct, mais s’est référé au manifeste Leap – Grand bond vers l’avant[1]. Ce manifeste esquisse les grandes lignes d’un programme qui s’offre comme réponse au défi des changements climatiques – et beaucoup plus. Le manifeste est peint en rose; Avi Lewis, fils de Stephen et un des initiateurs, le décrit comme signalant «un profond espoir». De mon coté, je voudrais le présenter en mettant en évidence les transformations sociales et économiques profondes qu’il propose. Je n’aborderai pour ce faire que les parties «techniques» touchant l’énergie, l’agriculture et le financement.
Les enjeux touchant l’énergie
Le manifeste se fonde sur plusieurs travaux formels. Tout d’abord, il se réfère à Dialogues pour un Canada vert, que j’ai déjà analyse dans ce blogue, qui suggère qu’il est possible pour le Canada d’éviter le réchauffement extrême; Dialogues se fie à une collaboration d’Ouranos pour deux simulations, dont une pour le RCP4.5 du GIÉC qui donne de l’espoir. Comme point de départ pour ce qui serait nécessaire, il propose que toute l’électricité canadienne soit produite à partir de sources renouvelables (ou du moins, basses en carbone) d’ici deux décennies. Il s’agit du seul objectif chiffré dans tout le document[2].
En complément à cette première composante du portrait, le manifeste est clair qu’il faut éviter toute construction de nouvelles infrastructures énergétiques pour l’exploitation des ressources fossiles, celles-ci compromettant les interventions pour des décennies; entre autres, il n’y aurait donc pas de nouveaux oléoducs et il n’y aurait pas d’expansion dans l’exploitation des sables bitumineux. Le manifeste a la grande qualité de mettre au clair ce qui est sous-entendu dans les débats à travers le Canada concernant ces infrastructures.
Face à la perte à moyen terme de peut-être 45000 (ou est-ce 25000?) emplois dans le secteur de l’exploitation des énergies fossiles (surtout en Alberta et en Saskatchewan), Lewis a noté que le secteur des énergies renouvelables est très créateur d’emplois et a suggéré implicitement qu’il faut faire une partie importante du «grand bond vers l’avant» dans ces provinces. Voilà une autre composante pour les travaux d’infrastructure prévus par le gouvernement canadien, soit la construction d’installations solaires et éoliennes en quantités massives permettant progressivement le remplacement des emplois actuels dans l’industrie de l’énergie fossile avec de nouveaux et différents. Pourquoi pas?
Si l’objectif du manifeste est de chercher à compenser des pertes d’emplois en présumant d’une croissance continue du secteur de l’énergie, typique des adhérents à l’économie verte, nous sommes devant un tout autre défi, alors que ceux déjà engagés sont majeurs. Par ailleurs, le secteur est actuellement en déclin en réaction au prix mondial du pétrole et le DDPC postule qu’il est possible que cela soit une situation permanente – sans impacts désastreux sur la situation au Canada, mais nécessairement sur l’Alberta, s’il n’y a pas d’approche compensatoire. En outre, le manifeste insiste sur la priorité à accorder aux autochtones pour les projets visant le développement de ces énergies propres, ce qui implique d’importantes conciliations face aux précédents engagements implicites.
Pour l’ensemble du défi énergétique d’ici 2050, le manifeste se fie à Jacobson et Delucchi, «Providing all global energy with wind, water, and solar power, Part I: Technologies, energy resources, quantities and areas of infrastructure, and materials et Part II: Reliability, system and transmission costs, and policies (2011). Ces auteurs proposent que toute l’énergie du monde pourrait être fournie par le vent, le solaire et l’hydroélectricité (wind, water and sunlight – WWS) d’ici 2050[3]; le travail représente une alternative aux propositions de Greenpeace International, qui ne cite pas ces travaux.
Le résumé de la Partie I:
Climate change, pollution, and energy insecurity are among the greatest problems of our time. Addressing them requires major changes in our energy infrastructure. Here, we analyze the feasibility of providing worldwide energy for all purposes (electric power, transportation, heating/cooling, etc.) from wind, water, and sunlight (WWS). In Part I, we discuss WWS energy system characteristics, current and future energy demand, availability of WWS resources, numbers of WWS devices, and area and material requirements. In Part II, we address variability, economics, and policy of WWS energy. We estimate that 3,800,000 5 MW wind turbines, 49,000 300 MW concentrated solar plants, 40,000 300 MW solar PV power plants, 1.7 billion 3 kW rooftop PV systems, 5350 100 MW geothermal power plants, 270 new 1300 MW hydroelectric power plants, 720,000 0.75 MW wave devices, and 490,000 1 MW tidal turbines can power a 2030 WWS world that uses electricity and electrolytic hydrogen for all purposes. Such a WWS infrastructure reduces world power demand by 30% and requires only 0.41% and 0.59% more of the world’s land for footprint and spacing, respectively. We suggest producing all new energy with WWS by 2030 and replacing the pre-existing energy by 2050. Barriers to the plan are primarily social and political, not technological or economic. The energy cost in a WWS world should be similar to that today.
Le résumé de la Partie II :
Here, we discuss methods of addressing the variability of WWS energy to ensure that power supply reliably matches demand (including interconnecting geographically dispersed resources, using hydroelectricity, using demand-response management, storing electric power on site, over-sizing peak generation capacity and producing hydrogen with the excess, storing electric power in vehicle batteries, and forecasting weather to project energy supplies), the economics of WWS generation and transmission, the economics of WWS use in transportation, and policy measures needed to enhance the viability of a WWS system. We find that the cost of energy in a 100% WWS will be similar to the cost today. We conclude that barriers to a 100% conversion to WWS power worldwide are primarily social and political, not technological or even economic.
Leur tableau 4 (1160) fournit le calcul mondial pour l’offre en 2030, mais ils ne fournissent pas explicitement les bases du calcul. Il s’agit de projections de l’EIA (Energy Information Administration) des États-Unis pour les besoins (tableau 2), et d’analyses des potentiels des différentes technologies pour l’offre, suivant le tableau 3 (1159). Il faudrait passer par plusieurs démarches pour obtenir la demande canadienne en 2030, mais on peut présumer que ce serait majeur. Le travail présume comme Greenpeace International le maintien des tendances actuelles et maintiendrait ainsi les inégalités en termes d’accès à l’énergie; à titre d’exemple, les États-Unis utiliseraient entre 16% et 18% de toute la production mondiale en 2030.
Jacobson et Delucchi calculent la superficie terrestre nécessaire pour les emplacements pour ces équipements, et insistent qu’ils ont adopté une approche qui prend en compte un ensemble d’impacts environnementaux avec l’objectif de les minimiser en fonction des technologies en cause (1155). Ils abordent explicitement et en détail – l’absence de ceci était un défaut fondamental du travail de Greenpeace International – la question des ressources requises pour leur fabrication dans la section 5 de la partie I.
L’agriculture au Canada
Le manifeste aborde également la question de l’agriculture et semble suggèrer de la transformer en agriculture paysanne.
Le passage à un système agricole beaucoup plus local et axé sur des impératifs écologiques réduirait notre dépendance aux carburants fossiles, favoriserait la capture du carbone dans le sol, et aiderait à traverser les moments difficiles dans l’approvisionnement mondial, en plus de produire une nourriture plus saine et abordable pour tout le monde.
Il s’agit d’un élément de plateforme obligatoire, même si, dans ce cas, il n’y a pas de références fournies et l’intervention semble cibler surtout le défi climatique; comme pour l’énergie, il y a une multitude de sources pour une telle approche. Un ensemble de réflexions sur les perturbations sociales occasionnées par l’agriculture industrielle depuis des décennies y va directement.
Par ailleurs, ce qui est en cause est un élément assez important de la correction du PIB fourni par l’IPV: les externalités environnementales et sociales de notre forme d’agriculture sont telles qu’il est assez convaincant que la meilleure approche est justement son abandon. Les propos du manifeste restent néanmoins beaucoup trop limités pour en saisir les implications, et celles-ci pourraient être énormes. Il s’agit assez clairement du rejet de l’agriculture industrielle à grand déploiement pour favoriser une agriculture paysanne. À l’échelle des prairies, ou de l’Ontario, une telle proposition comporterait une transformation radicale de l’économie et de la société, avec des conséquences plutôt difficiles à évaluer. La proposition vise néanmoins clairement des actions en ce sens.
Le manifeste fait intervenir aussi des ajustements pour les individus. Prétendre que les aliments seraient plus abordables dans un tel système, par exemple, est probablement lié à l’idée, entre autres, que nous allons arrêter les importations d’aliments exotiques. Cela représenterait un changement de comportement très important et aurait des impacts sur le secteur agroalimentaire tout comme sur la population.
Au Québec, la proposition revient assez directement aux efforts de l’Union paysanne de concurrencer et, finalement, remplacer, l’UPA. Encore une fois, cela représente une transformation profonde du paysage, littéralement et figurativement, en ciblant la production porcine et les cultures de maïs et de soya, et probablement la production laitière. Il s’agit d’interventions touchant une majorité des activités agricoles dans la province.
Et le financement de tout cela
Le manifeste Grand bond vers l’avant nous réfère, pour soutenir sa faisabilité, à un document du Canadian Center for Policy Alternatives (CCPA) écrit par Bruce Campbell, Seth Klein et Marc Lee. Les principaux éléments sont assez bien connus, et reviennent régulièrement:
Un des auteurs du document, Marc Lee, dans son rapport “Fair and Effective Carbon Pricing”, a quantifié la dernière proposition et aboutit à une taxe sur le carbone pour la Colombie Britannique qui monte à $200 la tonne.
D’autres documents produits par le CCPA peuvent être consultés dans le cadre de son initiative sur la justice climatique. Le manifeste implique une source dans le budget alternatif du CCPA pour cet ensemble de propositions; ce budget est produit chaque année mais est fondé sur une économie en croissance à l’image de celle critiquée. Le manifeste reste ainsi dans le portrait peint en rose, avec l’hypothèse de base du CCPA que les importantes interventions dans l’économie et dans la structure financière gouvernementale ne comportent pas une mise en cause de celles-ci.
Tout ce qui en découle présume donc d’une conviction que l’économie verte est possible, et qu’elle est en effet une croissance verte. Je suggère des problèmes avec cette conviction depuis longtemps maintenant, et je n’ai pas encore vu un semblant de réponse à mes différentes interventions, dont celles sur mon blogue. Le calcul de l’IPV pour le Québec suggère que le PIB surévalue l’activité économique par les trois quarts lorsque l’on en soustrait les coûts de ses externalités. Cela plombe en principe les projections de croissance, et assez rapidement aboutit aux constats de crises dans différents secteurs de la société, si non de l’économie.
The Monitor, le bulletin bi-mensuel du CCPA, n’adhère pas toujours et traditionnellement à ses hypothèses de l’organisme parent, et fournit souvent d’intéressantes perspectives complémentaires. Dans le numéro de janvier-février 2016, l’éditorial “Not Working” passe proche de la déprime en soulignant la difficulté de voir l’alternative à l’économie actuelle et en voyant les tendances qui minent l’ensemble des hypothèses du manifeste, y compris un constat d’échec (ou presque) de la COP21. S’y trouve spécifiquement sur ce sujet un article de Marc Lee.
Jacobson et Delucchi suggèrent dans la partie II de leur travail que les coûts projetés des nouvelles énergies, y compris pour leurs besoins en entreposage et en réseautage, sembleraient moindres que ceux des projections pour les énergies fossiles. Il est toutefois impossible de calculer les coûts de l’ensemble des transformations proposées par le manifeste Grand bond vers l’avant, de ces bouleversements, et il est donc plutôt difficile de voir comment les nouveaux revenus gouvernementaux proposés pourraient servir.
Retour à Stephen Lewis
Le manifeste était conçu pour influencer la campagne électorale de l’automne dernier et ensuite le positionnement du Canada à la COP21. Il n’a pas influencé la campagne, et les constats de Stephen Lewis lors de la convention du NPD étaient à l’effet que la COP21 était un échec sérieux, même si le manifeste Grand bond vers l’avant représentait toujours de l’espoir. Pour Lewis (comme pour moi), nous devons justement aller plus loin (et immédiatement, pour suivre le manifeste et le DDPC). Lewis prétend pourtant que les travaux pour un plan d’action canadien dans le respect de l’Accord de Paris ne seront qu’«une charade». Cette série d’échecs – le dernier à confirmer d’ici quelques mois – implique qu’il faut un Plan B pour le manifeste, et cela ne s’intègre pas très bien dans le ton peint en rose qui le caractérise.
À suivre dans le prochain article.
[1] On doit noter que la version française ajoute à la référence au Canada dans le sous-titre de la version anglaise «et le Québec» – assez curieux.
[2] Dialogues ne présente en fait qu’une synthèse intéressante et englobante d’un ensemble de connaissances qui existent depuis des années, voire des décennies, en lien avec des objectifs d’une société soutenable et plus égalitaire. L’initiative regroupe 70 checheurs universitaires qui ont contribué à la rédaction ou à la révision du document, mais il ne semble pas y avoir aucune recherche nouvelle. Il est particulièrement déroutant de n’y trouver pas de données pouvant indiquer, par exemple, ce qui serait nécessaire comme actions concrètes. Une référence pour l’objectif en matière d’électricité mentionne le travail du DDPC, mais non pas pour l’ensemble de celui-ci.
Dialogues propose une série de dix grandes orientations dont le traitement reste presque toujours dans le flou, l’initiative ayant vraisemblablement l’objectif principal de pousser le gouvernement canadien à faire les calculs qui s’imposent, et ensuite à prendre les décisions qui en découlent:
1: établir un prix sur le carbone; 2: Inclure des objectifs audacieux de production d’électricité à faibles émissions de GES dans les plans d’actions climatiques du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux; 3: Intégrer le secteur de la production pétrolière et gazière dans les politiques climatiques; 4: Adopter une politique énergétique à multiples niveaux ayant comme éléments centraux l’efficacité énergétique et la coopération en matière d’électrification; 5: Adopter rapidement des stratégies de transport à faibles émissions de GES dans l ’ensemble du Canada; 6: Intégrer l’aménagement du paysage dans les politiques de planification des infrastructures, d’utilisation des terres, de transport et d’énergie; 7: Soutenir la transformation du secteur du bâtiment en un secteur neutre en carbone ou même au bilan carbone positif; 8: Protéger la biodiversité et la qualité de l’eau durant la transition vers une société viable et sobre en carbone, tout en visant une approche nette positive; 9: Soutenir les pratiques viables de pêches, de foresterie et d’agriculture la réduction des émissions de GES, la séquestration du carbone, la protection de la diversité biologique et de la qualité de l’eau; 10: Faciliter la transition vers une société viable et sobre en carbone par l’établissement des institutions adéquates ouvertes à la participation citoyenne.
[3] Cette référence reste donc à un niveau très général, et le document ne cherche pas à calculer ce qui serait requis au Canada pour réaliser ce qui serait en cause. Jacobson et Delucchi proposent que toute la nouvelle énergie requise d’ici 2030 pourra être produite par WWS (wind, water, sunshine) en éliminant le charbon, même avec CCS, et (comme Greenpeace International) le nucléaire; ils présument une importante croissance démographique et économique sur le long terme mais proposent (leur Table 2 dans la partie I) que la demande finale en énergie venant du WWS serait réduite du tiers (ils disent 30%) par rapport aux projections pour l’énergie (surtout) fossile en 2030; ce serait encore une augmentation en termes absolus, mais les chiffres de départ ne sont pas fournis. Leur Table 3 indiquent une capacité de production de WWS beaucoup supérieure à la demande prévue.
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Les fondements de l’économie verte, d’après mes récents articles sur les travaux de Greenpeace International et du DDPP, restent dans un modèle économique mondial qui est intrinsèquement lié à des inégalités immenses et ne tiennent aucunement compte des enjeux associés aux ressources naturelles requises pour le développement. Reste l’espoir que nous pourrions au moins promouvoir une économie verte ici au Canada (en oubliant le défi de notre empreinte écologique et la nécessité de cibler un processus de contraction/convergence pour le rendre acceptable, cela implicite dans les inégalités qui continuent). Le DDPP a une équipe canadienne, et celle-ci a produit un deuxième rapport l’an dernier sur la possibilité pour le Canada de respecter le budget carbone dans l’élaboration de son plan d’action pour maîtriser les émissions responsables des changements climatiques; cet article constitue donc une sorte de deuxième phase de l’analyse des fondements de l’économie verte. Le DDPP a également une équipe indienne, et celle-ci se montre très consciente des défis pour les pays pauvres inhérents dans le maintien du modèle économique tout en ciblant la décarbonisation.
J’ai déjà consacré un article sur le travail de l’équipe canadienne du DDPP. Je reviens sur le travail pour une mise à jour alors que les gouvernements canadiens sont en train de rechercher les composantes d’un plan d’action pour respecter l’Accord de Paris. L’importance de son travail (le DDPC) est qu’il est fondé sur sa reconnaissance du budget carbone et un processus de convergence vers une allocation d’émissions de carbone en 2050 égale pour toute l’humanité. Partant de la population mondiale projetée pour 2050 et du budget carbone calculé par le GIÉC, le DDPP arrive à un budget d’environ 1,7 tonnes d’émissions par personne en 2050; c’est actuellement 16 tonnes par personne au Canada. En fait, le DDPP adopte un scénario de l’Agence internationale de l’énergie (le 2DS) qui cible un tel objectif, et l’utilise comme référence, sans formaliser l’allocation par pays. Le DDPP est ainsi capable de reconnaître le budget carbone et introduit une convergence pour l’ensemble de l’humanité en 2050. Il corrige ainsi l’approche de Greenpeace International, qui aboutit à des inégalités importantes en matière d’accès à l’énergie, sans insister sur une convergence complète.
À son tour, elle maintient par contre ce que nous connaissons déjà des résultats de l’ensemble des travaux des DDPP dans les 16 pays – des inégalités énormes en matière de PIB par personne, en 2010 et en 2050. L’approche semble donc condamnée presque à l’avance. Autant le DDPP devrait aider les pays à planifier, selon ses auteurs, autant il devrait plutôt nous convaincre que nous devons chercher une autre approche, quittant le principe fondamental d’une croissance économique sans limites, même si elle est verte. Par contre, les travaux sur les différents pays fournissent des indications de la nature et de la taille du défi pour chacun. Un regard sur les défis pour le Canada et pour l’Inde fournit des indications pour l’ensemble.
Le Canada dans tout cela: des impacts différents selon les provinces
Les auteurs reconnaissent d’emblée que le rôle des industries extractives (surtout celle du pétrole) est fondamental pour l’économie canadienne telle qu’elle existe actuellement, et cela doit se mesurer face à un effort mondial en vue d’une décarbonisation massive. Ils concluent que l’ensemble des autres aspects de la décarbonisation règlent ou presque le défi : peu importe le prix du pétrole, le DDPC gère les émissions surtout en fonction de cinq pistes plutôt technologiques, incluant l’application de de la capture et de la séquestration du carbone (CCS). Leur travail finit par suggérer un impact plutôt mineur en ce qui concerne des changements structurels dans l’économie canadienne pouvant résulter de différents prix du pétrole dans les années à venir.
Ce résultat général masque l’impact politique et économique de la décarbonisation, différent dans différentes provinces. Le DDPC pose trois questions à cet égard : Quelle place y a-t-il pour les sables bitumineux dans un monde décarbonisé, même avec l’application des meilleures technologies de contrôle ? Qu’est-ce qui arrive à la structure de l’économie canadienne avec les changements dans la demande globale pour le pétrole ? Avec la demande une fonction des prix, quelle résilience y a-t-il dans l’économie canadienne à cela ? Ils fournissent trois pistes pour répondre (20).
Le DDPC a recours à un modèle macroéconomique GEEM pour des réponses. Le modèle lui fournit des projections pour le PIB, pour les emplois, pour la structure économique et pour le commerce. Cela devient fondamental dans son analyse, assez rapidement. Reconnaissant que des projections sur le prix du pétrole sur les 35 années qui viennent sont plutôt aléatoires, ils établissent trois scénarios de prix (HIDDP, MIDDP, LODDP) et font intervenir le GEEM pour voir ce qui pourrait se passer avec les différents scénarios de prix.
Selon les résultats de leur modélisations (montrés dans le tableau 1, p.22), on voit que la croissance de l’économie (un objectif de base du DDPP) ne dépendrait pas d’un «recours incontrôlé aux énergies fossiles», puisque le PIB dans tous les trois scénarios double d’ici 2050. Le problème est que la situation varie selon les provinces, comme leur tableau l’indique. La figure 13 la présente graphiquement.
L’écart entre les scénarios de bas et de hauts prix, bien perceptible dans la figure, est néanmoins petit par rapport à la taille de l’économie (qui n’est pas montrée).
Cela suggère que ce n’est pas la décarbonisation comme telle qui constitue le plus important défi politique (23). Le travail avec les trois scénarios de prix montre finalement que c’est le prix de l’énergie et non le processus de décarbonisation qui occasionnerait des changements structurels possibles dans l’économie canadienne : le développement des sables bitumineux se ferait seulement dans le scénario de haut prix. Sur le plan politique, le défi pour le Canada serait de gérer les impacts sur l’avenir économique et social de l’Alberta dans l’éventualité du scénario du bas prix, sur celui du Québec dans l’éventualité du scénario du prix élevé.
À travers ces travaux, les auteurs insistent que le grand scénario de décarbonisation pour le Canada est à la limite de la plausabilité («a stretch scenario», p.13) tellement ce qui est requis est exigeant sur les plans technologique, social et politique. À plusieurs reprises (et dans une communication personnelle), ils insistent également: les mesures en cause doivent être prises «immédiatement» (5, 6, 37, 39), «starting today» pour avoir une chance d’aboutir.
Le DDP pour l’Inde, une sorte de réplique aux travaux de Greenpeace International
Le portrait de la situation pour l’Inde est l’envers de celui pour le Canada, l’Inde étant un pays parmi les plus pauvres de la planète et ayant des centaines de millions de personnes qui n’ont même pas d’électricité. Les auteurs du DDP pour ce pays (le DDPI) ont décidé dès le départ, par ailleurs, de ne pas élaborer un scénario de référence dans le style «business as usual», tellement il serait inconcevable. Ils cherchent à poursuivre plutôt l’effort d’améliorer le sort des 1,2 milliards d’Indien(ne)s.; l’Inde figure parmi les 16 pays étudiés par le DDPP parce que, par le simple cumul des émissions résultant de son énorme population, même pauvre, elle figure parmi les principaux émetteurs de GES (dont le charbon est la principale source).
Les auteurs élaborent deux scénarios, et chacun respecte le budget carbone implicitement alloué d’ici 2050. Le premier des deux scénarios (le «conventionnel») se fie au modèle de l’économie néoclassique, et les auteurs semblent savoir dès le départ qu’il ne fournira pas les réponses souhaitées, pas plus que le suivi des tendances actuelles; ce scénario conventionnel présume d’une dynamique de marché parfaite alors qu’une telle situation n’existe pas dans les pays en développement, et de toute façon ne permettrait pas les améliorations de qualité de vie souhaitées (10). Le deuxième scénario, que les auteurs appellent «durable» (sustainable), représente un effort, après trente ans d’échec des orientations esquissées par Brundtland, de relancer celles-ci.
The storyline of the ‘conventional’ scenario presumes economic growth as the central development objective and perfect markets as the key institutions to influence the behavior of economic actors. The low carbon transition in this framing is achieved through the imposition, on the Indian economy, of a global carbon price corresponding to the global climate stabilization target. The framing of the ‘sustainable’ scenario aims to meet proposed targets of multiple sustainable development goals, including a national low carbon emission target, by the year 2050. The roadmap of actions is back-casted by iteratively adjusting the actions that deliver these targets cost-effectively. (11)
Comme différents tableaux le montrent, il y aurait un énorme «progrès» dans le pays. En termes d’énergie, l’offre et la demande finales passeraient de 0,32 toe en 2010 à 0,92 dans le scénario durable en 2050; ce serait 1,16 dans le scénario conventionnel, plutôt «extravagant» dans plusieurs de ses composantes et critiqué pour cela par les auteurs (21). L’énergie resterait à plus de 50% fossile dans les deux scénarios, mais passablement moins en quantités absolues dans le scénario durable. En comparaison avec le 100% de Greenpeace International, l’Inde serait approvisionnée en énergies renouvelables en 2050 à hauteur de 71% dans le scénario durable (20). Son recours aux énergies fossiles et au nucléaire permet néanmoins de respecter des émissions de 1,7 tpc, d’après les auteurs, c’est-à-dire des émissions de 1,95 tcp dans le scénario conventionnel et de 1,40 tpc dans le scénario durable; l’approche d’ensemble de ce dernier permet de baisser la demande sans perte de bénéfices en termes de qualité de vie.
Devant la figure 2.1 du rapport et la description du modèle conventionnel, on peut presque y voir un rejet du modèle de l’économie néoclassique, avec une insistance sur la coopération, voire l’intégration partout du coût des externalités; finalement, un tel rejet est camouflé par une adhérence au principe de la croisance verte de la Banque mondiale (14). Nous avons donc ici, comme pour le rapport de Greenpeace International sur le potentiel des énergies renouvelables, le portrait de l’économie verte poussée à outrance et inscrit – les auteurs en sont conscients – dans un développement mondial qui aboutit au maintien d’inégalités énormes en 2050.
Le document fait référence à la Déclaration de Delhi de la COP8 pour reconnaître l’importance de l’intégration d’un ensemble de mesures favorable au développement et non seulement à la croissance économique (17). Le scénario durable fait intervenir constamment une prise en compte des conditions réelles de la population et l’application de mesures qui diminuent la demande en énergie et les émissions par un recours à un ensemble de politiques ciblant un meilleur développement urbain et rural. Le scénario conventionnel est conçu en fonction de politiques déterminées par les marchés de l’énergie (et priorisant presque exclusivement le défi climatique (37)), et est caractérisé pour son volet urbain comme «une caricature de croissance urbaine» et «une favela métaphorique» (13). Les inégalités resteront (mais moindres) même avec le «progrès» modélisé selon le scénario durable, alors que celui-ci est centré sur un ensemble de politiques autres, finalement corrigeant les déficiences des mesures du modèle néoclassique. C’est un portrait d’une approche à l’économie verte qui finalement retourne et met en évidence les orientations du mouvement environnemental au fil des décennies (les 3R semblent être introduits comme une nouveauté…).
On peut remarquer le portrait de la différence en matière de transports, avec l’accent mis, en ville, sur le transport public dans le scénario durable alors que le conventionnel met l’accent sur le transport privé; il y a encore une différence entre les deux pour le transport inter-cité, l’un favorisant les véhicules, l’autre le train. Le scénario durable aboutit à une demande pour les transports la moitié moins importante que le scénario conventionnel (37). Le chapitre fait référence à un nombre assez important de politiques déjà énoncées par le gouvernement: fourniture de logements et de services pour les pauvres et abandon des bidonvilles comme mode normal de résidence («Housing for all by 2022»); production de 100 GW d’énergie solaire et de 60 GW d’énergie éolienne, également pour 2022 (32), Le scénario durable présume que les programmes gouvernementaux seront réalisés.
La valeur sociale du carbone
Ce chapitre du rapport termine avec une section sur les bénéfices du développement durable, traduit par l’introduction du concept de valeur sociale du carbone. Les auteurs se permettent même une réflexion sur la situation globale, celle du DDPP en général où quelques pays pauvres (dont l’Inde et la Chine) se trouvent liés à en ensemble de pays riches, avec des problématiques et des défis différents. Une série de citations permet de saisir la spécificité de l’intervention indienne.
The conjoint benefits of targeted sustainability programs are sizable, especially in developing countries, due to pre-existing market distortions, weak institutions, uneven socio-economic development and geo-political risks. The incremental costs of sustainability programs are offset in a sustainable world by lower social costs and reduced risks, including from nuclear technologies. This is a basic justification for a targets approach. The gap in the social value of carbon between conventional and sustainable scenarios [voir le graphique] is a proxy for the conjoint benefits of sustainability actions. In general, deep decarbonization pathways enhance risks from higher use of nuclear and CCS. But in the sustainable scenario, primary energy demand is substantially lower and therefore so is the need for high risk technologies.
The social value of carbon in the sustainable scenario can be interpreted in another way. India, for instance, can follow its own sustainability targets and also participate in the global carbon market, thus facing a global carbon price which is identical to that in the conventional scenario. In this case, the carbon budget in the sustainable scenario would be underutilized and the excess emissions credits can be monetized at the prevailing global carbon price. The carbon revenues generated can be sizable and can amount to 0.7% of India’s GDP (Table 4.2). This revenue can partly offset the costs of decarbonization actions. (40)
Cette vision est reprise dans la conclusion avec une autre réflexion sur la valeur sociale du carbone, ce qui distingue, fondamentalement, les deux scénarios. «The most significant lessons one can learn from the assessment of the two different DDP scenarios are that sustainable actions lead to a gradual transformation of the energy system, have less dependence on high risk technologies and carry a lower social value of carbon. Global carbon finance would deliver more and better results by pegging to the nationally agreed social value of carbon rather than the elusive carbon price in a perfect world.» (46)
The two scenarios – conventional and sustainable – achieve the same carbon goal but differ in their base construct. The conceptual bifurcation underlying the two scenarios is the treatment of the ‘social cost (or value) of carbon’. The conventional scenario takes as an exogenous input a ‘global carbon price’ trajectory through 2050. This carbon price trajectory is obtained from the global integrated modeling assessment that targets a 2°C stabilization under a perfect global carbon market. For the conventional scenario, this global carbon price trajectory is the social cost of carbon. In the sustainable scenario, the assessment assumes that the carbon budget for India, from now to 2050, is the same as the cumulative emissions in the conventional scenario. The two scenarios are thus equivalent in terms of carbon budget. In the sustainable scenario, the shadow price of carbon corresponding to the carbon budget constraint appears as the surrogate for the social cost of carbon.
The sustainable scenario storyline assumes a multitude of local, bottom-up and sectoral policies aimed at various goals and/or targets like SDGs, share of renewable energy, air quality standards, energy access and energy efficiency… The conventional scenario misses these opportunities as the carbon price does not provide an adequate anchor for pulling [in] these options. (39-40)
Le scénario durable est élaboré en intégrant ce qu’ils appellent le coût social du carbone, arrive à une demande finale d’énergie 30% moins que le scénario conventionnel et un PIB moindre également, «compensés» par des bénéfices dont l’économie néoclassique ne tient pas compte. C’est un ensemble de politiques qui complètent la stricte recherche d’interventions technologiques qui domine et qui transforme un coût en une valeur. Le tout est assez bien esquissé dans le Résumé exécutif, mais la lecture du court rapport clarifie le sens du travail, un effort d’intégrer des correctifs au PIB dans une approche à l’économie verte; l’approche concrète est décrite à la page 16, où il y a recours à l’idée d’un prix ombre (shadow price)mentionné ici et qui se transforme en valeur sociale.
Pays riches, pays pauvres
Le travail décrit dans le DDPC met un accent important sur la décarbonisation de la société et de l’économie et souligne les enjeux particuliers pour un pays qui est actuellement un important producteur d’énergie fossile. Le travail du DDPI est presque méconnaissable dans la perspective du DDPC, tellement les enjeux sont autres: les auteurs ont décidé d’insister en priorité sur une amélioration de la qualité de vie de sa population de 1,2 milliards de personnes (et qui seront 1,5 ou 1,6 milliards en 2050…). Le scénario canadien cherche (suivant le modèle du DDDP) à maintenir fonctionnelles pendant toute la période l’économie néoclassique et la relative dominance du pays qui en résulte. Le scénario indien cherche à corriger une situation sociale inacceptable et que l’effort de décarbonisation ne réglera pas à lui seul.
Nous constatons que la structure économique peut être profondément influencée par le processus mondial de décarbonisation et son impact sur le prix du pétrole; au Canada, ce serait le cas pour l’Alberta, ou le Québec. En même temps, nous constatons que, vue plus globalement, la structure économique d’un pays riche permet la décarbonisation dans son ensemble, en dépit de tels changements. Mais nous savons que cela se fait au dépens de la «structure sociale et économique» d’un ensemble de pays pauvres. Nous avons avec ces constats le portrait de ce qui est derrière l’échec de Paris. Même dans les pays riches, des situations politiques différentes (et on peut penser aux États-Unis aussi) peuvent empêcher la décarbonisation nécessaire.
Dans les pays pauvres, en dépit de certaines ouvertures, leur connaissance de ce que font, ce que vivent les populations des pays riches, ne leur sera pas possible en acceptant les propositions de Paris sans de nombreuses interventions autres – et qui jusqu’ici n’ont pas livré la marchandise. Pire, au moins les auteurs du rapport pour l’Inde savent que les inégalités énormes vont perdurer à travers les améliorations projetées. C’est à noter qu’ils ne s’aventurent pas sur un jugement quant au réalisme de leur scénario – les tendances lourdes qu’ils décrivent vont toutes dans le sens contraire – , alors que les auteurs du scénario pour le Canada manifeste clairement un scepticisme assez profond.
C’est presque intéressant de lire le DDP pour l’Inde avec de telles perspectives. Comme l’équipe canadienne, celle de l’Inde travaille en cherchant à se protéger de raisonnements et d’analyses qui mettraient en question leur crédibilité et leur réputation professionnelle. Il est tentant d’y lire une mise en question d’un des deux objectifs de base du DDPP, la croissance économique à l’échelle mondiale. Les auteurs de ce rapport semblent bien trop conscients de ses dérapages. En tout cas, le PIB et le PIB per capita sont moindres dans le scénario durable…
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À l’occasion de son 80e anniversaire qui a lieu récemment, David Suzuki a passé en entrevue avec Peter Mansbridge dans Mansbridge One on One sur CBC. C’était intéressant, peut-être surtout pour quelqu’un comme moi qui le rejoins dans ses orientations et qui le regarde depuis des décennies à The Nature of Things, son émission de vulgarisation scientifique et écologique. Parmi les thèmes, la question de l’échec du mouvement environnemental, auquel Suzuki revient assez souvent, comme dans La Presse du 24 mars, à l’occasion d’une autre entrevue sur son 80e. Il y souligne que «nous n’avons pas réussi l’essentiel: changer la façon dont les gens voient le monde. Je pense qu’il s’agit du grand échec du mouvement écologiste». Il insiste néanmoins sur la poursuite nécessaire des efforts du mouvement environnemental.
Dans un beau petit coup de communications, Karel Mayrand, d.g. de la Fondation Suzuki, utilise l’occasion pour faire publier un texte le lendemain dans La Presse, pour souligner que «le nouveau mouvement est déjà lancé». Sachant qu’une couverture d’un dossier trois jours de suite ne se fait pas, j’ai quand même écrit une réplique pour soumission à La Presse, qui n’a pas été retenue pour publication. En fait, le constat d’échec fait par Suzuki me paraît en contradiction avec la volonté de poursuivre dans la même veine. Rien que je vois dans le mouvement environnemental aujourd’hui ne représente à mon avis un changement, une réorientation, même si Mayrand propose qu’il y a maintenant un «nouveau» mouvement en place.
Mayrand était impliqué dans la formation de SWITCH, organisme multipartite cherchant à «mobiliser pour développer une économie verte» de façon consensuelle, à l’image des tables rondes qui ont fonctionné à travers le Canada pendant vingt ans après la publication du rapport Brundtland et le travail du ministre Clifford Lincoln pour en assurer un suivi. J’y étais impliqué de toutes les façons possibles pendant toutes ces années. SWITCH n’est pas une nouveauté. Mayrand et Laure Waridel ont été impliquées aussi dans le lancement du manifeste Élan global. Je l’ai signé moi-même, en soulignant que cela était possible parce que le texte était flou. Le document présente (de nouveau) les grandes orientations des groupes de la société civile, avec la mise à jour visant le remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable. Rien dans les demandes du manifeste n’est nouveau.
L’économie verte, la croissance verte
À l’été 2012, le mouvement environnemental a lancé une plateforme pour se positionner dans la campagne électorale en cours. La moitié du document est consacrée à la promotion de l’économie verte. Un changement de vocabulaire semble laisser penser qu’il s’agit de quelque chose de nouveau, alors que les promoteurs de l’économie verte – de la croissance verte – mettent de l’avant toute une série de propositions venant des groupes et promues depuis des années. Le problème, que Suzuki et moi avons souligné, est que rien dans le contexte actuel ne fournit des indications que quelque chose a changé, qu’il y a raison de croire que ces propositions vont obtenir un assentiment et être mises en oeuvre. L’initiative se trouve inscrite dans les efforts des grandes organisations internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale) pour formuler un thème convaincant pour Rio+20, sommet tenu en 2012 pour «célébrer» les 20 ans du sommet de Rio de 1992.
J’ose croire que les groupes résistent à mes efforts de les voir réorienter leurs interventions en notant que je ne leur fournis pas beaucoup de contenu pour la réorientation, pour les nouveaux objectifs, pour la nouvelle société qu’il faut chercher à créer, pour «changer la façon dont les gens voient le monde», comme dit Suzuki. Dans les efforts de préparer la COP21 tenue à Paris en novembre-décembre de l’an dernier, nous avons eu l’occasion de voir deux importantes interventions qui normalement auraient dû soutenir les promoteurs de l’économie verte en même temps que la COP.
D’une part, Greenpeace International est revenu avec son cinquième rapport sur le potentiel des économies renouvelables à remplacer les énergies fossiles, et a proposé que c’est possible de les remplacer à 100%, cela en augmentant la quantité d’énergie utilisée en 2050 par rapport à 2012 de 62% (et à noter que cela signifie 162% d’énergies renouvelables, puisque l’énergie fossile est éliminée du portrait). J’en ai déjà formulé ces résultats par un graphique avec commentaire, et je le reprends ici.
Le document esquisse les moyens de générer cette énergie, même si j’ai de graves doutes quant aux calculs qui laissent de coté et les impacts environnementaux et sociaux de cette activité économique majeure et le calcul de l’énergie – en énormes quantités – nécessaire pour cette production. Comme le bas de vignette du graphique souligne, le travail laisse également de coté une reconnaissance des inégalités qui y seraient associées, pas mal proches de celles qui sévissent dans le monde aujourd’hui. Une telle situation, une telle orientation, le maintien d’une telle manifestation de la gloutonnerie actuelle des pays riches sont en contradiction flagrante avec Élan globale, tout comme, plus généralement, j’ose croire, les grandes orientations des groupes de la société civile. La volonté de répondre aux crises avec une économie verte produisant ces énergies renouvelables constitue un déni de ce qui nous met dans la situation actuelle.
D’autre part, le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP), dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises, est également intervenu avec un rapport sur la capacité des sociétés humaines à gérer le défi des changements climatiques en maintenant la hausse de température en dessous de 2°C. Le rapport propose pour les 16 pays étudiés des scénarios d’intervention couvrant un ensemble de mesures – et non seulement la production d’énergies renouvelables – susceptibles d’atteindre l’objectif. Comme pour Greenpeace, cette initiative inscrit l’effort dans le maintien de la croissance économique jugée nécessaire pour le progrès de ces sociétés, mais verdie.
Dans ce cas, l’activité économique de l’humanité connaîtrait une croissance de 250% d’ici 2050, comportant des externalités encore plus importantes que celles de la production des nouvelles énergies mais non prises en compte. Ce qui n’est pas remarqué explicitement dans les documents du DDPP est que la situation en 2050 serait probablement pire que celle connue aujourd’hui en termes d’inégalités. Ici aussi, j’en ai récemment formulé ces résultats par un graphique avec commentaire, et je le reprends ici.
Dans le cas de cette initiative, les promoteurs ne réussissent pas à atteindre leur objectif, ne réussissant à concevoir des scénarios pour le contrôle des émissions de GES qu’avec une probabilité moindre que ce qui est visée par les scientifiques; ceux-ci ciblent au moins deux chances sur trois de réussir (déjà inquiétant), alors que les scénarios du DDPP ne nous donnerait qu’une chance sur deux… Indépendamment de ce démi-échec de l’initiative, les inégalités qui résultent de l’ensemble des scénarios, soit un PIB per capita environ 4 fois plus important dans la trentaine de pays riches que dans environ 150 pays pauvres, restent aussi inacceptables qu’elles le sont aujourd’hui et vont à l’encontre des prémisses mêmes d’Élan global. Non seulement la volonté de poursuivre en mettant l’accent sur les énergies renouvelables comporte des conséquences inacceptables; la volonté de maintenir notre modèle actuel en poursuivant avec une croissance, même verte, aboutit aussi à des conséquences inacceptables.
Trop tard pour le système actuel
Mansbridge demande: «Est-ce trop tard?» pour ce qui est des changements climatiques. Nous n’en avons pas la certitude, répond Suzuki, rentrant dans des éléments techniques du défi. Dans l’article de La Presse, Suzuki formule la réponse de façon assez claire: «scientifiquement, il est difficile d’avoir des certitudes. Nous savons qu’il est tard. Mais nous ne savons pas s’il est trop tard». Sous-entendu, la question demande aussi s’il est trop tard pour les efforts de contrôler la hausse de température associée aux changements climatiques et là, Suzuki suggère qu’il faut continuer à se battre, en dépit de l’échec constaté jusqu’ici.
Comme j’ai esquissé dans mon texte pour La Presse, la question de Mansbridge devrait être prise dans un sans autre, et plus global. Ce que Suzuki et le mouvement environnemental ne semblent pas voir de façon assez explicite est que le défi des changements climatiques s’insère dans un ensemble de crises qui ne peuvent tout simplement pas être résolues par le maintien des efforts ayant mené à l’échec. Il est beaucoup trop tard pour continuer à espérer que notre système économique pourra régler les problèmes. Il faut changer le système.
La longue histoire du mouvement environnemental n’a pas souvent comporté une priorisation des enjeux sociaux, entre autres les énormes inégalités entre les pays pauvres et les pays riches profitant pleinement du modèle économique fondé sur la croissance. L’évolution du mouvement depuis quelques années le met devant la réalisation que les enjeux écologiques sont finalement imbriqués dans le portrait de ceux sociaux. Ce qui semble manquer dans leurs orientations est une reconnaissance de la nécessité de «changer la façon dont les gens voient le monde … [le] grand échec du mouvement écologiste». Comme Suzuki, les groupes persistent dans l’espoir que l’échec va, d’une façon quelconque, se transformer en réussite s’ils maintiennent leurs efforts, cela en ciblant une économie et une société plus «vertes». C’était le grand message d’Élan global, mais le manifeste reste avec un certain flou à cet égard. C’est le temps d’enlever le flou.
L’expérience avec la COP21 elle-même aurait dû faire ressortir les fondements de son échec, soit l’incompatibilité de l’effort d’éviter une hausse catastrophique de la température de l’atmosphère de la planète avec le maintien du modèle économique. Cela n’était clairement pas le cas, mais un retour sur les efforts de la société civile à soutenir l’effort des diplomates et des politiciens, dont les deux interventions esquissées ici, devraient montrer que le modèle ne peut se permettre de continuer. Les graphiques sont presque hallucinants dans la clarté des portraits.
Ceci n’avance pas le travail pour concevoir la société à rechercher et pour identifier les mesures que nous devrions prendre, travail qui commencera dès que nous admettrons que c’est trop tard pour continuer comme avant. Restera pour convaincre les hésitants l’expérience à venir avec l’effort de concevoir – et mettre en oeuvre – un plan d’action contre les changements climatiques pour le Canada. Déjà, l’équipe canadienne du DDPP semble trouver presque imaginaire son grand scénario. Voilà le sujet du prochain article, jumelé avec un regard sur le scénario pour un pays pauvre, l’Inde.
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[NOTE: Il y a une mise à jour à la fin de l’article Interlude]
Mes analyses de documents faisant l’actualité sont souvent critiques, voire négatives. C’était le cas pour le rapport de Greenpeace International, par exemple, tout comme pour la contribution du DDPP l’an dernier, sujet des prochains articles. Finalement, un objectif fondamental de mon travail est de montrer, aux gens qui lisent mes textes sans nécessairement être d’accord, les implications de leurs prises de position, les sous-entendus de leurs interventions dans le quotidien. Je ne propose pas de mettre en question les modèles qui sont en cause dans les différents travaux que je commente, mais plutôt – comme dans le cas du rapport de Greenpeace International – de souligner ce qui est présupposé ou oublié. C’était le cas aussi pour les deux récents articles sur Anticosti et sur Énergie Est. Je me dis que cela représente une façon constructive de manifester dans la marginalité ce qui est ma propre vision de la situation.
Il y a vraiment deux mentalités qui opèrent actuellement dans l’effort de mettre en œuvre ce que l’on pense avoir convenu à Paris en décembre à la COP21. Une première façon d’opérer est celle définie par les préparatifs de Paris, dont celui du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP). Il cherche à concevoir comment l’humanité pourra maintenir les modes de vie actuels avec une croissance économique «raisonnable» (250% sur 40 ans…) tout en mettant en place les mesures technologiques qui permettront d’éviter une hausse catastrophique de la température planétaire. Le terme «mobilisation» pourrait assez bien décrire le processus voulu, propre aux responsables des Nations Unies aussi, et à la lecture des documents du DDPP, ce serait une mobilisation que nous n’avons probablement pas connue autrement qu’en temps de guerre. Greenpeace International (GI) travaillait dans le même sens dans la préparation de son cinquième rapport sur les énergies renouvelables, finalement plus ou moins la même chose que le DDPP tellement l’énergie est au cœur du fonctionnement de nos sociétés.
Une deuxième façon de procèder reconnaît l’échec de Paris et de sa COP21, cela en fonction d’une compréhension justement de ce fonctionnement et des contraintes technologiques mais également sociales et politiques inhérentes dans la mobilisation recherchée de la population. Ces contraintes sont évidentes dans tous les documents cherchant à respecter le budget carbone tout en maintenant le modèle économique actuel et viennent proche de constituer une interprétation romancée de toute cette activité. Le défi pour cette deuxième façon est de remettre en cause le modèle actuel et de travailler à définir et à mettre en œuvre son remplacement.
Alors que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux seront en train de chercher, pendant les six mois qui viennent, les modalités d’un plan d’action qui permettra au Canada de respecter l’Accord de Paris, il est intéressant de retourner au DDPP, les études ayant été elles-mêmes mises à jour dans la période avant la COP21, celle globale, celle sur le Canada tout comme celles sur l’ensemble dse 16 pays.
Le DDPP global revient sur le même portrait que Greenpeace
Deux graphiques fournissent une première version du portrait que nous laisse le DDPP. (Comme toujours, la lecture des graphiques est plus facile en allant à l’original, cliquant sur l’image pour avoir le lien.)
La figure 2 (à gauche) du rapport DDPP 2015 est frappante dans sa ressemblance au graphique de droite, que j’utilise depuis un certain temps, celui qui montre le croisement de l’empreinte écologique et de l’indice de développement humain pour l’ensemble des pays. Dans le graphique de gauche, un regard sur la disparition des cercles blancs dans la transition vers les cercles foncés montre la baisse dramatique des émissions (l’axe vertical), principal objectif des travaux; dans l’axe horizontal, on voit la série de pays allant d’un PIB per capita plutôt bas vers d’autres plutôt haut, cela sans changement dramatique entre 2010 et 2050. Le DDPP a travaillé avec seulement 16 pays, responsables de 75% des émissions.
Le graphique de droite montre le positionnement de l’ensemble des pays selon l’Indice de développement humain des Nations Unies (qui inclut le PIB mais aussi l’espérance de vie et le niveau d’éducation): dans l’axe horizontal, un grand nombre de pays n’atteignent pas le niveau minimum établi pour leur développement; dans l’axe vertical, les pays riches qui atteignent ce niveau de développement dépassent aussi la capacité de support de la planète par leur empreinte écologique – de vrais «gloutons».
Le DDPP arrive à la même sorte de résultats que le travail de GI, un monde qui maintient les inégalités criantes d’aujourd’hui dans un contexte où l’humanité aura réussi à éviter des changements climatiques catastrophiques en maintenant une activité économique qui ne pourra être virtuelle et qui va donc accroître les déséquilibres planétaires actuels. Un troisième graphique s’impose pour fournir une meilleure idée de ce qui est cause dans ces efforts qui foncent presque exclusivement sur l’enjeu climatique (le graphique est fait à partir des données de la figure 2 du DDPP).
Le DDPP (comme le travail de GI et ses partenaires) cherche avant tout à répondre à la crise des changements climatiques, et accepte ce faisant le modèle économique actuel. Rien n’aura changé ou presque dans le positionnement relatif des pays – sauf qu’on aurait réussi à éviter que la planète subisse les affres d’une hausse de température désastreuse. Abraham décrit bien la situation, pour y revenir encore une fois: selon le portrait, les gloutons impénitents, insistant sur une croissance économique continue pendant la période de crise, pourront maintenir leur mode de vie pour quelques décennies encore – en fait, c’est même difficile à imaginer ce que serait un «niveau de vie» en 2050 dans ces pays deux fois celui d’aujourd’hui…
Dans le cadre de son travail, le rapport fait quand même référence aux «objectifs de développement» des pays pauvres, mais le fait comme si leur objectif n’est pas – comme pour la Chine –d’atteindre le niveau de vie des pays riches. En fait, le cadre de travail présume le maintien de la situation, et des inégalités, actuelles. Dit autrement, les grands responsables politiques, économiques et même environnementaux ne savent pas comment agir autrement que par un effort de guerre, pour une guerre qui n’en a pas les apparences, qui ne mobilisera pas tous les acteurs et qui ne permettra donc pas la mobilisation nécessaire. En effet, c’est un énorme tâche que d’abandonner le système actuel et de foncer sur un nouveau tout autre – ce qui s’impose.
Les paramètres de l’effort
Le rapport de 2015 du DDPP répond à une série de questions: est-ce que la décarbonisation est faisable techniquement, dans le respect du budget carbone? Est-ce qu’il est compatible avec la croissance économique? Est-ce que c’est abordable en termes d’investissements requis? Finalement, ce choix de questions n’est pas surprenant, connaissant le dirigeant du travail, Jeffrey Sachs. Cet économiste de renom international a publié en 2005 The End of Poverty; j’ai acheté le livre sur le coup en voyant le titre. La lecture en a montré, tout aussi clairement que le DDPP d’aujourd’hui, que cette fin de la pauvreté doit se faire avec le modèle économique actuel, sans aucune reconnaissance de l’existence de limites dans le développement. La nouveauté en 2015 était l’ajout de 38 études de cas dans les différents pays, mais il faut vraiment être «mobilisé» pour rentrer là-dedans. L’objectif est de sauver la civilisation humaine face aux changements climatiques, mais c’est une civilisation dépourvue de beaucoup de son humanité.
Plus que GI, le DDPP représente néanmoins un effort de toute première importance dans l’effort de voir s’il y a compatibilité entre la planète et une telle civilisation humaine. Le DDPP passe proche de concevoir un monde ayant contrôlé les changements climatiques et ayant connu une croissance économique de 250% d’ici 2050: la cible était de concevoir des pistes nous donnant deux chances sur trois d’éviter le 2°C (voir les deux premiers chapitres du rapport de 2014), mais le travail aboutit à une situation où nous aurons une chance sur deux de« sauver les meubles», avec des incertitudes concernant le calcul global des émissions, 25% des sources de CO2 ne faisant pas partie de leur travail, ainsi que d’autres sources (voir p.19). Le travail passe proche de l’objectif, comme le travail de la COP21…
Je ne trouve nulle part une présentation de la façon dont le DDPP interprète le budget carbone dans ses allocations aux différents pays, et les résultats esquissés dans les graphiques ci-haut montrent clairement que l’approche contraction/convergence ne fait pas partie des principes du travail. Nulle part il n’y a analyse de l’empreinte écologique de tout ceci, ni de la capacité de trouver les ressources matérielles nécessaires pour permettre la croissance projetée. Dans ma critique du rapport de GI, je montre mon étonnement devant l’absence complète de calculs sur l’énergie requise pour obtenir l’énergie projetée, sans même aborder la question des ressources matérielles autres requises. Avec le DDPP, dont les perspectives sont plus larges, ma critique est également plus large et inclut inéluctablement un questionnement – comme c’est le cas sur une base régulière face aux interventions des économistes – quant à la façon dont les auteurs sont capables d’imaginer une activité économique deux fois et demi plus importante que celle aujourd’hui, sans jamais aborder le défi de décrire – et de décrire comment les gérer – les externalités sociales et environnementales qui seront en cause.
Le rapport résume l’expérience avec quatre catégories de pays [les trois dans le fichier Excel ci-haut étant de moi], montrant les défis différents pour les pays pauvres et les pays riches, pour ceux qui émettent beaucoup de GES et pour ceux qui en émettent peu. Il souligne que l’approche est de reconnaître les «priorités nationales» et les «préférences sociales» et procède à travers plusieurs pages (14-17) à montrer qu’une prise en compte des énormes contraintes imposées sur les pays pauvres dans leur définition de «priorités» n’est même pas à l’ordre du jour. Typique de la logique économique, la masse des externalités implicites dans l’ensemble des travaux est une préoccupation pour d’autres. Et il conclut: Les DDP montrent que la décarbonisation profonde appuie le développement durable (22)…
À titre d’exemple, le rapport cite l’expérience de l’équipe de l’Afrique du Sud, qui a découvert que les principales contraintes auxquelles elle fait face tournent autour de déficiences dans l’éducation dans la période post-apartheid, et cela affecte «le fonctionnement de l’économie». Discours typique que nous connaissons, mais déconcertant lorsque l’on regarde la situation décrite: coefficient de Gini sur les inégalités dans la société trois fois celui du Québec et du Canada (64) et un taux de chômage de 60%, en hausse par rapport à 1993 (22-23).
C’est dans un tel contexte que la question quant à la compatibilité des réductions d’émissions avec la croissance économique est formulée et traitée (chapitre 3). À cet égard, différents pays auront – pour le répéter – «différentes cibles de croissance et différentes priorités sociales», constat presque cynique puisque sans reconnaissance des contraintes qui pèsent sur les pays pauvres à ces égards.
Les coûts qui baissent dans les énergies renouvelables sont pris comme signe de l’intérêt économique de la transition, et c’est surtout cela qui va opérer. Abordant ainsi la question si c’est abordable, le texte souligne curieusement que les technologies intensives en carbone sont inefficientes en comparaison avec des technologies basses en carbon qui sont plus efficientes. C’est toute la problématique des énergies renouvelables devant le défi de remplacer les énergies fossiles extraordinairement performantes qui est ainsi obscurcie par un discours lénifiant (29). En fait, le rapport conclut que les investissements seront modestement supérieurs à ceux requis dans un contexte qui n’aborde pas le défi climatique, mais les coûts semblent «gérables» (32).
Toute la question du prix du carbone dépendra de marchés «matures» pour fonctionner, laissant d’importants défis pour les marchés non matures, ceux des pays pauvres. Le tout nécessitera un cadre politique et réglementaire favorable, incluant des modalités pour les transferts de technologies et pour le financement par les pays riches (41). Cet aspect de la mobilisation est particulièrement critique – et nécessite un profond scepticisme – parce qu’il comporte la suspension de tout ce qui a mobilisé les acteurs économiques et politiques depuis trois ou quatre décennies, soit la mondialisation de la concurrence censée permettre le fonctionnement le plus efficient de l’économie. Ce défi n’est pas technologique et il n’y aucun moyen de faire des projections comme on peut se le permettre avec les technologies elles-mêmes.
En parlant spécifiquement de la capacité de respecter le budget carbone, mais implicitement touchant aux fondements du travail, le texte note:
The current pathways mostly exclude opportunities linked to behaviour change. This means that additional cuts are possible and that the current results do not represent an upper limit on emissions reduction potential for all the 16 countries analyzed. In the first phase of the DDPP, the research teams have focused primarily on understanding technical options and enabling conditions for deep decarbonization by mid-century within their countries, but did not necessarily design their pathways to minimize cumulative emissions. However, the analysis has already revealed opportunities for deeper reductions and earlier initiation of the low-carbon transition. These opportunities will be explored during the next phase of DDPP research. (20)
La question de comportement est critique dans tout ce que touche le document, et il est à craindre que les résistances aux propositions de changement de comportement à venir soient davantage problématiques que celles touchant les technologies…
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En 2003, Nature Québec (avec son ancien nom de l’Union québécoise pour la conservation de la nature – UQCN) et trois autres organismes sont intervenus pour contester un effort du gouvernement du Québec d’enfler grossièrement le pourcentage de son territoire qui était censé être protégé. Il incluait parmi les aires protégées presque toute l’île d’Anticosti ainsi qu’un grand territoire de mise bas du caribou sur la Côte Nord. Les quatre groupes, les principaux qui suivaient le dossier d’aires protégées dans la province, insistaient sur le fait qu’Anticosti n’était pas un territoire qui méritait la désignation d’aire protégée au sens strict mais que la province traînait le pied pour en désigner d’autres qui méritaient un tel statut. En 2006, comme président de Nature Québec, je suis intervenu devant une commission de l’Assemblée nationale, avec la responsable de sa commission des Aires protégées, pour réitérer cette position.
Le passé revient sur la scène
Récemment, en décembre, un journaliste de Cogeco Diffusion FM93 m’a contacté pour me rappeler de ces interventions, qu’il avait découvertes en faisant une recherche sur le site de l’Assemblée nationale ; il demandait si j’étais toujours du même avis concernant Anticosti. Je lui ai répondu que oui, et j’ai fait une courte entrevue. En février, un journaliste du Journal de Québec et de TVA m’a contacté en suivant la même piste, et avec la même question. Évidemment, leur intérêt était les déclarations du premier ministre Couillard quant au statut de «milieu naturel extraordinaire» ou «joyau naturel intact» que mériterait l’île, selon lui.
C’était fascinant de voir comment les moteurs de recherche de nos jours peuvent trouver presque n’importe quoi. C’était davantage fascinant de voir le Premier ministre intervenir d’une façon qui allait à l’encontre de tout ce qu’on connaît de lui en matière d’engagement environnemental – il n’en a pas – et cela en en fournissant un argument qui n’avait tout simplement pas de fondement. Mon soupçon : Couillard arrivait finalement à comprendre que l’exploitation d’Anticosti, par le fracking pour le gaz et/ou le pétrole de schiste, ne se ferait jamais. Avec les travaux de Marc Durand pour le Québec et, plus généralement, de J. David Hughes pour l’Amérique du Nord, nous pouvions prétendre depuis le début que les coûts d’une telle exploitation ne se justifieraient jamais, même s’il s’y trouvait des gisements. M. Couillard avait finalement compris, et cherchait à se peinturer en vert sous – à mon avis – de faux prétextes. C’était presque grotesque.
Le 30 janvier dernier, dans Le Devoir, une vingtaine de personnalités avec – pour celles que je connais – une réputation qui méritent respect, est intervenue avec une sorte de manifeste qui soutenait qu’Anticosti est un joyau écologique et qui manifestait leur appui au positionnement de M. Couillard.
Anticosti est un joyau écologique situé en plein coeur du golfe du Saint-Laurent, vaste étendue d’eau bordée par cinq provinces, aux rôles et fonctions multiples. Ses écosystèmes, qui abritent une des plus importantes biodiversités du Québec, demeurent une des richesses exceptionnelles de notre territoire, et la science continue de déployer des efforts considérables afin de mieux comprendre ce milieu de vie complexe, qui constitue un pilier essentiel de notre économie régionale. Toute infrastructure pétrolière ou gazière sur et en marge d’Anticosti pourrait avoir des impacts non seulement sur l’île elle-même, mais aussi sur l’écosystème marin et côtier du golfe. C’est le cas, pour ne citer qu’un exemple, de la fragile métapopulation de saumons de l’île qui fut désignée comme « espèce en voie de disparition » par le COSEPAC, en 2010. Comment peut-on concilier notre obligation légale de protéger cette espèce emblématique (au caractère traditionnel pour les peuples autochtones) avec le développement pétrolier ?
Ma lecture du manifeste est à l’effet que c’était un travail plutôt magistral d’un agent de communications quelque part dans le gouvernement, qui a obtenu l’adhésion des signataires à un point qui méritait attention, mais qui n’était pas le sujet en majuscules dans le titre : ANTICOSTI : «L’avenir du Québec ne repose pas sur les hydrocarbures», selon le premier ministre. Des scientifiques confirment. J’ai appris presque aussitôt, par un article dans Le Devoir du même jour, que le cabinet du ministre de l’Environnement avait justement confirmé avoir sollicité l’appui des groupes et des scientifiques.
Fascinant, et inquiétant. En fait, Anticosti disparaît du manifeste (jusqu’à la mention du saumon à la fin) avant la fin de la première ligne, où une transition est effectuée, presque imperceptible et portant à confusion si relecture n’est pas faite, de l’île au golfe du Saint-Laurent. En fait, les signataires insistaient sur l’importance du golfe sur le plan écologique, et ils contestaient la volonté de procéder à du fracking sur l’île avec toutes les infrastructures qui seraient en cause. Déjà Martine Ouellet, quand elle était ministre de l’Énergie, avait souligné dès la première semaine de son mandat qu’elle ne voyait pas le jour où le fracking serait une technologie acceptable, tellement ses impacts sont dévastateurs. Mme Marois ne l’a pas soutenue dans cette position, et M. Couillard suit dans les traces de Mme Marois en voulant poursuivre ailleurs ce qu’il constate ne sera pas faisable à Anticosti.
Le journaliste de TVA m’est revenu plusieurs jours après, alors que je pensais qu’il était passé à autre chose, pour demander que je passe en entrevue. Je l’ai fait, en même temps qu’André Desrochers de l’Université Laval. Ce dernier, plutôt dans son style, a insisté sur l’erreur de M. Couillard mais en ajoutant que les groupes allaient être obligés de chercher d’autres arguments pour contester l’exploitation de l’île – il s’est déjà montré favorable à l’exploitation. De mon coté, j’ai essayé d’insister dans l’entrevue sur une volonté du Premier ministre de chercher une sortie du dossier qui lui fournirait en apparence des atouts. Je connaissais les (autres) arguments des groupes depuis probablement deux ans, et ne voyais pas d’avenir pour l’exploitation sur l’île (pas plus que M. Couillard, maintenant).
Le vrai débat et le débat tordu
Nous voilà aujourd’hui devant une situation où M. Couillard a déclaré qu’il n’y aurait pas d’exploitation sur Anticosti, où une telle déclaration donne toutes les apparences d’une intervention faite en fonction de connaissances probablement internes mais soupçonnées fortement depuis des années, mais où la véritable volonté du manifeste reste pertinente. Les signataires voulaient insister sur l’importance de protéger – non pas surtout Anticosti, qui va rester à l’épreuve des volontés des pétrolières maintenant révolues – mais le golfe du Saint-Laurent. Ils n’avaient pas de raison particulière de vouloir soutenir directement les déclarations du Premier ministre.
Ce qui est malheureux est qu’il n’y a justement aucune raison de croire que le gouvernement a abandonné ses intentions de développement économique par l’exploitation d’hydrocarbures dans d’autres parties du territoire du Québec. Le golfe est probablement et toujours dans sa mire. Les signataires du manifeste ont été presque bernés, ces signataires ayant surtout des connaissances et des expertises touchant le golfe, et non pas l’île. Étrange quand même que la démarche du cabinet du ministre de l’Environnement, par un intermédiaire quelconque, a gagné (temporairement) la bataille des communications.
Quant aux interventions des journalistes (voir un texte du Journal de Québec), quelques indications me laissent croire que leur intérêt journalistique ciblait l’intérêt économique de l’exploitation des gisements pétroliers et gaziers du Québec. Le débat centré sur Anticosti ne contribuera rien à cela, tellement c’est un dossier perdu d’avance pour les promoteurs,. Le ralliement des signataires à la conversion de M. Couillard aux convictions écologiques risque de se buter à la déception…
Une intervention récente de représentants de Nature Québec par un texte d’opinion dans Le Soleil revient sur tout ceci en fournissant d’intéressantes précisions et en faisant le point qui a été perdu de vue suite aux déclarations de M. Couillard, et peut-être par les journalistes: «Il n’y a aucune frilosité à défendre [Anticosti] et à constater que la fracturation hydraulique est incompatible avec son hydrologie particulière. Dire le contraire c’est mystifier les gens.» Comme le texte le dit explicitement, l’île d’Anticosti, ainsi que plusieurs autres endroits dans la province, recèle un intérêt qui mérite qu’on y apporte une certaine attention pour toutes sortes de raisons; comme je souligne implicitement en bas de vignette, tout le territoire mérite d’être épargné des ravages d’une exploitation par le fracking.
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Cet article cherche à suggérer que les interventions face au projet d’oléoduc Énergie Est (tout comme face à la multiplicité d’études stratégiques ou moins stratégiques touchant l’ensemble du secteur énergétique) doivent s’insérer dans un cadre plus global qui dépasse la simple référence aux sables bitumineux comme étant la source de pétrole parmi la plus sale qui soit et qui tiennent compte des défis quantifiés qui définissent les débats maintenant.
Pour l’ex-environnementaliste que je suis, les débats sur l’oléoduc Énergie Est mènent à une réflexion plus large et en plusieurs étapes. Soit l’oppposition est fondée sur les risques associés au fait que cet oléoduc va traverser, entre autres, de nombreuses rivières et de nombreuses communautés dans la province. Dans un tel cas, elle continue dans la lignée du mouvement environnemental établie depuis des décennies, à la recherche de mitigations face aux impacts du développement. On en connaît les résultats, un échec sur le plan global à travers des victoires occasionnelles au niveau local. Soit l’opposition refuse les risques en cause, tout en acceptant que de tels risques soient encourus par de nombreuses autres sociétés, entre autres pour nous approvisionner en pétrole. (On reconnaît que le pétrole qui passera par l’oléoduc servira surtout pour l’exportation, mais cela ne change rien quant aux risques et aux impacts subis ailleurs.)
Soit l’opposition cherche à bloquer l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, celle déjà en cours ayant les moyens de transporter ses produits par les oléoducs, les voies ferrées et les voies navigables existants. Dans un tel cas, l’opposition cible davantage que les autres cas les orientations économiques du pays (du moins, celles du gouvernement Trudeau) où cette exploitation figure comme pilier central, avec d’autres, pour assurer une croissance économique.
Les deux premiers cas se situent dans une longue histoire d’interventions environnementales, et il n’y a pas beaucoup à ajouter, sauf pour signaler qu’elles ne voient pas assez grand. Dans le troisième cas, soit l’opposition croît que la croissance pourra se faire autrement, en mettant davantage d’accent sur le secteur manufacturier, par exemple, et les suites se feront ainsi par les agents économiques. Ce faisant, elle met en évidence une adhésion au modèle économique actuel et prône la poursuite du développement, prévoyant maintenir ses efforts à mitiger les impacts de celui-ci mais en éliminant au moins ceux de l’exploitation des sables bitumineux, en partie.
Soit l’opposition accepte un avenir probablement sans croissance – une sorte de «récession permanente» selon l’analyse de Tim Morgan – , et elle s’oriente en fonction d’une nouvelle vision de la société dont il faut dresser le portrait. Une telle vision comportera des changements importants et, vraisemblablement, une baisse du niveau de vie tel que nous le connaissons actuellement. (On peut bien faire l’argument qu’une qualité de vie tout à fait acceptable est compatible avec une telle baisse de niveau de vie, mais cela ne change pas les termes du débat.)
Et les changements climatiques dans tout cela…
À travers cette réflexion, en partant du choix de maintenir le modèle économique actuel, il y a une autre, liée mais en parallèle, portant sur les changements climatiques et les mesures nécessaires pour les contrer dans la foulée de l’adoption de l’Accord de Paris. Soit on croît que la COP21 à Paris a réussi à réduire les défis en matière de réduction de GES à un niveau «gérable», et on continue à travailler pour que la société pose les gestes permettant de limiter la hausse de température sous les 2°C. Dans un tel cas, le mouvement environnemental maintient les orientations qui le définissent depuis des décennies, en y associant un sentiment d’urgence. C’est le choix de l’ensemble du mouvement environnemental depuis Paris.
Soit on constate l’échec de la COP21 et on met en branle un processus d’intervention qui reconnaît la raison ultime de l’échec, l’incapacité des pays à réduire suffisamment leurs émissions sans mettre en cause leur développement économique qui est, finalement, derrière les émissions et qui prime toujours devant toute autre considération.
Pour ce dernier processus d’intervention, soit on cherche à identifier des mesures nécessaires – mais pas toujours suffisantes – pour réduire les émissions en ciblant le budget carbone établi par le GIÉC, cela en faisant des propositions touchant un nouveau modèle économique qui offrent un certain potentiel. Soit on remonte à la référence acceptée par presque tous en ce qui concerne le développement – ils le veulent «durable» – , le rapport de la Commission Brundtland de 1987, et on fait intervenir dans les calculs la reconnaissance du processus de contraction/convergence introduit par le rapport (voir son chapitre 7 sur l’énergie, qui manque le tableau sommaire dans la version en ligne mais en fournit les chiffres). Une telle reconnaissance, appliquée au budget carbone, aboutit à un constat que le déséquilibre entre les pays riches et les pays pauvres, préoccupation fondamentale pour la Commission Brundtland mais maintenant ayant connu trente ans de refus de mise en oeuvre, est irrésoluble sans de profonds bouleversements dans les sociétés.
… incluant le Québec
Finalement (…), pour ramener la réflexion aux enjeux pour le Québec, soit on cherche à déterminer la juste part du défi canadien qui incombe au Québec pour procéder à un plan québécois, et on constate qu’une telle piste est pleine d’embûches, parce qu’il ne semble pas exister un cadre consensuel pour procéder à une telle détermination.
Soit on procède comme si la province était assujettie aux obligations qui incombent aux États, et on cherche à identifier un plan d’action approprié. Dans son document préparatoire à la COP21 (où le ministre cite dans l’Introduction le titre du rapport Brundtland), le gouvernement calcule la possibilité maximale de réduction des émissions à environ 15% sur son propre territoire, et propose de procéder au processus d’échange d’émissions pour aboutir à une réduction totale de 37,5% d’ici 2030.
Le Québec agit déjà comme chef de file avec sa cible de réduction de GES de 20 % sous le niveau de 1990 d’ici 2020. Plus récemment, nous avons confirmé notre vision à long terme en annonçant que nous souhaitons réduire les émissions de GES de 80 à 95 % sous le niveau de 1990 d’ici 2050, comme le recommande le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). La prochaine étape pour le Québec consiste à déterminer la trajectoire qu’il empruntera pour atteindre cet objectif et donc à se doter d’une cible pour 2030. (mes italiques)
Le gouvernement suggère ainsi de respecter l’Accord de Paris pour ce qui est de la cible de 2050, mais sans aucune reconnaissance du processus fondamental pour le rapport Brundtland de contraction/convergence. Il semble également rejeter ainsi l’identification du budget carbone pour le Québec faite par des chercheurs québécois. (Ceux-ci ont même calculé un budget carbone à l’échelle internationale pour respecter le processus contraction/convergence.)
Déjà les objectifs des gouvernements québécois successifs ont été bien en-dessous des exigences d’un tel budget carbone; la décision de procéder à une entente avec d’autres juridictions pour établir un marché pour le carbone s’insère dans un contexte où il y a non seulement volonté d’utiliser les marchés pour permettre les réductions au coût moindre, mais également la volonté de ne pas perturber outre mesure le développement économique toujours jugé primordial pour la province. (À la limite, on pourrait proposer que l’entente présume que les autres juridictions vont se rallier à une orientation de contraction/convergence, mais il n’y a aucune raison de croire que cela est le cas.)
Il y a déjà un débat amorcé pour essayer d’estimer le coût pour le Québec des achats de droits d’émission dans le cadre de l’entente avec la Californie (et l’Ontario, et …); les chercheurs du DDPP/DDPC (sujet d’un prochain article du blogue) fournissent des estimations du coût de carbone dans le cadre plus global des objectifs établis par le GIÉC ($160 en 2030) et l’équipe de chercheurs de Marc Jaccard les calcule pour ceux établis par le gouvernement Harper ($350 en 2050). Les résultats des premiers frôlent l’imaginaire et ceux de Jaccard travaillent avec des objectifs bien en-dessous de ce qui serait nécessaire pour respecter l’Accord de Paris. On ne peut que soupçonner que les coûts estimés sont, par contre, bien au-dessus de tout ce que le gouvernement québécois est prêt à imaginer.
Où sont les fondements pour la décision de prendre l’Accord de Paris comme notre guide?
Il est temps de voir les groupes qui s’opposent à Énergie Est – je laisse de coté ceux qui ne font pas intervenir les enjeux économiques – tracer les grandes lignes de ce qui résulterait de l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, comme première démarche. Comme deuxième démarche, il leur faut tracer les grandes lignes d’un plan d’action canadien respectant l’Accord de Paris. Comme troisième démarche, il leur faut réviser un tel plan d’action pour voir les implications d’une adhésion au processus de contraction/convergence. (Sans cette dernière démarche, l’opposition nous oblige à nous résigner à une menace permanente – et sur le plan moral, inacceptable – venant de la reconnaissance par les pays pauvres que les pays riches veulent maintenir le déséquilibre énorme – en accès à l’énergie, en niveau de vie tout court – qui prévaut déjà depuis des décennies.)
Bref, il n’est pas nécessaire de croire que les projections du modèle de Halte à la croissance sont fondées pour conclure – autrement, donc – que le maintien du système économique actuel est incompatible avec les objectifs profonds de la Commission Brundtland, qui incluent parmi leurs priorités l’élimination des déséquilibres profonds entre nations. On peut également conclure – mais laissons aux acteurs en cause les six mois qu’ils se donnent pour y arriver… – que le maintien de ce système est incompatible avec le respect par le Canada de l’Accord de Paris, même en faisant abstraction d’une obligation morale – et par intérêt pour sa sécurité, à moyen et long termes, sinon à court terme – d’éliminer les déséquilibres.
Le rapport de Greenpeace International que j’ai commenté dans mon dernier article représente un effort de choisir parmi un certain nombre des options esquissées, mais se distingue surtout, à ma lecture, par son rejet du processus de contraction/convergence, implicitement, de par ses résultats. Il représente ainsi la filière parmi ces options qui accepte le maintien du modèle économique actuel, qui en fait même la promotion, et qui propose que nous pouvons parvenir aux résultats recherchés par la COP21 en remplaçant l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, cela à travers le maintien d’une croissance économique importante.
Sauf que, en même temps, il fournit l’argument à l’effet qu’il faut abandonner le modèle économique qui aboutit au maintien de tels déséquilibres. Laissant de coté de profonds doutes quant à ses calculs, entre autres parce qu’ils ne tiennent pas compte de l’énergie qui serait requise pour la transition proposée, on se trouve avec ce rapport assez proche de bon nombre des intervenants face à Énergie Est. Ils proposent l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, l’intégration des émissions associées à la poursuite de l’exploitation des gisements déjà en cours dans un éventuel plan pour respecter l’Accord de Paris et un grand effort pour la production d’énergies renouvelables dans toutes ses manifestations pour pallier à la disparition des énergies fossiles.
Il s’agit du fondement pour presque toutes les interventions favorisant le modèle de l’économie et de la croissance vertes. Avec le calcul du budget carbone et celui de Greenpeace International, tout comme de ceux du DDPC et du groupe de Jaccard, nous sommes aujourd’hui devant des défis quantifiés et qui nous forcent à refaire nos propres calculs…
Les groupes d’opposition à Énergie Est manifestent une absence qui me paraît totale de propositions susceptibles de permettre au Canada d’atteindre cet objectif. Quant au Québec, le calcul de son budget carbone par l’IRIS aboutit à établir un objectif de réductions de 40%, cela non pas pour 2030 mais pour 2020… Nous n’avons même pas besoin d’attendre les résultats de six mois additionnels de tractations entre les provinces et territoires pour essayer d’aboutir à un plan d’action que nous savons d’avance ne cherchera même pas à reconnaître la pertinence du processus contraction/convergence. Il nous faut changer dès maintenant notre mode d’intervention.
by Lire la suiteL’interlude occasionné par la chronique de Josée Blanchette m’a permis de poursuivre la lecture du rapport de Greenpeace international sur le potentiel des énergies renouvelables pour remplacer l’énergie fossile et permettre à nos sociétés à se maintenir. Venant du groupe parmi les plus radicaux, il consacre l’échec – déjà en cours depuis une décennie avec cette initiative – du mouvement à s’attaquer de front aux défis du modèle économique actuel, s’inscrivant directement et explicitement dans le processus. Typiquement, il laisse de coté toute une série de questions sinon préalables au moins complémentaires à celle qu’il pose: est-ce qu’il est possible d’imaginer un monde comme celui d’aujourd’hui alimenté par les énergies renouvelables?
Cela fait longtemps que je prône une meilleure compréhension de la pensée économique chez les groupes de la société civile, pour mieux pouvoir la contester. Il y a quelque temps, j’ai eu l’occasion de voir deux responsables de groupes montrer leur compréhension lors d’un panel, mais ce qui était frappant est que les deux avaient l’air d’être des représentants du secteur. Non seulement ils montraient une certaine compréhension de la pensée, mais ils y adhéraient. Et ils ne sont pas seuls.
Voilà que Greenpeace International, le groupe qui à ses débuts incarnait la marginalité et les revendications radicales, est rendu à ce même stade, finalement, un promoteur du modèle économique. Je trouvais Yves-Marie Abraham presque méprisant dans sa critique des économistes et (bon nombre) des écologistes, alors qu’il les associe à des «gloutons impénitents». La lecture de la cinquième édition du projet de Greenpeace International sur une révolution énergétique est déconcertante, tellement l’image du glouton décrit l’esprit des auteurs, suivant le portrait d’Abraham à la lettre. Pour rappeler ce qu’il appelle la «goinfrerie atavique» associé à cet esprit :
L’approche [qu’il attribue aux économistes et à bon nombre d’écologistes] présente deux avantages très appréciables : elles n’impliquent aucune remise en question fondamentale de l’ordre en place et n’imposent d’efforts véritables qu’aux habitants des pays pauvres. Elles permettent ainsi aux plus riches occidentaux … d’espérer pouvoir continuer à s’enricher, notamment du fait de l’exploitation des ressources naturelles de ces pays du Sud, sans craindre d’avoir à partager ces richesses avec un nombre grandissant d’humains ni à subir les conséquences d’un effondrement civilisationnel. (Creuser jusqu’où?, p.373)
Des questions fondamentales qui ne s’y posent pas
Le rapport ne se pose pas la question, au départ, concernant la volonté même de procéder à la production de ces énormes quantités d’énergies (renouvelables). Il est pris pour acquis qu’il faut maintenir la croissance de l’économie. Le contexte pour cette production proposée est la nécessaire disparition des énergies fossiles – et de l’énergie nucléaire – de nos sociétés, à assez brève échéance. Pour Greenpeace International, il faut bien les remplacer (et plus).
On ne trouve nulle part, par ailleurs, une réflexion sur les coûts des externalités de cette énorme masse d’infrastructures, peu importe qu’il soit pris pour acquis que la mise en œuvre va éliminer la menace d’une de ces externalités parmi les plus importantes, le réchauffement et les changements climatiques. Nulle part (ou presque) dans le document ne trouve-t-on cette sensibilité aux massacres planétaires qui motivaient l’organisme à ses débuts, et depuis longtemps. Pourtant, les énergies renouvelables dont il est question dans le document doivent sortir de la machine à production industrielle derrière bien trop de massacres déjà faits.
À cet égard, et c’est étonnant, le document ne semble pas inclure dans ces modèles une prise en compte de l’énergie qui serait requise pour la production et l’installation de ces infrastructures. Il s’agit du rendement énergétique que le concept de l’ÉROI capte bien. J’ai fait confirmer ma lecture à cet égard par un commentateur occasionnel de ce blogue, Raymond Lutz, et il va dans le même sens, surpris. L’ensemble de cette «transition» vers un monde vert fonctionnant à l’énergie renouvelable semble être prévu sans une comptabilité des besoins énergétiques réels pour le soutenir, dont une bonne partie serait dépendante d’énergie fossile. Il ne se pose même pas la question quant à la façon dont ces énergies renouvelables mais très différentes permettront le fonctionnement des sociétés comme l’énergie fossile le permet actuellement. La mise en place de réseaux électriques, de systèmes d’entreposage et d’autres infrastructures semble constituer tout ce qui est requis.
[Révolution] énergétique?
A Sustainable World Energy Outlook 2015 – 100% Renewable Energy for All intervient donc dans le débat sur l’énorme enjeu que représente les changements climatiques en offrant comme principale contribution la présentation des capacités, sur le plan économique et technique, de ces énergies renouvelables de pénétrer les marchés à un coût raisonnable. Ses partenaires fournissent les perspectives économiques en fonction des marchés qui seront fondamentaux dans la transition imaginée. Le document constitue, en effet, une caractérisation du mouvement favorisant une «économie verte» fondée sur la production de ces énergies. Il reconnaît le budget carbone au départ, mais n’en fournit aucune explication ni de sa compréhension de ce budget ni de l’allocation qu’il juge appropriée; le titre souligne que l’initiative est «pour tout le monde» mais les résultats des travaux sont loin d’arriver à cela; il reconnaît par ailleurs que les avancées à date ne rencontrent pas ses exigences. L’objectif de l’intervention est clair : trouver une façon de maintenir le modèle économique actuel tout en évitant un changement climatique catastrophique.
Le document est une intervention liée à la promotion des énergies renouvelables (avec l’IRENA – International Renewable Energy Agency – et REN21) et signé par deux importants secteurs de cette industrie, le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe. Dans l’Introduction, une curieuse note ouvre la réflexion sur ce qui ne sera pas une priorité dans le document, en dépit de plusieurs références à la volonté de cibler une «convergence» dans l’accès à l’énergie :
Between 2005 and the end of 2014 over 496,000 MW of new solar and wind power plants have been installed – equal to the total capacity of all coal and gas power plants in Europe! In addition 286,000 MW of hydro-, biomass- , concentrated solar- and geothermal power plants have been installed, totaling 783,000 MW of new renewable power generation connected to the grid in the past decade – enough to supply the current electricity demand of India and Africa combined. (p.8, mes italiques)
On note, tout de suite après ce paragraphe, que pendant la décennie en cause, la capacité des centrales au charbon installées est l’équivalente à celle des énergies renouvelables. Beaucoup plus frappant, c’est à peine que le document reconnaît le fait que l’Inde et l’Afrique ensemble représentent probablement un milliard d’êtres humains qui n’ont même pas de l’électricité en 2015; à la page 32, il note – pour la seule fois dans le document, je crois – qu’il y a 1,3 milliards d’humains sans électricité, et 2,6 milliards avec un chauffage et une cuisson rudimentaires.
Cette préoccupation, difficile à éliminer de la réflexion mais renvoyée presque à un statut de fait divers tellement les impératifs économiques dominent l’analyse, mène à la recherche dans le document d’un portrait de la situation en 2050 par rapport à l’année de référence 2012. On n’en trouve tout simplement pas. Dans les sections couvrant les 10 régions identifiées pour les calculs, il y a, au tout début, un sommaire des réductions projetées pour 2050, en termes globaux et ensuite par région. Il est tentant d’essayer d’estimer ce que cela comporte en termes de l’accès à/l’utilisation de l’énergie par personne. Je l’ai fait (aucune idée comment définir l’unité, qui est calculée ici juste pour permettre des comparaisons).
Les améliorations technologiques recherchées et ciblées partout dans le document s’appliquent avant tout aux pays rencontrant en 2012 la description de «gloutons impénitents», et ils restent gloutons en 2050 selon le travail de Greenpeace. On est devant une absence totale de prise en compte disons sociologique par ce travail du fait que plusieurs des pays en cause ont des populations actuellement dépourvues d’un minimum des besoins. On doit même soupçonner que, devant la machine économique qui sert de modèle pour l’étude, même dans les pays pauvres ce sera surtout un faible pourcentage des populations qui «profitera» de l’augmentation de l’énergie utilisée per capita.
La question des transports
Le défi occasionné par les transports refait surface régulièrement, et le sujet est traité dans le dernier chapitre du rapport, dont la conclusion est, finalement, celle de tout le document. Ce défi est essentiellement celui des pays riches, qui ont occasionné les changements climatiques qui en découlent, et tout l’imaginaire du travail porte là-dessus. Reste que l’application de toutes les mesures préconisées laisse un certain libre jeu à ces mêmes pays; l’avant dernière figure du document, 12.16 (303: les figures suivantes peuvent se lire mieux à même le document, surtout pour voir les chiffres des deux dernières), montre que pour l’OCDE Amérique du Nord (lire les États-Unis et le Canada), les petits véhicules n’atteignent même pas le 50% des ventes en 2050…
Finalement, en regardant le défi du coté des pays pauvres, «un ralentissement de la croissance des ventes de véhicules et une limitation ou même une réduction dans la possession de véhicules per capita par rapport au scénario de référence étaient requis. … Aller à l’encontre d’un comportement global qui dure depuis un siècle aurait besoin d’une intervention politique massive en faisant la promotion de transferts modaux et d’utilisation différente des véhicules» (304).
La mobilité dans les pays pauvres se fait actuellement avec – au mieux, en termes «modernes» – des motocyclettes, bon nombre parmi leurs populations restreint toujours aux déplacements à pied. Chaque traitement régional de l’étude débute, suivant le constat global, en soulignant qu’il faut mettre l’accent sur «des incitatifs à conduire des véhicules plus petits et d’acheter de nouveaux concepts, plus performants» (91). Sauf deux :
In 2050, the car fleet in Africa will be significantly larger than today. Today, a large share of old cars are driven in Africa. With growing individual mobility, an increasing share of small efficient cars is projected (131). … In 2050, the car fleet in India will be significantly larger than today. Therefore, a key target is the successful introduction of highly efficient vehicle concepts. In addition, it is vital to shift transport use to efficient modes like rail, light rail and buses, especially in the expanding large metropolitan areas (161).
Les résultats, qu’il faut finalement imaginer
La révolution est, finalement, presque exclusivement technologique, même si sa mise en oeuvre dépend de changements fondementaux dans le comportement des populations. On obtient une idée de la «révolution» en cause en regardant deux figures qui encadrent le chapitre sur les transports. Le chapitre débute en soulignant : «[Les transports représentent] une des parties de la révolution la plus difficile et requièrent une vraie révolution technique» (287); il se restreint aux technologies déjà disponibles. C’était clairement un moment pour une réflexion sur la «transition» dans les pays où dominent toujours des modes de transport qui n’incluent même pas l’automobile et où c’est clairement autre chose que de nouvelles technologies qui vont déterminer l’avenir. Il n’en est rien.
Le travail conclut qu’il faut que cette révolution dans les transports commence dans les mégavilles, en ciblant des systèmes de transports en commun, qui peuvent selon les auteurs être imaginés dans le court terme. «Le transport de personnes dans les mégavilles et autres régions urbaines devra être réorganisé presque entièrement, et le transport individuel doit être complété, si non remplacé, par le transport public en commun». C’était un des points de mon dernier article, et le rapport de Greenpeace souligne que «le principal obstacle est celui des décisions politiques»… Tout ce mouvement favorisant une économie verte plutôt qu’une reconnaissance de la nécessité de changer le modèle dépend finalement d’un changement radical dans le comportement des décideurs politiques pour lequel il n’y a presque aucun fondement. On commence déjà à en avoir une idée en regardant les efforts de préparer un plan canadien pour respecter l’Accord de Paris et qui devra nécessairement, selon le nouveau gouvernement, inclure le maintien de l’exploitation des sables bitumineux.
Presque sans relâche, la discussion par la suite porte sur les changements à apporter aux modes de vie dans les pays de l’OCDE, en élaborant les deux scénarios de la révolution préconisée. On ne trouve aucune discussion sur la façon dont l’Afrique et l’Inde vont passer de la marche et de la bicyclette à autre chose, pour ne parler que des transports. Finalement, ce sont justement les grands utilisateurs qui doivent être ciblés, pour obtenir les réductions dans les émissions qui sont prioritaires. En dépit de quelques phrases sur la nécessité de changements profonds, le document projette une croissance énorme dans les véhicules légers (303), sans nulle part fournir des projections en nombres absolus.
La première figure qui encadre (faute de mieux) la vision de l’ensemble est la 12.2 (289) qui fournit les perspectives pour le scénario de référence; il s’agit de celui bâti sur les travaux de l’Agence internationale de l’énergie et du World Energy Outlook de BP, ni l’une ni l’autre ne cherchant à corriger les tendances lourdes. Nous sommes dans le dernier chapitre, et en dépit de son sujet, les transports, on est toujours à la recherche des résultats per capita. (Il faut chercher avec attention dans le texte pour confirmer que la figure porte seulement sur les transports.)
La figure 12.18 (305, pas affichée ici) fournit le portrait de la consommation énergétique dans les transports selon les trois scénarios du rapport et selon les technologies, montrant la folie des tendances actuelles par rapport à ce qui est proposé par Greenpeace dans ses scénarios de révolution énergétique et de révolution énergétique avancée. La figure 12.19 (306) conclut la présentation, et le document, et contraste avec la figure 12.2 ci-haut. On introduit la figure en soulignant que ces scénarios exigent une combinaison de changements de comportement et d’énormes efforts technologiques pour atteindre les cibles. Et la dernière phrase de la section : «La principale différence [par rapport au scénario de référence] est une distribution plus égalitaire de la demande en énergie pour les transports dans les différentes régions, cela en fonction de l’énergie utilisée par personne pour les transports» (306).
C’est la dernière page du document, il ne fournit pas les chiffres pour «l’énergie utilisée par personne» et il ne cherche même pas à commenter ce qui est très loin d’être une distribution égalitaire» selon la figure. Il n’y a pas de conclusion pour le tout…
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La chronique de Josée Blanchette dans Le Devoir du 26 février reprend un thème qui me préoccupe depuis longtemps, soit l’incapacité des groupes de la société civile à intervenir là où ils savent que c’est essentiel. Je notais dans mon dernier article que les questions de démographie semblent aboutir souvent à des dérapages dans les analyses même des experts. Dans la chronique de Blanchette, c’est la question de la viande et des impacts des élevages, et donc de la consommation de la viande elle-même. Le visionnement de Cowspiracy (une heure et demi qui valent la peine) est déconcertant par la masse d’informations fournies que nous connaissions déjà en bonne partie, mais qui insiste.
Dans les entrevues qu’elle a faites avec Laure Waridel et avec Karel Mayrand pour la chronique, ces deux soulignent la difficulté d’intervenir face aux défis, Mayrand ajoutant celui du rôle de l’automobile dans notre civilisation. Dans mon prochain article, je vais revenir sur cette problématique en commentant le document de Greenpeace International sur le potentiel des énergies renouvelables (100% de capacité à fournir l’énergie requise par l’humanité…).
Ce qui frappe dans la brève citation de Mayrand est son constat que la population ne tolère pas des interventions touchant les «dogmes» de la société – et son rejet des critiques des groupes par Cowspiracy, critiques difficiles à contourner. Ensemble, l’attachement à la viande et à l’auto représente quand même des enjeux touchant une bonne partie des émissions responsables pour les changements climatiques, mais aussi – c’est l’accent de Cowspiracy – la perte directe de biodiversité dans toutes ces formes pour produire la viande, en complément à la perte «indirecte» que représente la menace des changements climatiques. Ajouter à cela un discours insistant sur une réduction dramatique de notre consommation de produits de l’industrie et nous sommes devant une situation où on comprend plus facilement l’incapacité des gouvernements à développer des plans d’action en la matière : les populations des pays riches sont fortement investies dans des comportements qui sont en contradiction avec les changements requis pour éviter la catastrophe.[1]
Rôle de la société civile – et des individus
Par pure coïncidence, je viens de commencer la lecture du livre de Gar Alperovitz, America Beyond Capitalism (2005), suite à des références de Gus Speth. Et voilà, dès les premiers paragraphes, ce militant de la première heure se situe, nous situe :
It is not only necessary but possible to « change the system ».. When I worked in the Senate in the early 1960s, it was for Gaylord Nelson – the founder of Earth Day. The idea that environmental issues might one day become important in America seemed far-fetched then. Everyone knew this was a nonstarter. I witnessed close at hand the rise from « nowhere » of what once had been called « conservation » to become the « environmental movement ». I view current setbacks and political obstacles with a certain historical sense of the possible, and I view long-run change coming « out of nowhere » as always – minimally! – conceivable.[2]
Derrière les brefs commentaires de Waridel et Mayrand dans la chronique de Blanchette se trouve un constat troublant. Quand les groupes constatent que les défis qu’il faut relever vont à l’encontre de «dogmes» de la population (tels qu’ils les conçoivent), ils réorientent leurs interventions pour éviter de se «faire ramasser». Ils interviennent régulièrement maintenant – depuis longtemps, en fait, et vertueusement – pour un meilleur aménagement de nos villes et pour un transport en commun plus efficace. Ils savent en même temps que de tels objectifs sont devenus des priorités parce que notre affaire avec l’automobile a fait dévier nos interventions sociétales depuis des décennies, et vont empêcher la reconnaissance des objectifs qu’ils prônent. Cela tant que l’automobile restera au cœur de notre société de consommation.[3] Il est impératif que le «mouvement environnemental» cible aujourd’hui des changements systémiques nouveaux par rapport à ceux des années 1960.
Je viens de recevoir un message de la Fondation David Suzuki, où Mayrand est le directeur général, intitulé «Accumulez-vous des milles Aéroplan?». Je m’attendais naïvement à une intervention soulignant que la vie des babyboomers à la retraite (probablement pas leur membership de base…) centrée sur des voyages se bute à une autre source d’émissions importante: le transport aérien constitue le secteur des transports le plus difficile à gérer en matière de réductions de gaz à effet de serre (GES). Il n’en était rien pour le message : la Fondation sollicite le don des milles de ses membres pour permettre les «déplacements essentiels» de ses dirigeants (comme pour la COP21 en novembre-décembre). Ces dirigeants peuvent appuyer les constats de Blanchette, et aller plus loin pour constater que l’agriculture est peut-être même la plus importante source d’émissions de GES, avant les transports (lire : l’automobile); leurs interventions en matière d’agriculture et d’alimentation restent bien timides à cet égard, comme celles face à l’auto.
Je ne sais même pas comment me situer moi-même dans tout ceci. J’ai soupé avec les responsables de l’Association humaniste avant ma présentation chez eux il y a deux semaines, et j’ai commandé un repas d’agneau, viande que j’aime beaucoup et qui n’est pas souvent au menu. Un peu plus tard, un membre de l’Association s’est joint à nous. C’est quelqu’un qui commente mon blogue de temps en temps, et il s’est exclamé en voyant mon assiette : vous mangez de la viande?! Lors du dîner le même jour, un autre ami a noté que j’avais choisi le couscous aux merguez, alors qu’il s’était permis de présumer que j’aurais choisi le couscous végétarien, juste au-dessus dans le menu. Comme pour l’agneau du souper, je ne mange pas souvent le merguez, et je profitais de l’occasion. Finalement, comme Mayrand, je suis omnivore, et comme Pineau, pas végétarien en partie pour des raisons familiales. Cela ne diminue pas le fait que, au minimum, la limitation de la viande à un rôle de condiment pour des plats surtout végétariens est incontournable dans nos sérieux efforts de concevoir l’avenir.
Pire, comme Mayrand, je me suis permis plusieurs voyages ces dernières années, voyages dont les GES qui leur étaient associés étaient probablement à chaque fois plus importantes par deux fois que celles de ma Prius pendant l’année. Je sentais une certaine culpabilité en faisant ces voyages «essentiels» en Chine, mais mon alternative était de tout simplement rester chez nous. J’y suis allé donc quatre fois, et peu importe qu’ils n’étaient pas pour le plaisir, mais pour mieux comprendre le fonctionnement de ce pays où mon journaliste d’antan ne voit que celui d’un pouvoir dictatorial mais que je vois comme offrant des pistes pour le changement systémique qui s’imposera, je fonçais dans les émissions.
À la fin de mon voyage de 2011, lors d’une rencontre avec le directeur de l’Institut d’études urbaines et environnementales de la Chinese Academy of Social Sciences à Beijing, j’échangeais avec lui sur le rôle de l’automobile en Chine. Le contexte : sa correction de mon sens que les réserves de charbon de la Chine étaient de près de 200 ans, réserves qu’il ramenait à environ 45 ans. Le charbon est pourtant presque inévitablement la source de l’électricité pour alimenter la flotte d’automobiles que la Chine voudrait augmenter dramatiquement. Et face à notre constat de la congestion déjà impressionnante dans les villes chinoises, il ajoutait : le Chinois de la classe moyenne pourra facilement se satisfaire de tout simplement voir et faire voir son auto stationnée dans sa petite cour en avant, sans même l’utiliser…
Les travaux récents du DDPP et de Greenpeace International mettent de l’avant, parce que c’est incontournable, un changement «systémique» – pour reprendre le terme d’Alperovitz – dans les transports, mais c’est fascinant de voir comment cela est saupoudré d’une reconnaissance un peu partout que l’automobile domine et va continuer à dominer, de toute évidence. Le changement systémique relève du rêve dans ces travaux, qui cherchent à formuler les pistes pour permettre d’atteindre non seulement les pistes de l’Accord de Paris, beaucoup trop restreintes, mais un changement systémique dans la société elle-même. Ils n’y arrivent qu’à force d’énormes efforts de l’imagination.
Nos vies remplies de contradictions appellent une meilleure prise de conscience et un meilleur comportement. Reste que nos gestes comme individus, même dans les pays riches, ne représentent pas le changement systémique qu’il faut tant que nous n’aurons pas atteint la masse critique, le rejet des dogmes et des comportements en train de saccager notre seul milieu de vie, non seulement chez nous, mais sur la planète entière.
Le «dogme» démographique
Reste donc à comprendre les groupes, qui semblent ainsi reconnaître, par deux de ses intervenants les plus connus, qu’ils ne s’attaquent pas aux principaux défis qui menacent quand même la civilisation elle-même. Pierre-Olivier Pineau complète le portrait assez bien dans la chronique, soulignant l’intertie qui nous empêche de prendre les décisions qui s’imposent. C’est intéressant à cet égard de revoir un autre échange dans la chronique de Blanchette pendant la COP21 au début de décembre. Waridel et Mayrand y étaient encore en cause.
Blanchette racontait la réflexion d’une étudiante dans le cours qu’elle avait visité : «Isabelle soulève la question des enfants : « Le géographe et professeur Rodolphe de Koninck dit que, dans un monde ‘soutenable’, on ne devrait pas avoir d’enfant. En tout cas, pas plus qu’un »». La semaine suivante, De Koninck corrigeait le tir pour Blanchette :
La semaine dernière, une étudiante interviewée ici a prêté des propos sur la natalité et la surpopulation au professeur et géographe Rodolphe De Koninck. Celui-ci m’a écrit pour rectifier les faits et me dire qu’au contraire, il ne préconise en rien la dénatalité : «Je pense plutôt qu’il faut fournir aux familles qui le souhaitent la possibilité d’avoir au moins deux enfants. […] La surpopulation est un mythe, le problème démographique, s’il en est un, ne relevant nullement du nombre d’habitants de la planète, mais bien de la façon dont une minorité d’entre eux l’habitent. Cette minorité prédatrice se retrouve essentiellement dans les pays riches.» Toutes mes excuses au nom de l’étudiante pour cette interprétation imaginative.
Finalement, De Koninck revient indirectement dans ce commentaire sur un court texte qu’il a écrit dans Les nouveaux cahiers du socialisme : La décroissance pour la suite du monde (n.14, 2015). «Une décroissance de la production agricole mondiale est-elle souhaitable?» souligne le caractère prédateur et destructeur de l’agriculture industrielle et propose qu’une agriculture paysanne pourrait mieux nourrir la population humaine. Sous-entendu dans le texte, en partie, et qu’il ne rend pas explicite, est ce qui est présenté directement dans Cowspiracy. C’est que l’on ne peut proposer cela, et se permettre des familles «normales», que dans une perspective qui réduit dramatiquement l’empreinte écologique de la minorité prédatrice de l’humanité, les populations des pays riches.
On voit ici une sensibilité envers une autre des problématiques («s’il en est une», dit De Koninck) marquant notre civilisation, où on a vu la population humaine tripler pendant une seule vie humaine (la mienne); c’était un comportement de cervidés dont on connaît le cycle de vie… On voit la même sensibilité dans les sources de l’article d’Yves-Marie Abraham que j’ai commenté dans mon dernier article et même chez Abraham lui-même. Le titre de son article, «Moins d’humains ou plus d’humanité ?» signalait par indirection et suggestion, comme chez DeKoninck – par le questionnement – , une profonde critique de notre style de vie prédateur, sans pour autant rejeter du revers de la main le défi que représente l’effort de bien vivre de la part de 7,5 milliards d’humains (avec plus à venir) sur cette planète sérieusement endommagée.
L’UQCN (ancien nom de Nature Québec) s’est «faite ramasser» – pour utiliser l’expression de Mayrand – en intervenant sur la question en 1991 dans son magazine Franc-Nord par une chronique «Une politique familiale … ou nataliste ?» de Luc Gagnon et Jean-Pierre Drapeau (vol.8. n.4, p.9-12), cela faisant suite à un éditorial de son CA l’automne précédent (j’en étais président). La réponse d’un chroniqueur du Journal de Montréal : les deux auteurs étaient des crétins… Les crétins sont toujours à l’œuvre et même si, comme pour Alperovitz, ils ne semblent pas réussir, cela ne semble pas être une justification pour poursuivre dans des efforts de sensibilisation de la population et des décideurs qui détournent l’attention des véritables objectifs qui s’imposent…
MISE À JOUR (en fait, c’est du rattrapage…) le 15 mars 2016
Dans une intéressante note de recherche publiée au début de février, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) intervient là où certains groupes semblent réticents. La note, «Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec», fournit une analyse de stratégies économiques en matière de transports, pas mal dans la lignée des efforts des économistes hétérodoxes de maintenir le modèle économique actuel, et la contribution la plus intéressante est plutôt ailleurs.
La note de l’IRIS montre que la voiture électrique ne représente pas une piste intéressante pour répondre aux enjeux touchant le transport des personnes et sa dépendance totale aux énergies fossiles; en fait, il montre que le transport par véhicule privé ne représente pas une piste intéressante. Comme la note le souligne, une telle orientation est à l’envers de celles marquant les projets d’investissements du gouvernement du Québec pour la prochaine décennie. Par contre, un remaniement ministériel récent a mis un membre de l’équipe économique du gouvernement Couillard à la tête du ministère des Transports…
Cela est dans le contexte québécois, et lorsque la réflexion est étendue aux défis globaux, le constat est encore plus frappant dans son rejet de l’approche technologique en appui à l’intérêt individuel. La note sert de rappel pour d’autres interventions antérieures dans le domaine. En 2011, Vivre en ville et Équiterre ont publié Changer de direction : Pour un Québec libre de pétrole en 2030. Il s’agissait d’une belle synthèse des connaissances acquises à travers le monde doublée d’un ensemble de propositions tout à fait cohérentes et qui allait dans le sens d’une réduction dramatique du recours à l’automobile privée. Il insistait qu’«assumer pleinement l’objectif de réduire l’utilisation et le nombre d’automobiles» n’était pas «une déclaration de guerre à la voiture, qui a tout à fait sa place au sein d’un ‘cocktail transport’ bien dosé» (69) mais le rapport est quand même assorti de suggestions sur des «dissuasions concrètes à l’endroit du trafic automobile» (85). Le travail était également assez perspicace face à l’idée que l’électrification va régler les problèmes (99-10. Il termine, comme c’est le mot d’ordre depuis des années maintenant et presque sans effet, avec une conclusion intitulée «L’urgence d’agir»…
Il semble que presque tout ce qui a été retenu des interventions visant des changements radicaux dans les transports depuis cinq ans est justement le rêve technologique et l’idée d’électrifier les transports. En 2013, Pierre-Olivier Pineau était intervenu déjà dans le journal Nouveau projet (…) pour souligner que c’était une fausse piste, ce qui devient encore plus évident avec cette récente note qui sert, finalement, de rappel. Même si les groupes ne se font pas toujours ramasser, ils n’ont pas toujours beaucoup d’impact.
Pour le sens contraire de la situation venant des promoteurs de l’économie verte, dont Dialogues pour un Canada vert, voir le blogue de Pierre Langlois du 7 mars dernier, fondé sur l’expansion énorme du transport électrique.
[1] Dans mon article sur le post COP21, je note la critique de Marc Jaccard à l’effet que le marché de carbone et les taxes sur le carbone ne représentent pas des interventions efficaces parce qu’ils exigent aux gouvernements d’aller à l’encontre, et explicitement, des dogmes de la population – ce qu’ils ne feront pas. Sur cette question, voir aussi l’article de Christian Simard mentionné dans la note 2.
[2] Alperovitz se penche sur des enjeux socio-politiques, et a publié un autre livre en 2013, What Then Do We Do?. Un récent article de février 2016 commente même la campagne de Bernie Sanders. Évidemment, le défi pour ceux qui s’attaquent aux enjeux touchant les fondements écosystémiques de tout développement socio-politique sont différents, peut-être encore plus exigeants.
[3] Le matin même que j’écrivais ces lignes, Christian Simard de Nature Québec intervient avec un texte dans Le Devoir qui associe justement une diminution du nombre d’autos avec les questions d’aménagement et de transport en commun.
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