Un bilan – et une projection

Le bilan

Martine Ouellet avait montré pendant des années dans l’opposition qu’elle avait une maîtrise de ses dossiers touchant les ressources naturelles. Il n’a pris qu’une semaine pour voir cette maîtrise rejetée par la Première ministre, une fois le PQ porté au pouvoir. Alors qu’elle s’est exprimée à l’effet qu’elle ne voyait pas le jour où la technologie du fracking pourrait être justifiée sur le plan environnemental, elle a été convertie rapidement en une ministre qui prônait l’exploitation des ressources énergétiques nécessitant cette technologie, au cas où il y en ait sur le territoire québécois.

On comprend assez facilement que la ligne de parti transforme l’expertise de certain(e)s en positionnement plutôt flou, pour la cause. Ce qui est bien plus intéressant dans ce cas est le positionnement de la Première ministre, dès son accession au pouvoir. Ce positionnement était le reflet de plus de trente ans de connaissances approfondies des enjeux auxquels les gouvernements doivent faire face. Pour le commun des mortels, comme pour les premières ministres, l’exploitation des réserves d’énergie fossile représente une entrée dans le monde des riches, à l’instar des Arabie saoudite, Norvège et Alberta de ce monde.

Le gouvernement péquiste n’avait pas besoin d’attendre le plus récent rapport de la Chaire en fiscalité et finances publiques de l’Université de Sherbrooke pour savoir que l’avenir des finances publiques comporte des risques exceptionnels. Assez clairement, mais sans le dire aussi ouvertement que le Parti libéral et la CAQ, la priorité pour le gouvernement était le développement économique et les revenus qu’il pouvait imaginer associés à du succès de ce coté. Ont suivi aussi une série de mesures fiscales qui cherchaient à réduire les dépenses, histoire d’atteindre un budget équilibré le plus rapidement possible (mais pas aussi rapidement que voulu…).

Au fil des 18 mois au pouvoir, le gouvernement Marois a donc transformé des engagements électoraux de caractère social-démocrate en modulations des décisions libérales et a pris le chemin du développement pétrolier : appuis aux projets de pipelines (et par implication, à au moins une installation portuaire pour le transbordement) et annonce de l’intention de faire de l’exploration à Anticosti et dans le Golfe du Saint-Laurent pour voir le potentiel. (En parallèle, on doit noter en passant sa reconnaissance du bien-fondé politique de l’opposition populaire à l’exploitation gazière dans les régions habitées de la vallée du Saint-Laurent.)

Le gouvernement a annoncé en même temps son intention de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) du Québec, non pas de 20% comme proposait le gouvernement Charest, mais de 25%, la cible minimum proposée par le GIEC. Au fil des mois, l’engagement s’est montré irréaliste, et le plan d’action sur les changements climatiques promis par le ministre de l’Environnement est resté un plan non produit. La Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) a été mise sur pied avec l’intention probable et tout à fait acceptable de faire le portrait de la situation et fournir des perspectives pour les prochaines années, voire décennies; pourtant, toute une série d’annonces dans le domaine énergétique a été faite avant même le dépôt du rapport de la CEÉQ. Et ce rapport soulignait l’irréalisme de l’objectif d’une réduction de 25% des émissions de GES.

Les objectifs économiques du gouvernement n’arrêtaient pas là. Les grandes orientations du Plan Nord du gouvernement Charest étaient retenues, sans le moindre effort de prendre en compte et de comptabiliser les émissions de GES qui pourraient y être associé. À l’automne, le BAPE, cherchant à concilier l’intérêt économique du projet et les importantes émissions de GES qui seraient produites, a recommandé le projet de construction d’une grande usine d’engrais dans le parc industriel de Bécancour favorisé par le gouvernement. Dans les mois précédant la campagne électorale, le gouvernement a même annoncé un autre grand projet, celui de la cimenterie de Port Daniel, en Gaspésie. Encore une fois, le gouvernement investissait dans un projet qui rendrait davantage irréaliste la volonté exprimée de réduire les émissions de GES à -25% celles de 1990, pour 2020.

Dans mon analyse du rapport de la Chaire en fiscalité et en finances publiques déjà mentionnée, j’ai souligné les œillères qui caractérisent le rapport. Celui-ci souligne, sur la base de données et de projections sérieuses, une situation «apocalyptique» – le terme est du directeur de la Chaire, Luc Godbout – pour les finances publiques, soit des déficits structurels permanents se mettant en place dans les prochaines années. Des scénarios pour éviter un tel résultat comporte des décisions politiques et des changements de comportement finalement irréalistes – aussi irréalistes que les scénarios qui cherchent à nous montrer des voies pour éviter l’emballement du climat, et dont le rapport ne parle pas.

Comme finalement presque tous nos politiciens, le gouvernement Marois portait les œillères des économistes et cherchaient à éviter la situation «apocalyptique» projettée par eux, en fonçant sur le développement économique. Comme d’habitude, les externalités ne figuraient pas au même plan dans ses calculs. Pourtant, le geste d’enlever les oeillèures – un geste tout à fait raisonnable – aurait montré que la poursuite tous azimuts du développement économique risquait de se faire au dépens de l’autre «apocalypse», celle des changements climatiques. Il n’y a presque pas de gestes sur le plan économique qui va dans la bonne direction à cet égard.

Et la projection

Le gouvernement Couillard débute en mettant les œillères de façon explicite. Le nouveau premier ministre se distinguait des autres chefs pendant la campage en insistant : la priorité est l’économie et les emplois, dit-il, et l’environnement est une préoccupation bien secondaire. Le gouvernement socialiste de François Hollande a vu les mêmes défis il y a deux ans, et a promis de mettre l’accent sur la croissance économique comme moyen d’éviter le mur. Les récentes élections municipales en France consacrent son échec à cet égard.

Il y a lieu de croire que le gouvernement Couillard, ayant déjà en ce sens des orientations encore plus explicites que les socialistes, voire les péquistes, risque de se buter à une situation analogue. L’équipe de Luc Godbout projette une croissance économique pour la période de 2015 à 2050 entre 1,4% et 1,3%, même si des économistes au ministère des Finances (et M. Couillard) ne peuvent éviter la tentation d’espérer plus. Alors que les économistes jugent mystérieux les fondements qui exigent de telles projections à la baisse, ils semblent reconnaître que la croissance économique est en déclin aussi dramatique que la croissance démographique et que ces tendances sont permanentes.PIB Canada et Québec 1960-2009 v.iv14

Le gouvernement Marois n’a pas voulu débattre de son budget déposé à la veille du déclenchement des élections. Le gouvernement Couillard va débuter son règne avec le dépôt d’un budget. À l’image de ses engagements, il va projeter un développement économique tous azimuts, suivant à maints égards les orientations du gouvernement Marois et du gouvernement Charest. Digne du modèle fourni par le gouvernement Harper, on peut présumer qu’il n’y aura plus de sérieux engagements – et surtout pas de gestes – en matière d’émissions de GES.

Reste que la croissance économique anémique et en déclin depuis des décennies – pour devenir nulle ou négative? – ne semble pas si mystérieuse que cela. Dans le fond, tout en reconnaissant d’autres facteurs, il semble raisonnable d’y voir l’impact de nos déficits écologiques cumulatifs, traduit par la hausse de prix de nombreuses ressources, surtout celles énergétiques. Les récessions depuis des décennies ont suivi des hausses du prix du pétrole…

Un refus d’adhérer à des objectifs jugés essentiels et urgents par le GIEC ne changera pas beaucoup la donne. Les coûts se manifestent de plus en plus, et la hausse de ces coûts risque d’être aussi permanente que les baisses démographiques et de croissance économique. Il y a raison de croire que le gouvernement Couillard sera pendant 4 ans ce que le gouvernement Marois cherchait à éviter pendant ses dix-huit mois, un gouvernement obligé de gérer les effondrements du modèle économique en cours, quitte à empirer la situation en fonction de son port d’œillères. Le gouvernement Couillard risque de connaître l’expérience du gouvernement Hollande.

Une piste de transition

L’équipe de Godbout a choisi de ne pas faire des changements dans les politiques fiscales actuelles pour fonder ses projections. Québec solidaire propose dans ses interventions de changer ces politiques fiscales et de chercher ainsi une augmentation des revenus de l’État auprès des plus riches de la société. Il est certainement possible d’aller chercher de nouveaux revenus de cette façon, et c’est une façon d’éviter les perturbations sociales qui viendront des efforts de réduire les dépenses gouvernementales par les programmes que l’on appelle d’austérité.

L’approche de Québec solidaire suit néanmoins celle des économistes avec leurs œillères, en oubliant de comptabiliser les autres coûts «apocalyptiques» associés aux externalités environnementales et sociales. Même si QS, contrairement aux autres partis, reconnaît ces externalités, son bilan est incomplet. Intégrer de tels coûts dans le calcul permettrait à QS de mieux situer ses propositions, dans le cadre d’une «transition» qui ne sera ni écologique ni sociale – ni douce – comme nous la voudrions, mais qui nous permettrait d’être mieux positionnés face aux effondrements du système. Il y a risque qu’une sorte de souveraineté vienne d’elle-même.

 

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Les inégalités : cadre plus immédiat pour les enjeux écologiques

Forum économique mondial : les risques 2014

Chaque année, la lecture du rapport sur les risques globaux produit par le Forum économique mondial (Davos) constitue un moment qui rend davantage préoccupantes mes analyses et mes perceptions déjà bien ancrées. Finalement, les risques identifiés – classés entre autres par genre et par âge, où presque sans exception les femmes et les jeunes perçoivent les risques comme plus importants – ciblent bien, selon ma compréhension de la situation. Mais le texte qui les présente semble écrit par les hommes et les plus vieux. Plus important, les décisions face à ces risques seront prises par ces mêmes groupes et, tout comme dans le texte lui-même, on y voit une contradiction constante entre la conviction qu’il y ait besoin d’une croissance économique renouvellée et le constat que cette croissance est la source de bon nombre des problèmes, des risques. Le modèle économique est omniprésent, même si dans un habit différent, et on sent qu’il ne fournit pas les réponses, même aux auteurs.DSC02055

Les inégalités à travers les sociétés humaines (cliquez sur la photo) ont été identifiées par les leaders de Davos dans un rapport de novembre 2013 comme la deuxième préoccupation la plus importante pour l’avenir en termes de tendances et le PEW Research Centre y va de sa couverture du travail: la tendance vers les inégalités suit seulement celle touchant la zone de guerre qu’est le Moyen Orient actuellement dans la liste.

Dans le rapport de 2014 lui-même sur les risques systémiques globaux, ces inégalités sont classées quatrième, avant même les risques associés aux changements climatiques.

La NASA : les risques d’effondrement

Tout récemment, The Guardian a publié un article ”NASA-funded study: industrial civilisation headed for ‘irreversible collapse’?” résumant les propos d’une étude commanditée par la NASA (National Aeronautic and Space Administration des États-Unis). «La survie de la civilisation en cause» dans la bande annonce des nouvelles de Radio-Canada passait brièvement ici pour en signaler la nouvelle.

L’article paraîtra dans Ecological Economics en avril, mais les auteurs ont déjà publié une version préliminaire du modèle en cause.  sous le titre ”A Minimal Model for Human and Nature Interaction”. Contributeur clé à l’effondrement modélisé : les inégalités croissantes entre les élites et les pauvres. L’article de 2012 fournit une idée de la façon dont le modèle est bâti et montre plusieurs étapes de sa complexification. Les composantes du modèle HANDY – population, eau, climat, agriculture, énergie – rappellent celles de Halte à la croissance, mais les auteurs insèrent leurs projections et leurs analyses dans un contexte historique de plus en plus reconnu, celui de l’effondrement de civilisations. En fonction de ces cinq paramètres, le modèle est donc conçu pour suivre les interactions, d’une part, de l’évolution de la capacité de support des écosystèmes mais, d’autre part, de la stratification économique des sociétés entre des riches (Elites) et des pauvres (Commoners) – les inégalités. Selon les conclusions de ce travail, d’après The Guardian, la situation actuelle dans le monde est telle que l’effondrement de la civilisation actuelle sera difficile à éviter, cela dans les prochaines décennies.

L’intérêt du modèle, qui semble beaucoup moins complexe et plus théorique que celui des chercheurs du MIT derrière Halte à la croissance, se trouve surtout dans son effort d’introduire le facteur socio-économique dans la réflexion. Comme c’est le cas pour un ensemble d’organisations internationales et même nationales, on doit bien présumer que la NASA commandite une multitude d’études touchant ses champs d’intervention et n’en entérine pas nécessairement leurs conclusions, dont celles de cette étude. Reste que la NASA montre avec cette commandite – comme le ministère de la Défense des États-Unis l’a fait par rapport aux changements climatiques il y a déjà quelques années – une capacité de tenir compte de risques qui ne semblent pas être à l’ordre du jour des politiciens de la planète.

McQuaig et Brooks : le mouvement de fond

Je viens de terminer un nouveau livre (2012) de Linda McQuaig, auteure fascinante et candidate du NPD défaite de peu récemment dans une élection complémentaire à Toronto – dans un fief conservateur. Billionaires’ Ball : Gluttony and Hubris in an Age of Epic Inequality comporte des présentations assez approvondies de nombreux enjeux financiers et économiques, et il faut bien croire que cela explique que Neil Brooks est co-auteur de l’ouvrage; Brooks est directeur du programme gradué en Taxation de Osgood Hall Law School à Toronto.

Vers la fin du livre, McQuaig commente une tendance aux États-Unis (et ici au Canada?) qui est commune à la droite et à la gauche, les menant, pour différentes raisons, à abandonner l’effort de corriger les inégalités dans la société, pour mettre l’accent sur l’objectif d’éliminer la pauvreté. Dans une chronique de février dernier, Éric Desrosiers souligne justement que le président Obama, dans son récent discours sur l’état de l’Union, a fait pourtant de ces inégalités une priorité pour ses interventions à venir. Pour McQuaig et Brooks, la gauche a abandonné cet effort face à un mouvement bien orchestré de la droite qui rend tout ciblage des riches presque perdu d’avance. Ceci est en contraste total avec le contexte politique qui a suivi le New Deal de FDR, où il y avait des taux d’impositions sur les riches autour de 70%, le double du maximum aujourd’hui.

McQuaig et Brooks insistent sur l’importance des inégalités dans la plupart des pays riches (et pauvres – l’inégalité en Chine est l’équivalent de celle aux États-Unis), et Desrosiers y va avec des chiffres impressionnants : «95 % des gains de revenus depuis la Grande Récession de 2009 sont allés aux 1 % les plus riches et 90 % des moins riches ont continué de s’appauvrir, selon le Fonds monétaire international (FMI)». Sa chronique termine avec une citation de l’ancient secrétaire américain au Travail Robert Reich, qui se demandait dans un récent blogue, «Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grabuge? … Les réformes sont moins risquées que les révolutions, mais plus on attend et plus on risque de se retrouver avec la seconde option.»

Contexte pour mes propres travaux (suite…)

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Le Japon, éclaireur des pays riches? (bis)

Paul Racicot pose une série de questions en lisant mon dernier article sur l’équité entre les générations: «Et qu’en est-il de la population japonaise vieillissante ? Comment fait-elle face à ce phénomène ? Qu’en sera-t-il de son avenir – d’un point de vue démographique – en regard de sa faible entrée d’immigrants dans sa population ?» Une réflexion en guise de réponse.Japon pyramide des âges

J’ai déjà publié mes réflexions sur cet ensemble de questions, dans un article de mai dernier. Racicot pose ses questions à partir de la deuxième partie de mon article sur l’équité entre les générations, où je mets l’accent sur le facteur démographique (alors que c’était le facteur économique auquel je réfléchissais dans mon premier article sur le Japon). Je ne sais pas pourquoi il cible le Japon plutôt que d’autres, mais cela me permet une nouvelle réflexion.

Je ne connais pas le Japon de façon particulière, mais je sais d’abord qu’il s’agit d’une île (archipel), et cela situe l’enjeu démographique : dans les pays continentaux, une population en surabondance ou poussée par celle dominante qui s’étend peut toujours espérer (en principe) migrer quelque part. Cela donne aujourd’hui d’intéressantes populations de «minorités» dans le sud-est asiatique, par exemple. Sur une île, il n’y a pas beaucoup d’options pour la migration. Dans le cas du Japon, la densité de la population est élevée, avec 339,7 habitants/km² sur l’ensemble du pays en 2009 et 1 523 habitants/km² en ne considérant que les zones habitables – considérable, même si c’est seulement le tiers de la densité du Territorie palestinien occupé, celle-ci proche de la densité de l’île de Montréal, qui a une densité de 3 861,6 habitants/km2… Bref, la question de la taille optimale et même maximale de la population se pose assez directement sur une île ou dans une enclave, même si, dans un monde surpeuplé partout, la distinction n’est pas si importante que ça, comme je soulignais en publiant l’autre article avec l’illustration de la planète Terre vue par les premiers astronautes – c’est toute une île…

Mon premier reflexe en lisant la série de questions de Racicot est de me référer à The Security Demographic : Population and Civil Conflict After the Cold War (le document ne semble plus accessible en ligne, et je l’ai donc déjà mis sur mon site). Il s’y trouve une série d’analyses en fonction de quatre facteurs de stress démographique : une forte proportion de jeunes dans la population ; une croissance urbaine rapide ; compétition pour les terres arables et l’eau ; mortalité venant de VIH/SIDA frappant la population adulte. Différents pays se trouvent devant différents défis en fonction de la présence variable de ces stress. La «sécurité démographique» du titre du livre est la stabilisation des enjeux démographiques décrits.

L’historique du Japon à travers une proportion très importante de jeunes dans la période autour de la Deuxième Guerre mondiale se présente aujourd’hui avec une fertilité basse et une proportion de jeunes dans la population également basse. Japon pourcentage jeunesAujourd’hui, les experts ont tendance à trouver une telle situation presque alarmante, même si la situation inverse de la première moitié du siècle dernier l’était beaucoup plus, à en juger par ses conséquences…

Le premier facteur de stress est bien sous contrôle. C’est le troisième qui me paraît pertinent pour répondre aux questions de Racicot. Le Japon figure parmi les quelques pays au monde où l’absence de terres arables est jugée extrême ; il n’y a que 0,04 ha par personne, environ la moitié du seuil critique et le cinquième de ce qui est jugé adéquat, soit 0,2 ha par personne. Pour plusieurs pays, une telle situation est le résultat de conditions géographiques, mais assez souvent, elle est plutôt le résultat d’une augmentation importante de la population. Pour ce qui est de celle du Japon, sa population est passée de 44 millions en 1900 à 92 millions en 1960 à 128 millions aujourd’hui.

La réponse à une telle situation se trouverait, pourrait-on croire, du coté de l’importation des denrées alimentaires. À cet égard, il est intéressant de noter que le Japon se trouve voisin de la Chine (0,1) et de la Corée du Sud (0,04) et pas loin de l’Inde (0,15). Dit autrement, on peut presque trouver dans ces quelques pays le défi souligné à répétition par la FAO à l’effet que des crises alimentaires se profilent à l’horizon. Japon carteLa Corée du Sud et le Japon se trouvent dans la catégorie d’extrême stress démographique, la Chine et l’Inde dans la catégorie de grand stress. Ensemble, il s’agit de prés de 3 milliards de personnes qui se trouvent dans des pays incapables de les nourrir à partir de leurs propres ressources.

Pour répondre donc à la question : le Japon se trouve avec une population trois fois celle d’il y a 100 ans mais en voie de réduire, tranquillement, cette population. Ce faisant, il s’oriente vers une baisse éventuelle du niveau de stress en cause, mais cela ne se fera pas sentir pour longtemps et le pays sera exposé à des risques et des coûts importants face à la concurrence prévisible pour les denrées alimentaires dans les prochaines décennies.

Seuls les économistes (et ceux qui les prennent comme guides) favorisent toujours une croissance démographique finalement n’importe où, histoire d’y trouver une composante importante de la croissance économique. De façon plutôt spontanée, le Japon rejette une telle orientation ; la Chine, avec la loi d’un seul enfant, a évité l’ajout d’environ 400 millions de personnes à sa population, même si des démographes et des économistes semblent toujours favoriser une reprise de sa croissance démographique ; l’Inde pour sa part ne donne pas d’indication d’une stabilisation de sa population, qui risque dans quelques années de dépasser celle de la Chine (j’ai déjà fait un petit calcul à cet égard : l’Inde connaît l’ajout net à sa population de plus de 50,000 personnes, par jour).

Dans ce contexte, la formulation de la dernière question de Racicot semble fournir une indication d’où elle vient, soit du pays du modèle économique. La réponse: les stress démographiques du Japon seront moindres s’il n’y a pas d’immigration. Pour un pays destiné à connaître quand même des stress extrêmes dans son effort de nourrir sa population, il s’agit d’une bonne affaire…

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L’équité entre les générations – des nouvelles?

Autant il peut être facile de dresser des portraits du passé, autant il est difficile d’en dresser de l’avenir. Une collaboration entre L’actualité, le Regroupement des jeunes chambres de commerce et la Fondation Chagnon a permis de créer récemment un Indice québécois d’équité entre les générations (IQÉG). Le numéro de mars de L’actualité en a fait le dossier de la page couverture et de l’éditorial.

Comme ces sources l’indiquent, les responsables ont formé deux comités de sages, un de jeunes et un de vieux, pour leur permettre d’obtenir des points de vue assez variés sur la question (j’ai été invité à participer à ce deuxième comité). Les échanges ont porté entre autres sur les différents indicateurs dont l’IQÉG va tirer ses données. Finalement, l’IQÉG dans sa première version est un indice synthétique avec 27 indicateurs, jugés de valeur égale, et dont aucun n’est vraiment capable d’influer sur le résultat global de façon importante. L’Indice fournit un portrait de la question l’égalité intergénérationnelle pour la période 1976-2011.

Il n’y a pas de table des matières pour le document de base, mais celui-ci comporte à la fin (pages 67-79) une sorte d’annexe touchant la soutenabilité de ce que l’Indice cherche à suivre. L’analyse porte sur quatre enjeux: le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles; la dette publique; les finances publiques à l’avenir; l’épargne pour la retraite. Les concepteurs de l’IQÉG n’ont pas trouvé le moyen d’inclure ces enjeux directement dans l’Indice, mais ils reconnaissent leur importance pour un portrait complet, incluant des perspectives d’avenir.

IQÉG graphique 22

L’indice, comme voulu, présente donc un portrait assez intéressant des relations entre les jeunes de 25 à 34 ans et les autres parties de la population pendant une période à peu près équivalente à une génération. Sur cette période, il y a eu une progression assez positive à partir d’un creux autour de la récession de 1991-1992.

Probablement l’indicateur le plus frappant de l’ensemble est l’Indice 21 portant sur le taux de satisfaction générale à l’égard de la vie chez les 25-34 ans. Celui-ci transcrit les résultats de l’Enquête sociale générale de Statistique Canada conduite 8 fois pendant la période, résultats qui montrent un déclin presque constant depuis 1990, et presque l’image à l’envers de celle fournie par l’Indice lui-même. En dépit des tendances globales suggérées par l’IQÉG, qui suggère une amélioration plutôt constante dans la position des jeunes, ces enquêtes montrent une grande inquiétude de ces mêmes jeunes face à leur avenir.

Voilà le défi, et le dilemme, qui sont associés à ce nouvel indice. Il fournit un portrait assez satisfaisant de la situation des jeunes par rapport aux autres couches de la société, et la mise en évidence des 27 indicateurs constitue un intérêt principal de l’indice, qui regroupe et met en relation ainsi un ensemble d’enjeux souvent traités en isolation.

Déjà, pour ces indicateurs, les données n’étaient pas toujours facilement disponibles; pour ce qui est des fondements de toute société, les écosystèmes et les ressources dont elle dépend, l’absence de données était encore plus marquée, comme j’avais bien découvert lors du travail pour mon livre sur l’Indice de progrès véritable (IPV). Les trois indicateurs touchant l’environnement dans l’Indice se noyent dans l’ensemble, pour ce qui est de leurs indications.

Pour l’économie écologique, une telle approche aurait été défaillante de toute façon. Les enjeux pour la civilisation actuelle ne peuvent être conçus comme une sorte d’équilibre entre les facteurs environnementaux, sociaux et économiques, comme on entend souvent lors de discours sur le développement durable. Notre avenir comme société sera fonction d’écosystèmes en santé et de ressources naturelles disponibles en quantités suffisantes pour répondre aux besoins de l’humanité.

Seulement au Québec, pendant la période couverte par l’IQÉG, la population s’est accrue de 27%, soit 1 669 000 millions de personnes, dont la satisfaction des besoins exige et exigera davantage de tout par rapport à la population antérieure. C’est la situation que ceci suggère, reflet de celle à l’échelle planétaire, qui fournit le contexte pour l’annexe de l’IQÉG sur la soutenabilité. Ce n’est pas  l’absence de données pour la création de suffisamment d’indicateurs pour l’indice qui est en cause, mais la dépendance des indicateurs eux-mêmes à des phénomènes de fond qui doivent être identifiés séparément pour avoir une idée de la capacité à maintenir les tendances à l’avenir. L’IPV se bute à une situation analogue : partant des «dépenses personnelles» du PIB comme base, ses composantes corrigent les indications de ce dernier mais reste dans la situation de surconsommation fondamentale que le PIB ne cherche pas à évaluer: les «dépenses personnelles» en causent s’appellent également la «consommation» dans le discours économique. Seul le recours à un indicateur comme l’empreinte écologique permet de ramener le tout à la réalité.

Les concepteurs de l’IQÉG portent leur attention dans la réflexion sur la soutenabilité sur les quatre enjeux qu’ils jugent particulièrement importants et identifient les deux premiers comme cruciaux, même si séparément il ne semblerait pas y avoir de problème (en termes d’un calcul surtout monétaire concernant l’impact sur le revenu futur des jeunes).

Ils font référence aux travaux de l’équipe de Luc Godbout de la Chaire en fiscalité et finances publiques de l’Université de Sherbrooke pour cerner de sérieux problèmes pour les finances publiques dans un avenir assez rapproché. J’avais déjà analysé ces travaux, soulignant leurs liens avec le modèle économique qui ne tient pas compte des externalités. En ajoutant le coût de ces externalités, suivant mes travaux sur l’IPV, l’envergure de ces problèmes sérieux est doublée. L’article dans L’actualité cite Godbout :

Je ne veux pas avoir l’air de tenir des propos apocalyptiques, pour ne pas paralyser les décideurs et leur donner l’impression qu’il n’y a rien à faire. Mais si les gouvernements ne prennent pas des mesures maintenant pour faire face au problème et qu’ils continuent de gérer à la petite semaine, année après année, pour résorber les déficits, les prochaines générations devront payer plus d’impôts pour obtenir moins de services.

Non seulement ses travaux sont-ils justement dramatiques, mais l’ajout fourni par mes calculs, où les coûts des changements climatiques dominent, l’obligerait bien à admettre qu’ils sont en effet catastrophiques. (suite…)

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Jour de la Terre 2012, élections et vague arc-en-ciel

C’était du jamais vu au Québec, à l’image de ce qui se passait ailleurs, en Afrique du Nord, en Europe, aux États-Unis. La population était dans la rue, mobilisée, dans toute sa couleur. Le Jour de la Terre de 2012 était l’aboutissement du «printemps érable», lui même se déroulant dans la foulée du printemps arabe, du mouvement des indignés,  de Occupy Wall Street. J’en étais observateur, fasciné. Et la manifestation pacifique que constituait la marche du Jour de la Terre 2012 sortait d’un cadre pour l’événement qui l’avait rendu presque grotesque. Il semblait y avoir de l’espoir.

Des contacts avec certains participants suggéraient très rapidement qu’il n’y avait pas de mobilisation pour des suites, pour la transformation d’un événement en un mouvement. Ce n’était pas long avant que la réalité s’installe et que la marche soit devenue un souvenir en attendant que les groupes environnementaux s’organisent pour le prochain Jour de la Terre. Absents étaient justement de ce successeur de 2013 les groupes de femmes, d’étudiants collégiaux et universitaires, d’autochtones, de syndicalistes, de tout ce qui avait marqué l’événement de 2012. Nous restions quand même avec la présence d’une opposition officielle à Ottawa résultant de la vague orange qui s’était déferlée sur le Québec lors des élections fédérales de 2011 et qui n’était même pas une composante du Jour de la Terre 2012, mais qui en avait manifesté certains de ses traits.Viet Nam 4 17.05.10

Ce n’était pas une surprise de voir le gouvernement Marois, très rapidement après son élection en septembre 2012, montrer les orientations devenues nécessaires pour n’importe quel gouvernement qui se prend au sérieux dans les démocraties modernes. Comme j’esquisse régulièrement dans ce blogue, dont les trois derniers articles, les enjeux énergétiques deviennent de plus en plus cruciaux, complémentaires aux enjeux fiscaux et économiques marqués entre autres par les défis de l’endettement – et cela sans oublier les inégalités qui marquent les sociétés actuelles et pour lesquelles il n’y a pas de porte de sortie pour le moment. Autant une révision souhaitable de la fiscalité pour inclure davantage les riches dans le financement des activités de l’État ne représente pas une solution miracle à une situation associée à la disparition de la croissance économique et la «richesse» qu’elle a générée pendant des décennies, autant une volonté de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement en combustibles fossiles non conventionnels ne remédie pas à un déclin inéluctable de l’abondante énergie bon marché qui nous a soutenu pendant des décennies aussi.

L’effort de gérer l’espoir, maintenant lui aussi un souvenir plutôt lointain d’une capacité à assurer le bien-être, se bute à ces phénomènes intrinsèques dans la définition de notre situation. Le résultat de l’effort a été une série de décisions qui constituaient, finalement, la répudiation de l’espoir en fonçant la société dans des mesures d’austérité et à la recherche de pétrole autochtone. Même l’illusoire Plan Nord a trouvé une réincarnation dans le Nord pour tous, autre manifestation de l’espoir qui démontre une incapacité à compter.

Le jour du lancement des élections provinciales, Jean-Robert Sansfaçon, mon économiste un peu cible au Devoir, a publié un éditorial qui s’attaque au symbole même de notre situation, une société Hydro-Québec qui – tout en ayant des atouts impressionnants pour notre avenir – n’a plus d’avenir dans le portrait économique que nous nous sommes fait de nous-mêmes. Le rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec en fait la démonstration convaincante. L’ère de la production de «richesse» par la construction de barrages est terminée et nous avons même un important coût à payer pendant les prochaines années pour avoir cru trop longtemps dans le rêve, pour avoir poursuivi la production d’énergie au-delà des besoins.

«Qui peut refuser de développer ses richesses naturelles, demandent certains ? En effet… pourvu que cela soit rentable, qu’on en ait vraiment besoin, et qu’on soit prêt à en payer le prix. Ce qui n’est pas le cas», se plaint-il. À la place, nous allons devoir payer plus pour notre électricité. Même l’électricité! et cela face à un prix pour le gaz de schiste aux États-Unis en-dessous du prix coûtant de son exploitation et qui risque d’y rester un certain temps, avant que la bulle de cette énergie non conventionnelle n’éclate. Sans vouloir esquisser une plateforme pour la campagne qui s’amorce, l’éditorial rentre directe dedans, en notant que la campagne ne portera pas sur la politique énergétique, comme elle devrait faire.

Le même jour du déclenchement des élections, c’est plutôt Françoise David et Québec solidaire qui ont occupé la scène en proposant justement une orientation globale, soit de reprendre l’élan du printemps érable (et j’ajoute, du Jour de la Terre 2012). Québec solidaire annonce qu’il a les moyens de se promener à travers le Québec avec un autobus de campagne, pour la première fois. À regarder les enjeux, à regarder l’ancrage des trois partis principaux dans le modèle économique dominant mais sur une voie de sortie, avec une partie de notre bien-être en prime, il y a lieu de penser que le moment est venu de chercher à ressusciter le mouvement du printemps 2012, de transformer l’autobus en symbole de la marche de 2012. Comme dit David, «Je voudrais que toutes les personnes qui ont pris à coeur le printemps érable se demandent: quel parti politique incarne le mieux le véritable changement économique, politique, social et culturel? On est les seuls à l’incarner».

Il n’est pas nécessaire de décortiquer les différents éléments du Plan vert de Québec solidaire, ni les autres parties de sa plateforme (et je laisse de coté Option nationale pour éviter la dispersion du vote). Il n’est même pas nécessaire d’adhérer à l’ensemble de ses prises de position, dont la souveraineté. Québec solidaire nous offre l’occasion de nous mobiliser autour du rejet du modèle économique qui nous a mis dans une situation de crise et qui nous mène dans le mur. Même si lui-même a montré quelques tentations à l’égard du modèle économique qu’il est presque inimaginable de voir hors jeu, cela aussi peut être mis entre parenthèses. On peut se permettre d’imaginer une sorte de caucus des «poteaux» qui seraient élus dans la manifestation d’une vague arc-en-ciel et qui auraient à se débrouiller avec les vrais enjeux, ceux associés aux crises permanentes que j’esquisse dans ce blogue.

Pour répondre au souhait de Sansfaçon de voir la politique énergétique comme élément central de la campagne, j’offrirais même quelques pistes partielles pour les débats. Tout d’abord, une reconnaissance que nous avons perdu la chance de maîtriser les changements climatiques et l’annonce que nous nous retirons des préparatifs illusoires pour une conférence des parties à Paris en décembre 2015. Les élus à travers la planète prétendent vaguement qu’ils vont finalement y arriver à une entente internationale pour faire l’impossible, une réduction  dramatique de notre consommation des combustibles fossiles et des émissions de gaz à effet de serre qui en résultent. Cela fait longtemps que cet enjeu n’est plus environnemental mais social et économique et le symbole des crises marquées entre autres par notre dépendance au pétrole (et au charbon, et au gaz). Viendrait en même temps toute la série de débats qui n’ont pas eu de suites après les émotions de 2012, et qui touchent les autochtones, les jeunes, les femmes, les étudiants, finalement, toutes les couches et toutes les composantes de la société (en oubliant le 1%) qui étaient mobilisés en 2012.

Nous n’aurons qu’à écouter dans les jours qui viennent les discours creux sur la nécessité de traiter des «vraies affaires», de cibler la «prospérité» et de remettre de l’argent dans les poches des «consommateurs» pour en être convaincus: Nous sommes déjà une vague arc-en-ciel qui le savons déjà. Reste à voir si la vague sans force depuis deux ans puisse se transformer en un tsunami.

 

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«Un rapport inespéré»

C’est comme cela que Jean-François Blain s’est exprimé suite au dépôt du rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ). En effet, et contre toute (?) attente, le rapport a évité les pièges du départ et représente un énoncé détaillé et intéressant d’orientations qui, comme disait Sanfaçon dans Le Devoir, ne sont quand même pas nouvelles pour bon nombre. Il s’agit d’orientations qui doivent être renouvelées régulièrement, même si c’est pour être oubliées par la suite, comme disent également Sansfaçon et Boileau.

En bonne partie, le rapport aurait pu être écrit d’avance, quitte à reconnaitre sa contribution, la mise à jour des débats qui se font depuis des décennies, comme le rapport le souligne, dans la section 4.3, par exemple. Parmi les sujets de ces débats mis à jour se trouvent la maîtrise de l’énergie dans le sens du rapport, l’aménagement du territoire en tenant compte des enjeux énergétiques, un meilleur code DSC06370du bâtiment, des emplois à créer en fonction des occasions offertes par les approches de l’efficacité énergétique, une restructuration des transports en ciblant la mobilité. La présentation du rapport offre aussi un cadre assez global du contexte dans lequel l’action doit s’inscrire dans les prochaines décennies dans le survol des différentes sources d’énergie. Finalement, le rapport fera ce que ses prédécesseurs ont fait, contribuer à des débats et à des prises de décision qui vont continuer à se faire en fonction d’une multitude de considérations politiques qui ne relèvent que peu souvent d’orientations fondées sur la prise en compte de l’ensemble du contexte socio-économique et environnemental.

Le langage du rapport est direct et assez transparent, tout comme les analyses présentées. Ce qui se trouvait dans le document de consultation, un certain optimisme par rapport au développement économique comme fonction du développement énergétique, est devenu un constat de sobriété nécessaire et même inévitable pour l’avenir – «l’objectif central des prochaines décennies est d’éviter la faillite écologique de la planète», disent les commissaires. Voilà probablement ce que Dubuc n’aime pas, même si le rapport ajoute que cet objectif est visé «sans pour autant négliger le bien-être et la prospérité des sociétés» (p.90). Et comme le rapport dit un peu plus loin, il faudra «réduire les émissions de GES sans sacrifier la croissance ou, du moins, la qualité de vie» (p.91).

Certains des changements par rapport à l’insistance sur le développement économique dans le document de consultation étaient plutôt faciles. Par exemple, l’idée d’utiliser les gains présumés en fonction de l’efficacité énergétique, tout un pan du document de consultation, s’avère inappropriée, puisqu’il y a déjà d’énormes surplus dont même les plus inspirés des économistes ont de la difficulté à concevoir une utilisation. Ces surplus sont le résultat, en bonne partie, de la volonté de faire du «développement économique» en vase clos (pour citer Dubuc), et cela depuis longtemps. La section 3.1 aborde ce sujet sous le thème de la responsabilité, et fournit finalement quelques exigences presque évidentes qui doivent l’encadrer.

Déjà, la section 2.2, «Au-delà des changements climatiques, le monde change», souligne la fin de l’intérêt du développement hydroélectrique comme moteur de l’économie, ceci surtout face au développement du gaz de schiste aux États-Unis, que la Commission prévoit se maintenir pour une assez longue période avec des prix bas. C’est la fin de l’approche fondée sur l’offre et des visées d’exportation; la maîtrise d’énergie est le nouveau modèle proposé, une meilleure utilisation de l’énergie sous toutes ses formes. Le refus d’écouter les intérêts économiques qui ne voient pas l’environnement comme pertinent pour le développement économique semble avoir été pour autant presque facile. L’accent à venir sera sur l’amélioration du parc immobilier, sur un meilleur aménagement du territoire (contre l’étalement urbain, par exemple) et sur une meilleure productivité énergétique du secteur industriel.

Ce qui m’a frappé le plus dans le document de consultation était le calcul pour un scénario de réduction de 25% des émissions de GES pour 2020, cible du gouvernement Marois et des groupes environnementaux; les mesures nécessaires paraissaient tout à fait irréalisables. Le rapport y revient dans le chapitre 7 en constatant que l’atteinte de cet objectif n’est pas possible selon des perspectives raisonnables d’intervention. Je ne trouve nulle part, par ailleurs, des groupes qui semblent avoir fait des calculs qui pourraient montrer le contraire. (suite…)

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Les préjugés des milieux économiques

On obtient une idée de l’ampleur des préjugés induits par le modèle économique en lisant la récente chronique d’Alain Dubuc dans La Presse portant sur le rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ). Dubuc débute avec la confusion inhérente dans la position des économistes qui insistent que l’activité économique se fait dans une bulle plutôt que sur la planète Terre. Une «militante environnementaliste» comme la ministre Ouellet n’a pas de place dans des jugements économiques importants, dit-il – même si elle est ingénieure ayant justement près de vingt ans d’expérience dans le milieu économique.

Montrant le préjugé presque universel à l’effet que les enjeux environnementaux sont secondaires et doivent le rester, Dubuc transforme la mention, dans le mandat de la CEÉQ, de la lutte contre les changements climatiques en une orientation environnementale au dépens de volets de développement économique. Pourtant, la première phrase de la note de la Ministre dans le document de consultation insère cette problématique dans un cadre plus vaste et qui devrait normalement être reconnu :

Avec la lutte contre les changements climatiques, l’augmentation importante du prix du pétrole et les bouleversements associés à l’exploitation des hydrocarbures non traditionnels, la question de l’énergie occupe l’avant-scène depuis une dizaine d’années.

En fait, mais apparemment dans ma confusion, j’avais vu le document de consultation de la CEÉQ justement comme un outil de promotion du développement économique, en dépit de son titre et de ses orientations apparentes… Cette vue semblait même intégrale au mandat donné à la CEÉQ, repris dans la lettre de transmission du rapport Maîtriser notre avenir énergétique pour le bénéfice économique, environnemental et social de tous :Maîtriser page titre

  • de dresser un tableau fidèle de l’approvisionnement, de la production, de la mise en valeur et de la consommation des différentes formes d’énergie au Québec;
  • d’effectuer une analyse des enjeux qui y sont associés en tenant compte, notamment, des expériences à l’extérieur du Québec;
  • de mener une vaste consultation dans toutes les régions du Québec auprès des personnes et des organismes qui souhaitent intervenir sur les questions relatives à l’énergie dont celles liées à l’accessibilité des différentes formes d’énergie, la fiabilité des approvisionnements, l’acceptabilité sociale et les impacts environnementaux de l’exploitation, du transport et de la distribution des ressources énergétiques requises par les citoyens et les entreprises québécoises;
  • de produire un rapport de consultation pour le gouvernement, lequel devra contenir des recommandations visant à définir des orientations en matière énergétique conformes aux principes de développement durable, aux valeurs et à l’identité de la société québécoise. Ces recommandations devront permettre de répondre aux enjeux liés aux changements climatiques, à la sécurité énergétique, à l’équité sociale et à l’atténuation des impacts environnementaux locaux tout en soutenant la prospérité et la qualité de vie auxquelles aspirent les Québécois.

La consultation en vue de l’adoption d’une politique énergétique en 1996 marquait déjà une sorte de première : on mandatait un ministère «à vocation économique» à encadrer la réflexion, plutôt que le BAPE, reconnu pour ses capacités à intégrer l’ensemble des enjeux dans les différents dossiers qu’il avait traités depuis 1980. Pour Dubuc, même l’idée d’une consultation par le MRN, dirigé par une «militante environnementaliste», faisait fausse route, l’empêchant d’intégrer le point de vue économique : «Autre manifestation de la circularité de l’exercice, le rapport repose beaucoup sur les audiences que la commission a tenues, où s’est manifesté le déséquilibre des points de vue que l’on peut constater dans les débats énergétiques – la domination du discours environnementaliste et le silence des milieux économiques qui n’ont d’ailleurs pas été bien accueillis aux audiences.» Difficile de voir comment il a pu constater le silence des milieux économiques, mais on doit présumer que ceux-ci ne reconnaissant pas plus que Dubuc le fait que les enjeux énergétiques, déjà d’une envergure impressionnante, ne peuvent pas se traiter en ciblant uniquement le développement économique.

Finalement, Dubuc semble – presque «tour simplement» – contre l’effort du rapport d’intégrer l’ensemble d’enjeux mentionnés par la Ministre dans sa note dans le document de consultation. Il va jusqu’à inventer un cycle dans les approches aux problématiques de l’énergie qui suggère – étrange pour un porte-parole des milieux économiques – de reporter les décisions, et, doit-on présumer, l’adoption d’une nouvelle politique énergétique, pour continuer à poursuivre avec les décisions ad hoc. « En énergie, il y a un changement de paradigme tous les cinq ou 10 ans. Il est présomptueux et risqué de définir les choix d’une génération à partir d’une situation qui changera encore. Et de le faire sur un mode qui est presque cavalier.» L’effort de synthèse de 300 pages faisant référence constamment à près de 500 mémoires est «presque cavalier» !

En terminant, Dubuc propose une nouvelle conception du role des consultations publiques, qu’il réussit à voir comme se faisant «en vase clos». Pour agir correctement, dit-il, il faut que les responsables de la consultation remplacent les responsables politiques et s’assurent de l’application de leurs recommandations : «Ce rapport, produit en vase clos, fait penser à certains rapports du coroner qui proposent de grands changements qui ne seront jamais appliqués. Une commission, pour être pertinente, ne doit pas seulement émettre des idées, elle doit aussi assurer leur mise en oeuvre. Sinon, c’est la tablette.»

Il y a beaucoup d’indications déjà que le rapport va être tabletté, justement parce que les responsables politiques mettent l’accent, comme Dubuc, sur le développement économique dans un contexte où ce n’est pas le secteur de l’énergie qui est sujet à un changement de paradigme, mais le modèle économique lui-même. On pouvait voir la grande inquiétude des milieux économiques dans la publication de leur manifeste sur le développement du secteur pétrolier, où la pauvreté de la réflexion était déconcertante. Avec l’intervention de Dubuc, c’est au tour de l’incohérence…

À VENIR : une réflexion sur le rapport de la CEÉQ

 

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«Un quelconque groupe de militants environnementalistes»

Plus je prends du recul, plus je vois le poids du modèle économique tout au long de l’histoire du mouvement environnemental et de son échec. C’est dit seulement en passant, on dirait, mais le bout de phrase de l’éditorialiste du Devoir Jean-Robert Sansfaçon cité en titre – «La commission sur les enjeux énergétiques du Québec n’est pas un quelconque groupe de militants environnementalistes» – n’en révèle pas moins la lourdeur de la pensée. En dépit de décennies d’interventions qui ont été bien orientées et fondées sur les travaux des experts, le mouvement environnemental n’a pas de crédibilité fondamentale, même auprès de personnes assez sensibles à leurs revendications dans un contexte non prioritaire. On les reconnaît, mais on sait que les experts sont plus crédibles, surtout s’ils sont économistes.

Sansfaçon note que «l’argumentation développée dans le rapport n’est pas nouvelle. En fait, elle rejoint même les lignes de force de la Politique énergétique adoptée en 1996, mais qu’on a laissée tomber au profit du clientélisme électoral régional». Sansfaçon ne connaît probablement pas la profondeur de l’implication des groupes «environnementalistes» dans la décision de tenir une consultation sur la question, et dans le contenu final de cette politique.Politique énergétique mémoire page titre

Dès le début de son éditorial, Sansfaçon souligne qu’en dépit de la qualité de ses propositions, «à n’en pas douter, il n’en sera rien» de ces orientations dans la rédaction de l’éventuelle politique énergétique. Comme disait la rédactrice en chef du journal la veille, «ainsi va la vie politique, où vision d’avenir et méthode pour la concrétiser s’allient trop peu souvent».

Finalement, les deux journalistes constatent ce que les environnementalistes constatent depuis des décennies, que les décideurs politiques ne prennent que rarement leurs décisions en fonction d’une vision de ce qui est nécessaire, mais en fonction d’enjeux politiques. Ce que l’on doit ajouter à ce constat est que les décisions politiques sont prises en priorisant les intérêts économiques par rapport aux enjeux environnementaux – et les enjeux énergétiques sont éminemment environnementaux, comme les militants environnementalistes le savent depuis très longtemps.

Finalement, l’éditorial de Sansfaçon met en évidence deux facettes du même modèle ; dans un cas, l’activité économique et les emplois qui en découlent priment, dans l’autre, c’est le bilan comptable du budget de l’État. Les deux sont évidemment très importants, mais l’incohérence manifeste entre les deux montre les failles dans le modèle économique qui nous guide et, dans les deux cas, les objectifs des «militants environnementalistes» sont relégués presque à l’oubli.

Dans le cas présent, Sansfaçon constate que ces deuxièmes intérêts économiques – les dépenses inutiles pour produire de l’énergie alors que nous serons déjà en surplus pour un avenir prévisible – cèdent aux premiers. Il reste à espérer qu’un jour l’un et l’autre de ces approches économiques intègrent les exigences environnementales de plus en plus pressantes. À n’en pas douter, il n’en sera rien.

À VENIR: Des réflexions sur le rapport, plutôt que, comme ici, sur les vrais enjeux…

NOTE : M. Sansfaçon n’est pas à sa première indication de doutes quant aux compétences des groupes écologistes. En septembre 2012, il est intervenu en simple journaliste, rare depuis qu’il a pris sa retraite, pour émettre des doutes quant aux nominations d’anciens militants à des postes de ministre. «Confier la responsabilité de l’avenir énergétique, des forêts, des mines et même d’Hydro-Québec à d’ex-dirigeants d’organisations comme le Parti vert et Eau Secours !, il y a de quoi rendre nerveux !».C’était un peu curieux qu’il n’ait pas noté pas que Martine Ouellet avait travaillé à un poste intermédiaire à Hydro-Québec depuis des années, en plus d’être à Eau Secours !,, pour ne prendre que cet exemple. Je me suis permis d’intervenir auprès de M. Sansfaçon avec une lettre ouverte pour critiquer ce préjugé. La lettre soulignait par ailleurs une certaine absence de perspectives dans l’article par rapport aux défis en cause.

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Bilans qui ne comptent pas les passifs

Je n’étais pas pour en parler, mais finalement, l’éditorial de Bernard Descôteaux dans Le Devoir samedi dernier me paraît trop important pour ne pas le faire. En fait, il s’agit de l’adhésion d’encore un autre membre de l’élite journalistique du Québec au manifeste faisant la promotion de l’exploitation pétrolière. Il ne manque que les forages prévus pour déterminer si l’exploitation serait «rentable». Bien sûr, à la fin de l’éditorial, comme dans le manifeste, Descôteaux insiste qu’il faut se poser des questions sur le plan environnemental, mais ceci représente l’approche maintenant vieille de plusieurs décennies : on va procéder à l’exploitation, si c’est rentable, et il faudrait connaître les enjeux environnementaux pour les gérer selon «de hauts standards de protection de l’environnement».

Ce qui est déroutant est de voir encore une autre manifestation de l’inconscience de notre élite économique, politique et journalistique quant aux coûts réels de nos activités. La rentabilité possible est strictement, à ses yeux, à leurs yeux, une question économique, et ils ne réalisent tout simplement pas que les bilans économiques ne tiennent pas compte d’un semble de passifs tout aussi réels que les actifs. Comme j’ai calculé dans mon livre sur l’IPV, le coût de nos émissions cumulatives de gaz à effet de serre était 45$ milliards en 2009, et augmentera d’autant d’ici 2020 pour atteindre 90$ milliards.Smog en Chine

C’est mystifiant de voir comment le message de 2009 de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport critique du PIB comme mesure de progrès reste sans aucune application dans le concret, sans aucune reconnaissance par les décideurs que c’est un mauvais indicateur pour nos besoins décisionnels. J’avais écrit un petit texte de commentaire pour Le Devoir, mais d’abord il était trop long et a été rejeté; par la suite, ramené à la longueur acceptable, il était rejeté de nouveau pour des raisons que je ne connais pas – je le mets donc ici. J’ai coupé dans la deuxième version un paragraphe qui faisait le lien entre les projections de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke sur les enjeux budgétaires du Québec pour les prochaines décennies et la pensée derrière la recherche de données sur la rentabilité de l’exploitation pétrolière. Finalement, il y a toutes les raisons de croire que le gouvernement Marois – comme les autres partis à l’Assemblée nationale, à l’exception de Québec solidaire – réalise que nous sommes devant des crises sur le plan fiscal et budgétaire, et voit le rêve d’un état pétrolier comme moyen de ne pas perdre du sommeil là-dessus.

NOTE : Le même jour que je publiais cet article, le ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP) a rendu public le Rapport synthèse du Comité de l’évaluation environnementale stratégique sur le gaz de schiste déposé en janvier 2014. Il est déjà curieux de voir que l’on pense toujours approprié d’identifier un effort de fournir une vision des enjeux stratégiques globaux du développement dans un économique comme une «évaluation environnementale». Sachant que l’initiative est parrainée par le ministère de l’Environnement, on comprend d’emblée que nous sommes encore dans une tradition où un tel effort n’est pas considéré comme vraiment économique, et on peut presque conclure qu’il n’a pas non plus le sérieux d’une analyse ou une étude économique.

Le Rapport porte son attention sur le résultat de l’analyse de ces enjeux stratégiques dans l’avant dernier chapitre 15 , intitulé «La pertinence socioéconomique de l’exploitation du gaz de schiste». Ses trois dernières sections portent sur les questions de la rente, de l’analyse avantages-coûts et des retombées économiques. Normalement, ces questions sont traitées en tout premier lieu, comme dans le manifeste pour le pétrole, comme dans l’éditorial de Descôteaux. Au tout début du chapitre, et encore en contraste avec l’approche habituelle, le document distingue entre la rentabilité pour les entreprises et la rentabilité pour la société (p.210). Rendu à la présentation de l’analyse avantages-coûts (AAC), le Rapport conclut : «L’AAC de l’exploitation du gaz de schiste doit se concentrer sur les avantages et les coûts pour la société québécoise prise dans son ensemble. De surcroît, les externalités doivent également être monétarisées et incorporées à l’analyse» (221). L’exercice l’amène au constat que, «dans le contexte actuel, compte tenu du prix du gaz naturel sur le marché nord-américain, du niveau des redevances en place et de l’inclusion du carbone dans les coûts, … du point de vue de la valeur sociale, le contexte n’est pas favorable au développement de la filière au Québec» (224). À voir pour le pétrole…

NOTE: Le 20 février, dans sa chronique «Québec: Penny Stock» dans Le Devoir, Gérard Bérubé revient sur la question de la rentabilité commerciale d’une exploitation pétrolière à Anticosti. Comme je fais plus haut, il attribue la décision du gouvernement de procéder trop rapidement dans le dossier du pétrole à sa reconnaissance de contraintes budgétaires à venir de plus en plus importantes et nécessitant un nouveau regard sur la situation, où les revenus vont manquer. Il souligne, comme Marc Durand et d’autres, que les milieux d’affaires n’y voient pas un intérêt commercial, à juger pour leurs faibles parts dans les actions de Pétrolia et de Corridor Resources. Il va un peu plus loin que Descôteaux dans son éditorial de samedi en soulignant que, «si un jour, très lointain, la faisabilité économique était démontrée, il faudrait penser à toute cette infrastructure d’extraction, de transport, de transformation et de récupération des résidus et déchets que l’opération nécessiterait» – cela après avoir inclus une prise en compte des risques environnementaux et une série d’autres composantes de l’évaluation préliminaire.

Et il n’ajoute même pas ce que le Rapport synthèse du Comité de l’évaluation environnementale stratégique sur le gaz de schiste a mis en évidence cette semaine – une première, je crois – , soit la nécessité d’inclure dans le coût celui du carbone associé aux émissions qui découleraient de l’exploitation. Dans mon livre, j’estime ce coût à 22$ la tonne, alors que le Comité, citant des études américaines récentes, propose 46$ la tonne, soit la différence entre les bornes inférieures et supérieures fournies par le gouvernement canadien en 2007 – la borne supérieure de 2007 est devenue la borne inférieure en 2014…

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Le realpolitik de Bruno Massé et la mouche de Socrate

Dans mon texte sur l’échec du mouvement social, je mets un accent sur l’adhésion des leaders de ce mouvement au discours sur l’économie verte. Suivant les économistes hétérodoxes, dont les orientations rejoignent les leurs, ces leaders cherchent aujourd’hui à intégrer dans leurs interventions une prise en compte des défis écologiques. Arrivant à ceci plutôt récemment, ils semblent voir dans le discours sur le développement durable, transformé après un quart de siècle dans un discours sur l’économie verte, la bonne voie. Ils reprennent ainsi les objectifs du mouvement environnemental sans réaliser que celui-ci les proposent depuis des décennies.

Bruno Massé a fait un article sur cette problématique dans le Huffington Post en décembre, citant mon entrevue avec Éric Desrosiers dans Le Devoir, et des interventions de David Suzuki que j’ai déjà citées dans le texte sur l’échec du mouvement social, comme point de départ. Il poursuit en insistant sur la dérive que constitue le développement durable – et maintenant l’économie verte. Selon son analyse, c’était un contrat faustien où le mouvement environnemental a vu la chance d’influer plus directement sur les causes des crises, les intervenants des milieux économiques, mais en cédant leurs principes. Massé trouve que c’est ce contrat qui est à l’origine de l’échec aujourd’hui constaté par plusieurs et il a probablement raison que c’était, finalement, une mauvaise piste. Aujourd’hui, «la dissonance cognitive a atteint son paroxysme et le mouvement n’a plus le choix, il doit s’éteindre ou devenir autre chose», conclut-il. Et il promettait de revenir avec ses propres pistes.Suzuki via Fondation

Il tient sa promesse dans un deuxième article paru le 2 février dans le même Huffington Post. Il y propose «quatre pistes de réflexion pour un mouvement environnemental efficace, solidaire et mobilisant». Le première est l’adoption d’une «realpolitik écologiste», qu’il associe à une «stratégie qui s’appuie sur le possible, négligeant les programmes abstraits et les jugements de valeur, et dont le seul objectif est l’efficacité». C’est étonnant de voir cette première proposition, qui suggère que les décennies d’action du mouvement environnemental marquaient des efforts dans l’abstrait, et non dans la recherche du possible. Pourtant, cela est précisément son analyse du contrat faustien où le mouvement environnemental a cherché à paraître «réaliste» dans l’espoir de pouvoir négocier avec les milieux économiques et politiques. Il distingue son realpolitik d’une «conception de ce qui est viable politiquement et intéressant pour les médias de masse, plutôt que ce qui est nécessaire au sens réel»; il attribue cette conception au mouvement environnemental et l’appelle une approche abstraite. À la place, il faut des propositions qui sont «proportionnelles aux problèmes». Il m’est impossible de voir comment il pense que cela représente le «possible».

Sa deuxième piste est la création d’une alliance avec les luttes sociales. Ici je le rejoins, au point où j’y vois quelques chances pour s’adapter aux effondrements qui viennent (mais à noter les commentaires sur mon blogue qui soulignent l’énorme défi que cela représente). «Une fois les causes environnementales et sociales unies, il devient possible de passer d’une position défensive (la résistance) à une position offensive (la transgression)», dit-il. Il est probablement vrai que le mouvement environnemental a trop mis un accent sur les enjeux écologiques en laissant à d’autres les causes sociales, mais de la même façon, le mouvement social a laissé aux environnementalistes le soin de mener les batailles pour la sauvegarde des écosystèmes. Ce dernier mouvement montre une naïveté face aux défis en cause, maintenant qu’il en est beaucoup plus conscient, beaucoup trop tard. Massé semble rejoindre cette naïveté en suggérant que la combinaison d’offensives sociales et écologiques – ni l’un ni l’autre des mouvements n’a été restreint à des approches défensives, comme Massé suggère – est dans le domaine du realpolitik.

La troisième piste de Massé est la construction d’un contre-pouvoir effectif, c’est-à-dire «tangible, matériel, immédiat dans le temps et l’espace». La faiblesse de cette piste se manifeste dès l’énoncé, alors que Massé suggère que des décennies de sensibilisation ont réussi et qu’il ne reste que des «résistances au changement» à combattre, dont le déni et la récupération du message. Encore une fois, Massé quitte son analyse du premier article et rentre dans un discours d’une extrême simplification. Il a probablement raison que les personnes au sommet de la hiérarchie ne peuvent pas être rejointes – je le constate depuis trop longtemps déjà – , mais il ne semble pas voir que le public est justement à des décennies de comprendre les efforts de sensibilisation du mouvement environnemental – et les décideurs le savent. Il reste lui-même dans l’abstrait en insistant que «le pouvoir effectif est incontournable» et en suggérant qu’un réseau de «solidarité démocratique, tangible, réelle, qui peut se manifester physiquement dans l’espace» est un moyen de mieux poursuivre le changement de paradigme nécessaire. Reste que le Jour de la Terre 2012 semblait offrir un potentiel en ce sens que tout le monde a manqué. J’ai commenté le manque de leadership qui était en cause.

Finalement, la quatrième piste de Massé représente sa reconnaissance de «la lutte pérenne contre le désespoir» ressenti par nous qui constatons les échecs. «Être écologiste, c’est prendre conscience de l’aliénation de l’espèce humaine avec son habitat». Pour éviter les pièges d’un tel positionnement, Massé souligne la nécessité de créer des «milieux sains, démocratiques et non discriminatoires». Il faut que les militant-e-s se permettent une vie humaine à travers leurs engagements, décourageants dans leur manque de succès. Comme il dit, «il tient de fixer des buts signifiants qui peuvent être remplis de façon satisfaisante». Encore une fois, je rejoins Massé dans cette façon de voir, ayant fait trois biographies différentes pour mon blogue, dont une qui représente mon insistance de rester en contact avec cette nature merveilleuse qui motive mes engagements.

Le problème, et Massé vient proche de le dire, est que voilà, cela représente non pas une piste pour passer outre les échecs, mais bien plutôt le constat des échecs dans un certain calme, en recherchant même un certain plaisir. J’ai essayé de me situer plus profondément dans ce désir humaniste de rester avec un certain contrôle, tout en reconnaissant le déclin en cours, avec mon petit texte «Mouches», écrit au moment où je quittais mon bureau de Commissaire au développement durable. Plus je pense à ce que je constate au fil des écrits dans ce blogue, plus je reviens à mon constat de base, que c’est Socrate qui est mon mentor, celui qui s’est décrit dans sa «profession» comme une mouche à cheval. Le cheval a finalement eu raison de lui, mais seulement après une longue vie pleine de l’expérience humaine. Je m’espère la même chose, même si, seulement dans les dernières semaines, au moins trois ou quatre de mes efforts de piquer le cheval sont restés confrontés à un silence assourdissant.

On sens que Massé est lui-même inconfortable avec le constat d’échec, mais son effort de maintenir un «optimisme opérationnel» comporte autant de dérapages que le mien dans la préparation d’un livre où chaque chapitre présentera un monde possible, mais incohérent avec les possibilités du realpolitik – en dehors de crises.

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