Les cinq chantiers proposés par l’IRIS dans son récent livre s’insèrent dans une vision d’une société où l’économie est «l’ensemble des activités socialement utiles et [dont] l’articulation doit être pensée sur le plan collectif» (p.18). Les auteures ne fournissent pas de référence pour cette vue de l’économie, mais ce qui est clair est qu’elle est plutôt incompatible avec la vision de l’économie néoclassique. Ces chantiers fournissent en fait quelques fondements d’une nouvelle société et non, comme elles veulent, la nôtre adaptée pour en prendre compte, adaptation qui se montre illusoire d’après des décennies d’efforts.
Le livre sur les chantiers est une sorte de clarification des objectifs du livre Dépossession (voir la série d’articles du blogue de mars 2015) qui ne réussit pas à fournir le portrait de l’avenir que les auteurs pensent souhaitable. Dépossession annonce un deuxième volume sur les enjeux sociaux, qui pourrait être ce livre sur les chantiers, même s’il n’y est nullement mention.
Réapproprier son territoire
La définition du territoire dans le quatrième chapitre fournit déjà des perspectives plutôt nouvelles; il est «un espace social, vécu et occupé par des groupes qui s’y donnent un mode de vie et une représentation d’eux-mêmes» (83). Il s’agit d’un complément à la définition du premier chapitre de l’économie et permet d’aborder la question de l’aménagement et de l’occupation du territoire suivant une perspective de changement profond.
Comme c’est le cas pour les autres chapitres, celui-ci cible pour sa réflexion des enjeux déjà reconnus et pour lesquels il existe déjà des modèles à suivre, même s’ils se trouvent à un niveau marginal actuellement. Les implications d’un effondrement rehaussent l’intérêt de leurs modèles dans un contexte plus exigeant quant à la recherche de véritables pistes pour passer à travers. Le tout cherche à sortir de la domination de l’économie marchande qui exige une «soumission» au rendement et à la croissance, dans ce chapitre plus explicitement que dans les trois premiers.
Les auteurs ne semblent souligner nulle part que l’objectif de «se donner la capacité d’agir sur les conditions de la vie collective» (87) plutôt que de se soumettre aux objectifs de croissance comporte presque inéluctablement l’abandon du modèle dominant et – nulle part mentionnée – une diminution de revenus qui est refusée explicitement dans le chantier sur la réduction du temps de travail, et esquivée ici. Comme souligné dans la précédent article, il s’agit pourtant d’un fondement d’une nouvelle société qui cherche à s’insérer dans la durée alors que nous risquons des effondrements à l’échelle planétaire.
Dès le départ, les auteures cible la propriété privée comme source des problèmes, revenant à un autre fondement de ce modèle dominant, avec celui du travail salarié. Elles reconnaissent d’emblée une autre façon d’identifier le territoire que le niveau de revenus que l’on estime pouvoir en tirer et un autre mode de propriété que la propriété privée, en échange de bénéfices sociaux accrus. Ils proposent deux mesures, des «organismes foncièrement utiles» (OFU) et, pour regrouper les OFU, des communes, le tout fondé sur le modèle des fiducies foncières communautaires et qui mettrait l’accent sur les décisions prises collectivement concernant l’usage de ces territoires, soustraits à un impératif de rendement.
Leurs propositions pourraient s’appliquer aussi bien dans le cas d’un effondrement que dans l’effort illusoire de changer l’économie productiviste; problématique qui échappe à l’analyse, la question du financement entourant le rachat de grands pans du territoire par la société/l’État. Voilà une occasion pour une intervention d’une CDPQ ayant transformée ses objectifs face à la menace (aussi illusoire que la proposition de l’IRIS…), alors qu’elle est déjà intéressée par ce secteur d’intervention, comme en témoigne son projet avec la FTQ de Pangea[i]. Les propositions du chapitre visent à «localiser et décentraliser la gestion du territoire et à développer le terrioire en fonction du mode de vie (l’usage) plutôt que de la valoirisation marchande (l’échange)» (87).
Dans le cadre d’une importante partie du territoire régie par les OFU, des communes seraient nécessaires comme «nouvelle répartition du pouvoir et des ressources qui rendra possible l’exercice de ce pouvoir… Il faut rompre avec un modèle d’État extrêmement centralisé pour permettre la gestion collective» (96). Voilà un portrait qui rendrait le territoire rural agricole similaire à ce qui caractérise déjà 90 % du territoire forestier (quitte à reconnaître d’importants problèmes à cet égard).
Les auteurs terminent en insistant que cette sorte de gestion territoriale collective exigera un engagement en temps de la part des personnes qui l’occupent, et retournent à la proposition du premier chapitre à générer plus de temps «libre» pour les activités sociales et personnelles. On doit «tout simplement» souligner, à cet égard, que ce temps risque d’être bénévole, solidaire, plutôt que rémunéré, dans une société ayant passée à travers un effondrement de sa structure économique.
Transition
Le dernier chantier du livre fournit, presque sans le vouloir, les fondements pour une transformation du positionnement de l’IRIS, qui doit reconnaître que l’austérité «expansive» qu’il critique ne pourra être remplacée que par une sorte d’«austérité joyeuse», et non par une continuité dans l’abondance obscène qui caractérise actuellement les sociétés riches (dont le Québec). Comme ils disent dès le premier paragraphe «le poids des activités économiques dépasse depuis longtemps les seuils critiques de protection de la nature» (103).
Il s’agit d’une des rares reconnaissances dans le livre de l’état de dépassement qui caractèrise la société actuelle et qui est en train de mener à son effondrement, mais elle cible l’effondrement des écosystèmes planétaires plutôt que celui du modèle sociétal fondé sur l’économie néoclassique (voire néolibérale). Ce dernier est la projection de Halte à la croissance à laquelle je réfère assez souvent.
Le lien est fait avec le portrait d’un ensemble de gouvernements incapables de gérer les défis des changements climatiques, semblerait-il en raison des contraintes économiques liées au modèle de développement économique industriel qu’une telle gestion imposerait, même si cela n’est pas indiqué explicitement.
Les auteurs passent tout de suite à la pièce maîtresse de leur constat, en présentant le budget carbone – celui des émissions que le Québec pourra se permettre tout en respectant les travaux du GIÉC et en évitant une hausse catastrophique de la température à l’échelle planétaire. À la COP21 en décembre 2015, les groupes ont incité la ministre fédérale de l’Environnement à endosser l’idée d’une cible d’une hausse maximale de 1,5°C de température à l’échelle planétaire, même si l’Accord de Paris cible finalement 2°C. Même ce dernier objectif ne nous donne que deux chances sur trois de succès, pas très fort comme avenir prévisible)… Ici, les auteurs fournisent les chiffres:
Si l’on tient compte de son poids démographique relatif, le budget carbone du Québec est de 1,4 Gt de CO2 pour une limite sécuritaire de 2°C. Si l’on vise un seuil limite plus prudent, soit 1,5°C, alors le budget passe à seulement 0,4 Gt de CO2. Cela représente sept années d’émissions au niveau actuel. Cela veut dire que, pour respecter ces limites, il faut réduire nos émissions de GES d’au moins 53 % d’ici 2030 et de 88 % d’ici 2050 si l’on vise le seuil de 2C. Pour celui de 1,5°C, il faudrait atteindre la neutralité carbone (-100 %) dès 2030. (107)
Voilà un élément incontournable de la problématique: les cibles sont inatteignables et les gouvernements ne cherchent même pas à les atteindre de toute façon[ii]. Les auteurs sont tout à fait conscients de la possibilité d’un effondrement dans de telles circonstances, comme ils disent au tout début, en maintenant une causalité à l’envers de celle du Club de Rome:
Si un changement de direction majeur ne survient pas rapidement, le monde pourrait se diriger vers une augmentation importante et permanente des événements météorologiques extrêmes, ce qui pourrait, à terme, paralyser les activités économiques, créer des millionis de réfugiés climatiques et mettre en péril notre avenir économique est social. (103)
Ils poursuivent leur présentation de propositions, dans le contexte de ce budget carbone, avec deux propositions concernant les transports, principale source d’émissions de GES au Québec, l’idée d’introduire un tarif enironnemental sur les importations (dans le respect des ententes commerciales) et un accent sur les circuits économiques courts. Les premières propositions ciblent une diminution constante du transport routier, partant de la conclusion de leur analyse déjà citée dans le premier article à l’effet que le transport routier n’est tout simplement pas viable économiquement pour le Québec.
Ils proposent un investissement gouvernemental dans le transport en commun de six milliards de dollars sur cinq ans, répartis sur tout le territoire québécois. En complément aux efforts de gérer les transports urbains, ils proposent la création d’un monopole pour les transports collectifs interurbains et sa prise en charge par l’État. Encore une fois, dans le cadre d’une planification pour préparer un effondrement, de tels investissements pourraient être recherchés du coté de la CDPQ, en insistant que les orientations de la Caisse soient changées, orientations montrées récemment et encore une fois à l’encontre de l’intérêt public en matière de transports dans ses propositions concernant le REM à Montréal.
Les implications du tarif proposé sur les importations sont intéressantes: elles comportent une réduction probablement dramatique de la consommation au Québec de produits fabriqués ou cultivés ailleurs au monde. Commes ils disent, «les contraintes environnementales que nous connaissons aujourd’hui nous forcent à définir un modèle de développement économique qui favoriserait une économie locale plus diversifiée, tout en permettant aux communautés de satisfaire leurs besoins en diminuant leur vulnérabilité face aux soubresants de l’économie mondiale.» (118). C’est le portrait que nous essayons d’esquisser en d’autres termes en mettant un accent sur l’empreinte écologique et la surconsommation au Québec.
Quant à l’idée de cibler des circuits économiques courts, les auteurs prônent une relève par les entreprises locales pour remplacer ce qui est actuellement importé, cela en cherchant à «éviter que cela ne se traduise en une hausse du prix du panier de consommation». Ici ils rejoignent les autres auteures du livre dans ce qui semble être un effort d’imaginer des bouleversements économiques et commerciaux et une réduction de notre empreinte écologique – qui doit nécessairement être dramatique – sans que cela ne comporte des coûts pour les individus de la société.
Finalement, leurs propositions, qu’ils reconnaissent ou non l’effondrement qui arrive, y aboutissent, l’impossible budget carbone étant le fond du problème. Au strict minimum, leur vision d’entreprises locales qui produisent avec une empreinte beaucoup moindre oublie le fait que cela nécessite quand même l’intégration du coût des externalités dans le prix à la consommation, ce qui n’existe tout simplement pas aujourd’hui et fait que les prix actuels pour les produits dans le commerce sont beaucoup trop bas…
Leur principal exemple pour les circuits courts est le programme de «l’agriculture soutenue par la communauté», les «paniers bio». Je présume, sans l’avoir vérifié, que les prix pour ces paniers sont plus élevés que ceux dans les supermarchés, mais peut-être l’élimination des intermédiaires aboutit à un prix moindre. Reste que la combinaison de cette initiative, à beaucoup plus grande échelle, avec la proposition de réapproprier le territoire agricole et le soustraire à la concurrence du commerce, national et international, représente le fondement de l’agriculture paysanne que j’ai esquissée ailleurs comme fort probablement un portrait de notre avenir régional.
Le chapitre termine en revenant sur la nécessité de «transformer» notre économie, ajoutant que «devant la crise environnementale, et considérant la piètre performance du modèle économique actuel, il apparaît primordial de sortir de notre vieille logique de développement et de se tourner vers un réel projet de société qui sera à la fois vert et émancipateur» (124). L’économie verte implicite ici en moins, la vision du livre de l’IRIS fournit de nombreux éléments d’un portrait de la future société québécoise cherchant à affronter l’effondrement.
Pour conclure
Comme l’ensemble de ces chercheurs soulignent dans la brève conclusion:
[I]l est possible selon nous de permettre à tout le monde de vivre mieux. Pas seulement mieux selon la bête logique de la croissance du PIB, mais mieux au sens de mener une vie plus agréable, plus digne, moins soumise à des logiques de domination ou d’oppression (126).
Cette vision, ce portrait de l’avenir fourni par les jeunes de l’IRIS, fournissent un complément intéressant à mes propres efforts de mettre en évidence la transformation des projections de Halte en prévisions, cela pour un avenir très rapproché. Il faut juste attendre qu’elles réalisent qu’elles proposent une véritable révolution, une révolution qui va nous tomber dessus et qui mérite que nous nous y préparions.
L’anthropologue Marshall Sahlins nous suggérait des éléments d’une telle piste d’«austérité joyeuse» il y a presque un demi-siècle:
Il y a deux voies possibles qui procurent l’abondance. On peut «aisément satisfaire» des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu. La conception qui est familière, celle de Galbraith, est donnée sur des hypothèses plus particulièrement adaptées à l’économie de marché: les besoins de l’homme sont immenses, voir infinis, alors que ses moyens sont limités quoique perfectibles; on peut réduire l’écart entre fins et moyens par la productivité industrielle, au moins jusqu’à ce que les «besoins urgents» soient pleinement satisfaits. Mais il y a aussi une voie «Zen» qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres: les besoins matériels de l’homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. (Âge de pierre, âge d’abondance: L’économie des sociétés primitives, (Gallimard, 1976), p.38)
[i] Voir par exemple http://quebecsolidaire.net/nouvelle/accaparement-des-terres-agricoles-quebec-solidaire-sinquiete-de-la-consolidation-des-terres-agricoles-et-soppose-a-la-transaction-entre-pangea-la-cdpq-et-le-fonds-ftq ou https://www.upa.qc.ca/en/press-releases/2017/04/pangea-la-cdpq-et-le-fonds-ftq-le-gouvernement-du-quebec-doit-bloquer-cette-transaction/ pour la manifestation de préoccupations pour l’orientation actuelle, qui mériterait d’être conciliée avec la proposition de l’IRIS.
[ii] Pour un portrait plutôt complet de l’échec canadien à tous les niveaux de gouvernement face à l’exigence de monter des programmes pour contrer la menace des changements climatiques, voir – en dépit du titre – le récent livre de Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat : Douze mythes à déboulonner (Boréal, 2017) ainsi que l’article du blogue de l’auteur, à http://www.harveymead.org/2017/03/10/gagner-la-guerre-du-climat-vraiment-un-treizieme-mythe-a-deboulonner/ .
by Lire la suiteC’est ainsi que l’IRIS décrit son effort de fournir un «éventail d’alternatives concrètes et audicieuses pour changer le Québec, à l’opposé des politiques d’austérité» dans son récent ouvrage collectif Cinq chantiers pour changer le Québec : Temps, démocracie, bien-être, territoire, transition (Écosociété, 2016) [i]. Il est fascinant de lire ce fascicule en fonction des analyses et des propositions cherchant à fournir un portrait d’un Québec possible plus ou moins sorti du modèle économique néoclassique, tâche que je me donne assez régulièrement. L’IRIS, comme un ensemble d’intervenants progressistes au Québec, cible le néolibéralisme pour ses critiques, alors que c’est le système fondé sur l’économie néoclassique qui est à l’origine de nos problèmes. Halte à la croissance a été publié bien avant la venue du néolibéralisme, toute en soulignant les défis qui sont toujours en cause.
Les propositions de l’IRIS constitue une sorte d’«austérité joyeuse» pour une société où l’économie serait reconnue comme «l’ensemble des activités socialement utiles et [dont] l’articulation doit être pensée sur le plan collectif» (p.18). Une adaptation des propositions à une vision d’une société post-capitaliste et non seulement post-néolibérale se fait presque sans heurts tellement elles ciblent des interventions proches du vécu au Québec. Les propositions se déroulent en cinq chapitres.
En modifiant les perspectives de Cinq chantiers pour changer le Québec, on voit toute une série de propositions qui permettent de mieux décrire certaines options pour un avenir qui risque de se confronter à un effondrement de son modèle économique.
La réduction du temps de travail
Dans le premier chapitre «Temps», les auteures proposent une réduction du temps de travail comme moyen d’améliorer la qualité de vie des individus tout comme de la collectivité. Il est presque surprenant de les voir insister, ce faisant, que cette réduction devrait être sans perte de revenus. Les auteurs s’insèrent ainsi dans un effort de corriger certains méfaits du néolibéralisme, dont la rétention des gains de productivité par le 1%, alors que ces gains pourraient être redistribués parmi justement les personnes qui y ont contribué. Il reste que la conception ainsi faite de la réduction du travail l’insère dans le système productif qui est au cœur de l’effondrement prévisible et critiqué de fond en comble par le livre.
Il semblerait pertinent d’envisager une telle mesure, décrite pour inclure la longueur de la semaine de travail, la longueur de l’année de travail ainsi que pour identifier du temps libre inscrit dans le plus long terme. Une perte de revenus correspondant à la réduction du temps de travail irait de pair avec une perte du «pouvoir d’achat», c’est-à-dire une réduction de la consommation, absolument essentielle dans la conception de la société que nous pourrions identifier comme ayant passé à travers l’effondrement et tout à fait prévisible dans une telle éventualité. Le Québec dépasse actuellement par au moins trois fois, par son empreinte écologique, la capacité de support de la planète, et il nous importe d’essayer de voir ce qui pourrait permettre de corriger cette situation.
Une démocratie au travail
Les changements implicites dans les structures d’entreprises associées à cette transformation de la société ne sont pas abordés par les chercheures du premier chapitre, mais ils le sont par ceux du deuxième. En fait, la première et principale proposition du deuxième chapitre est de mettre un accent sur les coopératives de travail. Sans qu’ils ne l’abordent dans le détail, l’esquisse fournie par cette proposition note qu’elle remonte aux origines du socialisme, et fournit sans le dire un portrait d’une société où le travail serait beaucoup plus collectif mais beaucoup moins rémunéré. Comme ils soulignent, l’objectif du profit n’existe pas dans les coopératives comme priorité; celles-ci mettent un accent sur une contribution à la collectivité et une satisfaction dans le travail, cela normalement sans la rémunération requise par les entreprises privées qui cherchent par une meilleure productivité à se maintenir dans la concurrence.
Le «contre-modèle» que représentent les coopératives ouvre donc des perspectives dans le livre pour l’idée de «démocratiser l’économie». À cet égard, les auteurs présentent un portrait de l’économie sociale où ils notent que l’ÉSS reste toujours marginale dans la société et n’est qu’un point de départ pour ce qui est nécessaire. En contre-partie, un tableau dans le texte montre jusqu’à quel point les entreprises de l’économie sociale durent plus longtemps que celles inscrites dans la concurrence du modèle dominant; on peut y voir un élément du portrait d’une société où la rémunération ne dominerait pas dans les perspectives des entreprises. On doit probablement oublier l’idée de l’IRIS de voir le gouvernement investir des milliards dans un effort de stimuler la création de ces entreprises, mais y voir plutôt une initiative qui viendra de la base face aux énormes contraintes que nous risquons de connaître.
Les contrats gouvernementaux, qui offrent pour les auteurs un potentiel pour une augmentation de la part de l’ÉSS dans la société, risquent également d’être beaucoup moins importants en termes de budgets disponibles, ouvrant la porte à des besoins sociétaux auxquels une ÉSS fonctionnant toujours avec moins de rémunération pourrait répondre; il est également à noter que, selon le chapitre 5 du livre, une très grande partie de ces contrats est associée aux transports et représentent visiblement un élément important dans la non viabilité de notre système de transports actuel (111).
Le chapitre aborde aussi l’objectif de démocratiser les services publics, avec des propositions pour les secteurs de l’éducation et de la santé. Les auteurs touchent ainsi et directement à une situation où les finances publiques ne seront pas, dans un avenir défini par l’effondrement, à la hauteur des besoins tels que conçus selon les barèmes actuels. Comme pour le cas des entreprises, leurs propositions s’insèrent ici aussi dans une telle perspective. Les travailleuses dans les CPE ne sont pas particulièrement bien rémunérées actuellement, et contribuent ainsi à une économie sociale où le travail n’est pas associé en priorité à la rémunération. L’idée de voir les garderies privées subventionnées actuelles transformées en CPE irait de pair avec une disparition de telles subventions faute de budgets gouvernementaux.
Pour la démocratisation des écoles, le chapitre met un accent sur la prise de contrôle par les instances communautaires locales et une gestion par des conseils d’établissement, structures déjà existantes et fonctionnant en bonne partie sans rémunération à la hauteur du privé. Cela ferait partie d’une «prise en charge par les usagers et les employé.e.s de la gestion quotidienne des services publics» (48) et introduit ainsi la série de mesures proposées dans le secteur de la santé, mesures qui débutent avec un retour à une conception du début de la Révolution tranquille, celle des médecins salariés et sans le pouvoir de contrôle qu’elles exercent actuellement. En contre-partie, les auteurs ciblent directement les CLSC. Ceux-ci sont en voie de disparition, mais constituent un modèle bien connu dans le système québécois mais sabordé dans son rôle au fil des années. La priorisation des CLSC et des interventions qui coûtent moins cher que les interventions plus spécialisées, tout comme la critique des revenus des médecins, s’insèrent facilement dans une perspective où le gouvernement n’aura pas le budget pour maintenir le système de santé dans l’état actuel.
La critique par l’IRIS de l’approche de la nouvelle gestion publique calqué sur le modèle privé s’attaque aussi et ainsi au pouvoir des gestionnaires dans le système actuel. Ils proposent «un modèle radicalement différent, qui mettrait l’accent sur l’interdisciplinarité des équipes de soins, où les médecins n’auraient plus les attributs d’une caste privilégiée et où l’ensemble du personnel aurait l’autonomie et les moyens nécessaires à la pleine réalisation des soins requis par la population» (54). Suit l’idée de prioriser la prévention et «une première ligne ayant une vision sociale et communautaire de la santé»; le portrait semble rejoindre ce faisant une approche qui tiendrait compte de l’effondrement prévisible des finances publiques.
Un bien-être redéfini
Le livre de l’IRIS n’aborde pas le défi de la surconsommation actuelle des sociétés riches comme la nôtre. Il reste que le troisième chapitre s’attaque «aux aspects systémiques qui conduisent à l’aide sociale» pour cibler l’idée d’une sécurité de revenu, à «la possibilité collective d’assurer à toutes et à tous la capacité de couvrir leurs besoins de base» (59). Le bien-être recherché est collectif et ne comporte pas nécessairement une capacité pour une surconsommation.
Avec une sous-section ciblant «néolibéralisme, austérité et pauvreté», le chapitre aborde des enjeux qui exigeront des décisions collectives pour passer à travers l’effondrement pour arriver à une société qui serait à l’opposé à maints égards à celle d’aujourd’hui et qui ciblerait la sécurité de revenu. Clé semble être l’abandon de l’idée de forcer une intégration dans le marché du travail; sans le dire, il s’agit d’une mise en question d’un fondement du modèle néoclassique, le travail salarié. Comme ils disent, tout le monde gagnerait à ce que «le travail salarié accapare une place moins importante de la vie» (18), même si, contrairement à leur vision, le temps libéré n’était pas rémunéré.
D’une part, les auteures insistent : «l’activité humaine constituée en « marché du travail » ne produit pas que de la richesse et de la qualité de vie. C’est aussi un système gagnant-perdant qui favoriste la concentration de la richesse. Il génère des inégalités de la pauvreté et de l’exclusion… [I]l y a d’autres richesses et ressources que l’argent, et d’autres contributions à la vie collective que celles qui sont reconnues dans le marché du travail» (64-65). Elles visent non seulement un marché du travail qui est inégalitaire, mais un marché qui de toute façon ne réussira pas à fournir de l’emploi à toutes les personnes de la société à venir. Elles semblent viser prioritairement un nouveau pacte social et fiscal (65) qui en premier lieu exigerait une meilleure distribution de la richesse et insistent qu’il faut finalement «refonder la société sur des valeurs de coopération» (67), incompatible faut-il suggérer avec une société fondée sur l’économie néoclassique.
Encore une fois, les auteures présument du fonctionnement actuel d’une société inégalitaire pour esquisser quelques calculs sur sa «capacité productive» (69). Ils proposent trois actions spécifiques (71-71) : (i) étendre le rôle du crédit d’impôt pour solidarité (CIS); corriger les inégalités dans le calcul du niveau de vie minimal des différents types de ménages; augmenter le salaire minimum pour que toute personne qui travaille à temps plein sorte de la pauvreté. Les coûts de telles actions pourraient vraisemblablement être couverts par une meilleure distribution de la richesse, en en prenant aux riches.
Dans le cadre d’un effondrement, le défi serait différent, soit de se mettre ensemble pour valoriser une société plus égalitaire mais où le revenu serait sensiblement plus bas, où l’emploi serait bien plus rare et où la pauvreté et la richesse seraient probablement à redéfinir. Alors qu’elles voudraient «assurer une transition qui ne pénaliserait pas les petites entreprises et les petits organismes, une aide gouvernementale temporaire pourrait leur être offerte». Il y a lieu de croire que leur portrait de la société à venir, souhaitable, dépendra justement de l’action citoyenne qu’ils priorisent plutôt d’une économie productiviste générant des surplus repris par les gouvernements, économie qui est finalement au cœur des problèmes auxquels elles s’adressent et qui est à risque de s’effondrer en raison de ses dépassements.
L’IRIS fournit dans ce livre une intéressante contribution à la réflexion qu’il faut poursuivre sur la façon de nous préparer pour l’effondrement qui semble probable. Cet effondrement frappera aussi bien l’économie néolibérale qui préoccupe l’IRIS que l’économie néoclassique dont la première n’est qu’une variante. C’est intéressant de voir les deux derniers chapitres du livre fournir plus directement le portrait d’une société qui aura laissé dernière elle les méfaits de l’économie néoclassique. J’y reviendrai sous peu.
[i] Un groupe d’auteurs français fournissent d’autres perspectives dans Un projet de croissance : Manuel pour une Dotation inconditionnelle d’autonomie (Écosociété, 2014). Tout comme deux initiatives britanniques font de même dans The Great Transition (new economics foundation, 2010 – en ligne) et Manuel de transition : De la dépendance au pétrole à la résilience locale (Écosociété, 2010).
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Le mouvement environnemental en général me paraît assez mal orienté, et j’essaie ici – comme je ferai par la suite – de préciser mes critiques et mes analyses, sachant que celles-ci doivent également être mieux énoncées.
J’ai récemment eu l’occasion de faire une présentation à un groupe environnemental très impliqué dans les différentes coalitions intervenant dans l’opposition au fracking, à Énergie Est et à d’autres aspects du positionnement «sortir du pétrole». J’y ai fait un effort d’élaborer – et de clarifier – mon sens que ces interventions, bien ancrées dans la tradition du mouvement et tout à fait justifiées, manquent quand même la cible principale.
Je laisse de coté ce qui semble être une volonté de la part de plusieurs des groupes nationaux ici au Québec de ne pas mettre en évidence et critiquer les énormes dérapages des différents gouvernements au Canada pour respecter les exigences de l’Accord de Paris. Cette volonté, ce refus d’engager les vrais débats qui s’imposent, me désappointent mais relèvent d’une autre sorte de façon de manquer la cible. On peut avoir une idée des importantes lacunes dans le «positionnement» canadien en lisant Gagner la guerre du climat : Douze mythes à déboulonner de Normand Mousseau; les «pistes» qu’il propose ne font que renforcer le constat que nous ne gagnerons pas cette guerre et devons nous préparer pour les conséquences, travailler sur une position de repli.
Les interventions des groupes régionaux me dérangent d’une autre façon. Je me suis déjà dit que les pipelines Keystone XL, Énergie Est et les autres allaient être construits peu importe l’opposition, qui est loin d’en être une des seuls groupes environnementaux. Par après, j’ai commencé à avoir des doutes, tellement les campagnes semblaient aller plutôt bien. Je voudrais tenter d’aborder les enjeux d’une toute autre manière ici, soupçonnant de nouveau que l’opposition ne réussira pas à arrêter les projets, en dépit d’un investissement de temps et d’énergie impressionnant, et convaincu que cette opposition devrait s’orienter autrement de toute façon.
La question du rendement de nos ressources en énergie fossile
Ceci aussi je me l’étais déjà dit aussi: si Keystone XL et Énergie Est sont construits, ils ne fonctionneront pas longtemps, laissant comme principal impact ceux de la construction, et non ceux des fuites etc., qui sont les risques à long terme soulignés par l’opposition. De la même façon, l’opposition à l’exploitation des sables bitumineux eux-mêmes pourrait être plus pertinemment faite aussi.
Je me fonde sur des analyses qui ne paraissent presque jamais dans les interventions, d’après mon suivi de celles-ci. Ces analyses tournent autour du pic de pétrole, mais en insistant sur la distinction fondamentale à faire entre les énergies fossiles conventionnelles et celles non conventionnelles. Pour le charbon, la distinction est probablement plus celle entre le charbon de haute qualité et le reste (mais il en reste de la bonne qualité, avec un ÉROI de plus de 50, déconcertant…), mais pour le pétrole et le gaz, elle insiste sur la question de l’accès aux gisements, de plus en plus difficile et coûteux et exigeant de technologies performantes.
J’en parle assez souvent: il s’agit de la question du «rendement énergétique» de ces ressources, de leur ÉROI (retour en énergie sur l’investissement en énergie). J’ai l’impression que les pétrolières (et les autres) ciblent presque uniquement les coûts qui sont en cause face au prix requis pour une rentabilité de l’exploitation, présumant que le prix va remonter; cela est dans le cadre d’une concurrence mondiale qui semble être au cœur de la baisse du prix depuis 2014, qui suivait une surexploitation entre autres des réserves de gaz de schiste aux États-Unis.
Résumé succinct
L’ÉROI du pétrole conventionnel découvert en Arabie saouidite dans les années 1930 était environ 100 (100 barils extraits pour un baril requis en investissement). Aujourd’hui, nous parlons d’un ÉROI de l’ensemble de la production mondiale qui s’approche du 15, et voilà le défi. Le graphique fournit une image de la situation: l’ÉROI va baisser davantage dans les années à venir en partie en raison de la baisse dans l’exploitation des gisements conventionnels, en partie parce qu’il y a de plus en plus de ressources non conventionnelles dans l’approvisionnement (même si bien limitées par rapport au passé du conventionnel), et celles-ci ont dès le départ un ÉROI assez bas – à moins que les réserves manquantes (le bleu pâle) soient comblées par des découvertes de nouveaux gisements de pétrole conventionnel…
Pour situer ce qui me dérange dans les interventions actuelles, il importe de souligner que l’ÉROI des sables bitumineux est en bas de 5, peut-être aussi bas que 3. Les travaux de Charlie Hall aboutissent au constat qu’il nous faut un approvisionnement en énergie avec un ÉROI au-dessus de 10 pour soutenir notre civilisation, énergivore (voir aussi un autre article de Hall).
La «récession permanente» prévisible
Autrement dit, il me semble assez clair qu’au fur et à mesure que notre approvisionnement dépendra des énergies non conventionnelles, nous allons nous trouver assez rapidement avec un ÉROI global et un coût d’exploitation qui frôleront la non rentabilité en ce qui a trait au maintien de notre civilisation.
Ce constat suggère qu’il n’y aura pas d’exploitation accrue des gisements des sables bitumineux, parce que la production pétrolière qui en proviendra ne permettra pas le maintien de l’ensemble d’infrastructures physiques et sociales qui définissent notre civilisation. Il se peut que les pipelines seront construits par Enbridge ou Transcanada, en se fiant à leur conviction dans une remontée des prix pouvant couvrir leurs coûts d’exploitation. Il ne se pourra presque pas que les sables bitumineux puissent nous fournir ce qu’il nous faut pour nous maintenir.
Ceci s’explique en partie par le coût nécessaire pour l’exploitation des sables bitumineux, qui s’approche de 100$ le baril pour de nouveaux projets (entre 43$C et 70$C pour l’extraction, entre 60$ US et 75$ US livré selon le plus récent rapport du Canadian Energy Research Institute). Il s’explique en plus par le fait que les coûts d’exploitation et l’ÉROI bas résultent de l’importance d’énergie fossile dans le processus d’extraction.
Face à cette situation, il y a eu des décisions des majors (Shell, Exxon, Statoil, autres) de se retirer des sables bitumineux, n’y voyant pas d’intérêt économique pour le court et le moyen termes. Leurs actifs ont été achetés par deux ou trois compagnies canadiennes, dont je ne réussis pas à concevoir le raisonnement dans la planification inhérente dans leurs acquisitions autre que le retour de prix trop élevés…
Ce qu’un ensemble de récessions depuis les années 1970 suggère est qu’un tel prix dépasse la capacité de notre civilisation à se procurer l’énergie qui lui est nécessaire. Il se peut que le creux dans le prix actuel soit temporaire, et qu’il y ait une nouvelle resurgence de production à des prix rentables. J’en doute, mais si oui, il semble assez clair qu’une telle situation nous mettra devant une autre récession assez rapidement, celle-ci fort probablement plus sérieuse que les précédentes. Comme Tim Morgan le caractérise dans Perfect Storm, nous sommes devant une situation économique définie en fonction d’une «récession permanente»: nous sommes au bord de la falaise…
Comment agir
J’imagine qu’il demeure important de contester les pipelines et les autres projets d’exploitation et de transport de pétrole et de gaz qui essaiment actuellement, au cas où, comme un ami dans les groupes nationaux m’a répondu face à ces réflexions, l’analyse suggérée soit erronée. L’opposition à ces projets exige de la part des acteurs, comme c’était le cas pour contester les projets de terminaux de gaz naturel liquifié (Rabaska, Cacouna) qui ne se sont pas réalisés, comme ce serait le cas à Québec pour un projet de troisième lien pour permettre l’accroissement du transport par automobile, qui ne verra jamais le jour, comme ce sera peut-être/probablement le cas pour tout ce qui tourne autour des sables bitumineux.
Devant la probabilité calculée de façon raisonnable et assez conservatrice, et devant l’importance des enjeux, je réponds qu’il faut se préparer aussi et presque plutôt – au moins, en même temps – pour la sortie du pétrole tout court. Il faut nous organiser en préparation de cela, alors que les groupes nationaux et les groupes régionaux se démènent à contester les menaces de court terme. Comme j’ai souligné dans mon article sur le livre Sortir le Québec du pétrole, déjà mentionné plus haut:
Le débat pour nous sortir du pétrole a beaucoup trop porté sur la bataille traditionnelle cherchant pour une énième fois à stopper des projets de notre mal-développement. Il reste toujours un besoin urgent pour faire le portait réaliste d’un Québec ayant passé à travers l’effondrement. Marcil débute le livre en soulignant que cet effondrement s’en vient, mais le livre n’arrive à nous fournir que quelques pistes pour passer à travers. Commençons par cibler une réduction de 50% de notre consommation d’énergie. Ensuite, cherchons à trouver comment identifier ce qu’il nous faut pour vivre sur cette planète malmenée (et pas seulement le long du fleuve à risque d’être malmené), avec l’idée que cela aussi se situera dans l’ordre de 50% de moins, en travail rémunéré tout comme en objets de consommation…
La nouvelle approche pourrait commencer avec une reconnaissance de l’échec de la COP21 et l’échec tout à fait prévisible de l’Accord de Paris (surtout si l’on se restreint au Canada et au Québec), comme Bill McKibben commence à réaliser en regardant les orientations de Justin Trudeau. Cette reconnaissance ne doit pas nous amener à mettre l’accent en priorité sur les adaptations nécessaires aux débordements du climat (qui viendront), mais à nous attaquer au système économique qui définit notre civilisation, notre société, système qui s’approche d’une récession permanente où le pétrole ne sera pas omniprésent et où l’automobile, pour cette raison et pour d’autres, ne le sera pas non plus…
L’automobile privée
Voilà un autre élément du positionnement qui ne me semble pas adéquat actuellement. L’opposition à tout ce qui tourne autour des sables bitumineux se fait dans le cadre d’une sortie du pétrole qui doit être précisée dans ses propres exigences. D’une part, il me semble inacceptable de nous voir souligner les risques potentiels de l’exploitation et du transport du pétrole des sables bitumineux alors que nous avons accepté sans la moindre préoccupation un approvisionnement en pétrole depuis des décennies provenant d’outre-mer, où des risques étaient souvent des réalités.
Les impacts se faisaient sentir dans des pays qui, par ailleurs, se trouvent souvent sur des listes dressées pour critiquer les pays qui ne respectent pas différents droits humains (pour un récent exemple, voir la chronique de Francine Pelletier dans Le Devoir du 3 mai dernier, qui fournit le lien à l’article de McKibben) et qui bénéficient – qui dépendent, assez souvent – de leurs expéditions de pétrole. Nous aurions dû «sortir du pétrole» il y a longtemps, si le raisonnement impliqué dans l’opposition actuelle était appliqué avec rigueur en tenant compte des externalités sociales et environnementales.
D’autre part, et probablement plus important dans le portrait, il y a des leurres dans l’opposition qui prône la sortie du pétrole. Plusieurs – presque tous – présument implicitement ou explicitement que nous allons pouvoir faire cette sortie en remplaçant l’énergie fossile par les nouvelles énergies renouvelables, cela donc en maintenant le modèle économique et de société que nous connaissons actuellement. J’ai déjà fait plusieurs articles ici pour souligner les failles importantes dans ces présomptions.
Depuis le 5e rapport du GIÉC en 2013-2014 et la COP21 de décembre 2015, nous devons aussi tenir compte d’autres aspects de la sortie du pétrole, soit la réduction dramatique et rapide de nos émissions de GES – maintenant quantifiés et avec un échéancier. Ici aussi, je suis intervenu avec plusieurs articles pour souligner l’importance – finalement, l’impossibilité – de ses nouvelles exigences. Pour le positionnement qui nous voit électrifier nos transports et ainsi régler nos défis en matière d’émissions, je souligne que dans sa politique énergétique de 2016 le gouvernement québécois vise une flotte en 2030 de 5 millions d’automobiles, et on n’y trouvera qu’un million de véhicules électriques. L’Accord de Paris ne nous permettra pas d’être si lents, cela sans même parler des exigences similaires (mais plus importantes) pour l’ensemble des pays riches et de la résolution des inégalités qui doivent primer dans la confrontation à notre situation, y compris en matière de transports, mais non seulement là.
Du travail à faire encore
Bref, je m’attendrais à ce que les groupes, nationaux et régionaux, interviennent face à des défis sociaux bien plus complexes et plus dérangeants pour le public que le passage de pipelines, de trains et de tankers. Notre défi, celui du mouvement environnemental, est bien plus social qu’environnemental, même en voulant agir pour éviter le pire des changements climatiques.
MISE À JOUR le 8 mai
Dans un article du Devoir de ce matin, au moins deux des signataires représentent des groupes nationaux. Leur article insiste sur la non rentabilité de l’exploitation des sables bitumineux, cela en suivant les décisions de plusieurs acteurs et tel que suggéré dans mon article, et sur les risques que cela fait courir à la Caisse de dépôt avec ses investissements dans le secteur.
Par contre, les signataires suggèrent que les décisions de la Caisse présument de l’échec de l’Accord de Paris et vont donc à l’encontre du positionnement du gouvernement du Québec à cet égard. Je ne sais pas à quoi ils réfèrent en pensant que le gouvernement du Québec cherche à respecter l’Accord de Paris. Je suggère que la lecture du livre de Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat, fournit les bases d’un questionnement quant à leur position à eux à cet égard…
Derrière le tout, les signataires mettent en évidence «la transition énergétique» comme source de réplique, avec «l’essor des énergies renouvelables» et font référence à l’horizon de 2050. Il reste à voir quand les groupes nationaux vont se pencher sur les exigences quantifiées et avec échéancier de l’Accord, ce sur quoi j’insiste dans l’article.
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L’émission Découverte est parmi nos meilleurs (avec Les années lumières) pour suivre les travaux scientifiques (j’hésite de parler de «progrès» scientifiques pour des raisons qui apparaîtront dans l’article qui suit). Pendant la dernière année, Découverte a couvert par deux émissions (reprise de la première le 5 février dernier, le deuxième le 12 février, curieusement manquant sur le site) les travaux pour faire la circonvolution du globe en avion solaire sans recours à l’énergie fossile, finalement réussie par le Solar Impulse. Le défi était intéressant, le drame de l’émission (venant d’une source autre – BBC?) important, mais le résultat ultime, du moins pour moi, était un questionnement.[1] (Note: Il n’y aura pas d’autres articles pour trois semaines.)
Questionnements et réflexions
D’abord, des questions et réflexions plutôt techniques, que j’ai soumises aux responsables en pensant qu’elles pourraient mériter une émission complémentaire à celles mettant en relief le «grand exploit»:
Comme le pilote le souligne en partant pour la dernière étape vers Abu Dhabi, la volonté inhérente dans cette expérience importante est de pouvoir continuer à développer la mission en cause, soit – ce n’est pas précisé dans l’extrait – le développement et la promotion de la technologie de l’énergie solaire (et, plus généralement, des énergies renouvelables). Il y a clairement un énorme besoin de poursuivre la recherche, le développement et la mise en place de ces énergies, et non seulement, non particulièrement, pour le transport aérien.
Quelqu’un impliqué dans l’opposition à Énergie Est m’a récemment contacté pour demander de l’aide pour une définition de la transition énergétique. J’interviens régulièrement, mais de différentes façons, pour prétendre qu’il n’y a pas de transition énergétique en vue, du moins pas en douceur, et ma réponse m’a amené à faire cette petite réflexion synthèse.
Le terme fait partie normalement d’un point de vue que je critique, à l’effet que nous allons pouvoir continuer comme avant, avec l’espoir de l’économie verte. La définition est, je crois, plutôt simple.
Plus important encore, et fonction du prix, le rendement énergétique de cette source d’énergie, est insuffisant pour nous soutenir. Le pétrole extrait des sables bitumineux est parmi ce qu’il est convenu d’appeler les énergies fossiles non conventionnelles et qui incluent aussi le pétrole et le gaz de schiste et les gisements fossiles en eaux profondes. Ces sources d’énergies exigent pour leur production des quantités d’énergie beaucoup plus importantes que celles requises pour les gisements conventionnels (c’est pour cela qu’elles émettent plus de CO2). À titre d’exemple, les gisements de l’Arabie Saoudite fournissaient dans les années 1930 un rendement d’environ 100 barils produits pour un baril investi dans la production; aujourd’hui, le rendement moyen de l’ensemble de nos sources d’énergie fossile est en bas de 15, avec certains calculs indiquant que c’est déjà en dessous de 10.
L’économie biophysique suit de telles analyses pour chercher à mieux comprendre les fondements de nos sociétés, fondements qui s’avèrent dépendants d’une énergie abondante et peu chère. Elle estime qu’un rendement énergétique [l’ÉROI] d’environ 10 (barils pour un baril investi) est nécessaire pour nous soutenir. Le rendement de ces énergies non conventionnelles se situe en dessous de 10, souvent en dessous de 5 (le cas pour les sables bitumineux). La conclusion s’avère: elles ne sont pas capables de soutenir notre civilisation.
Il est possible que des compagnies décident dans les prochaines années de maintenir des investissements dans les sables bitumineux et dans les pipelines nécessaires pour permettre de rendre les produits sur les marchés. Ce qui semble plus que possible est que ces investissements s’avéreront finalement non rentables, les sociétés développées étant incapables de payer le prix nécessaires pour les rendre utiles. En effet, ils sont du mauvais côté de l’histoire.
Plusieurs mouvements ciblent le désinvestissement dans l’énergie fossile, et Pineault a contribué à ces initiatives. Il semble y avoir des indications que le désinvestissement augmente, peut-être pour des raisons éthiques, sûrement parce que les investisseurs en cause sont convaincus qu’il n’y a pas d’avenir pour le secteur. Reste que la priorité n’est pas d’arrêter les pipelines ni de s’assurer de désinvestissements massifs dans le secteur de l’énergie fossile. La priorité doit être de planifier et préparer la société pour cet avenir avec moins d’énergie et – faute de croissance – un niveau de vie moindre.
Bref, l’avenir économique et écologique de nos sociétés, peu importe nos volontés, va devoir s’arrimer avec un approvisionnement en énergie fossile beaucoup plus réduit et assez rapidement presque nul. De nombreuses sources (inconnues des décideurs et des groupes environnementaux) nous informent aussi que c’est une lubie de penser que les «énergies renouvelables», aussi souhaitables soient-elles, vont pouvoir remplacer l’énergie fossile extraordinairement productive et bon marché des dernières décennies, cela en maintenant en sus, comme le veulent les gouvernements, la volonté de voir nos économies croître et avoir besoin de plus d’énergie. Il n’y aura pas de «transition énergétique» en douceur.
Les dégâts occasionnés par notre romance avec le pétrole depuis des décennies (sans parler de celle avec le charbon et le gaz) se trouvent actuellement partout sur la planète. Les risques pour le territoire canadien que le débat cerné par Pineault met en évidence sont bien réels, mais finalement presque mineurs dans le grand portrait des choses. La baisse dramatique de nos approvisionnements en énergie dans les prochaines années va même diminuer notre contribution aux changements climatiques qui risquent, eux aussi, d’être partiellement «réglés» par le déclin de notre niveau de vie tout court.
MISE À JOUR le lendemain
Voilà, les institutions internationales en matière d’énergie viennent de sortir un rapport qui semble aller même plus loin que les attentes de la COP21, selon un article du Devoir. Le rapport Perspectives for the Energy Transition: Investment Needs for a Low-Carbon Energy System (il y a également un résumé exécutif) rentre directement dans le thème de ma petite synthèse. Il s’agit clairement d’une intervention qui adhère à la première option mentionnée, que la transition va nous permettre de maintenir la situation actuelle – cela en proposant, comme l’Accord de Paris, des mesures inconcevables. Je reviendrai avec un prochain article dès que j’aurai lu les documents.
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Un différend profond entre moi et Renaud Lachance, le VG pendant ma tenure comme CDD, portait sur l’idée d’une correction du PIB par l’approche de l’IPV, cela comme guide pour certains aspects de mes vérifications. Même s’il était averti pendant 18 mois du sens de mes travaux et de leur déroulement, il a trouvé irrecevable cette approche quand il en a vu les résultats, ma première esquisse d’une partie d’un éventuel IPV. Mon jugement de sa décision finale: le VGQ ne pouvait se permettre de publier un rapport du CDD qui seraient critiqués sévèrement par au moins un important secteur de la société, les économistes. Cela aurait nui considérablement à la crédibilité du Bureau. J’avais été choisi pour le poste, parmi 125 candidats, en raison de ma crédibilité. J’ai été obligé de quitter le poste parce que je constituais une menace pour cette crédibilité. J’y reviens ici huit ans plus tard en réfléchissant sur la situation actuelle en ce qui a trait au CDD.
En janvier, le poste de Commissaire au développement durable (CDD) a eu 10 ans. J’étais le premier à occuper le poste (de 2007 à 2008) et mes efforts de le rendre pertinent face aux défis de réorienter le gouvernement, au moins dans son évaluation de la situation, ont échoué. Je me suis permis à l’occasion de cet anniversaire de lire pour une première fois la série de chapitres «observations» pour les rapports de 2010 à 2016 de Jean Cinq-Mars, mon successeur, sans avoir d’idée à quoi m’attendre. Ces premiers chapitres des rapports permettent des réflexions qui ne sont pas assujetties à la méthodologie de vérification utilisée pour le reste.
Un cadre de gestion détourné de son objectif…
Quand j’étais CDD, j’avais rencontré la Commission de l’administration publique (CAP) de l’Assemblée nationale et le Comité interministériel de développement durable (le CIDD que j’ai créé en 1990-1991 quand j’étais sous-ministre adjoint au ministère de l’Environnement) pour parler de ma lecture de la première Stratégie québécoise de développement durable (SQDD), adoptée pour la période 2008-2013. Mon constat était à l’effet qu’elle ne répondait à aucune norme gouvernementale en matière de planification stratégique et serait à toutes fins pratiques impossible à suivre ou à vérifier. Cette situation témoignait d’une volonté des instances gouvernementales d’éviter que le développement durable prenne la place qu’il devait prendre au sein de l’Administration. Finalement, le terme «développement durable» ne représentait pour les parlementaires qui ont voté la Loi sur le développement durable (LDD, qui a créé le poste de CDD et l’obligation de faire la SQDD) qu’une autre expression pour «environnement».
Clé donc de la LDD, une confusion entre environnement et développement et son insertion dans la longue tradition qui voyait l’environnement comme une externalité par rapport aux vrais enjeux de développement. Cette confusion était confirmée et empirée par l’identification par la LDD du ministère de l’Environnement comme responsable du suivi de la mise en oeuvre de la LDD et du suivi de l’éventuelle Stratégie. Puisque les responsabilités en cause concernaient l’ensemble des responsabilités gouvernementales, dépassant largement les dossiers touchant l’environnement, ces suivis auraient dû clairement être attribués au Conseil exécutif, le ministère du Premier ministre. En ce sens, je me suis permis dans les observations de mon premier rapport une «définition opérationnelle» du développement durable en fonction de l’énoncé des 16 principes inscrits dans la LDD (1.47):
Le développement durable se dit des activités déployées pour assurer aux êtres humains une vie saine et productive, qui est en harmonie avec la nature et établit une équité entre les générations (actuelles et à venir), et ce, en maintenant fonctionnels les écosystèmes et la biodiversité qu’ils recèlent tout en respectant le patrimoine socioculturel, cadre de vie des sociétés. Ces activités incluent l’éducation et la formation de la population en vue de sa participation aux processus de planification et de prise de décision, incluant les éléments à caractère économique. Les processus visés sont conçus de manière à bien cibler le niveau d’intervention approprié et priorisent la concertation et la collaboration entre tous les décideurs.
En 2009, j’ai préparé un document sur l’ensemble des questions découlant de l’adoption de la LDD, pour les juristes de l’État, après une présentation à leur conférence annuelle intitulée «Un cadre de gestion à rendre opérationnel: La loi sur le développement durable». En 2013, j’ai participé à un colloque de l’Observatoire de l’administration publique de l’École nationale de l’administration publique (ÉNAP) avec une présentation «La Loi sur le développement durable: Les enjeux» suivi d’un texte dans sa revue Téléscope; le texte était intitulé «L’administration publique: Oeillères cognitives et risques d’illusion dans la pratique, dans la recherche et dans la vérification». Dans les deux cas, j’essayais de mettre en évidence ce que je proposais comme Commissaire, que c’est l’ensemble des grandes orientations du gouvernement qui sont en jeu avec l’adoption de la LDD, en dépit de la décision d’en diminuer radicalement sa portée.
… et non opérationnel
J’étais surpris de voir, lors de ma lecture de ses «observations», que Jean Cinq-Mars a maintenu ma compréhension de la SQDD (le Vérificateur général en partageait ma lecture en 2008) en constatant à deux ou trois reprises qu’elle ne pouvait faire l’object de vérifications appropriées. D’après des conversations avec des responsables, ce constat s’appliquerait aussi à la nouvelle SQDD, couvrant la période 2015-2020; je ne l’ai même pas lue. À cette situation, Jean Cinq-Mars ajoutait que les plans d’action des ministères et organismes obligés d’en faire dans la mise en oeuvre de la SQDD étaient défaillants partout, les engagements rentrant dans leurs activités courantes sans donc les obliger à repenser leurs orientations et leur gestion. Toute cette opération, par ailleurs, générait une autre confusion, entre les plans d’action de développement durable et la planification stratégique triennale de ces mêmes instances, celle-ci une obligation découlant de la Loi sur l’administration publique et des directives du Conseil exécutif et clairement prioritaire par rapport aux plans d’action.
Bref, le coeur de la LDD était l’objet d’une sorte de détournement pour aboutir à une situation où les instances gouvernementales (ministères et organismes, ou M&O) n’étaient assujetties à aucune réflexion en profondeur découlant du sens profond de la LDD, mais plutôt à de nouvelles tracasseries administratives qui ont dû finir par diminuer leur intérêt et leur adhésion à l’idée même du développement durable. Le poste du CDD se trouvait ainsi également diminué en importance. Bien sûr, le CDD, de par sa place à même le Bureau du Vérificateur général (VGQ), fait des vérifications d’optimisation des ressources (VOR) dans la tradition du VGQ, mais justement, cette activité ne se trouve = changée beaucoup ni par la LDD ni par le CDD, même si l’application des principes de la loi pourrait bien changer certaines choses. Le coeur de la LDD, en ce qui concerne le CDD, se trouve dans le rôle qui lui est attribué dans le suivi de la mise en oeuvre d’une nouvelle sorte de développement au sein de l’Administration, un développement «durable», et ceci est censé être défini de façon opérationnelle par la SGDD.
Pendant mes deux années comme Commissaire, j’ai pu rencontrer Ron Thompson, Commissaire à l’environnement et au développement durable (CEDD), mon pendant au fédéral, dont le titre même comportait la confusion mentionnée plus haut, enlevée lors de la rédaction de la LDD. Thompson, parmi les plus expérimentés du Bureau du Vérificateur général du Canada, était nommé par intérim après le départ de Johanne Gélinas, qui avait occupé le poste pendant sept ans; il prenait sa retraite après ce travail, et n’avait aucun intérêt à dissimuler la situation. Dans ses deux rapports, en 2007 et 2008, et à travers un langage qui s’impose chez le Vérificateur général, Thompson est arrivé à la conclusion que dix ans d’expérience avec le poste du CEDD, créé en 1995, montraient que le gouvernement fédéral avait réussi à contourner les objectifs du poste pour procéder comme si rien n’était. Son constat: l’Administration fédérale avait réussi a rendre inutiles les travaux faits pendant 10 ans, ne suivant pas les recommendations. J’étais surpris de voir Jean Cinq-Mars faire référence à ce constat dans un de ses rapports, mais c’était tout à fait pertinent et ne faisait que faire ressortir le même constat pour le poste du CDD.
Un conflit entre les orientations gouvernementales et la législation sur le développement durable
Je proposais quand j’étais Commissaire que la LDD allait assurer une sorte d’échec du travail associé au poste du Commissaire, et cela en parallèle à un échec de la mise en oeuvre d’un développement durable au sein de l’Administration. J’i poursuivi en ce sens avec les interventions de 2009 et 2013 mentionnées. Ma lecture des premiers chapitres des rapports du commissaire québécois pendant huit ans semble confirmer sans beaucoup de nuances ce prognostic du début. Bref, on doit constater que le CDD au Québec est un échec dans le même sens qu’il l’est au niveau fédéral, devant la résistance continue et plus ou moins complète de l’Administration.
Tout d’abord, j’avais fait savoir pendant que j’y étais qu’une lecture sérieuse de la LDD aboutissait assez rapidement à la conclusion que le VG est en fait le véritable CDD. La confusion entre développement durable et environnement a donné une impulsion à l’idée de rendre explicite le travail du VG en matière d’environnement; la lecture – je dirais juridique – de cette même LDD fait ressortir que les travaux du VG portent directement (peut-être dans certain cas indirectement) sur ce qui est entendu comme le développement dans tout l’historique de la théorie du développement durable. Selon cette lecture, le poste de CDD est une anomalie, presque une abérration, au sein du VGQ.
Le cœur de la LDD est la proposition que l’Administration devrait s’orienter en fonction d’un développement durable, c’est-à-dire dans un développement – pour abréger – dans le sens des travaux de la Commission Brundtland, et le CDD devrait suivre les efforts de mettre en place de telles orientations, en fonction des activités surtout de la SQDD et de ce qui en découlait, comme les plans d’action. Puisque (i) Brundtland n’est pas intervenu par rapport au système économique néoclassique qui détermine notre développement depuis des décennies, (ii) ma volonté était de m’inspirer de l’économie écologique remontant à Georgescu-Roegen pour corriger cette lacune .
Dès 2009, à quelques mois de mon départ du poste de CDD, le rapport Stiglitz a revu en long et en large le PIB et les faiblesses/incohérences/lacunes de cet indicateur, un aspect clé de l’économie écologique. Le rapport n’a rien modifié par la suite dans la mise en œuvre de notre développement associé étroitement à la croissance du PIB, mais les constats théoriques associés à ce rapport sont largement reconnus.
Une nouvelle approche s’impose
Je touche à cette question à partir de la lecture d’une seule VOR faite en survolant les 8 ans du CDD après moi, soit celle sur les enjeux démographiques dans le premier rapport de Cinq-Mars. C’est moi qui avais inscrit cet enjeu au programme du CDD. En lisant le rapport, je remarque que l’orientation de base de la vérification portait sur le vieillissement de la population, problème important pour la croissance requise par l’économie néoclassique. Le CDD, s’il revenait à cette problématique, pourrait l’aborder d’une autre façon, en cherchant à répondre à d’autres questions: Y a-t-il une population optimale pour le Québec? Comment abordent-ils cette question les M&O?
Une telle orientation s’inscrirait assez directement dans un enjeu fondamental de notre développement (et Brundtland l’a abordé en montrant sa préoccupation à cet égard), soit le dépassement de la capacité de support de la planète par l’humanité montré par son empreinte écologique. Et elle toucherait aussi la question de l’immigration. Bref, un sujet sensible, mais qui n’exige pas l’abandon de ses principes par un économiste néoclassique, la formation du troisième CDD – sauf que le sujet aborde directement la question de la croissance du PIB, fonction en bonne partie de la croissance démographique.
Il y a probabilité que les rapports du CDD vont continuer dans la lignée des miens et de ceux de Jean Cinq-Mars, à l’effet que l’Administration n’avance pas et cherchera par la nouvelle SQDD (d’après, je crois, un commentaire de Cinq-Mars dans un de ses derniers rapports) à continuer à contourner l’intention de la LDD. Il y a toujours des explications administratives et bureaucratiques pour une partie plus ou moins importante de cette volonté.
Reste qu’il y a aussi ce qui est clairement en cause selon une lecture «juridique» de la LDD et son insertion dans la tradition remontant à Brundtland. Le développement depuis ce temps a connu autant de ratés, et plus globalement, que les expériences vécues des CEDD et des CDD ici au Canada; Cinq-Mars, comme moi avant, fait référence dans un de ses rapports au Millenium Ecosystem Assessment de 2005, qui en fait une synthèse. Parmi les dossiers les plus importants, l’effort d’intervenir sur les changements climatiques s’y insère. À ce sujet, et en dépit d’intenses efforts de faire de la COP21 le moment d’un accord mettant les pays de la planète sur la voie d’un contrôle des émissions pour respecter l’objectif d’une hausse maximale de 2°C, nous nous trouvons pour les prochaines années sur la piste d’un réchauffement au-delà de 3°C.
Ceci n’est pas un accident. Plutôt que de poursuivre dans ce dossier comme Johanne Gélinas, Julie Gelfand (je présume) et Cinq-Mars, en constatant à répétition que l’Administration n’arrive pas à gérer le défi, il me semble qu’une nouvelle approche pourrait s’avèrer bien plus intéressante. Sans même aborder directement les enjeux théoriques associés à l’économie néoclassique et à la croissance nécessaire de l’économie, le CDD et le CEDD pourraient essayer de vérifier pourquoi le(s) gouvernement(s) se montrent incapables de gérer le défi.
La réponse se trouve du coté des impacts économiques de tout effort d’aborder le défi à la hauteur des réponses que l’Accord de Paris exige (voir le travail de Matthews et Gignac). La croissance économique (mise en évidence comme une priorité par Cinq-Mars dès les premiers paragraphes de son premier rapport) est incompatible avec la résolution du défi du climat. Pourquoi pas aborder la question «tout simplement» en essayant, par une vérification, de voir les implications économiques et sociales de ce qui serait requis par un respect de l’Accord de Paris et le plafond d’émissions permettant de ne pas dépasser 2°C?
Nous voyons l’incapacité d’aborder ce défi dans l’insistance du gouvernement Trudeau pour le développement accru des sables bitumineux, incompatible selon toute recherche sérieuse avec le respect de l’Accord de Paris. Nous voyons à peu près la même chose avec l’incapacité de gouvernements québécois successifs d’éviter la tentation du développement pétrolier, voué d’avance à l’échec de non rentabilité selon les recherches assez évidentes aussi.
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Il y a un mythe dominant qui ne figure pas dans le livre de Normand Mousseau commenté ici, mais qui en guide l’analyse et les propositions. J’en parle régulièrement dans mes articles du blogue, et je le présente ici en forme bien simplifiée: les décideurs de la planète, guidés par les économistes, restent convaincus qu’il est possible, voire essentiel, de continuer dans la lignée de la croissance économique qui caractérise les sociétés riches depuis des décennies. Cette conviction fait face à des constats difficiles à éviter: l’humanité se divise en un petit nombre (relativement parlant) de riches et en un grand nombre de pauvres, et toutes les tendances du modèle économique devenant mythique nous orientent dans la même direction, vers des inégalités économiques et sociales encore plus importantes; les habitants des pays riches ont déjà une «qualité de vie» sans comparaison dans l’histoire de l’humanité (tout en reconnaissant les pauvres en leur sein); l’humanité dépasse largement déjà par ses efforts de production la capacité de support des écosystèmes de la planète; directement en ligne avec notre modèle de production, nous faisons face à une série de crises qui s’avèrent hors de contrôle, que ce soit celle du réchauffement climatique, celle de la perte de biodiversité à l’instar des grandes extinctions de masse dans le passé géologique, celle de l’alimentation déficiente des pauvres de la planète, de nombreuses autres.
Les groupes environnementaux continuent à intervenir face aux changements climatiques en suivant par inertie leur tradition vieille maintenant de 40 ou 50 ans. Dans son nouveau livre, Gagner la guerre du climat: Douze mythes à déboulonner (Boréal, 2017), Normand Mousseau nous fournit, mythe déboulonné par mythe déboulonné, tout ce qu’il faut pour comprendre que ces interventions s’insèrent dans une fuite en avant. Mousseau fournit même dans son dernier chapitre le portrait de ce qu’il faut pour «gagner» – son terme – la guerre du climat. Il n’y a pas beaucoup de monde, même parmi les environnementalistes, qui vont être convaincus par ses propositions, tellement elles relèvent du rêve plutôt que d’une conception réaliste. Pour citer le titre pour le premier mythe, converti en réalité, «la réduction des émissions de gaz à effet de serre empirera immanquablement notre qualité de vie». Il nous reste à aborder la «rupture», la «transformation», la «fracture», la «transition», la «révolution» – différents termes utilisés par Mousseau apparemment comme synonymes – en reconnaissant son portrait, en rejetant ses propostions pour gagner la guerre, et en changeant radicalement d’approche.
Mousseau indiquait dans le temps qu’il était le principal auteur du document de consultation pour la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) qu’il co-présidait en 2013-2014. Cela était plutôt difficile à croire, tellement le document refletait les orientations économiques traditionnelles du gouvernement. Mousseau semble avoir beaucoup appris de l’expérience de la CEÉQ, à juger par ce rapport final soumis au gouvernement en février 2014 et par la dédicace du nouveau livre. Probablement clé dans le changement, le rapport final insiste sur le fait que l’objectif péquiste de réduction de 25% des émissions pour 2020 était impossible à atteindre, proposant une réduction de -15% pour 2025 comme plus réaliste.
La relecture du document de consultation de 2013 aujourd’hui laisse presque pantois, mais, trois ans plus tard, Mousseau récidive avec un nouveau livre où il se montre finalement fidèle au treizième mythe. En dépit du titre, rien dans le livre, une fois les mythes déboulonnés, rien ne suggère que nous pourrons gagner la guerre du climat, pas plus au Canada qu’au Québec. Le livre fournit un survol étoffé d’un ensemble d’informations et d’analyses sur les efforts de gérer le défi posé par les changements climatiques depuis 20-25 ans, et on peut remercier Mousseau pour ce travail.
Dix ou onze mythes déboulonnés: les trois premiers
Le livre se présente finalement en deux parties, une première et de loin la plus longue traçant les mythes associés à l’échec des interventions (ou non interventions) des gouvernements et des sociétés depuis le Sommet de Rio (où était adopté la Convention cadre sur les changements climatiques en 1992) et l’adoption du Protocole de Kyoto, en 1997, qui le mettait en oeuvre. Il fournit toutes les raisons nécessaires pour accepter sur le tard que la COP21 et l’Accord de Paris de 2015 doivent être reconnus comme des échecs, contrairement à un mythe qu’il n’aborde pas à l’effet que la COP21 était un grand succès. La poursuite du «business as usual» dans la «mise en oeuvre de l’Accord de Paris» s’insère clairement dans le monde des mythes qu’il décrit.
Mousseau semble identifier le choix du premier mythe précisément parce qu’il met en jeu ce qui constitue pour lui, finalement, un objectif prioritaire pour la société qu’il ne faut pas abandonner, la poursuite d’une meilleure qualité de vie (ou, dans une autre formulation, le «développement économique»). Il met en question dans la critique du premier mythe, non pas la chance de gagner la guerre, mais l’illusion que cela va «immanquablement» améliorer cette qualité de vie qui représente déjà à son niveau actuel une grossière exagération de notre place comme espèce habitant une planète bien limitée dans son potentiel. Le premier chapitre souligne les difficultés à modéliser notre avenir devant les bouleversements qui vont s’imposer et insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous attendre de ces bouleversements une amélioration automatique de cette qualité de vie – tout en gardant l’espoir en une telle amélioration, à laquelle il revient dans la deuxième partie du livre. Même s’il y fait référence (90), il ne pense pas faire intervenir la modélisation faite par le Club de Rome dans Halte en 1972, finalement toute simple, qui suggère que nous sommes face à l’effondrement, «l’écrasement de notre économie» qu’il rejette dès la première page.
Les deux chapitres suivants s’attaquent directement à l’idée d’une économie verte qui pourrait caractériser la guerre du climat. En dépit de son extraordinaire expérience avec l’hydroélectricité, le Québec n’est pas un leader de l’énergie verte, insiste-t-il. Elle nous fournit les fondements pour le fonctionnement de notre société, mais manque totalement de s’insérer dans la concurrence mondiale pour le développement technologique et les retombées économiques qui en découlent. Un leader, pour Mousseau, ne se définit pas dans ces capacités sociétales internes, mais par sa façon de se positionner dans le développement économique mondial.
Le chapitre 3 poursuit ce thème, avec une première section, intitulée «Consommation et lévier économique», où Mousseau insiste que la conversion au chauffage électrique a bien pu être intéressante pour réduire notre dépendance au pétrole, mais était une «occasion ratée» qui ne nous a fourni «aucune avancée technologique», aucun «savoir-faire d’avant-garde exportable» (57) dans l’utilisation de notre hydroélectricité. (Il semble y reprendre le vieil argument des ingénieurs à l’effet que la transformation de l’électricité, une énergie de la plus grande qualité, en simple chaleur est une erreur, sauf qu’il rejette plus loin cet argument face aux interventions de Claude Montmarquette et Alain Dubuc (87).) «Le Québec a aussi raté l’occasion de proposer des technologies électriques originales dans l’industrie lourde» (58), poursuit-il; «les investissements générés par l’industrie énergivore n’offrent qu’un rendement très faible en matière de nombre d’emplois» (62).
Dix ou onze mythes déboulonnés: les échecs des gouvernements
Les mythes que Mousseau déboulonne ainsi sont associés au treizième, l’auteur dérapant face au défi du développement économique qui en constitue son critère d’analyse. Dans le chapitre 4, il aborde directement les efforts de réduire les émissions de GES, soulignant que l’objectif actuel du Québec, d’une réduction de 37,5% d’ici 2030, est sans le moindre plan d’action pour l’atteindre, et qu’il sera très difficile à l’atteindre lorsque l’on se mettra à faire un plan. Mousseau n’aborde même pas la question des véritables objectifs à atteindre dans un monde où la contraction des exagérations des pays riches est nécessaire pour permettre une convergence vers une égalité dans la consommation (ici, de l’énergie) par l’ensemble de la population humaine.
Mousseau aborde cet enjeu en passant, en soulignant la nécessité pour le Québec de réduire ses émissions de 80% d’ici 2050 (20), ce qui exige que les cibles de 2030 soient établies en conséquence. On voit mieux cette situation en consultant un rapport de l’IRIS de 2013. Ce rapport tient explicitement et rigoureusement compte du budget carbone du GIEC et des implications du processus de contraction et de convergence nécessaire pour «gérer» les énormes inégalités actuelles et prévisibles. Le rapport, suivant la règle méthodologique sur laquelle insiste Mousseau, indique qu’une réduction de 40% serait nécessaire pour 2020 et de 50% pour 2025, objectifs inatteignables et qui décuplent l’importance du défi de «gagner» la guerre du climat tel que présenté par Mousseau.
Pour respecter son « espace atmosphérique », le Québec doit réduire ses émissions de CO2 de 3,6% en moyenne, et cela pour chaque année entre 2000 et 2100. Cela implique une réduction de moitié des émissions dès 2025, par rapport au niveau de 2000. L’empreinte carbone du Québec devrait ensuite passer sous la barre des 20 Mt dès 2040.
Si on la compare avec les objectifs gouvernementaux actuels de réduction de GES, qui s’établissent à 25% de moins que le niveau de 1990 d’ici 2020 [pour le gouvernement Marois – c’est de retour à 20% de moins avec le gouvernement Couillard], et de 37,5% de moins d’ici 2030, l’approche par budget carbone implique une action beaucoup plus ambitieuse, soit une cible de 40% sous le niveau de 1990 d’ici 2020. (IRIS, p.5)
Le chapitre 4, complété par le chapitre 8, fournit un bon portrait du système de marché de carbone où le Québec se trouve avec la Californie et, tout récemment, l’Ontario, et ouvre la réflexion sur les échecs en matière d’interventions à l’échelle canadienne, que ce soit les provinces ou le gouvernement fédéral (reprise dans les chapitres 9 et 10).
Le chapitre 5 semble presque un interlude, le mythe en cause découlant de positionnements de l’économiste Claude Montmarquette et du journaliste Alain Dubuc, parmi d’autres, à l’effet que l’utilisation de l’électricité pour le chauffage est un non-sens. Mousseau insiste sur le contraire, et dans le chapitre fournit une intéressante analyse des options dans l’électricité pour l’avenir des sociétés, concluant que l’électricité semble de loin la meilleure option et qu’en cela le Québec est en fait un leader, quitte à gérer son énorme défi consistant à quitter le pétrole.
Le mythe du chapitre 6 serait celui qui prétend que le Québec possède un plan d’action détaillé pour atteindre son objectif de réduction de 37,5%, mais je ne connais personne qui prétend cela. Finalement, le chapitre lui fournit l’occasion de montrer l’importance de l’absence d’un plan d’action, en cela constituant une préparation pour les chapitres 9 et 10 en ce qui concerne les autres juridictions canadiennes. Tous les mythes déboulonnés ne sont pas d’égale importance, ni ne comportent le même nombre d’adhérents.
Les chapitres 7 et 8 abordent deux mythes qui vont dans le sens contraire l’un de l’autre, le premier étant à l’effet (c’est le discours de l’industrie pétrolière entre autres) que nous aurons du pétrole pour encore longtemps, et que nous en aurons besoin. Le chapitre 8 aborde le mythe impliqué dans la principale initiative du gouvernement fédéral de Justin Trudeau, à l’effet que l’établissement d’un prix pour le carbone réglera les problèmes.
Le chapitre 7, en fait, fournit un portrait intéressant des récents développements dans l’exploitation des hydrocarbures, dont la fracturation et la baisse constante du prix de cette technologie, mais le constat de Mousseau est qu’il s’agit de ressources qu’il faudra délaisser, en fait, laisser dans la terre, en dépit de quantités importantes apparemment disponibles grâce à ces nouvelles technologies. Par ailleurs, souligne-t-il, il ne faut pas compter sur l’idée – un autre mythe, pourrait-on dire – que nous allons pouvoir remplacer les énergies fossiles, d’abord le charbon par le gaz naturel (136), dont il parle, ensuite l’ensemble des énergies fossiles par les énergies renouvelables, dont il ne parle pas.
Le chapitre 8 nous complète le portrait des marchés de carbone, en soulignant que ce n’est pas l’existence de marchés qui importe, mais la valeur du carbone sur ces marchés. Il suggère, avec raison pour l’ensemble des cas, que ce prix est actuellement trop bas pour avoir une influence, et que les politiciens seront trop sensibles aux impacts qu’aurait une hausse de ce prix à un niveau approprié pour qu’un tel scénario pour la réduction des émissions ne se réalise.
Ce qu’il faut faire – et quelques autres mythes
Le chapitre 9, qui débute la seconde partie du livre, permet à Mousseau de mettre de l’avant un élément du portrait qu’il pense nécessaire pour gagner la guerre du climat, une nationalisation des ressources minérales pour permettre une meilleure gestion de celles-ci, pour le bien de la société. Actuellement, suggère-t-il, le Canada est une «terre de succursales» d’entreprises multinationales étrangères. Quant aux provinces, le sujet du chapitre 10, la situation est semblable, aucune n’étant vraiment en mesure de relever le défi, voire même de poser la question quant à l’effort nécessaire: «au royaume des aveugles, souligne-y-il, les borgnes sont rois» (179).
Le traitement du mythe du chapitre 11 – le Canada est un vrai pays – est une sorte de transition vers le chapitre 12 et le positionnement de Mousseau face aux multiples échecs et culs de sacs qu’il décrit dans le livre, échecs passés, actuels, voire à venir. Il y insiste, dans la perspective d’une volonté de formuler et gérer un plan d’action national intégré, sur les nombreux impédiments inhérents dans la structure constitutionnelle et politique canadienne. Pour Mousseau, «le Programme national national de l’énergie [du père Trudeau] [constituait] une nouvelle politique [qui] représentait la première tentative d’un gouvernement canadien de l’après guerre pour prendre en main un secteur économique majeur contrôlé par des intérêts étrangers» (207). Il s’agissait d’un effort de transférer les bénéfices économiques des corporations privées étrangères vers le gouvernement fédéral et les investisseurs canadiens, et quelque chose de semblable est essentielle selon lui pour gagner la guerre à l’échelle du pays.
Pour compliquer le portrait de l’intérêt économique de l’exploitation des ressources, Mousseau se montre sensible à l’analyse de l’économie écologique à l’effet que l’exploitation des ressources non renouvelables ne devrait pas être prise comme une source de revenus immédiats, puisqu’il s’agit d’une diminution du capital naturel du pays qui viendra nuire à terme, à l’avenir. Mousseau propose (212s.) plusieurs éléments d’une approche intégrée: une société d’État au niveau canadien; des fonds intergénérationnels fédéral ou provincial; une répartition dans le temps des revenus venant de l’extraction des ressources non renouvelables. Son analyse, et surtout son sens de ce qui constitue une nécessité fondamentale face aux énergies fossiles (surtout le pétrole), insistent sur la gestion de ces ressources dans une perspective de développement économique (même si leur caractère non renouvelable contraint radicalement cette gestion). Même dans cette critique du «Canada virtuel», Mousseau ne semble pas conscient du treizième mythe, le modèle économique qui mobilise l’ensemble des gouvernements, fédéral aussi bien que provinciaux et territoriaux, le prenant pour la réalité.
La liste des mythes fournie au début du livre n’y fait même pas référence, mais la table des matières presque cachée à la fin nous renvoie à la conclusion du livre, «Au-delà des mythes», une courte section d’une dizaine de pages. On y trouve, de nouveau, la vision de Mousseau d’un monde meilleur (243) qu’il semble reconnaître comme une sorte d’utopie, à l’instar de celle de la société de consommation qu’il faut remplacer. Par ailleurs, «l’échec qui s’annonce» est fonction d’une «analyse qui n’est pas fausse» et viendra si «l’on ne peut aller de l’avant dans la lutte aux changements climatiques sans s’appauvrir» (245). En visionnant le portrait de cet échec, Mousseau insiste que ce sera parce que nous n’aurons pas su profiter du potentiel de développement économique en nous servant de ce potentiel en orientant la rupture requise «pour servir à la croissance de [notre] économie» (246).
Même Mousseau imagine une «paralysie structurelle», pas la victoire
L’expression par Mousseau d’une sorte de nostalgie pour une qualité de vie à risque est suivie immédiatement par sa transformation en une toute autre vision, celle qui échappe à une «paralysie» pour chercher un «développement social qui inclut la gestion du vieillissement de la population, la protection de l’environnement, le maintien d’emplois de qualité, le développement économique et bien plus» (246). Le piège serait une «paralysie structurelle» dont il confie avoir de la difficulté à imaginer que nous en échappions.
Retournant au refus des gouvernements de donner suite à l’appel du rapport final de la CEÉQ pour une nouvelle gouvernance, il dénonce leur «sclérose» et la volonté de la population à ne pas être trop «bousculée» dans ses habitudes. Il rêve d’une «société moderne couplant faibles émissions de carbone et bonne qualité de vie» (248). Il y semble accepter que ce ne sera pas nécessairement une meilleure, mais revient une page plus loin à la vision du treizième mythe qui nous permet de croire à l’atteinte d’une «société riche à faibles émissions», à une «meilleure qualité de vie», une qualité de vie «augmentée».
Contrairement à ce qui est inhérent dans le premier mythe, cette société ne viendra pas immanquablement, et Mousseau le reconnaît, mais ne reconnaît pas que la réduction des émissions va empirer la situation économique. La victoire résulterait d’une «quadrature du cercle» (227) décrite dans le chapitre 12 portant sur le dernier mythe, celui apparemment du gouvernement de Justin Trudeau. Les propositions de Mousseau pour «sortir de cette impasse», le contenu du chapitre 12, deviennent difficiles à suivre dans sa volonté à apaiser les conflits: «les hésitations et les oppositions [de l’Alberta et du Saskatchewan] sont légitimes», insiste-t-il (230), et l’industrie des sables bitumineux est une «industrie légitime» (238). Il faut «comprendre le dilemme» de ces provinces qui seront récalcitrantes, pour apprendre une page plus loin que celles-ci vont être obligées d’encaisser «une période de déclin irréversible» (239) qui réglera les oppositions…
Face à cette situation, Mousseau propose que
l’ensemble du Canada devra mettre en place une nouvelle économie pour les provinces productrices de pétrole, une économie diversifiée qui s’appuiera sur les ressources humaines bien plus que sur les ressources naturelles. […] Plutôt que de lancer une guerre entre les provinces, il faudra lier la transformation de l’économie des provinces productrices de pétrole au programme national de lutte aux changements climatiques et accomplir cette transformation en partenariat avec l’ensemble du pays. Un tel effort collectif n’est pas naturel pour le Canada, dont les provinces n’ont aucune tradition de partenariats semblables» (239-240).
Sans cela, Mousseau suggère, il y aura des dérapages et l’échec, mais il ne semble pas insérer dans sa réflexion une reconnaissance que nous n’aurons pas le temps pour nous permettre de revenir de tels dérapages, d’un tel échec. Autant il est difficile pour Mousseau d’imaginer la société moderne dont il rêve, autant il est difficile pour nous d’imaginer où Mousseau se place lui-même. Il ne fournit aucune raison de penser que lui-même croît dans une évolution positive de la situation politique (surtout). Il semble tout simplement incapable de comprendre les failles du treizième mythe et une situation où il faudra, urgemment, nous préparer pour un déclin irréversible de la société toute entière, dans la lignée de Halte à la croissance.
Mousseau se montre complètement berné par le treizième mythe. Celui-ci est, en fait, le seul qui compte de nos jours, les autres mythes qu’il décrit constituant finalement des épiphénomènes, des efforts d’adapter le mythe dominant dans un processus visant le maintient d’un paradigme qui est en train de s’effondrer.
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Cela a commencé à la fin des années 1970 avec des constats d’un type constamment utilisé depuis des décennies, soit que le projet d’expansion du port de Québec à même le fleuve et la construction d’une autoroute reliant la Côte de Beaupré (et l’Île d’Orléans) avec la Haute Ville comportait une dégradation importante de l’environnement qu’il fallait «gérer». Une coalition d’intérêts divers et intéressants a rendu à l’intervention un caractère beaucoup plus global, plus englobant, plus porteur. Il s’agissant d’une prise de conscience de l’importance de l’aménagement urbain dans tout effort de mitiger les impacts environnementaux, mais aboutissant à la longue au constat que les facteurs dominants dans l’aménagement, dont le développement économique, constituent les véritables sources de ce qu’il est convenu d’appeler la technique de l’os, à l’encontre d’objectifs sociaux qui devraient primer d’emblée.
La vision des promoteurs de l’époque, le remblayage des abords du fleuve à Québec jusqu’à la pointe ouest de l’Île d’Orléans, constitue en fait l’os qui va rester tant et aussi longtemps que la Baie de Beauport ne sera pas rongée jusqu’à l’os. Concernant la bataille sur les battures de Beauport en 1978-1980, le portrait se trouve dans le dossier 0 du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), pour ce qui est du projet autoroutier; des audiences sur le projet d’expansion du port ont été conduites par le gouvernement fédéral, avec une participation provinciale, et ont abouti à l’abandon du projet.
Un site impressionnant
La vue du Cap Diamant qui se présente à une personne qui arrive en bateau en remontant le fleuve est presque sans pareil, tellement c’est majestueux en dépit de nombreuses atteintes au fil des siècles, au fil des décennies. De la terre ferme, sur la rive nord, la Baie de Beauport (la photo) représente encore un lien visuel et physique avec le fleuve qui est, encore une fois, impressionnant et cela, en plein centre de la ville. Finalement, du haut du Cap Diamant, de la Terrasse Dufferint (ou du restaurant Le Ciel, où j’étais récemment), on comprend d’emblée un élément du portrait qui fait que Québec est reconnu comme un site de patrimoine mondial reconnu par l’UNESCO. En imaginant une extension du port actuel sur 600 mètres directement dans le cœur de ce site, on se demande à quoi pensent les responsables de l’APQ et les décideurs de la région qui ont endossé le projet de Beauport 2020. C’est proche d’être incompréhensible.
La plage que nous imaginions dans le temps s’est réalisée, et une importante activité récréotouristique s’est installée dans la Baie de Beauport, site toujours grandiose en dépit des siècles de remblais et de développement industriel et portuaire. Une importante courbe dans l’autoroute a permis d’éviter son passage sur pilotis à travers le centre de la Baie tel qu’envisagé dans le temps. En pleine vue de la Terrasse Dufferin, le site (devrait) figure(r) parmi les plus intéressants au Canada. Pourtant, 40 ans plus tard, voilà que l’Administration portuaire de Québec (APQ) propose de prendre une autre partie de l’os. L’APQ est une instance fédérale, comme le site du port, et même si l’empiètement projeté aura des incidences sur tous les alentours, de juridiction provinciale, l’APQ refuse de reconnaître la pertinence d’une audience du BAPE et le processus d’approbation s’est enclenché avec une intervention de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale. Le mémoire de Jean Gauthier, un des participants au mouvement Sauvons les battures, est tiré de plus de 40 ans d’expérience et de connaissances professionnelles, et complète plusieurs autres interventions.
Beauport 2020
Ce qu’il faut essayer d’imaginer est l’argumentaire écnomique qui amènent les décideurs à vouloir scrapper ce site pour des bénéfices économiques qu’ils proposent l’emportent sur les évidences. Leur argument ne tient tout simplement pas la route. Le projet Beauport 2020 créerait 17,5 hectares de nouveaux terrains, il générerait une soixantaine d’emplois directs localement si les matières en vrac n’étaient que solides, et une trentaine d’emplois directs si les matières en vrac n’étaient que liquides. En comparaison, la RMR de Québec dénombrait 442 000 emplois au 30 septembre 2016. C’est ainsi que le travail de Jean Lacoursière et d’autres d’Accès Saint-Laurent Beauport (ALSB), digne successeur du mouvement Sauvons les battures, décrit la situation (25/82). Leur mémoire poursuit en fournissant le portrait global, laissant presque de coté la destruction du site patrimonial qui serait en cause tellement les fondements économiques demeurent faibles:
Avec cet agrandissement, le promoteur veut concurrencer des ports américains pour le transport de marchandises qui, pour la plupart, ne sont ni requises ni produites par les entreprises canadiennes, afin de dégager des profits suffisants pour restaurer les infrastructures actuelles. Les sections précédentes du présent mémoire ont démontré que le projet Beauport 2020 est inacceptable à plusieurs niveaux :
Les écosystèmes qui ne paraissent même pas
L’intervention de plusieurs d’entre nous en 1978 était fondée sur le fait que la Baie de Beauport constituait un des trois plus importants sites pour les oiseaux de migration de toute la grande région de Québec. Les atteintes au site ont sûrement fait que cette situation a changé, comme par ailleurs celle qui décrit l’ensemble des écosystèmes du Québec. Il reste que d’importants éléments écosystémiques méritent toujours d’être signalés. Nature Québec, successeur du mouvement Sauvons les battures, les signale dans son mémoire :
Les habitats décrits dans l’ÉIE du projet Beauport 2020 sont incontestablement d’une grande importance écologique, notamment pour la faune aviaire et ichtyenne (poissons). Ils abritent, entre autres, une aire d’alimentation pour les esturgeons, des aires d’alevinage utilisées par plusieurs espèces de poissons, dont l’Alose savoureuse, le Baret et le Bar rayé (espèce en voie de disparition), des sites de nidification pour certaines espèces d’oiseaux comme l’Hirondelle de rivage, l’Engoulevent d’Amérique et le Canard colvert, en plus de constituer une halte migratoire d’importance mondiale pour la Sauvagine et les oiseaux de rivage.
Les firmes GHD et Englobe, mandatées par l’APQ pour caractériser les milieux naturels et la faune, sont sans équivoque sur ce point :
La baie de Beauport constitue donc un habitat unique et essentiel pour le développement des poissons d’eau douce, du stade larvaire à adulte, dans cette partie du fleuve Saint-Laurent.[…];
la zone centrale de l’estuaire de la rivière Saint-Charles constitue un habitat d’alimentation important pour les esturgeons jaunes adultes et les esturgeons noirs juvéniles. De plus, bien que les rives soient principalement constituées de quais et de murs de soutènement, la dynamique de courant lors des marées fait en sorte que beaucoup de jeunes poissons sont entraînés dans l’estuaire et se concentrent particulièrement dans une baie en rive nord utilisée notamment par des jeunes bars rayés et aloses savoureuses.
La zone intertidale de la portion interne de la baie de Beauport constitue un important habitat d’alevinage et de croissance pour les jeunes de plusieurs espèces de cyprinidés ainsi que pour l’Alose savoureuse, le Baret, la Perchaude, les Meuniers et le Bar rayé.
Tous les milieux humides du rentrant-sud-ouest, et ceux avoisinants de la Baie de Beauport, servent de halte migratoire printanière et automnale pour les oiseaux. Ces haltes ont un rôle majeur pour ces oiseaux qui peuvent s’y reposer et s’alimenter. 22/73
L’organisme remonte aux audiences du BAPE de 1978 en soulignant la progression de la technique de l’os :
La sévérité des impacts environnementaux a été si marquée dans ce secteur, que dans son rapport sur les audiences publiques du BAPE concernant le projet autoroutier Dufferin-Montmorency tenues en 1978, le commissaire cite le mémoire d’Environnement Canada dans les termes suivants :
considérant que la portée environnementale déborde de beaucoup la simple question des oiseaux, les battures de Beauport devraient recevoir la protection la plus intégrale possible (…); les zones intertidales en eau douce constituent un biotope particulièrement rare dans l’ensemble des écosystèmes de notre planète (…); la retenue de sédiments fait des battures de Beauport un milieu épurateur des eaux du fleuve (…); la protection intégrale des battures de Beauport doit être maintenue malgré les effets nocifs des empiétements déjà survenus» (27/73).
La fin du dossier?
Il est difficile donc de comprendre que l’Agence canadienne d’évaluation environnementale approuvera le projet Beauport 2020, tellement il n’a pas de sens. Il est tout aussi difficile de concevoir qu’elle ne l’approuvera pas, tellement le modèle économique autorise tous les dérapages…
by Lire la suiteLa tournée Faut qu’on se parle et son livre bilan semblent vouloir amorcer de nouveaux échanges, un nouveau débat, de nouvelles orientations. L’initiative semble bien partie en insistant sur l’écoute, mais rien pour le moment ne suggère qu’elle va pouvoir dynamiser la société. Elle évite le piège des manifestes, mais doit se montrer capable d’élaborer un programme et une mobilisation conséquente.
Le titre laisse songeur, tellement il est clair que nous devrons renoncer à beaucoup de choses. En même temps, il cible la volonté de s’impliquer, de générer un mouvement social qui semblait exister au moment de la grève étudiante et du Jour de la terre de 2012 arc-en ciel, mais qui s’est effondré. Ne renonçons à rien, disent les auteurs, en s’appuyant sur les milliers de personnes rencontrées lors de la tournée, ne renonçons à à rien jusqu’à ce que les impossibilités nous forcent à nous raviser, dont-on comprendre.
Le lancement de la tournée était fondé sur la proposition de 10 questions et une trentaine de constats sur la situation actuelle. L’initiative était intéressante, une contre proposition à de nombreuses initiatives qui finalement ne donnent pas la parole aux gens mais la prennent pour rester dans le cercle restreint des idées derrière elles. C’était mon expérience de l’enseignement pendant des décennies : j’exigeais la lecture d’un texte et le «cours» que j’animais cherchait à trouver ce qu’il y avait de mieux dans le texte à travers les différentes interprétations qu’en faisaient mes étudiants.
Le livre bilan qui vient de sortir (Ne renonçons à rien, Lux 2017) ne cherche donc pas à fournir une vision d’ensemble et les pistes pour un véritable plan d’attaque. Plus que les trois-quarts du livre (7-146) portent sur un portrait des défis actuels. Esquissé, doit-on présumer, en tenant compte de ce que les auteurs ont entendu, je me trouve incapable d’y trouver un plan, seulement une série de réflexions décousues dont quelques portraits d’un avenir meilleur, dans la dernière section.
Le quart qui reste présente huit priorités qu’ils appellent des projets concrets mais qui restent beaucoup dans le général et très incomplet comme programme; elles ne figurent même pas dans la Table des matières. Les sous-titres des sections en fournissent les grandes lignes: nos écoles d’abord; une politique industrielle écologique; démocratiser la démocratie; un nouveau modèle culturel et médiatique; assumer notre diversité; réaliser la réconciliation avec les Premières Nations; améliorer la couverture publique et l’accès aux soins de santé; faciliter la vie des familles.
Mise en œuvre, démarrage…
L’initiative cherche à stimuler la participation des gens à la recherche de pistes de sortie de ce qu’ils voient comme une apathie généralisée. On doit s’attendre à une mobilisation pour les suites de la tournée. Cela viendrait au départ, pourrait-on croire, du Chantier de l’économie sociale (dont Jean-Martin Aussant est le directeur mais déjà trop occupé pour participer pleinement à la tournée, comme il l’indique dans le livre) et de la Fondation Suzuki (dont Karel Mayrand est le directeur et qui semble être plutôt mal parti avec un appui au REM de la Caisse de dépôt en se débarassant trop facilement des mises en garde du BAPE), les deux seuls représentants de réseaux dans le groupe.
Ce que l’on doit ajouter d’emblée et de façon prioritaire est la poursuite du travail dans les réseaux sociaux, autochtone, fémiministe, militant de tous genres tel que permettent de l’esquisser les engagements des signataires. Maïtée Labrecque-Saganash livre un ensemble d’éléments de son portrait, et de ses intentions, dans une entrevue pour le numéro de Châtelaine de mars 2017. On peut soupçonner que Gabriel Nadeau-Dubois organisera un autre réseau à la tâche au sein de Québec Solidaire; trois leaders de QS ont signé un texte dans Le Devoir pour un renouveau politique la semaine du lancement du livre, espérant un suivi de Faut qu’on se parle dans la forme d’une «vaste convergence des forces sociales progressistes et indépendantistes», un courant qui dépasserait les partis politiques – cela «en vue de 2018»…[1]
Pour le moment, la situation rappelle beaucoup trop celle de 2012, voire l’initiative derrière la création du réseau pour un Changement de logique économique en 2011, qui était mort-né, tellement ses initiateurs n’avaient pas le temps d’en assurer les suites. On peut toujours espérer[2], mais il reste que le projet est assez flou et doit bien prendre des orientations claires pour aller quelque part. Il est pour l’éducation, pour la santé, pour la démocratie, pour la culture et pour la vie familiale, objectifs qui ne soulèveront pas beaucoup d’objections même devant les quelques détails proposés, pas plus, probablement, que pour la volonté de nous réconcilier avec les Premières Nations, voire avec les immigrants.
Une politique industrielle écologique
Il est intéressant de voir le projet laisser presque en plan toute orientation explicite touchant les enjeux environnementaux, dont celui du climat qui figure parmi les premières préoccupations dans le document de départ; toute la dernière section «sectorielle» de la présentation (109-133) fournit une esquisse d’enjeux environnementaux, de l’agriculture et de l’énergie avec un titre qui reste dans le vague: «Tout ce que nous pouvons». Une espèce de précision qui s’y trouve dans le grand portrait du livre, à l’effet qu’une bonne orientation serait l’abandon de l’auto privée (128-132), est soutenue par une référence au travail de Renaud Gignac pour le Regroupement national des conseils régionaux de l’environnement de 2014. Ces réflexions ne trouvent pas de place facilement parmi les priorités telles que celles-ci sont énoncées.
On peut comprendre que la résolution des défis environnementaux réside dans les décisions prises en amont, au niveau de l’économie, voire de la société. Parmi les huit priorités retenues dans le bilan de la tournée se trouve l’adoption d’une « politique industrielle écologique ». Cette volonté reprend une thématique chère à l’IRÉC, qui y voyait une industrie verte centrée sur le monorail, et plus récemment, une industrie verte centrée sur les biocarburants et bioproduits qui serait au cœur d’une transition vers des systèmes de transport verts. Il n’en est rien, d’après la lecture de la courte section du livre (156-162) qui décrit cette priorité, mais voilà, cette section est beaucoup trop courte pour permettre au lecteur de trancher.
La section se limite à critiquer le libre-échange, à favoriser les entreprises collectives – dans les initiatives industrielles qui ne sont pas précisées – , opérer la transition écologique – terme utilisé à toutes les sauces actuellement, mais précisé aux pages 160-161 – , et à mettre un accent sur le développement économique régional. La réflexion des pages 128-132 y est oubliée, comme le travail de Gignac qui fournirait une approche au désinvestissement dans le pétrole qui ne dépendrait pas des décisions fédérales comme le texte suggère.
Le modèle économique à chercher
Finalement, on se rabat sur la première section du livre, «Des modèles qui prennent l’eau» (15-43), pour une critique assez directe et assez explicite du modèle économique qui occasionne, finalement, les déboires de notre civilisation actuelle. La réflexion de cette section, comme celles de l’ensemble du grand portrait constituant les trois quarts du livre, méritent attention même si elles ne sont pas retenues dans l’énoncé des priorités.
En particulier, c’est ici que l’on trouve un aperçu des orientations en matière économique pour les suites.
Ces liens de toute nature qui nous unissent à nous-mêmes et au monde, la capacité de déterminer comment être «Maîtres chez nous», disit-on jadis, voilà ce qu’engagent les modèles de développement économique… Ils concourent à rendre le monde habitable, à nous y faire une place, à nous permettre d’y vivre avec les autres. (17)
La référence à des modèles au pluriel est clairement pour permettre de chercher un bon par rapport au mauvais qui domine aujourd’hui.
L’économie est certes difficile à prévoir, mais ce n’est pas une séquence de cataclysmes: c’est une activité humaine à laquelle il est possible de réfléchir et que nous pouvons, aussi, transformer… Un modèle de développement économique, c’est un cadre en constante redéfinition, fluctuant, mais c’est aussi un système à réinventer constamment. (19)
Et les auteurs identifient le modèle actuel :
Le mot d’ordre est connu: remettre les clés de la cité au marché, renoncer à donner une direction à l’économie et concéder que développer, c’est être sans dessein. En ce sens, on ne nous propose plus de véritables modèles de développement, qui viseraient par exemple à valoriser l’humain plutôt que le capital, la finesse du travail plutôt que la croissance à tout prix, la capacité à répondre à nos besoins plutôt que l’accumlation privée de profit – bref, quand «développement» rime avec «progrès». (21)
Le texte aborde brièvement l’endettement (surtout personnel) et le libre échange international comme des tendances à contrer, ainsi que la propriété collective et l’ÉSS comme éléments du modèle à soutenir, alors qu’elles sont «confinées à la marge» actuellement (27).
La vision se concrétise, en soulignant les composantes de l’économie, même si l’on peut trouver curieux que l’accent à cet égard n’est pas plutôt sur celles-ci comme étant les bases de la société.
Il nous faut une économie plurielle, basée sur les trois grands piliers qui permettent de tendre vers une forme d’équilibre : le pilier de l’État, le pilier privé, et le pilier collectif. (28)
Pour conclure :
En matière économique, vous n’avez eu de cesse de nous ramener à une question: qui décide et au nom de quels principes? L’économie québécoise est imbriquée dans une économie mondialisée de laquelle il est très difficile de s’extraire… Il ne s’agit pas pour nous de rêver d’y échapper ou de les refuser en bloc. Il s’agit de rendre ces tensions fécondes là ou elles nous semblent trop souvent malsaines. (34)
Même si tout porte à croire que c’est le pilier collectif qui devrait recevoir la priorité, et qui semble la recevoir dans le livre, cette conclusion au portrait très critique du modèle économique capitaliste semble laisser la porte ouverte pour le pilier privé et l’objectif pour le pilier collectif de chercher des ouvertures dans le modèle capitaliste. Cela fait des décennies, voire des siècles que cette situation fournit les bases de domination pour le modèle capitaliste, souvent au dépens du pilier collectif. Les dérapages des dernières décennies semblent presque inscrits dans le programme, tellement le propos est flou et passe proche de l’abandon.
Le troisième secteur
Le langage du texte rappelle le travail de Henry Mintzberg, professeur de business et management à l’Université McGill, qui a récemment écrit un essai insistant pour une place plus importante pour la société civile mais retenant celle du secteur privé. Dans Rebalancing Society : Radical Renewal Beyond Left, Right, Center, il y livre un plaidoyer pour une meilleure reconnaissance du rôle de la société civile, qu’il appelle le secteur pluriel de la société et qu’il situe, comme Lietaer, dans un cadre où ce secteur fournit un complément aux deux autres.
En dépit du titre et de sa présentation dans le livre, le «renouveau radical» qu’il propose laisse continuer dans l’imaginaire le modèle économique capitaliste comme autre secteur de la société, une société d’équilibre entre ces deux secteurs et le troisième, celui des gouvernements. Le texte de Ne renonçons à rien met l’accent sur l’économie – nous proposerions de le mettre sur la société elle-même plutôt – comme plurielle, et centre sa réflexion sur ce secteur comme étant celui du collectif. Pour Mintzberg, il faut ramener le secteur privé à l’ordre pour laisser plus de place au secteur qu’il appelle «pluriel», et cela est la clé du travail.
Je propose plutôt que le travail – énorme – est de tout simplement présumer de la disparition de la dominance, voire de la présence du secteur capitaliste. Comme je l’indique dans mes articles sur l’échec du mouvement social et ailleurs, l’effondrement de l’économie tel que projeté par Halte fait en sorte que la recherche d’équilibre ne représente plus une voie de solution. Il faut que la société civile, ce que nous appelons l’économie sociale et solidaire, ce que Mintzberg appelle le secteur pluriel, ce que les auteurs appellent le secteur collectif, devienne le fondement de la future société – plutôt, pourrait-on dire, que de l’économie. Il faudra suivre l’évolution des choses, les suites du FQSP, pour voir s’il s’agit d’une initiative qui répondra aux attentes.
[1] Pour sa part, Françoise David a livré son bilan plutôt sobre à Josée Boileau pour Châtelaine.
[2] Reste que l’espoir ne mènera pas loin. Dans Le Devoir du 28 février, nous voyons deux interventions qui suggèrent le problème. Un collectif y manifeste son étonnement que la Politique énergétique ne comporte pas un sérieux volet transport et lance un appel pour un nouveau pacte social.
Normand Mousseau, pour sa part, constate que le Québec court à l’échec en matière de changement climatique, soulignant dans son nouveau livre Gagner la guerre du climat : Douze mythes à déboulonner. Lecture à suivre, mais il semblerait surpris de la force des mythes dans notre incapacité à aborder le défi et de la résistance du gouvernement à le relever, surprise surprenante pour le co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec dont le rapport a été déposé en 2014.
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Une façon intuitive et proche de l’automatique d’aborder cet article est de garder à l’esprit que je suis, d’une part, immigré, et d’autre part, anglophone d’origine. Je n’apprécie donc pas les préoccupations de la population québécoise francophone, et cela déteint sur mon analyse, faudrait-il le croire. De mon coté, en dépit de mon choix du Québec, par intérêt, il y a plus de 50 ans, comme cette entité francophone noyée dans le flot d’anglophones (et de plus en plus d’allophones) en Amérique du Nord, c’est clair que les enjeux qui menacent l’humanité toute entière trouvent dans la croissance démographique probablement le facteur objectivement le plus problématique, facteur qui complexifie et augmente l’importance de tous les autres enjeux. C’était le sujet du troisième article de mon blogue, en janvier 2013; l’article portait sur le rapport de recensement de l’année précédente et il est fascinant de voir jusqu’à quel point les mêmes commentaires qu’aujourd’hui se faisaient. Il couvre toujours pour l’essentiel les éléments importants manquant dans le discours public, et je vous invite à y jeter un coup d’oeil.[1]
«Au moins la population du Québec a augmenté, et cela est bien.» C’est ainsi, approximativement, que Michel C. Auger commentait en ondes le 8 février le recensement de Statistique Canada quand j’ai commencé à l’écouter. Auger faisait référence à un élément du recensement montrant que le Québec, même s’il dépasse maintenant les 8 000 000 d’habitants (c’était un peu plus de 2 000 000 quand je suis né) perd du poids politique en termes démographiques face au reste du Canada. Finalement, le commentaire, déconcertant pour moi, n’était quand même pas surprenant, puisque tout le monde, incluant l’ensemble des journalistes, semble souscrire à l’idée que croître est bon en soi, même au niveau démographique, sans se poser des questions là-dessus.
La croissance démographique, facteur clé dans la déstabilisation mondiale
C’était plus surprenant de voir, au lendemain, un article de première page du Devoir par Alexandre Shields sur la même question. Le journaliste sur les questions environnementales y couvre le sujet comme presque n’importe quel journaliste, soulignant la perte de poids politico-démographique du Québec face au reste du Canada, qui a cru plus que le Québec. Nulle part dans son article Shields ne mentionne les enjeux touchant la démographie qui sont cruciaux pour presque tous les sujets qu’il aborde quand il agit à titre de journaliste en environnement.
Je n’ai jamais vu ni entendu mention, dans un livre, dans un article de journal, dans une entrevue, un effort d’aborder la question d’une «population optimale» pour le Canada, pour le Québec. On parle incessamment d’immigration, de taux de natalité, de migrations inter-provinciales, voire du déclin démographique, sans que jamais ne soit posée la question de limites. Dans son article, Shields cherche pour commentaires la porte-parole de Statistique Canada et Pierre Fortin, économiste québécois réputé et qui est intervenu régulièrement sur les questions de démographie; cela aurait peut-être pris quelqu’un comme moi, venant de l’extérieur, pour aller plus loin. En fait, la croissance démographique fait partie d’un ensemble de mesures qui sont critiques pour la croissance économique, et le «déclin» démographique de presque tous les pays riches de la planète (davantage en excluant l’immigration de la décompte) fait partie intégrante de la croissance économique de plus en plus faible qui les marque. Fortin en est très conscient et, je crois, en est préoccupé. Moi aussi, mais autrement.
La réflexion sur le «déclin» démographique est presque facile pour une juridiction riche comme le Québec, jusqu’à ce que l’on sorte de sa bulle[2]. Il y a une immense couverture médiatique des crises environnementales, sociales, voire économiques qui sévissent. Il y a couverture du défi de nourrir les 9 ou 10 milliards que nous serons en 2050, de trouver l’énergie nécessaire pour les populations actuelles et encore plus pour celles de l’avenir, de gérer les défis des mégalopoles avec des populations de 20 ou 30 millions d’habitants, voire les défis des «petites» villes des pays riches, où l’étalement urbain et la congestion dans les transports sont constamment mis en question, d’éliminer la pauvreté qui domine dans l’Inde, qui va ajouter des centaines de millions de personnes à sa population, d’éliminer la pauvreté qui domine dans l’Afrique sub-saharienne, dont la population va probablement doubler d’ici 2050, de réduire le dépassement de l’empreinte écologique par les pays riches où chaque individu a un impact qui dépasse celui des pauvres par des facteurs de trois, six, dix.
Une stabilisation, et ensuite une baisse, de la population – partout – est plus que souhaitable
La croissance est tellement prise presque automatiquement comme leit-motif que le regard est porté sur la façon de gérer ces crises, jamais sur la question de limites à identifier, limites qui s’imposent. Il faut sortir de la couverture médiatique et des discours politiques animés par les économistes à la recherche de la croissance économique pour trouver d’autres perspectives. Rendu dans le monde scientifique – que cela soit celui des sciences de la nature ou de celui de celles sociales qui portent un regard sur les enjeux touchant directement nos sociétés – on subit le choc des contrastes. Ce choc est en fait celui rencontré en abordant n’importe laquelle des crises, où la couverture se montre incapable d’associer les enjeux de fond à l’actualité des différents pays eux-mêmes. Shields doit bien par ses lectures se trouver dans un tel état de choc de temps en temps, mais dans l’article du 9 février, c’est comme s’il changeait de chapeau pour jouer le rôle d’un journaliste en actualités sociales qui ne voit pas le rôle qu’y joue la démographie.
Je me suis attardé à ces enjeux dans deux articles du blogue l’été passé. Un premier portait sur les enjeux pour l’économie écologique face à un ensemble de défis; j’y aborde brièvement le drame que représentent les projections pour le Sahel dans les prochaines décennies (voir le graphique plus haut, obtenu lors d’une participation à un dernier atelier de la conférence de l’Association des économistes écologiques, portant sur la démographie): les Nations Unies y prévoient une augmentation de la population pour atteindre plus de 300 millions de personnes, et le GIÉC prévoit pour cette période que le Sahel ne sera plus habitable… Un deuxième article abordait le thème du «vieillissement des populations», dont des couvertures de presse sur différentes questions démographiques et le défi (le drame, pour le journaliste cité) que représente, entre autres, la stabilisation de la population de la Chine et d’autres pays.
La réflexion se poursuit presque n’importe où que l’on regarde, en sortant de sa bulle pour voir chez les scientifiques les énormes défis que représente une population de 7 milliards de personnes, et en croissance.
[1] En relisant l’article, je note que les documents de base du processus prébudgétaire de 2010, dont les fascicules du Comité consultatif pour le processus budgétaire de 2010, ne se trouvent plus en ligne; Pierre Fortin, mentionné plus bas dans mon texte ici, suivant l’article de Shields, était un des quatre membres du Comité. La question démographique était loin d’être la seule d’intérêt de ces travaux.
[2] C’est la même bulle que je mentionnais en parlant de l’expérience du lecteur à lire le récent rapport de l’IRÉC, dans mon avant-dernier article.
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